Cagibi/Tapuscrit

LE CALMAR

LE CAGIBI

Vous venez de très loin. Pourtant cette distance
Qu ’est-elle pour votre sang, qui chante sans frontière ? (. ..)
... Restez : ainsi / ’exigent les arbres, les plaines,
les minuscules feux de cette clarté qui ravive
un unanime sentiment qui agite la mer : frères !
Madrid à votre nom grandit et s’illumine.
Rafael Alberti
Aux Brigades internationales d’Espagne et d’ailleurs

Chapitre 1
Drôle de couple

Le corbeau se laissa porter par la masse d’air chaud qui balayait, cent mètres plus bas, le parc des Buttes-Chaumont ; il poussait des craa-craa qui se voulaient allègres. À voir la légère ouverture de son bec, on pouvait presque dire que le volatile avait l’air de rire ; en tout cas, il semblait heureux. Le soleil était à peine levé, la journée s’annonçait bonne ; l’oiseau longea le pont des suicidés, survola un bosquet de bouleaux, piqua vers la « banque des yeux » Rothschild et suivit l’avenue qui descendait vers la place du Colonel-Fabien. Il se posa tout en haut de l’immeuble de verre qui abritait la direction du PCF. À ses pattes, la façade du bâtiment luisait comme une falaise de Formica, à l’aplomb d’une vaste esplanade, où trônait une large coupole blanche. Ce dôme immaculé se reflétait dans le miroir noir de l’immense paroi vitrée. Il y était fragmenté en autant de portions qu’il y avait de pans de vitres. Sur la place, la circulation était encore hésitante. On distinguait à peine, sur les panneaux publicitaires, une affiche annonçant la sortie du dernier livre de B-HL. De son belvédère, l’oiseau dominait la ville ; d’un lent mouvement circulaire de la tête, il inspecta Paris, de la boursouflure du Sacré-Cœur sur sa droite aux tours du quartier chinois et du nouveau Bercy à son extrême gauche. L’animal n’était sans doute pas cabotin, mais le fait est qu’il s’était posé juste devant l’objectif d’une petite caméra de contrôle qu’il fixa avidement. Il était si près de l’instrument que sa tête mutine emplit entièrement un des écrans de la salle de veille où Lucifer somnolait.
— C’est quoi, c’te buse ? marmonna le géant, écarquillant l’œil droit. Il appela, sur son portable, son collègue, en tournée d’inspection dans l’immeuble, et lui demanda d’aller débusquer la bestiole.
— Minute ! répondit, contrarié, Bernard.
Yapir qu’il s’appelait le bonhomme. Un nom prédestiné : le gaillard, en effet, n’était jamais démonté ; il prenait les nouvelles, bonnes ou mauvaises, avec philosophie, et trouvait toujours que les choses auraient pu tourner beaucoup plus mal. Lors de ses rondes, le gardien aimait, selon un rituel immuable, inspecter les moindres salles et bureaux de l’immeuble, « et ça en fait un paquet », même quand ce n’était pas nécessaire. Bernard donc venait juste d’entamer sa randonnée, et il n’aimait pas qu’on bouscule ses habitudes. « La base d’abord ! » disait-il toujours, ce qui, dans sa langue de bois, voulait dire qu’il commençait par le commencement : les sous-sols. Il sillonnait ensuite le rez-de-chaussée avant de grimper dans les étages, qu’il arpentait l’un après l’autre, et finissait sa course, le nez au vent, sur la plate-forme du septième. Bref, la buse avait le temps de s’exhiber. Yapir inspectait dans le noir ; une grosse torche à la main, il était le roi des ténèbres. Chaque fois, ça l’émouvait de redécouvrir ainsi l’immeuble ; il aurait été incapable de dire pourquoi, un plaisir de gosse, de vieux gosse, voilà tout. Le parking était désert, calme, les box vides ; le surveillant faillit se ramasser sur une plaque d’huile. Il aimait déchiffrer, sous le faisceau de sa lampe, les petites plaques au mur qui portaient les noms de quelques hiérarques du parti, qui avaient une place attitrée pour leur engin ; ou l’avaient eue, car les héros étaient partis, les plaques étaient restées. Il y avait celles de Millou, un petit Marseillais râleur, une bio d’enfer, qui avait réussi, grâce à son sens du rétablissement, à traverser tous les régimes intérieurs ; Ducran, tonitruant Gascon, dont Nanard avait été un temps le chauffeur, un type plutôt sympa ; Leprince, un sacré courtisan, qui dans ses Mémoires racontait comment il avait prévu la chute de l’Est, mais cela n’abusait personne ; Baillou, le chef du club des vétérans, baptisé « les gardiens du temple »... Parvenu au premier sous-sol, Yapir se dit que quelque chose clochait dans le paysage. Mais d’emblée il ne put identifier ce qui lui gâchait sa pénombre. L’éclat de sa torche rebondissait sur les mille objets de métal, la tubulure des chaises, l’abat-jour des lampes, qui meublaient la cafétéria. Quand il comprit : à droite du bar, dans un renfoncement, on devinait plus qu’on ne la voyait, sous une porte, un minuscule rai de lumière.
— Et voilà comment on gaspille l’argent du parti, rouspéta Bernard.
La porte n’était même pas fermée. Un comble pour la salle des archives. Il entra. Un long corridor donnait, de part et d’autre, sur plusieurs dizaines de rangées d’étagères. Du sol au plafond, celles-ci occupaient l’immense pièce. Et toutes les tablettes étaient chargées de chemises cartonnées, des milliers de dossiers. À chaque rangée, en règle générale, correspondait une lettre de l’alphabet. Des coursives entre deux rayonnages permettaient d’accéder aux documents. Yapir aurait pu se contenter d’éteindre, de fermer le saint des saints, puis de faire son rapport. Mais il eut le réflexe de parcourir l’étroit couloir. À l’avant-dernière coursive, au niveau de l’étagère « D », il fut si surpris qu’il braqua sa torche, inutilement allumée, vers le couple de visiteurs qui s’était attardé là. Un grand désordre régnait dans les rayons.
— Lucifer ? chuchota-t-il dans le combiné de son téléphone.
Silence au bout de la ligne.
— Lucifer, Bon Dieu, réveille-toi ! Et arrive ! s’énerva le gardien.
— Ouiiii ? Kécekia ? chuinta enfin le grand Picard.
— Rapplique, bordel. Aux archives !
La voix de Bernard était méconnaissable. « C’est y qu’il y aurait le feu au lac ? » Le chef de poste, somnolent et perplexe, rejoignit son coéquipier. Celui-ci, figé au fond de la salle, l’attendait, le duo à ses pieds. L’homme et la femme se faisaient face. Elle était allongée sur le côté gauche, ses membres étaient comme désarticulés. Elle portait un tailleur gris, genre bonne sœur en civil ou hôtesse de l’ex-RDA. Mais ce strict uniforme cadrait mal avec sa coiffure punky, faite de touffes désordonnées de cheveux roux, courts. Ses tifs rehaussaient l’extrême pâleur du visage, étroit, triangulaire, tout occupé par d’immenses yeux étirés, ouverts, et une grande bouche aux lèvres rebondies et sombres. Sa tempe droite était éclatée ; mais on aurait pu prendre l’épais caillot qui s’était formé là pour un bijou noir.
— Paula ! dit Lucifer, grimaçant douloureusement.
Près d’elle à la toucher, l’homme était de marbre. En fait, de l’homme, il ne restait que la partie supérieure, de la tête à la ceinture. Le visage était couché sur la face droite, inexpressif, l’œil absent. Le personnage avait l’air ascétique. Une ascendance orientale dans le trait, un je-ne-sais-quoi d’asiatique, peut-être un lointain parent venu des steppes ? L’impavide était moustachu et portait ce genre de barbiche fort prisée par les politiciens du début de la Ille République. Il était demeuré coiffé, une casquette de marin, malgré le lieu et la posture, contrairement aux usages aussi. Il faut ajouter, pour compléter le tableau, que ce buste de Lénine, tout en bronze, avait son socle éclaboussé de sang séché.

Chapitre 2
Joyeux anniversaire

Un repli stratégique s’impose, afin d’élaborer un plan de combat à échéances, et, en premier lieu, afin d’ausculter et de pénétrer l’ennemi.
H D-Carnets

