Fenêtre de tir (doublon)

Fenêtre de tir

Gérard Streiff

« Goéland... phare... port... conserve... » Laure prenait dans le désordre les mots qui tombaient de l’écran télé, au dessus du bar. On était vendredi soir. Thalassa offrait un reportage sur Penmarc’h mais la jeune femme n’avait guère la tête à ça. Laure était seule dans ce café, avec le barman, un taiseux. Sur sa pompe à bière, il avait d¹ailleurs glissé un cadre où on pouvait lire : « II faut deux ans pour apprendre à lire et toute une vie pour apprendre à se taire ». Claude était en retard ; il avait pourtant promis de la retrouver au bistrot. Son amant l¹avait appelée, en début de soirée, chez elle, exigeant de la voir sur le champ. D¹ordinaire, il était autrement prudent. Elle l’avait trouvé presque menaçant au bout du fil. Elle dut inventer une histoire de bureau et de copines pour s’absenter. Alain ne lui avait fait aucune remarque. Faut dire que quand il regardait « Thalassa »...

Dès que Claude arriva, elle attaqua :
 T¹es con ou quoi ? depuis quand tu me convoques comme ça ? Qu¹est-ce que tu veux ?
Claude était localier à Ouest France. Beau gosse , un tantinet dandy, l’anti Alain par excellence, toujours sapé, lui, d’un survêt improbable. Le journaliste lui tendit un papier froissé, une dépêche de l’Agence France Presse.
" L’info est tombée ce soir. Mais la gendarmerie nous a demandé de ne pas la publier."
Le texte disait :
" Un promeneur vient de trouver, sur la plage, un ballot échoué en bord de mer, d’une vingtaine de kilos. Intrigué, il en perça la carapace caoutchoutée ; le colis contenait de la cocaïne".

" C’est quoi, ce délire ? Pourquoi tu me montres ça ?
 C¹est pas un délire, Lis la suite !
" Le temps d’avertir les gendarmes et de revenir, le ballot avait disparu."

Le ballot ?! Laure pensa à son grand mou d’Alain...

« Plage de la torche... boîte de sardines... église de Penmarc’h... Kérity... » : Thalassa, que personne ne regardait, promenait ses caméras aux quatre coins de la ville.

,- Qu’est-ce que ça veut dire ?
 Les naufrages de drogue, t’as jamais entendu parler ?
 La drogue, c’est pas mon truc.

La drogue, expliqua Claude en baissant le ton, prend souvent le bateau pour arriver en Europe. Il arrive que les trafiquants soient surpris par un contrôle en mer. Ils balancent alors le butin par dessus bord. Lequel 2finit par arriver sur les plages atlantiques. Paquet après paquet. Ces dernières semaines, on avait trouvé des ballots en Vendée, puis du côté de Nantes ; le reste de la cargaison semble arriver à présent dans la région.
Il fit une pause ; elle le regardait, perplexe. Il poursuivit : des kilos de blanche se balade, au gré des vagues, hésitant sur l’endroit où accoster. De la pure de chez pure. Un petit bijou conditionné au poil dans d’épaisses couches de sacs hermétiques et du caoutchouc. Et tout ça à la disposition du premier qui la trouvera.
"Génial, non ?"
Le journaliste s’échauffait. Laure attendait la suite.
" Les gendarmes estiment que le colis n’a pas quitté la plage. Sans me dire pourquoi ils pensent ça. Leur section recherche est sûre que le ballot est resté dans le coin. Or le seul endroit où on aurait pu le planquer, c’est dans l’usine désaffectée. Evidemment, c’est secret défense. Sauf pour toi et moi.
 Pourquoi tu me dis tout ça ?
 Parce qu’à mon avis, ça devrait pas être trop difficile pour quelqu’un comme toi de visiter l’établissement. Ce soir, il n¹y a personne dans les parages. Les gendarmes ne sont pas là ; déjà qu¹ils ont du mal à dénicher le juge pour leur délivrer un mandat. Conclusion : l’usine est à prendre. Il y a une fenêtre de tir idéal, comme on dit.
 Mais pourquoi moi ? T’as qu’à y aller, toi ? T¹escalades le mur et c¹est bon.
 Moi ? Escalader ? J’ai le vertige sur une chaise ! Non, merci.. Et puis, je peux pas quitter longtemps mon job.

