La Castafiore des steppes

Le vol de la Castafiore

Les uns disaient qu’elle avait un don, les autres parlaient plutôt de calamité : Olga Gerarovna Molotova n’avait pas d’opinion sur le sujet. Ce qu’elle savait, c’est qu’elle chantait bien, qu’on l’admirait et ça lui suffisait amplement.
Olga Gerarovna Molotova chantait depuis son plus jeune âge. Elle avait été placée très tôt par sa mère au conservatoire Tchaikovski de Moscou dont elle était sortie première de sa promotion, celle de 1991, l’année de la fin de l’Urss par parenthèses.
Elle commença une belle carrière au Bolchoi puis passa vite à l’exercice solo. Elle en eut vite assez en effet du collectif et préféra, avec l’aide d’un coach, se lancer dans des concerts privés, nettement plus lucratifs.
Elle passait sa vie à sauter de salle en salle, de capitale en capitale pour donner des représentations toujours parfaites. Le public, à Stalingrad, Tokyo ou Monaco, raffolait de ces fameuses « vocalises françaises ». Ici, un mot d’explication s’impose. Le père d’Olga Gerarovna Molotova était français, d’où le patronyme de la diva d’ailleurs.
Elle avait à peu près tout oublié du bonhomme qui quitta sa mère bien vite, sauf quelques pauvres mots de français qu’elle alignait volontiers. Cela n’avait ni queue ni tête mais la musicalité de ces termes lui plaisait : « Amour toujours bonjour abat-jour. » Sur ces mots, aux allures de mini poème surréaliste, elle avait pris l’habitude de faire des vocalises, d’où l’expression de vocalises françaises.

Evidemment de sa bouche ces mots sortaient avec un écho fameux, son « abat-jour » finissait en « ajouiiiii » qui ne laissait personne indifférent. Car la singularité de la soprano Olga Gerarovna Molotova, c’était sa capacité unique à monter dans les aigus, même les très très aigus. Elle pouvait atteindre, apparemment sans effort, des contre-ut inégalés, genre ut7, les experts comprendront, nettement au dessus du panier, qu’on nous permette cette expression.
Ça, c’était plutôt son côté don.

Mais il y avait aussi son côté calamité, qui lui avait valu de la part de la critique, lors d’un passage à Bruxelles, le surnom de « Castafiore des steppes ». L’inconvénient de l’avantage, pour parler comme un notaire, c’est que les aigus d’Olga Gerarovna Molotova faisaient aussi des malheurs ou plus exactement ils avaient d’étranges effets collatéraux. On raconte en effet qu’un jour, lors d’une répétition au MankepisseHall, passa tout près d’elle un loufiat avec un plateau rempli de coupes de champagnes vides. Elle travaillait son « Amour toujours bonjour abat-jour » comme une mise en bouche ; or tous les verres explosèrent. Stupeur et tremblement. Puis on félicita la dame, cela tenait du miracle. Le son pur, c’est si rare.
Pourtant les gens de peu commencèrent, ici ou là, à craindre les vibrations d’Olga Gerarovna Molotova. On raconta qu’à Stuttgart, ses ondes avaient perturbé le circuit électrique de l’opéra et détraqué le lustre central ; à Brasilia, c’est tout le système informatique de la salle de concert qui beugua. Etc.

Tout à son art, la cantatrice ignorait ces cancans. Le public était toujours au rendez-vous, les critiques inconditionnelles et les chèques continuaient d’aligner leurs zéros. On pouvait même dire que sa tournée en Asie du Sud avait fait sensation. A présent, direction la vaste Chine.

En traversant le hall, tout à l’heure, Olga Gerarovna Molotova a croisé le regard complice de nombreux passagers, de membres de l’équipage aussi. S’ils insistaient, pendant le vol, se dit-elle, elle pourrait bien leur interpréter un brin d’ « Amour toujours bonjour abat-jour… »
Pour le moment, elle appréciait son fauteuil, étendait ses jambes, souriait à l’hôtesse.

« Vous venez de prendre place à bord du vol MH370 de la Malaysia Airlines, au départ de Kuala Lumpur et à destination de Pékin. » dit le commandant de bord du Boeing 777 qui souhaita un bon voyage à ses passagers.
"Oui, seulement s’ils insistaient" répéta in petto Olga Gerarovna Molotova.

FIn

Texte proposé à SKA (été 2014)



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