— J’hésite entre une soupe à l’oignon et un bol de café, dit le Calmar.
— T’hésites pas, tu prends tout, et t’auras une bière en prime, une blonde des Carpates, de la réserve personnelle de Portas, dit Odilon.
Était-ce bien raisonnable ? De toute façon, vu l’heure, il n’y avait plus grand chose de raisonnable à faire. Il était trop tard pour rentrer se coucher, un peu tôt pour un vrai petit-déjeuner. Azraël lévitait. Trop d’alcool, trop d’émotion, trop de bonheur peut-être. Alors que la salle du restaurant s’était à peu près vidée, il essayait de reconstituer la soirée. Quelle histoire, mes amis ! Et quelle surprise, d’abord. Odilon lui avait filé rendez-vous, il y a quelque temps déjà, pour la veille au soir :
— Tu viens à 22 heures précises, mais t’en parles à personne, juré ?
Il aurait dû se méfier de ce ton de comploteur, de ces petites précautions maniaques. D’autant que c’était vraiment pas le genre de la maison. Le cabaretier ne lui avait jamais, jusque-là, fait une telle proposition. Qu’est-ce que ça cachait ? Qu’est-ce que l’autre voulait lui montrer ? Une bière inconnue ? une cassette porno ? une fiancée secrète ? Le Calmar, de toute façon, ce soir-là, était libre. Le jour venu, à l’heure tapante, il s’apprêtait donc à entrer aux Rillons à la Périchole. Il avait traîné un peu en chemin pour ne point arriver trop tôt. À sa grande surprise, le café était fermé. Plus exactement, il n’y avait pas la moindre lumière. Azy se dit que l’autre zèbre l’avait oublié. Par acquit de conscience, il poussa tout de même la porte. Surprise ! Elle s’ouvrit. Il repéra bien au fond de la salle obscure de minuscules lueurs vibrionnantes. Mais, le temps qu’il réagisse, la lumière se fit : enfer et damnation ! Il découvrit, dans un brouhaha instantané, une interminable tablée, recouverte de nappes blanches, autour de laquelle... tous ses amis se tenaient, sagement alignés. Le Calmar était ébaubi. Ces banqueteurs surgis des ténèbres se mirent à chanter :
— Joyeux anniversaiiiiiire...
Il s’était fait méchamment piéger. C’est vrai qu’il n’avait pas le sens des dates, même avec un chiffre rond. Mais comment avait-il pu oublier ses 40 ans ? Était-ce son inconscient qui lui jouait des tours ? Hypothèse absurde : le Calmar, c’est bien connu, n’avait pas d’inconscient. La troupe rigolarde beuglait :
— Joyeux anniversaiiire...
La salle chavirait, le restaurant tanguait, l’immeuble frissonnait.
— ... anniversaire, Azy !
Maître des cérémonies, Odilon calma ses troupes. Les visages se tournèrent vers le fond de la salle. Sur des tréteaux trônait le dessert. Confectionné par un pâtissier fou, c’était une pièce montée géante, un calmar monté plutôt, une énorme tête de calmar qui dressait vers le public ses tentacules meringuées où étaient fichées les bougies. C’était donc ça, les petites lumières qu’il avait entr’aperçues en arrivant. Il fallait voir Azy baba et ses quarante lueurs. La tablée goguenarde égrenait un compte à rebours :
— Trois, deux, un, Lilas !
La calotte crânienne du mollusque céda et la tête de Lilas émergea, Vénus rigolarde accueillie par un énorme : « Olé ! ! ! ». Puis, sous les applaudissements, elle se dégagea de son habitacle et vint donner un baiser radieux à son Calmar favori.
— Il était temps que t’arrives. J’étouffais là-dessous.
Sa coiffeuse de choc portait une jupe très courte. D’un geste furtif, quasi subliminal, elle la releva discrètement, laissant deviner, sur le haut de sa cuisse droite, un calmar tatoué qui semblait se glisser derrière la culotte d’un rouge vif. La bestiole faisait un clin d’œil, et ses huit petites pattes repliées invitaient à la suivre vers l’entrejambe.
— Ça te plaît ? susurra Lilas.
Azy, hypnotisé par le céphalopode sorti de son antre, était aussi muet que l’assistance était hilare. Depuis son arrivée, il n’avait pas pu en placer une. Ce complot le sidérait. Le grand ordonnateur Odilon redemanda le silence. Alors Jesus-Maria s’avança. Il tenait quelques feuillets quadrillés où il avait couché un « compliment ». Il était bigrement ému quand il entonna son psaume :
Tu les fais pas, cher Calmar, tes quarante balais,
Même si certains matins, t’as pas vraiment l’air frais.
Ton côté vieil ado un peu dégingandé,
Ta dégaine pas finie, ton look de mal peigné,
Des manies des technos ont su te préserver.
Que dire de ta bio, car t’es le genre discret ?
T’avais à peine huit ans quand Paris s’agita
Et déjà tes 20 berges quand survint le sida.
C’était écrit nulle part que tu d’viendrais « privé ».
Depuis que la petite écuyère a cafté,
A l’instar de l’octopode mirifique, frère en tentacules
Tu as projeté sur le monde tes ventouses, tes pustules
T’en as fait du chemin, t’en as vu du pays,
T’en as bouffé d’la route, t’étais même au Chili.
Pourtant tu es resté ainsi qu’aux premiers jours,
La modestie faite homme et baba cool toujours.
T’en as m’né des combats, et t’en as pris des gnons
De Calmar au sang à Nuoc Mam baby, mon con
C’est qu ’t’es jamais en repos, tu t’mets toujours en selle,
À te voir, on dirait un lapin Duracell.
Et même quand du bouquin un instant tu décroches,
Voilà qu’on te retrouve illico au cinoche.
T’as pas souvent, Azy, pu poser ta valise
Ton ardeur nous épate, il faut qu’on te le dise.
Pas une minute à toi, toujours à répondre : chiche
T’es pas venu souvent souffler sur ma péniche
Durant ces aventures, t’as guère eu de loisir
Au point même de laisser le Farnborough moisir.
C’est à peine si tu prends l’temps d’goûter les rillons,
De dire « pouce », de souffler. Toujours de la mort, rions !
Les fafs, les ripoux, les connards, les faux culs
N’ont qu’à bien se tenir quand le Calmar est en vue.
Les mafieux, trafiquants et autres magouilleurs,
T’en as collectionné, d ’ces oiseaux de malheur.
Pour l’amour, ô Azy, t’es jamais le dernier,
Toujours prêt à tchatcher, à draguer, à fouailler,
À ouvrir des pistes, à dégrafer des gaines,
Mais au pays des meufs, Lilas reste ta reine.
La petite coiffeuse a ce je-ne-sais-quoi
Qui laisse chaque fois notre décapode pantois.
Quarante ans, Azraël, c’est le commencement,
Picasso à cet âge n’est qu’aux balbutiements,
Idem pour Hemingway, Karl Marx, Pasolini,
Bourgeade, Obione ou bien Jean-Bernard Pouy.
Archange Azraël, tous ceux qui t’aiment bien
Tiennent à te dire ce soir : l’avenir t’appartient.
D’autant, et tu le sais, qu’y a du travail à faire :
Traquer les dealers fous, les internautes sectaires,
Les promoteurs véreux qui nous vendent de la zone
Ou les généticiens qui nous prennent pour des clones.
Et même si demain dans une apothéose
Tout pète, tout foire, tout craque, bref si le monde explose,
Je te vois, mollusque juste, ton sourire de brahmane,
Dans une cité ruinée sautant de liane en liane,
Oui, je te vois, Azy, vigilant, débonnaire,
Posant sur ce pauv ’monde ton regard libertaire.

Jesus-Maria avait fini. Il semblait vidé. À son tour, il vint étreindre Azy, qui ne quittait plus son air de « lou ravi ». Enfin, on passa à table. Tous avaient mis la main au menu, qui tournait plus ou moins autour de mollusques. Odilon avait préparé une maxi-salade de calmar :
— ... tout ce qu’il y a de plus simple, des tentacules, des olives vertes, des poivrons rouges cuits, de l’huile, du vinaigre, du sel. Et basta. Tu m’en diras des nouvelles.
Portas proposait des calmars à la mer Noire, une pure curiosité ; Criquette des encornets farcis au riz complet de Camargue. Elle donnait déjà sa recette à Lilas :
— ... hors du feu, tu mélanges au riz cuit le reste de l’aneth, les olives et la tapenade...
Quant au dessert, on connaissait. Même Léon, pour l’occasion, avait eu droit à une pâtée au mollusque qu’il semblait apprécier modérément. En face du Calmar s’était installé un jeune homme que Criquette avait pris sous son aile.
— Ça fait des semaines qu’il arrête pas de nous poser des questions sur toi, dit-elle. Il est de l’Université. Alors on s’est dit qu’on pouvait peut-être l’inviter ce soir...
— Bretzel, dit l’autre, tendant une main moite à Azy. Herman Bretzel, directeur de recherche au CNRS...
— SS, le coupa Lilas, en s’esclaffant. CNRS-SS...
Bretzel grimaça un sourire.
— J’ai pensé que cela vous ferait plaisir, dit-il, tendant un petit paquet à Azy.
C’était le dernier livre de Jean-Pierre Otte, La sexualité d’un plateau de fruits de mer.
— Une excellente étude sur les comportements amoureux des mollusques et autres crustacés. Savez-vous par exemple que les oursins se reproduisent par l’émission de gamètes dans la mer ? Que les homards copulent en s’emmêlant les pattes ? que les huîtres sont hermaphrodites ?
Bretzel avait débité son couplet le plus sérieusement du monde. Azy attendait la suite des opérations. Sûr de son effet, l’universitaire se présenta. Il avait été chargé, dans le cadre du département de sociologie des marges, de réaliser une expertise sur la vie et l’œuvre du Calmar. Le bonhomme avait tout lu sur Azraël, ses moindres aventures ; il collectionnait les articles et les commentaires sur le personnage ; il fouillait dans sa jeunesse, traquait sa parentèle, remontait son arbre généalogique ; il enquêtait dans le quartier, parmi ses amies ; il avait tout quantifié, ses escapades, ses bagarres, ses aventures amoureuses ; il avait classé ses bières favorites, ses goûts culinaires ; recensé ses maîtresses, examiné ses positions préférées ; il s’était livré à un travail très pointu sur son vocabulaire, ses intonations de voix, catalogué ses tenues vestimentaires, ses habitudes avouées ou inconscientes, ses penchants politiques aussi. Un travail époustouflant, dont il présenta à Azy le résumé. Le tout tenait dans un classeur, genre protège-document plastifié, bourré de fiches, de courbes et de schémas.
— C’est moi, ça ? s’étonna Azy.
— C’est-à-dire que nous vous avons modélisé... Selon un procédé que nous avons inventé au laboratoire de sociologie des marges et dont nous sommes très fiers, dit l’autre. À la limite, monsieur Zirékian, mais prenez ça en bien, à la limite, donc, dès que j’aurai rentré toutes les données, car j’ai encore quelques lacunes, je pourrai quasiment prévoir ce que vous allez penser, dire, faire dans telle situation donnée.
— Vous allez me faire peur, avec votre bidule, dit Azy. Alors, d’après vous, je vais faire quoi, maintenant ?
— Je ne suis pas encore au point, monsieur Zirékian, répondit l’autre, sincèrement désolé.
— Et j’espère bien que vous ne le serez jamais, cher Bretzel. Excusez-moi, mes amis me réclament.
Mais l’autre était du genre collant. Le repas terminé, le Calmar eut beau passer de groupe en groupe, il le suivait, avec son sourire onctueux et un petit carnet qu’il n’arrêtait pas de noircir. Sobre comme un chameau, le professeur Nimbus, faux cul, évoluait dans ce parterre de plus en plus exubérant comme un zoologue consciencieux déambulant au milieu d’une tribu de primates euphoriques. Il en venait presque à élever la voix pour poser ses questions. Et quand il demanda à Azy :
— C’est vrai que vous étiez pion au lycée Romain-Rolland d’Ivry ?
Ce dernier se hâta vers Criquette pour la supplier :
— Tu dis à ton protégé de se tirer, ou je le vire.
L’autre, enfin, disparut. La soirée fut bruyante, les invités ardents. Puis peu à peu les enthousiasmes se calmèrent. Les sons s’amenuisèrent. Les lumières changèrent. Les visages pâlirent. Les gestes ralentirent. Le petit matin blêmissait derrière la vitre. Portas avait un peu abusé. Le teint livide, les cheveux en pétard, il avait l’air d’un figurant échappé du Bal des vampires de Polanski. « Soir de lion, matin de couillon, comme on dire chez moi », philosophait l’éthylique des Carpates, partant dans un tonitruant éclat de rire. « Meilleur médicament matin contre alcool, c’est alcool » ; et il avala, cul sec, une dernière rasade d’un liquide non identifié. Mais il avait du mal à faire des disciples. Il est vrai qu’il n’insista pas longtemps, s’étant endormi à même sa chaise.