Sur la Trois, l’imperturbable Pernoux ne lâchait pas son micro : « Penmarc’h... St Guénolé... Bigouden... Coiffe... Port de pêche... ».

Laure n¹écoutait pas, elle hésitait :
 Franchement, je comprends pas pourquoi la gendarmerie se montre si discrète.
 Ils veulent pas de pub, ils tiennent pas à voir rameuter tous les maquignons des environs. Par l’odeur de la blanche alléchés, tu comprends ?
La jeune femme n¹était pas convaincue.
" Ecoute, j¹en ai rien à foutre de ton histoire. Je comprends même pas pourquoi tu m’en parles. Pourquoi je devrais marcher dans la combine ?
 Pour Alain !
 Quoi Alain ?
 Tu ne veux pas qu’il soit au courant !
 De quoi ?
 De nous ?!
 T¹es complètement fou
 Oui.
 Et pourquoi ?
 Le pognon !

Laure était tourneboulée. Elle avait besoin de se mettre les idées en place. La jeune femme y tenait à son Alain ; il avait un côté cucul la praline, « oblomovien » c¹était le mot, passif comme le personnage de Gontcharov. Et plutôt manchot au lit. En même temps, ce type, bizarrement, la calmait, la rassurait. Mieux : il la cadrait. Cela ne s¹expliquait pas, c¹était comme ça. Sans lui, elle se serait dispersée, éparpillée - mais ça, elle ne le lui dirait jamais. Elle avait fini par s’attacher à ce drôle de bonhomme. Claude la tenait avec son chantage. Et puis, elle commençait à se dire qu¹un peu d¹argent, ça ne ferait pas de mal. Sa décision était quasiment prise : elle irait chercher le baluchon, elle récupérerait sa part et elle plaquerait son amant ; ce type devenait trop dangereux.

" Je te signale qu’un ballot de ce genre, c’est le pactole ! Dis un chiffre, tiens !
Elle ne réagit pas ; il chuchota :
 Un million d’euros !
Elle opina sans bien comprendre ; il redit dans un soupir :
 Un million ! t’as bien entendu ? D’euros ! On fera moit’ moit’ !

Ça faisait beaucoup d’informations à digérer. Laure la jouait détachée mais un vertige la travaillait.
 C’est pas une bonne affaire, ça ? gloussait le journaleux. Et pourquoi tout ce fric ? Pour une petite heure de boulot, à tout casser ! Dans un coin peinard en plus ! Alors ?
 Alors quoi ?
 OK ?
  ?!
 Tu veux que je l¹appelle ? Souriant, il fit mine de téléphoner.
 Ordure !
 Alors ?
 OK.

« Chalutier... pêche côtière... pêche hauturière... » : des norias de bateaux, d’hier et d’aujourd’hui, se bousculaient sur le petit écran. L’émission avait atteint son rythme de croisière.

 Bien ! Reprit Claude : tu nous fouilles l’usine, tu trouves le ballot, il doit ressembler à ça.
Il lui fit passer une photo d’un paquet boudiné.
" Tu me le rapportes. Je serai, après le bouclage, vers onze heures, sur le parking de l’église.
Elle acquiesça en grognant.
 Faut que je retourne fissa au bureau. A toute !

