Chapo Revue Projet, 09/2012 (doublon)

CHAPO

En bande organisée

Pour son dossier de rentrée, « la Revue du Projet » a sollicité des auteurs de polar. La commande ? une nouvelle (noire ou rose ou verte...), courte ( 6000 signes), sur 2013. Le pays sort d’une longue séquence électorale ; comment ces écrivains imaginent maintenant l’avenir proche. 2013, ce n’est pas tout à fait de la science fiction, à peine de l’anticipation. Une vingtaine ? D’auteurs ? ont accepté de participer à l’exercice. Merci à elles et eux.

On sait que les polardeux aiment se coltiner au réel, au monde. C’est une vieille tradition de la noire, depuis Dashiel Hammett jusqu’à Patrick Manchette en passant par Jean Amila-Meckert ( A ne pas manquer, soit dit en passant, l’exposition que lui consacre la BILIPO, la Bibliothèque des littératures policières, 48 rue du Cardinal Lemoine, Paris 5è, intitulée « Meckert-Amila : de la Blanche à la Série Noire ». Jusqu’au 13 octobre.)

Ces derniers temps, ces auteurs ont repris goût à la politique. Ils ont été nombreux par exemple à voter ou/et à appeler à voter Jean-Luc Mélenchon (voir la pétition jointe). On a presque envie d’écrire que s’ils n’étaient pas venus à la politique, c’est la politique qui serait venue à eux. Crime et politique en effet n’ont jamais fait si bon ménage. Sans aller jusqu’à « Gomorra » de Roberto Saviano, on est tenté d’écrire que la dérive criminelle de la vie publique, dans bien des pays, se banalise. La mondialisation passe aussi par le crime.

Dans un essai paru juste avant l’été, « Une histoire criminelle de la France » (Odile Jacob), signé Alain Bauer et Cristophe Souliez, on peut lire par exemple : « Le crime et la finance ne vivent plus seulement côte à côte. Une partie de la finance mondiale a choisi d’investir avec le crime, et parfois dans les activités criminelles ».

L’actualité déborde de faits-divers où finance, pouvoir et délit bambochent, des caves du Vatican à la banque de la Reine Elizabeth. Un peu comme si le crime, en un siècle, avait changé de stature, s’était quasiment industrialisé. Il y a juste cent ans, en 1912/13, c’était l’époque de la bande à Bonnot où des nanars modernistes ( ils opéraient en voiture quand les flics étaient encore souvent à cheval) braquaient la Société générale. Aujourd’hui ce serait plutôt la Société générale, allez, restons prudents, disons : ce serait plutôt les banques en général qui opèrent en « bande organisée » et braquent le pauvre monde.
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Gérard Streiff
6800
Le parapente

A Pia Petersen

Adrien Poupard prit son élan, il s’avança à grandes enjambées, son parapente était parfaitement déployé. Du collet d’Allevard, il allait se jeter dans le vide, une nouvelle fois, et voler. Il ne se lassait pas de sa façon de s’envoyer en l’air, de planer, bienheureux, comme son héros Sam Lowry, dans Brazil de Terry Gilliam. C’est alors qu’il croisa, un éclair, une nanoseconde, le regard narquois d’un de ses collègues, qui se tenait un peu isolé sur le replat herbeux, à sa droite. Et Poupard comprit. Que ce serait son dernier plongeon. Un courant ascendant le porta très haut quand sa voilure se scinda instantanément en deux, comme sectionné au kuter. Il sembla un instant figé dans les airs, puis sa chute commença. Et toute l’histoire lui revint en accéléré.

La journée pourtant avait bien commencé. Dans le TGV de Paris, il avait ramassé sur un siège un « gratuit » et lu son horoscope. « Balance ( il était né fin septembre) : Entreprenant, vous aurez le chic pour soulever des montagnes ! ». Il ne croyait pas un mot à toutes ces conneries mais l’information lui avait tout de même fait plaisir, comme quoi... Adrien Poupard était conseiller financier au Crédit Général. Quadra et célibataire, il avait fait toute sa carrière dans la banque. Il aimait ça, la bureaucratie du chiffre, la procédure budgétaire, « l’étiquette » de la trésorerie. Dans le milieu, il était connu et respecté. Plusieurs fois, on lui avait proposé de passer au « Central », à la Défense, salle des marchés, de devenir trader ; il aurait mieux gagné sa vie, c’est clair, mais il préférait pourtant le contact de la clientèle. C’est pas qu’il aimait les gens, il prenait même souvent un vrai plaisir à les dominer, les humilier, mais justement, c’est ce contact-là qui lui aurait manqué au Desk des traders.

Depuis l’automne 2012, deux grandes activités occupaient ces journées : il conseillait les gros clients pour leur « placement de sécurité », ce que la presse populaire -et populiste- appelait évasion fiscale ou fraude. En ce domaine, Adrien Poupard s’était spécialisé sur la Suisse, valeur sûre, éternelle, osons le mot. Et puis il vendait aussi une série de titres de banques ibères, du « Caixa catalunya » ou du « Banco de Valencia » ; en clair il se débarrassait de l’espagnol ( du grec, il n’en n’avait plus, tout avait été bazardé en un temps record durant l’été). Comme il était méthodique, Poupard faisait la Suisse le matin et l’Espagne l’après midi, façon de parler.