Chapitre 3
Le boucher

Les chefs placés à la tête de nos formations ne peuvent évidemment être tous des « as ». La logique commande d’employer ceux qui se trouvent à portée de la main.
HD-Carnets

Odilon, qui ne pouvait rien refuser à son Calmar préféré, apporta donc la soupe, le café et la bière. Et en prime, Le Parisien qui venait de tomber. La salle du restaurant était à peu près vide. Jesus-Maria, éteint, somnolait à deux pas. Les cadavres de bouteilles, les cendriers pleins, les chaises déplacées, la nappe ravagée indiquaient que la bataille avait été rude. La salle était silencieuse. On n’entendait que les pas traînants de Criquette qui débarrassait et le froissement des pages du quotidien qu’Azy survolait. Après le vacarme nocturne, ces petits bruits avaient quelque chose de reposant. Il n’y avait rien de bien affriolant dans le canard. À la rubrique politique, on parlait longuement de la disparition, aux archives de la Mairie de Paris, d’une série de dossiers, des « mètres linéaires » de papiers, disait le journal, qui avaient été brûlés. « On nous a assuré que c’était de la paperasse sans intérêt », gémissait un sous-chef de bureau. En fait de paperasse, il s’agissait des « dossiers d’expropriation et de gérance d’immeubles de l’îlot 16 (1935-1975) », un quartier parisien du Marais. Le journal pensait qu’avaient été détruits là des documents sur la spoliation des biens juifs. En culture, il n’y en avait que pour B-HL et son dernier livre, sur Sartre. Grande photo avantageuse du bonhomme qui n’en finissait plus de prendre la pose, genre Penseur de Rodin revu par Armani ; chronique un tantinet complaisante d’un éditorialiste en vogue sur « le plus mimi de nos fifis » (sic) ; résumé du bouquin dont il ressortait que le philosophe germanopratin, l’ancien, avait enfin trouvé son maître ; interview de l’auteur qui, magnanime, faisait savoir qu’il pardonnait à Sartre ses incartades. Le Calmar passa, et tomba sur le portrait d’une certaine Paula Marxy qui ouvrait la rubrique des faits divers. La tête de la fille lui rappelait vaguement Milla Jovovich, l’actrice fétiche de Besson, du Cinquième Élément à Jeanne d’Arc. Une petite tête, relevée, comme si elle lançait un défi, des yeux inquiets ; et puis ce roux, ou plutôt ce rouge, partout, ces cheveux, ce pull, d’un rouge pourpre. D’après la légende de la photo, Melle Marxy, archiviste, avait été retrouvée morte, dans les sous-sols du siège du PC.
— Plutôt mignonne, l’ex-coco, marmonna entre ses dents le Calmar.
L’article indiquait qu’elle était morte, accidentellement, dans l’exercice de son métier. C’est du moins ce qu’avait déclaré l’inspecteur Vergeat. Azy eut un léger froncement des sourcils.
— Qu’est-ee qu’il fait là, lui ?
Le journal expliquait sa présence en raison de la notoriété de la victime, plus exactement de la famille de la victime : il s’agissait en effet de la petite fille du grand patron des Brigades internationales. Il se demanda ce qu’une aussi jolie fille pouvait bien faire au milieu d’aussi vieux papiers. Et repensa alors à cette sentence de Jean-Paul Richter, qui le laissait toujours songeur : « Les femmes ressemblent aux maisons espagnoles, qui ont beaucoup de portes et peu de fenêtres. Il est plus facile d’y pénétrer que d’y voir clair. » Sacré Richter...
— Pour moi, c’est une histoire d’espionnage, dit Jesus-Maria, soudain réveillé.
Il venait de repérer le papier et le sujet semblait l’exciter comme un pou.
— La fille était tombée sur un scoop, du genre nomenclature des agents soviétiques en France, ou bien la répartition de l’argent de Moscou depuis la révolution d’Octobre, ou horreur suprême : le nom de la maîtresse de Thorez... Et on l’a zigouillée !
Cette subite logorrhée surprit le Calmar. Mais le pire était à venir. Le Catalan en effet venait de lui arracher carrément le journal des mains.
— Attends un peu, comment elle s’appelle déjà ? Marxy, Paula Marxy, la petite-fille du Marxy des brigades. Oh, nom de Dieu !
Yeux exorbités, gestes fébriles, lui, qui, l’instant d’avant encore, était quasi léthargique, présentait à présent les signes d’une spectaculaire résurrection. Les Brigades internationales ! C’était vraiment l’heure et le lieu pour disserter sur les brigades ! Car, avec Jesus-Maria, on n’allait pas y couper. Avez-vous prononcé « brigades » ? Il démarre au quart de tour. C’était son épopée, sa chanson de geste, son odyssée ! Azy connaissait la musique par cœur : il allait nous refaire, en long et en large, la chronique désenchantée de ces aventuriers de brigadistes. Des jeunes rebelles, venus des quatre coins du monde pour cartonner les fachos, qui s’étaient levés avant les autres. Le plus souvent, ils furent sacrifiés au front, puis renvoyés chez eux sans trop d’égards. Où on les accueillit sans tambour ni trompette. Pire : ils furent mis de nouveau à contribution pendant la Résistance, puis fréquemment diffamés et persécutés par les staliniens des années 50. N’empêche, ces galériens s’accordent – enfin, les rares survivants – à penser que « l’Espagne, c’est ce que nous avons fait de mieux dans notre vie ». Résigné, Azy attendait donc le couplet. Mais celui-ci ne vint pas. Jesus-Maria avait changé son angle d’attaque :
— Marxy ! ! ! Vingt dieux, Marxy ! Tu te rends compte ?
Déçu de l’intérêt très relatif que ce nom suscitait chez Azraël, Jesus-Maria éleva la voix :
— Tu connais le personnage, tout de même ?
Oui, il connaissait. Enfin, un peu. Pas de quoi vraiment s’agiter un matin de bringue. Mais Jesus-Maria ne l’entendait pas de cette oreille.
— Mais c’est le boucher ! Le boucher, tu comprends ! Il en a fait, des vertes et des pas mûres, le Marxy. Un vrai flingueur.
Et Jesus-Maria, avec force gestes, entreprit de raconter par le menu la « bio » du susnommé, secrétaire de l’Internationale communiste dès 1935, œil de Moscou en Espagne pendant la guerre civile. Ce stalinien pur sucre coordonna les Brigades internationales dont il dirigea le centre opérationnel, le camp d’Albacete. Et là il fit preuve d’une exceptionnelle dureté, imposant une discipline de fer, instruisant des procès expéditifs, ordonnant, voire participant, à des exécutions sommaires.
— Il aurait fait fusiller cinq cents volontaires, tu te rends compte ? Tout le monde savait qu’il était fou. Tiens, lis Hemingway. Le personnage de Massart, dans Pour qui sonne le glas, ce dirigeant sanguinaire et abruti, c’est Marxy. « Il a la manie de faire fusiller les gens, écrivait Hemingway. Toujours pour des raisons politiques. Il est fou. » Arthur London aussi le décrit comme un agité du bocal. Je me souviens de ce texte où il dit : « Il (Marxy) se tient sur la route, un grand pansement autour de la tête, exténué de fatigue, à moitié fou ( ..). Il m’abreuve d’injures ( ..), nous menace de nous faire fusiller ( ..). »
Jesus-Maria, épuisé d’étaler sa science, fit une pause. Azy se taisait.
— Je savais pas qu’il avait une petite-fille. Et sacrément jolie encore ! Comment un monstre pareil peut produire des enfants comme ça ?
— Petits-enfants, murmura le Calmar.
Nouveau silence. Puis, Jesus-Maria reprit :
— Ça te donne pas envie ?
— Qui ? elle ? dit-il en désignant la photo. Tu me crois nécrophile ou quoi ?
— Je parle pas d’égrophile ...
— ... nécrophile !
— Oui, bon. Je parle pas de ça. Je te demande si tu n’as pas envie, quand tu connais le roman familial des Marxy, d’aller voir ce que cette petite-fille faisait dans ces sous-sols-là et pourquoi elle est morte.
— Non, merci. Elle est peut-être jolie, enfin, elle était. Mais vous ne me ferez pas fantasmer sur ses vieux papiers. En plus chez les cocos ! Vraiment, ça ne me dit pas, tu vois.
Tout en parlant, il regardait Lilas qui venait de les rejoindre. Se penchant sur l’épaule de Jesus-Maria, elle s’absorba dans la contemplation du journal. Le sourire de sa moitié se figea ; la coiffeuse fit grise mime.
— Ben, Lilas, ça va ?
Elle restait muette, immobile.
— Je t’ai connue plus gaillarde, dit-il. Tu tiens plus le coup ?
Les yeux de Lilas s’étaient embués. Le Calmar et Jesus-Maria se regardèrent. Il était temps de lever le camp. De toute façon, il avait programmé de faire un « break » chez elle. Lilas avait prévu de n’ouvrir son magasin que l’après-midi et lui avait proposé une petite sieste commune. Voilà une idée qui ne se refusait pas. D’autant qu’il trouvait son amie anormalement triste. Coup de pompe ? cafard ? nostalgie ? soudain effroi devant la quarantaine du Calmar ?