Quelques minutes plus tard, elle abandonnait à son tour le café. L’usine était à cinq minutes par le bord de mer. Elle contourna l’établissement, l’abordant du côté de la plage. Ce n’était pas très prudent mais elle ne voulait pas se garer trop loin et risquer de se trimbaler ensuite un colis de vingt kilos. Et puis elle comptait utiliser son véhicule comme marche pied. Elle l¹immobilisa près du mur d’enceinte. La nuit venait de tomber ; il n’y avait personne en vue sur la plage. Munie d’un plaid récupéré dans le coffre, Laure grimpa sur le toit de la voiture. De là, ce fut un jeu d’enfant d’atteindre le sommet du mur ; elle se protégea des bouts de verre avec la couverture, enjamba l’obstacle et se laissa tomber. La cour était déserte. Enfin presque : un couple de chats lascifs y somnolait. L’objet était au pied du mur et semblait l’attendre. Quelqu’un l’avait jeté là. Une échelle traînait par terre, la jeune femme s’en saisit, la posa sur le mur, où elle avait laissé le lainage, puis s’échina à monter le colis au sommet, qu’elle reposa sur le plaid avant de le pousser de l’autre côté de l’enceinte. Un vilain bruit de tôle froissée lui dit que l’objet était arrivé à bon port. A son tour, elle enjamba le mur, se récupérant sur sa Renault. Elle s’occupa du ballot. Il avait salement amoché le capot. Elle ne sentait pas sa force et eut vite fait de planquer sa proie dans le coffre. Puis Laure se précipita au volant de la Renault, démarra en trombe et contourna la bâtisse dans un beau dérapage contrôlé.

La jeune femme stationna sur le parking de l’église. Personne ne l’avait suivie. L’opération n’avait pas duré une demi-heure. Elle se sentit soudain habitée par une méchante fatigue. Elle mit la radio, tomba sur une mélodie lunaire : " The end" de Jim Morrison. Elle se détendit tout à fait et finit par s¹endormir. Longtemps après, elle émergea d’un méchant cauchemar. Il ne devait plus être loin de onze heure.

L¹esplanade était déserte à l¹exception de la 4x4 du journaliste, garée sous un lampadaire qui diffusait une flaque de lumière orangée. La portière du conducteur était ouverte. Le rouquin, au volant, somnolait, la tête renversée. Laure, toujours un peu vasouillarde, pensa qu’il devait être épuisé pour dormir ainsi ou alors qu’il était cool. En s’approchant, elle vit que Claude affichait un sourire un peu crispé, avec un troisième oeil sur le front comme une divinité hindoue. Elle n’avait jamais remarqué ce détail mais, s¹avançant encore, elle réalisa que c’était un beau trou rouge qui lui ornait le frontal. Elle recula, trébuchant sur quelqu’un qui se trouvait juste derrière elle. Elle n’avait pourtant remarqué personne en arrivant. La jeune femme hurla en se retournant et étouffa aussitôt son cri. Alain ! Son Alain était là, concentré, calme. Son abonné au chômage affichait un air de justicier souverain. Il la regarda à peine puis, contemplant le journaliste, lâcha :
" Le ballot !"
Machinalement, elle désigna le coffre de sa voiture où se trouvait l’objet. Mais était-ce ce qu’il avait voulu dire ? Lui avait-il même demandé quelque chose ? Elle n¹en était pas sûre, soudain intriguée par cette odeur qui flottait dans l¹air. Alain tenait un bidon. Avec assurance, il aspergea le véhicule du localier, comme un ecclésiastique bénissant un catafalque.
"Reprends le volant" lui ordonna-t-il.
Elle s’assit comme un automate et le regarda faire. Elle pensa à un mouton enragé. Il contournait sans hâte le 4x4, terminant son cérémonial d’exorciste puis jeta le jerrican vide sur le siège avant de la Jeep. Alain ?! Elle ne pouvait détacher ses yeux du visage replet de son compagnon, traversé par une détermination inhabituelle. On l’avait métamorphosé. Ou alors... Il sortit un vieux briquet à mèche de sa poche, un zippo qu’il alluma avec désinvolture. Ou alors, il savait ? Tout ? Et depuis quand ? Et pour ce soir ? Un tournis la fit vaciller. Alain balança son briquet allumé sur les genoux de Claude puis vint s’asseoir à côté d’elle. Il y eut une explosion étouffée, un léger déplacement d’air suivi du surgissement instantané d’une torche. La silhouette de Claude disparut au milieu de la tourmente.
Alain dit simplement :
" On rentre à la maison".

Gérard Streiff



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