Ce train-train aurait pu durer, Poupard était plutôt satisfait de son existence, il n’était pas du genre à se plaindre. Il avait fait ses classes sur le terrain, il connaissait toutes les ficelles de son métier et était devenu au fil des ans un excellent commercial. Qui, au Crédit Général, assurait les meilleures ventes de toute l’Ile de France, même pour les placements les plus scabreux ? Poupard ! Qui était capable de vendre des petits pois qui ne veulent pas cuire sans jamais s’attirer le moindre problème ? Poupard, encore et toujours Poupard. Indifférent, méthodique, c’était un vrai « professionnel », un désespéré tranquille que rien n’émouvait. Il ne faisait pas de politique, écoutait peu la radio ni ne regardait la télé. Quand, récemment, une bande d’Indignés avait envahi les bureaux de l’agence aux cris de « Occupons le marché ! », il avait trouvé l’initiative non seulement ridicule mais révoltante. Son seul dada, c’était le parapente, qu’il pratiquait le week-end, dans les Alpes, avec un groupe de collègues de l’agence.

Bref Adrien Poupard était un battant, un banquier de fer. Mais, ces dernières semaines, il s’était passé dans sa vie un minuscule événement. Un client lui avait offert un livre ; c’était un de ses clients de l’après-midi, un libraire qui avait fait faillite, notamment parce que la banque, donc Poupard, lui avait refusé un crédit. L’ex libraire distribuait les ouvrages qu’il avait pu sauver de sa vitrine. Poupard s’était ainsi retrouvé avec un vieux roman noir de Jean Meckert, « Les coups ». Le destin du héros, jeune prolo très à cran des années trente, n’avait pas grand chose à voir avec sa propre histoire. Et pourtant... Au début, lui qui ne lisait jamais rien d’autre que des livres de compte ou des traités de fiscalité, avait tourné autour du bouquin, puis il l’avait rapidement feuilleté, puis picoré et finalement il l’avait lu. Et relu ; et aimé. Il en parcourait volontiers des morceaux quand il avait une pause. Félix, le héros, l’avait étonné, puis troublé, remué.

Et Poupard, depuis une petite semaine, s’était mis à parler littérature avec ses clients. Pas avec ceux du matin, pas avec les clients à « fort potentiel », les CFP comme on disait dans le jargon ; eux étaient des obsédés de la monnaie et n’entendait que des mots comme fonds, finances, ressources ; tout ce qui ne tournait pas autour de l’oseille était pour leurs oreilles une langue étrangère. L’après midi, c’était pas le même public. Poupard faisait face alors à des gogos à qui il fallait fourguer des placements pourris. Curieusement, il se sentait à présent un peu plus proches d’eux ; il les regardait et se demandait comment aurait réagi le héros de Meckert avec ce genre de clients. C’était idiot comme association d’idées mais c’était ainsi. Une fois sur deux, il ne se donnait plus la peine de dérouler l’argumentaire de la banque, il lui arriva même de mettre en garde ses vis à vis sur la filouterie dont ils risquaient d’être les victimes. Evidemment, ça ne pouvait pas durer.

« Vous êtes malade, Poupard, ou quoi ? » Hier, c’était un vendredi, un vendredi 13, un client avait voulu absolument de l’espagnol ; Poupard avait tenté de le dissuader ; le type s’était plaint auprès du responsable du bureau, qui convoqua illico l’agencier. Il joua les incrédules puis, devant l’acrimonie du boss, il parla de son subit dégoût pour les opérations qu’il devait mener, il évoqua même la vanité de l’argent. Son chef se braqua, l’insulta. Poupard à son tour monta sur ses grands chevaux et, sans transition, déballa tout : les fonds d’origine improbable qui avaient transité tout au long de l’année passée sur des comptes dont il avait gardé la copie ; les fripoulleries diverses dont il avait été le témoin ; la liste des comptes cachés qu’il semblait connaître par coeur ; les noms de gros clients en indélicatesse avec le fisc, etc
« C’est bien ce que je pensais, z’êtes vraiment malade, Poupard ! » lança le chef en le chassant de son bureau. Toute l’agence avait entendu l’esclandre mais les collègues, unanimes, détournèrent la tête quand il retourna à sa place.

Adrien Poupard entendait encore la voix de son chef alors qu’il voyait le sol s’approcher. « ...malade Poupard... ». Il eut juste un dernier regret, celui de ne pas pouvoir choisir son point de chute. Tant qu’à faire, il se serait bien rétamé la gueule sur l’agence locale du Crédit Général.

Dernier ouvrage paru : « La mer oubliée », Editions du bout de la rue (jeunesse).



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