Chapitre 4
S ou M ?

Mon plan personnel est de placer, aux postes comportant quelque responsabilité, les moins qualifiés et les plus incapables.
H D-Carnets

Arrivés dans l’appartement de Lilas, ils filèrent aussitôt vers la chambre. La perspective de revoir le petit calmar tatoué sur l’aine de sa compagne mettait Azy en joie ; mais cette dernière semblait de plus en plus maussade. C’est une fois allongée que sa coiffeuse vénérée avoua : la défunte, la rousse du journal, était une habituée de son salon. Depuis six bons mois.
— On avait sympathisé, tout de suite. Paula tenait à ce que ce soit toujours moi qui m’occupe d’elle. C’était le genre de filles à passer chez la coiffeuse dès qu’elle avait un petit coup de déprime. Rien de tel qu’un shampooing pour oublier et se lâcher. Une vraie thérapie et moins chère que le divan.
Lilas paraissait moins tendue. Elle continua :
— Dès la première fois, va savoir pourquoi, elle me parla sans la moindre gêne. Elle avait l’air en confiance avec moi ; de mon côté, je la sentais bien, tu comprends ça ? Le Calmar opina.
— Tu devineras jamais de quoi elle me parla le premier jour... D’Aragon ! Du poète Aragon. Il adorait les coiffeurs, me dit-elle. Et traînait volontiers, dans les années 20, du temps du surréalisme, dans le passage de l’Opéra pour reluquer leurs vitrines. Elle me déclama un texte de lui, du Paysan de Paris : « Je me suis souvent arrêté au seuil de ces boutiques interdites aux hommes et j’ai vu se dérouler les cheveux dans leurs grottes. Serpents, serpents, vous me fascinez toujours. » C’est là où il parle de la blondeur des cheveux, où il trouve que l’expression « blond comme les blés » est banale à pleurer, et il part dans des comparaisons fabuleuses. J’ai un peu oublié. Alors, bien sûr, on parla de ses cheveux à elle. Ils étaient roux ? Mais encore ? me dit-elle. Roux cuivré ? Roux paprika ? ou framboise ? Ou chery ? ou encore roux mangue ? ou grenadine ? Ou rouge intense ? Finalement on opta pour roux nectarine. Ce jour-là, on avait ri comme des folles. Lilas se tut, émue. Puis elle lui détailla sa cliente. Elle l’avait vraiment zyeutée sous toutes les coutures. Une fille contradictoire, cette Paula, hermétique la plupart du temps, mais bavarde à ne plus s’arrêter une fois qu’elle se sentait en sécurité. Un beau brin de fille, assez grande, solidement charpentée, des petits seins très hauts, très séparés, mais aussi une dégaine composite, une sorte de super branchée qui affichait en même temps une incroyable raideur, comme une punk qui ferait la quête pour l’Armée du Salut, une skin qui serait dans les ordres ou une religieuse adepte du piercing.
— Un oxymoron à elle toute seule, jugea bon d’ajouter Azy.
Lilas ne releva pas. Elle avait cru comprendre, à la longue, pourquoi l’archiviste semblait si guindée : la fille était épileptique, légèrement, très légèrement ; ses crises étaient rares, et d’assez faible intensité ; parfois même son entourage pouvait penser qu’il s’agissait d’un simple malaise ; mais elle, elle savait de quel mal elle souffrait, elle se sentait appartenir à cette caste des damnés, qui, longtemps, a porté cette agitation intime comme une infamie.
— Et puis Paula semblait avoir un drôle de rapport avec les hommes, et avec le sexe en général, continua la coiffeuse. Elle m’avoua crûment qu’elle ne pouvait pas sentir les mecs, leur désir, leur lourdeur, et en même temps elle n’arrivait pas à se passer d’eux, de leurs mains sur elle, de leur odeur, de leur vulgarité. Il y avait chez elle un besoin et un dégoût du sexe tout à la fois qui étaient incroyables. Un jour, je me rappelle, elle m’avait dit : « T’es S ou M ? », « Pardon ? » que je lui demande. « T’es S ou M ? T’es sado ou maso ? »
Lilas était restée comme deux ronds de flan. Elle n’avait pas su quoi répondre et reconnut avoir été troublée par la question. Pourquoi ? Elle ne le comprenait toujours pas. Sa cliente, ce jour-là, n’insista pas. De toute façon, les soins étaient terminés. Elle disparut. Mais reposa un autre jour la question.
— Moi, je serais plutôt du genre M, me dit-elle alors.
Il y avait chez cette fille une terrible envie de parler. Et elle avait manifestement choisi Lilas pour confidente. Paula lui fit part de son expérience. Sous ses dehors de Jeanne d’Arc techno, c’était une pratiquante ardente du sadomaso : elle connaissait par cœur tous les réseaux qui existaient sur Minitel ; elle avait un carnet d’adresses ciblées impressionnant, et pouvait, à toute heure, joindre illico un partenaire ; elle avait fréquenté la plupart des établissements plus ou moins glauques de la capitale ; dans chaque arrondissement, elle était capable de te filer une ou plusieurs adresses ; rien que du hard ; elle avait déjà ses habitudes ; ainsi elle allait régulièrement s’accroupir sur un chevalet, au sous-sol de tel bar, pour se faire peloter par des couples de vieillards obscènes ; elle s’exhibait nue, la nuit, sur le siège arrière d’une voiture garée dans une allée au bois de Boulogne.
— Je dirais moins une débauchée qu’une mystique de la débauche. Oui, c’est ça, une mystique de la souffrance masochiste. J’avais vu un jour son agenda. Il s’ouvrait sur ce poème de sainte Thérèse d’Avila :
Qui donc pourrait craindre
La mort de son corps
S’il obtient par elle
Un plaisir immense ?
Paula n’avait guère plus de vingt-cinq ans mais elle semblait déjà tout connaître, selon Lilas. Ces derniers temps, elle parlait assez souvent de l’arrière-boutique d’une galerie d’art SM, le Follie’s, où elle allait se faire un caisson, disait-elle.
— Si j’ai bien compris, c’était un truc qui avait l’air particulièrement dur, mais elle ne m’avait pas donné de détails ... Elle m’avait proposé plusieurs fois de l’accompagner, pour voir ; je n’avais jamais trouvé l’occasion de le faire ; cela me faisait peur mais ça m’attirait aussi, dit Lilas.
— Pourquoi ? s’étonna Azy.
— Peut-être parce que j’ai failli être comme ça, avant de te connaître...
— Toi ?
— Moi, oui, moi. Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Tu m’aurais trompé avec cette Paula ?
— Ça va pas, non, espèce d’âne ! Et puis même, je ne t’aurais pas trompé, je t’aurais complété...
— T’en as de bonnes, toi !
Paula avait l’air contrariée, ces derniers temps, selon Lilas, qui en ignorait la raison.
— Tu savais qu’elle venait d’une sacrée famille, ta Paula ?
— J’ai lu ça dans Le Parisien. Elle ne m’en avait jamais parlé.
— Elle ne t’avait rien dit de son métier ?
— Rien !
— De la politique ? des cocos ? des archives ?
— Je ne savais même pas où elle bossait.
— Là, tu m’épates ! Et ça ne t’est pas venu à l’idée de lui demander ?
La coiffeuse ne répondit pas. Paula aimait se prendre – et se faire prendre – en photo ; Lilas avait conservé une photo Polaroïd qui ne laissait voir que son buste, et les mains d’un homme caché derrière elle – il portait une lourde chevalière noire à l’annulaire droit – étaient posées sur ses seins et les tordaient vivement. Elle la lui montra, en l’implorant :
— Azraël, s’il te plaît...
Il la voyait venir : « Allez, mon chou, un dernier effort, enquête sur ma copine. » Pas question et pas question ! Cette histoire de vieux papiers et de sadomaso-coco ne l’excitait vraiment pas. Lilas s’était glissée entre ses tentacules. Notre jeune quadra amorça une timide résistance, puis se laissa faire. Une esquisse de sourire chaviré illumina son visage de bouddha blanc.

