Les gants (doublon)

Les gants de Cerdan

Gérard Streiff

Chaque matin, Milou prenait l’autocar de la compagnie « TransVallées », à la Station du Fayet, sur la commune de Saint-Gervais-les-Bains, pour se rendre au glacier des Bossons, à Chamonix. Milou était retraité de la gendarmerie et veuf, ce qui apparemment était sans rapport. Il allait vers ses 85 ans mais gardait un physique du tonnerre, le corps fin et nerveux comme un cabri. Pour la tête, c’était autre chose.

Les gens du coin le surnommait le fada du Fayet. C’était plutôt affectueux, en tout cas c’était dit sans grande malice. Certes, le mot fada était un peu exagéré, disons que Milou avait une manie. Il était habité en effet par une conviction profonde : l’avion où avait pris place Marcel Cerdan, le 27 octobre 1949, s’était écrasé, dans la nuit qui suivit, sur le Mont blanc et l’appareil avait été
englouti par le glacier. A l’époque, assurait-il, il faisait partie du peloton de secours en haute-montagne chargé de l’opération de sauvetage, c’est dire s’il connaissait l’affaire.

La première fois qu’il sortit ce topo, on le charia, on lui dit et répéta que Cerdan était bien mort cette nuit-là mais son avion s’était crashé bien loin du Mont Blanc, sur une montagne des Açores, du côté du Portugal. Car il se rendait à New York, pour un match prévu au Madison Square Garden. On lui montra des livres, des films, des documents, toutes sortes de coupures de presse. Mais Milou n’en démordait pas. Cerdan partait, disait-il, vers l’Italie, pour reprendre son titre à Jake LaMotta, mais on s’était arrangée pour que son aéronef n’arrive jamais. On ? La mafia, evidemment !
L’ancien gendarme s’en voulait de n’avoir pu sauver son idole ; il était alors trop jeune, trop inexpérimenté, se lamentait-il, et puis encore il était arrivé trop tard sur le glacier.
Avec force détail, il expliquait que l’avion avait percuté les rochers de la Tournette, dans le massif du Mont blanc, juste avant de descendre sur Milan ; ça s’était passé à 4700 mètres d’altitude et à 300 mètres du refuge Vallot.
Son discours ne manquait pas de précision, ni de logique, il était « plausible » disaient même les plus tolérants de ses voisins ; n’empêche, c’était peut-être plausible mais c’était pas du tout comme ça que ça s’était passé.

Le vieux gendarme, lui, restait sourd à tous les arguments qu’on lui opposait. Indifférent aussi aux remontrances que ne manquaient pas de lui faire des gens de son corps de métier : « Milou, ressaisis-toi ! » lui disaient de jeunes pandores ou d’anciens gradés.
Parfois il se mettait en colère et sortait alors son argument choc : cette nuit-là, la fameuse nuit du 27 au 28 août 1949, sur le glacier, il avait d’ailleurs vu, dans la neige, les gants de Cerdan, deux belles grosses boules rouges, deux fruits écarlates, comme une paire, bégayait-il d’émotion,de griottes toutes fringantes. Las, au moment de s’en saisir, les moufles avaient glissé dans une crevasse qui les avaient absorbés. Ce souvenir, vrai ou supposé, aurait du le désespérer. Que nenni. Haut-alpin de souche, Milou savait que la montagne rend toujours ce qu’elle prend. Il aimait d’ailleurs jeter cette sentence dans toutes les discussions qu’il pouvait avoir sur le sujet. C’est encore ce qu’il affirma sur les ondes de la station de radio chamoniarde Chut FM. « La montagne rend toujours ce qu’elle prend ! ». En d’autres termes, le glacier des Bossons avançant d’un mètre par jour, arriverait forcément le moment où la mer de glace vomirait son butin. Cela prendrait le temps que cela prendrait.
Voilà pourquoi, depuis une bonne dizaine d’années, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il canicule, Milou prenait son autocar pour se rendre aux pieds du glacier qu’il arpentait sans relâche, les yeux rivés au sol.
Il retrouva au fil des ans des bouts de carlingue ou de moteur, des sièges, des chaussures, des sacs. On avait beau lui dire que ces objets povenaient d’autres crashs aériens, pour lui, ce bric-à-brac le confortait dans sa thèse : Cerdan, son avion et ses gants sommeillaient sous la langue de glace, leurs fantômes n’en finissaient pas de descendre et lui ne voulait pas rater leur rendez-vous. Il n’était pas dit qu’il ne serait pas là le jour où...
Un jour, justement, sa patience fut récompensée ; tout au bord de la mer de glace l’attendait un spectacle incroyable : comme deux cerises rouges sur un gâteau tout blanc, les gants de Cerdan, rebondis, lustrés, pétulants, presque joyeux aurait-on pu dire, reposaient ; ces deux petits soleils rouges avaient du surgir dans la nuit car la veille encore, le gendarme avait sillonné le coin sans rien trouver. On était
le 2 décembre 2013. C’était un 2 décembre que Cerdan devait affronter LaMotta. Milou n’y vit pas malice. Paradoxalement, cette découverte le démobilisa totalement ; peu après, il rendait l’âme. On raconte, depuis, au village, que des « gens » - qui ? la famille ? Les voisins ? la gendarmerie ? Mystère – vivant mal le délire du pensionné, avaient cotisé pour lui offrir ces gants, seule moyen de mettre fin au scandale.



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