Chapitre 5
Le camarade Zirékian

Je me suis réservé un domaine personnel : la direction des trains de combat, soit les munitions et les armes, et celui de l’intendance, qui s’occupe de la nourriture et des fournitures.
HD-Carnets

Première épreuve : accéder à « Fabien ». L’objectif lui semblait inatteignable. Le problème n’était pas tellement d’entrer dans le bunker. Pour cela, il y avait toujours moyen. Il pouvait se déguiser en postier, ployant, comme un Père Noël, sous un sac de lettres et de paquets divers ; ou jouer au touriste : les tours operators y font à présent escale ; y organiser un défilé de mode ? L’endroit était très couru pour cela ; ou prendre un air de déçu de Jospin qui vient demander sa carte du PC ? ou encore se grimer en juge d’instruction débarquant, impromptu, pour contrôler le budget ? Adopter un vague accent d’Europe centrale et se présenter comme envoyé spécial d’un nouveau parti « frère » ? Si Lilas n’avait pas été si pressée, il aurait tout aussi bien pu attendre la journée du patrimoine : il avait appris que l’immeuble était ouvert au public ce jour-là. Mais cela risquait de faire long. Pénétrer Fabien n’était décidément pas le plus difficile. Mais ce n’était pas ça qui intéressait Azy. Ce qu’il cherchait était autrement compliqué : il voulait pouvoir déambuler dans l’immeuble, fouiner à sa guise dans les étages, traîner dans les bureaux, discuter, enquêter, quoi !
Il sonda autour de lui les rares connaissances qui avaient été dans les lieux. Aucune ne lui fut de bon conseil. L’une d’elles avait bien remarqué qu’on tondait régulièrement la pelouse, sur l’esplanade, devant l’immeuble. Une autre lui signala qu’une équipe de laveurs de vitres venait assez souvent nettoyer l’immense façade. Pourquoi ne pas utiliser ces postes d’observation ? Mais Azy ne se voyait pas en train de courir derrière une tondeuse, à cent mètres du bâtiment : il n’y avait rien à voir ; rien à entendre non plus, affublé qu’il aurait été du casque réglementaire. Quant à se promener sur une nacelle, à longueur de journée, c’était pas trop son genre. Because vertige. Et puis voir défiler les bureaux, le nez collé à la vitre, c’était un peu comme regarder un film en coupant le son : frustrant. Néanmoins, ces conseils avaient du bon. C’était sans doute par le biais d’une société extérieure qu’il pourrait le mieux accéder à La Mecque rouge. Mais comment ? Il rumina longuement, et vainement. Quand, un soir, au comptoir de La Périchole, Odilon, à qui il avait fait part de son tourment, lui parla d’un ami d’un ami qui connaissait « très bien » le patron d’une petite boîte d’électricité du XX°, La Lueur de l’Est, laquelle était en train de retaper tout le réseau du PC et de câbler l’immeuble. Odilon avait appris de l’ami de l’ami qu’il cherchait un « manœuvre ».
— Ça te dit ? demanda-t-il au Calmar.
— Moi et l’électricité, ça fait deux, répondit le décapode. Mais je crois que j’ai guère le choix. Fais dire à l’ami de l’ami que t’as quelqu’un. Inch Allah !
Odilon s’exécuta illico. Pour arracher plus facilement le marché, il invita l’ami de l’ami à venir goûter, un de ces jours, ses rillons de Vouvray. Et déjà il détaillait au téléphone le mode d’emploi :
— ...500 grammes de lard gras frais, 50 grammes de collet de porc...
— Si tu me prends par le collet, répondit son interlocuteur.
Et l’affaire fut conclue. Le Calmar devait se rendre, le lendemain matin, à Fabien, où le patron de l’entreprise l’attendrait. Azy passa sa soirée à potasser un vieux manuel d’électricité, histoire de n’avoir pas l’air trop débile le moment venu. Il était à peu près convaincu que sa lecture ne servait pas à grand-chose mais ça le tranquillisait. À 9 heures précises, ce matin-là, le Calmar se pointait à Fabien. Il ne s’était passé que quatre jours depuis la soirée de l’anniversaire. Une grille entourait l’esplanade bordant l’immeuble de verre ; il longea la clôture ; a priori elle semblait hermétique ; il dut chercher la porte ; l’entrée en effet ne portait aucune indication particulière ; il s’étonna de cette discrétion, et l’interpréta comme un reste, ou une nostalgie, de la clandestinité. Il traversa le parvis, en pente douce, contournant le dôme blanc : il ne put s’empêcher de sourire. Il se souvenait, très vaguement, avoir lu, il y avait quelques années de cela déjà, un roman de science-fiction. Au lendemain d’une apocalypse nucléaire, dans un Paris à demi déserté, hanté par des tribus barbares, Fabien était devenu un bordel, une maison de passe au sens propre. Le tenancier avait fait ajouter au sommet de la coupole, transformée en sein gigantesque, un téton géant, et sans doute clignotant. L’ingénieux propriétaire avait mis au point un système original pour que les couples s’y forment dans le plus total anonymat, à l’aveuglette, c’était le cas de le dire. Les clients, des deux sexes, devaient se dévêtir dans des petites cabines adéquates – étroites comme ces boîtes à sardine par où on transite pour accéder à certains cabinets de médecins dans des hôpitaux. Puis ils empruntaient, homme et femme chacun de son côté, des sas plongés dans le noir, accédaient à des chambres obscures elles aussi où les duos se rencontraient, se formaient et ne se découvraient que tactilement parlant... Après l’amour, ou pas, les clients faisaient le chemin inverse pour retrouver leur cabine, ignorant jusqu’au bout l’identité de leur compagne ou de leur compagnon ; lorsqu’ils quittaient l’immeuble, ils pouvaient croiser du monde mais allez savoir qui avait été l’amant ou l’amante.
Lové dans ses pensées, Azraël était parvenu au pied du grand pan de verre sombre que formait la façade. Il descendit l’escalier. Les deux battants d’une porte de verre coulissèrent ; il pénétra dans « le bunker ». L’espace autant que le bruit le surprirent ; il accédait en effet à un hall immense, étrangement incliné, recouvert d’une moquette verte. Cela ressemblait à un « green » artificiel, mais on aurait été bien en peine de jouer : il y avait un monde fou, on se serait cru dans les allées de la Fête de l’Huma, un dimanche après-midi. De plus Azraël détestait le golf, une gesticulation snob de vieux bourges en Lacoste. Il ne s’agissait pas en fait d’une foule mais de groupes distincts, chacun d’entre eux étant animé par sa propre logique ; ils cohabitaient mais ne se mélangeaient pas. Il y avait ce jour-là, ainsi que l’indiquait un panneau, une réunion de la direction ; c’est elle qui attirait la plupart des présents, ainsi qu’un essaim compact de journalistes, qui gravitait autour d’un point de presse, où une jeune femme gironde leur distribuait des « scoops ». Près de l’entrée, un groupe de jeunes touristes, des gens du Grand Nord scandinave, parlait fort, dans une langue gutturale, écoutait distraitement leur guide. Plus insolite était ce studio de photo qui avait été reconstitué au fond du hall : des mannequins adossés à un mur en béton brut de décoffrage y prenaient des poses insouciantes ou lascives.
— C’est pour le dépliant publicitaire d’un grand couturier parisien, dit une jeune personne à son partenaire, comme ils passaient devant le Calmar.
Non loin des portes des ascenseurs, des ouvriers, en bleu de travail, confectionnaient une sorte d’estrade, mesurant, sciant, martelant, assemblant, s’interpellant aussi. Assise dans un des fauteuils de la réception, à demi engloutie par ce siège monumental, une personne d’un âge avancé bougonnait, dans l’indifférence générale. Azy crut l’entendre parler du Forez. Dans cette cohue, on identifiait facilement les principaux participants à la réunion. En effet ils ne pouvaient pas sillonner le hall sans être précédés par la perche d’un preneur de son, accompagnés par un cameraman et suivis par un journaliste qui les tarabustait de questions. « Les attributs modernes du pouvoir », se dit Azy, philosophe. Étrangers à ces subtils ballets, les Scandinaves se faisaient traduire une plaque de marbre, scellée dans le mur, derrière la porte d’entrée : « En cet endroit, 8 avenue Mathurin-Moreau, dans les années trente, siégeait le Comité antifasciste international. S’y retrouvaient les volontaires français et étrangers des Brigades internationales en Espagne. Environ trois mille Français, presque tous communistes, sont tombés dans ce premier affrontement militaire avec des États fascistes. En hommage à ces valeureux combattants de la liberté. » Les mannequins, longilignes, indifférents, traversaient le hall dans des tenues extravagantes, prenaient la pose puis allaient se changer dans d’invisibles coulisses. Les ouvriers continuaient d’usiner, de taper, de plaisanter. L’aïeul oublié marmonnait quelque chose qui avait trait, apparemment, à la Corrèze. Dans tout ce brouhaha, le Calmar s’approcha du standard. Se présentant à l’hôtesse, il dut presque crier :
— Zirékian ! J’ai rendez-vous avec les électriciens de La Lueur de l’Est.
La jeune femme composa un numéro de téléphone et roucoula dans l’écouteur :
— François, le camarade Zirékian est arrivé.
Le Calmar faillit rectifier puis renonça. Un léger remue-ménage fit alors frissonner l’assistance. Le patron des lieux passait par là. Immergé dans la foule, il était invisible à Azy mais on remarquait assez nettement une vague mouvante de respect, de componction, de reconnaissance qui faisait onduler le public tout au long de sa traversée du green et accompagnait le dirigeant dans sa progression vers la salle de réunion. Les journalistes, habiles sismographes, semblaient très agités par cette électricité ambiante. Ces fabienologues avaient vite fait de repérer qui côtoyait qui, qui était où, qui boudait et pourquoi ; ils en tiraient les enseignements adéquats, actualisant illico leur hit-parade des promus et des déchus. Les touristes vikings, scotchés autour d’une maquette de l’immeuble, s’extasiaient de plus en plus fort au moindre détail donné par leur guide et s’échangeaient des propos incompréhensibles, où surnageait le nom de Niemeyer, l’architecte brésilien qui avait conçu le lieu. Le photographe donnait à ses mannequins des ordres brefs et les filles soumises n’en finissaient plus de sourire. Les ouvriers s’activaient à présent autour d’une banderole, annonçant une prochaine journée « portes ouvertes » des archives du parti. Le vieillard ruminait toujours – parlait-il de Suez ? – mais sa voix se perdait dans le boucan général. Ce hall, se dit Azy, ressemblait à ces scènes d’opéra où d’innombrables figurants remplissent le plateau, se déplacent en chœurs serrés et se croisent sans se voir. Puis, peu à peu, le brouhaha se tassa, se mua en rumeur ; enfin le silence se fit. Des portes ovales, coulissantes, ouvertes à la base du dôme, évoquant un décor de La Guerre des étoiles, engloutissaient les participants à la réunion. Au-delà, on devinait une sorte d’amphithéâtre immaculé. Les journalistes apparemment rassasiés quittaient le siège ; les techniciens rangeaient le matériel. Les touristes continuaient, dans les étages cette fois, leur excursion. Les ouvriers avaient disparu, sans doute partis faire une pause café. Entre deux photos, les jeunes filles blafardes et muettes poursuivaient leur manège, trottinant à pas menus sur la moquette. Seul le petit vieux continuait de marmonner : le Calmar distingua cette fois ce qu’il psalmodiait. En fait, il parlait de Thorez ! Plus précisément, il répétait sans se lasser :
— Et Thorez, qu’est-ce qu’on fait pour le centenaire de Thorez ?

Chapitre 6
Histoires de vieux papiers

... dans les bureaux, j’assiste – première édition pour moi — à une sérieuse prise de bec entre politiques et militaires.
H D-Carnets

— Monsieur Zirékian ? François, de l’accueil sécurité. Je vais vous accompagner ; l’équipe d’électriciens est dans la maison, on va la chercher ensemble...Il avait une vraie belle gueule, ce François, pensa le Calmar, un grand visage franchement laid mais paradoxalement hospitalier. Une trogne à la Chet Baker mâtinée de Calvin Russel, ce chanteur de blues qui, quand il ne croupit pas dans des geôles texanes, joue génialement du folk. Soit des tifs vaguement frisés, un front étagé par une demi douzaine de rides, presque des rigoles, des yeux petits, rieurs, encadrés de pattes-d’oie mais tombés au fond d’orbites creuses comme des cavernes, des cernes gris surplombant un nez franc et massif, une bouche fine avec, à ses commissures, des plis qui ressemblaient à des guillemets. Russel, il est vrai, était né une nuit d’Halloween. Pour Baker, Azy ne savait pas. Pour François non plus, d’ailleurs. Azy et son guide parcoururent plusieurs étages. Tous avaient le même profil. Un long couloir épousait la forme incurvée du bâtiment ; de part et d’autre, des cloisons blanches étaient percées, à intervalle régulier, de portes bleues, donnant sur de petits bureaux, généralement fermés. Des gens pressés sortaient d’une de ces pièces pour s’engouffrer aussitôt dans le local voisin. Ils croisèrent une charmante jeune femme munie d’un arrosoir.
— Pour les fleurs, s’empressa de préciser Lucifer en souriant.
Après un court silence, il ajouta :
— On est dans la faucille !
Devinant la perplexité d’Azy, il dit encore :
— Ce bâtiment a la forme d’une faucille. Il est traversé, en son centre, et perpendiculairement, par la machinerie de l’ascenseur, qui, elle, ressemble à un marteau. Le marteau et la faucille, vous voyez ?
— Très bien, oui.
— Enfin, ça ne se voit que d’avion. C’est dommage.
— Ça me fait penser à une blague, reprit le Calmar.
— Laquelle ?
— Quelles sont les deux tendances qui divisent le PC ?
— Vois pas.
— Les marteaux et les fossiles.
— Pas drôle.
Tout le monde gratifiait le gaillard d’un « Salut, Lucifer » auquel il répondait par un vague grognement.
Ce nom lui allait bien. Le Calmar le lui dit :
— Vous avez un joli surnom.
— J’ai longtemps travaillé à la chaudière.
À plusieurs reprises, Azy repéra, collé sur les portes d’ascenseur, une affichette manuscrite, intitulée « Disparu » ; il était question d’un dossier d’archives qui avait été, semble-t-il, « égaré ». Il était demandé à l’auteur de cette mauvaise plaisanterie de remettre la chose là où il l’avait empruntée...
— Même chez nous, dit Lucifer en levant les bras au ciel. À qui se fier ?
Ils accédèrent enfin au sixième étage. La vue sur Paris devenait intéressante. Azy crut apercevoir, à travers la vitre, au bord du toit en terrasse, un corbeau nonchalant.
Un pépé débonnaire qui passait par là les accosta :
— J’ai un arrivage d’huîtres. Si ça vous tente. Mais faut me dire vite.
Lucifer ne s’attarda pas et conduisit Azy à la cantine. L’équipe d’électriciens était là au grand complet, autour d’une table sur laquelle était déployée une carte. Le plan de la circulation électrique de la maison. On fit les présentations. Azraël stressait, redoutant qu’on ne lui fasse passer un examen. Mais personne ne lui posa la moindre question. L’équipe se répartissait le travail de la journée. Le Calmar fut affecté au premier étage. Sa mission était simple : trouer les cloisons des bureaux pour y faire passer de nouveaux câbles. Le pied. Il était le roi de la chignole. Tant qu’il n’y avait pas à tripoter ce putain de courant, il marchait. Ils atterrirent donc, sa perceuse et lui, au premier. C’était l’étage de la bibliothèque et de la documentation. Tous les bureaux regorgeaient de dossiers de presse, des montagnes de dossiers, entassés sur les meubles et les chaises, serrés sous les tables, emplissant les armoires, courant le long des cloisons, débordant dans le corridor. Ces cartons s’équilibraient parfois dans des assemblages précaires. Certains empilements vertigineux s’étaient affaissés l’un contre l’autre par le sommet et formaient des ogives incertaines. Le lieu manifestement était habité : on entendait de temps à autre derrière ces murailles de papiers des voix assourdies qui répondaient au téléphone ; on apercevait des arabesques de fumée surplombant ces papiers. Mais les autochtones, eux, étaient invisibles, ensevelis sous les paperasses. Même le bruit de la chignole ne réussit pas à les faire broncher. Le Calmar passa sa première journée de turbin à faire des trous, et le sien par la même occasion. Le travail était plutôt peinard. Il découvrit ainsi que les archives dépendaient de ce secteur. À l’étage, une demi-douzaine d’étudiants silencieux, concentrés, dépouillaient religieusement, dans une petite salle, des cartons de papiers jaunis et pianotaient aussitôt sur leur ordinateur portable les précieuses informations qu’ils y glanaient. L’un d’eux écoutait l’enregistrement d’un débat d’antan : l’échange devait être vif ; et le chercheur émotif ; on le voyait sursauter sur sa chaise. Une petite femme, malingre et silencieuse, couvait la salle des yeux, apportant à ses visiteurs de temps à autre de nouveaux dossiers. C’était la nouvelle stagiaire ; elle venait de remplacer, au pied levé, Paula.
En fin de journée, le service donnait d’ailleurs un pot en l’honneur de la nouvelle venue ; s’y retrouvèrent employés et étudiants. Azy faisait mine de percer pour la dixième fois un trou dans le local où l’on avait improvisé une table de réception, avec quelques bouteilles, des verres. Il semblait prendre plaisir à faire du boucan. Finalement, on vint le voir, on lui expliqua que le chef de service voulait dire deux mots de bienvenue. S’il pouvait cesser son raffut. Et venir, pourquoi pas, trinquer avec les autres. Il s’exécuta volontiers. Le responsable, un certain Lescure, prononça deux ou trois phrases, un peu passe-partout, le minimum syndical en quelque sorte. Il n’y était pas question de l’ancienne archiviste. Puis des groupes se formèrent, plus loquaces. Azy y circula, un verre à la main. Il avait pu faire main basse sur la seule bouteille de bière qui trônait là, une Epi Rouge, de la brasserie de Nesle. Une bière légèrement rousse, couleur qu’elle doit à l’amarante, une plante qui lui donne ce goût de fruit mûr, disait l’étiquette. Un débat vif opposait une étudiante et le standardiste du secteur. Ce dernier, un brin provocateur, prétendait ne pas bien comprendre l’intérêt qu’on pouvait trouver aux archives. Fallait être un peu barjot, disait-il, pour se passionner pour de vieux papiers. Sa partenaire, du genre réactif, semblait outrée. Elle se lança dans une diatribe sur le passé, la mémoire, et tutti quanti.
— Et puis c’est souvent de l’explosif ! Toutes ces vieilles histoires, comme vous dites, qu’on croit avoir étouffées . Et hop ! Un jour, ça vous ressaute à la figure, à vous, aux vôtres, ou à vos enfants, à votre descendance.
À mesure qu’elle parlait, la fille s’enflammait.
— Les archives, voyez-vous, c’est des bombes à retardement. Qui n’a pas son cadavre dans le placard ? Regardez autour de vous, on peut le vérifier tous les jours.
Elle parla de l’affaire des Algériens massacrés au cours d’une manif, à Paris, le 17 octobre 1961. Ils avaient été sauvagement chargés par les flics, parqués dans les stades. Ces jours-là, des cadavres flottèrent dans la Seine. Pour l’essentiel, la presse se tut. L’oubli s’installa. Des massacres ? Quels massacres ?
— Mais le crime était bel et bien écrit dans les archives ; et grâce à elles, on a pu reparler des victimes, désigner les coupables, dont un certain préfet de police nommé Papon.
Son partenaire n’arrivait plus à en placer une. Elle enchaîna sur les archives des banques suisses qui rendaient – enfin, un peu – justice aux victimes spoliées de l’holocauste ; ou celles de l’ex-RDA qui ont permis d’identifier quarante mille flics de la Stasi... Azy, déjà, s’approchait d’un autre groupe ; il venait en effet d’entendre prononcé le nom de Paula Marxy. C’était Lescure qui parlait.
— Paula nous est arrivée comme stagiaire. Elle était historienne de formation. En trois mois, elle fit des merveilles. Elle s’est mise à inventorier, classer, informatiser. Un travail de bénédictin. On l’a aussitôt embauchée à temps plein. Elle préparait une thèse sur son grand-père dont l’histoire l’obsédait. Tu connais la réputation de l’aïeul, la terreur qu’il inspirait même à ses proches.
— Elle voulait le réhabiliter ? lui demanda, rigolard, son vis-à-vis.
— Non, je ne crois pas. Elle aurait eu bien du mal, d’ailleurs ; elle se demandait simplement si on ne lui avait pas un peu trop chargé la barque, si on n’en avait pas fait un bouc émissaire idéal. Elle pensait qu’on lui avait fait porter le chapeau pour des choses qui n’étaient pas forcément de son fait. D’ailleurs certains historiens ces temps-ci, des spécialistes des brigades, corrigent un peu l’image du bonhomme : Skoutelsky, Pennetier, Serrano, d’autres encore... Même Courtois dans son Livre Noir écrit que Marxy n’a pas pu se livrer, à Albacete, à tous les crimes qu’on lui impute, c’est dire. Bien sûr, tout le monde est d’accord pour penser que les brigades, c’était pas un parcours de santé, que Marxy avait un côté psychopathe. Mais qui a construit sa légende ? D’abord les fascistes, avant guerre, un certain Tixier-Vignancourt ; les staliniens ensuite qui se défièrent de tout ce qui touchait aux brigades ; puis les thoreziens, jaloux, qui ont noirci le tableau pour le discréditer, pour lui mettre sur le dos la terreur, bien réelle, que les Russes du NKVD ont fait régner dans les rangs républicains.
— Ça fait du monde, dit sobrement l’autre.
— Ouais. Paula pensait qu’en somme le pépé expiait pour tout le monde. Et puis l’homme dont elle me parlait cadrait mal, c’est vrai, avec l’image d’Épinal qu’on a tous de lui.
Lescure rappela la jeunesse anar du bonhomme, officier de marine qui poussa aux mutineries de la mer Noire, en 1919, et fit de la taule ; un fonceur qui, élu député, n’hésita pas à faire le coup de poing à l’Assemblée, mena la lutte contre la guerre du Rif puis dirigea les Brigades internationales. Thorez n’aimait guère ce secrétaire de l’Internationale communiste ; il l’accusa plus tard d’être un flic : Marxy fut viré du parti en 1952.
— Paula d’ailleurs n’était pas coco, ajouta Lescure.
— Tu blagues ? ! l’interrompit son interlocuteur.
— Pas du tout. C’est drôle de penser qu’elle gérait nos papiers, mais c’est comme ça. Elle était plutôt libertaire, comme l’était d’ailleurs le grand-père, au tout début. Elle aimait rappeler qu’il côtoyait les militants anars catalans qui fréquentaient le café paternel.
— Marxy, nanar ?
— Le petit Marxy, oui... Et on dit même que, sur ses vieux jours, il renoua ouvertement avec les milieux libertaires.
— Et Paula avait trouvé des choses à son sujet dans les archives ?
— Elle ne me disait pas tout mais je sais qu’elle était sur des pistes. Elle était très tendue, ces dernières semaines. Je n’en suis pas complètement sûr mais je crois bien que cela avait à voir avec sa recherche. Faut dire qu’elle s’était aussi beaucoup donnée pour organiser la prochaine journée « portes ouvertes » consacrée aux archives ... Et puis voilà, cet accident.
Le Calmar traîna encore un peu entre les groupes. Tout le monde semblait s’être donné le mot et parlait à présent de Paula. Il n’y était question que de son métier d’archiviste, de son professionnalisme ; personne n’évoquait sa vie privée.

Chapitre 7
La chute de Lénine

... je vois les deux frères ennemis se dresser l’un contre l’autre. Conflit endémique qui, déjà, ronge et sape l’armée des volontaires dans ses œuvres vives.
HD-Carnets

Le lendemain, le Calmar pointait aux aurores. Il avait déjà ses habitudes. On lui demanda de faire des trous dans le hall d’entrée, cette fois. C’est là qu’il croisa Lucifer, nerveux.
— Vous tombez bien, on a un problème avec les ordinateurs, dit-il. Et vos collègues sont introuvables.
Il lui expliqua que la base de données des archives était tombée en panne et pria Azy de le suivre. « Restons zen », se dit le Calmar. Il était incapable de mimer le moindre bricolage sur un ordinateur et chercha comment improviser : se perdre dans les couloirs, s’absenter aux toilettes, singer une rage de dents... Rien de convaincant ne lui venait à l’esprit. Mais l’informaticien maison, une tête à la Woody Allen, de grosses lunettes qui lui mangeaient la moitié du visage, avait été retrouvé entre-temps ; il était déjà devant un des écrans du service et cherchait l’erreur. Alléluia ! Le dépanneur dut admettre que plusieurs fonds informatisés avaient bel et bien disparu, suite sans doute à des manipulations hasardeuses.
— Ce qui est curieux, c’est qu’il reste toujours une trace, ou un bout de trace, dans la mémoire de la bécane, non ? dit-il en s’adressant à Azraël.
— Affirmatif, répondit celui-ci, l’air absorbé.
Or, ici il ne restait rien. Impossible de retrouver le moindre indice. Heureusement qu’on avait ces fichiers en double sur une batterie de disquettes ; on put rétablir toutes les opérations.
— On aurait été mal, pour les portes ouvertes, avec nos écrans vides. J’entends déjà les commentaires, comme dit la chanson...
Tout le monde commençait à décompresser quand Lescure, venu à la rescousse, doucha l’assistance.
— Putain, regardez un peu l’ordinateur de Paula.
Lui aussi semblait avoir été visité, de belle manière. Une mystérieuse panne avait tout effacé. Lescure avait beau pianoter, l’écran était blanc, vierge, immaculé. Zéro info. La purge totale. Finalement, il réussit à faire repartir le traitement de texte. Mais l’appareil était devenu amnésique.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Paula stockait là toutes les données de sa thèse, s’énervait Lescure. Je me souviens l’avoir vue mettre en boîte des bios de personnalités qui figuraient dans ses recherches, Baillou, Leprince... Son directeur de thèse devait venir les récupérer. Même inachevée, cette étude, disait-il, devait être publiée. Et regardez, tout semble s’être évanoui.
Il venait en effet de taper M.I.L.L.O.U. sur le clavier ; le nom s’inscrivit sur l’écran. Il interrogea l’appareil. Laconique, l’engin répondit du tac au tac : « Il n’y a pas de réponse à la question posée. Modifiez. Relancez. »
— Vous avez vu, non mais vous avez vu ça !
Tout excité, il répéta l’opération successivement avec M.A.R.X.Y., T.H.O.R.E.Z., D.U.C.R.A.N., L.E.P.R.I.N.C.E ... Chaque fois, il eut droit à la même réponse. Or, il savait pertinemment que ces fichiers avaient existé. Bonjour, le bogue ! Lescure n’était pas sûr que Paula ait fait un double de ses dossiers. Il était même à peu près convaincu du contraire. Plusieurs fois, il lui était arrivé de la mettre en garde.
— Ça ne m’arrivera jamais ! disait-elle. Et voilà le travail.
De plus, elle n’avait fait aucune sortie papier. C’était une vraie maniaque de l’informatique, ajouta son Woody Allen de voisin. Elle ne savait quasiment plus se servir d’un stylo. Elle était de cette génération qui biberonna en titillant un game boy, grandit avec une megadrive, devint pubère avec une playstation. Et quand elle voulait se changer les idées, elle s’agitait sur un flipper !
— Le seul papier que j’aie trouvé ici, intervint alors la remplaçante, c’est ça.
Elle montra une photocopie, noircie, d’un texte manuscrit, apparemment tiré d’un carnet, où des phrases imprécatoires étaient cochées au Stabilo rouge. Le Calmar, l’air de rien, lut quelques mots :
Un recul stratégique s’impose ...
Mais déjà Lucifer l’entraînait vers son bureau. On n’était pas loin de l’heure de l’apéro. Les deux hommes, la veille, pendant qu’ils déambulaient dans les étages, s’étaient découvert une commune passion pour la bière. Lucifer tenait à lui montrer sa collection. Sur une armoire, comme d’autres alignent des coupes, lui exhibait une impressionnante enfilade de bouteilles vides, de l’ancien bloc de l’Est, de l’ex-RDA notamment. L’homme avait gardé un souvenir impérissable d’une délégation en Tchécoslovaquie. Aux aciéries rouges et autres fermes modèles, il avait préféré les brasseries.
Sur 1’histoire du breuvage à travers les âges, le bonhomme était incollable.
— Sais-tu qu’on trouve le mot « bière » dans des archives du xv° siècle ?
Il aurait pu sans rougir participer à une émission spéciale de Questions pour un champion. Il lui apprit ce qu’était « l’épreuve de la bière », un test de guérison de la chaude-pisse, autrement dénommée blennorragie :
— Huit jours après la fin du traitement, on te fait boire un litre de bière à la veille de l’examen et ça permet de voir s’il te reste ou pas des gonocoques... Le Calmar fit une moue dubitative. Puis, il n’y vit aucune association déplacée, ils en vinrent à parler de Paula. Lucifer et elle avaient manifestement sympathisé ; dès qu’on grattait un peu, on voyait bien que le bonhomme demeurait encore tout retourné par le sort de la jeune femme.
— Elle et moi, c’était un peu la Belle et la Bête. En tout bien tout honneur !
Homme à tout faire, c’est lui qui avait assemblé les étagères des archives, jusque-là stockées en vrac ; elle était avec lui simple, directe, pas du tout bégueule, « comme beaucoup d’autres dans les étages ». Il devait en être un petit peu amoureux. À l’évidence lui aussi semblait tout ignorer de la vie privée de la jeune femme.
— Je te dis pas, quand je l’ai vue en bas ! J’étais de permanence cette nuit-là. Drôle d’accident quand même.
— Pourquoi vous dites ça ?
— Pour rien, comme ça... Heureusement, elle ne s’est pas vue mourir. Quand même, recevoir une statue au coin du crâne...
— Je croyais que Paula était tombée ? réagit le Calmar.
— C’est ce qu’a dit la presse, en effet...

Chapitre 8
Les puces rouges

Je modèle ma conduite sur la situation
H D-Carnets

Lucifer se tut. Il était drôle à voir. Comme s’il avait envie de parler et qu’il se contrôlait tout aussitôt.
— Il y avait un désordre anormal dans les rayons, cette nuit-là. On a dit à la police que ce dérangement avait été provoqué par la chute de l’archiviste. Parce qu’on ne voulait pas de problèmes ; et les flics n’entendaient pas se compliquer la vie.
Lucifer était malheureux, partagé. D’un côté, il ne voulait pas de vagues, ses collègues non plus ; en même temps, il trouvait l’affaire louche, il aurait bien aimé voir cette histoire tirée au clair. Peut-être sa manière à lui de rendre hommage à la belle Paula. Discipliné mais tourmenté, le gaillard semblait soulagé de pouvoir parler de ça avec quelqu’un. Il se trouva que ce fut le Calmar.
— Les archives sont dans la maison ? Demanda Azy, faux ingénu.
— Top secret, bonhomme. Mais si ça t’intéresse, je peux te montrer la statue...
Azraël sauta sur l’occasion. Les deux hommes se donnèrent rendez-vous après le déjeuner. Tout le monde était au café, les couloirs désertés. Azy suivit son cerbère, direction la « Balle des cadeaux », au troisième sous-sol. Une vraie caverne d’Ali Baba. Découvrant ce capharnaüm, le Calmar émit un petit sifflement. Ce n’était pas les Lénine qui manquaient. Il y en avait là tout un régiment ! Des blancs, des noirs, des jaunes... Des centaines de sculptures de Lénine de tous les continents, de toutes les tailles, dans toutes les poses, de simples têtes, des bustes ou des personnages de pied en cap. Des tableaux et des tentures, itou, où l’on voyait le chef bolchevique seul ou en groupe, clandestin planqué dans une cabane ou nouveau tsar installé sous les ors du Kremlin, bavardant dans l’intimité d’un appartement ou vociférant à la tribune d’un meeting, prenant des notes sur un coin de table ou tapotant les joues d’une fillette, recevant des étrangers beaux comme des rois mages ou saluant, la casquette à la main, d’invisibles manifestants...
Et ces Lénine n’étaient eux-mêmes que la pointe avancée d’un invraisemblable bric-à-brac, un océan de cadeaux hétéroclites, inutiles, dont personne n’avait voulu et qui s’entassaient là depuis des lustres. La corporation des mineurs était la mieux représentée. Il y avait de quoi faire un petit musée de la mine : estampillés, des morceaux de charbon avaient des allures de reliques ; des casques, des lampes et des pics étaient rangés selon leur taille, près de modèles réduits de puits de mine, avec leur terril.
— C’était pour Maurice, dit Lucifer.
Azy présuma qu’il s’agissait de Thorez. Les sidérurgistes avaient aussi leur coin, avec des plaquettes de métal en forme d’icône, des roulements à billes, mais aussi des maquettes de hauts fourneaux ; des reproductions d’engins de toute nature, des voitures, des Renault surtout, des camions et camionnettes ; une armada d’outils, pinces, tenailles et marteaux ; des souvenirs de combinats chimiques, d’usines miniatures, de barrages ; des batteries de serpes, de faux et faucilles sentaient bon la campagne. Le rayon des souvenirs étrangers était encore plus fourni : quantité de reproductions évoquaient une porte d’entrée du mur d’enceinte du Kremlin, l’envol hyperbolique d’une fusée soviétique, une figurine de Gagarine rayonnant, un bout de rail du transsibérien, des cendriers vietnamiens faits de parcelles de carlingues de B52 américains, des broderies africaines à la gloire d’une myriade de chefs d’État, des ponchos aux slogans antiaméricains... Il y avait même une yourte mongole, à demi démontée. Le mur de droite était masqué par une collection de tableaux réalistes, déclinant une gamme infinie d’ouvriers modèles, de paysans ardents, de femmes rubicondes, d’enfants heureux, une variété de portraits aussi de dirigeants aujourd’hui oubliés. En face, la cloison disparaissait sous un impressionnant empilement d’exemplaires de Fils du peuple.
Le Calmar déambulait, rêveur, au milieu de ces puces rouges ; ce cimetière des utopies lui renvoyait une série d’images, de sons, mille fois vus ou entendus dans des films, des documentaires, à la télé, mouvements de foule, slogans, cris de manifs, coups, rires, ritournelles. Tout un monde perdu, en noir et blanc. Lucifer le rappela au principe de réalité :
— C’est c’lui-là, dit-il.
Il désignait un Lénine mastoc, qui devait faire une bonne dizaine de kilos. La statue brillait comme un pare-chocs de vieille limousine dans une rue de La Havane ; elle avait dû être soigneusement briquée.
— Cherche pas d’empreintes ! confirma Lucifer. Y a rien de rien.
— Vous pensez que le commissaire du peuple en chef n’est pas tombé tout seul ?
— Je vais te dire franchement : vu où on l’a trouvé, il aurait dû faire un sacré saut.
En veine de confidence, Lucifer ajouta qu’il s’était même demandé si ce n’était pas un coup des gardiens du temple.
— Kesako ? s’étonna Azy.
Les gardiens étaient une association d’anciens dont le mot d’ordre était : Touche pas à mon Histoire. Beaucoup de durs à cuire dans cette équipe. Des inconditionnels de Thorez. Un palmarès fourni de beaux coups, de moins beaux aussi. Ces ancêtres n’acceptaient aucune critique du passé, aucune remise en cause du chef d’antan. Tout un temps c’est eux qui ont géré les archives. Coupant ce qui ne leur convenait pas, réduisant les procès-verbaux, effaçant les enregistrements, escamotant les dossiers tordus. Tout cela dans la plus parfaite impunité. Aussi ces gardiens ont plutôt tiqué à l’idée d’inventorier les documents, de les classer, pire : de permettre l’accès du public, du moins pour une partie d’entre elles. Ils étaient verts de rage. Certains se sont tirés avec des papiers. D’autres ont fait de la résistance passive, ont traîné des pieds. Car ces vieilles barbes n’étaient pas toutes décrépites : la plupart avaient souvent gardé une énergie à peine croyable.
— J’en ai vu un, l’autre matin, intervint Azy. Dans le hall. Il radotait peut-être mais il ne manquait pas de punch.
— Ces gérontes ont vu d’un drôle d’œil l’arrivée de Paula. Non seulement ils prenaient les archives pour leur chasse gardée, mais tous ces anciens thoreziens
avaient Marxy dans le nez. L’ancien patron du PC n’était-il pas son ennemi juré ?
— J’imagine qu’ils ont dû râler quand ils ont vu revenir la petite-fille.
— Et pourtant, elle a su se les mettre dans la poche. Avec sa gentillesse, sa compétence aussi.
— Alors ?
— Alors, j’ai du mal à croire qu’un de ces papis ait pu faire le coup.

Chapitre 9
La fille de l’horloge

Exploiter intelligemment la carence des chefs, les discréditer en sourdine et distiller, goutte à goutte, le poison de la démoralisation.
HD-Carnets

Lilas avait raison. C’était décidément un drôle d’accident qui avait fauché la belle Paula. Pour l’heure, il y avait plusieurs pistes du côté de Fabien. Cette histoire d’anciens. Peut-être. Mais il pouvait tout aussi bien soupçonner Lucifer. Un crime passionnel : elle s’était refusée à lui ! Ou n’importe laquelle des filles de la maison ? C’est que Paula était vraiment trop belle : elles en avaient assez de voir les hommes s’interrompre à son passage. Ou encore une éminence du bureau politique ? L’archiviste aurait trouvé des choses... qui ne la regardaient pas. Bref il y avait là des suspects en puissance. Trop, peut-être. Or, c’est bien connu, trop de suspects tue le suspect. Azy se dit qu’il était temps d’aller voir de l’autre côté. Du côté de la vie privée de Paula.
Provinciale, la jeune femme vivait seule, manifestement, à Paris. Restait le petit milieu SM de la capitale. Il hésitait un peu. Ce n’était guère son monde. Certes il avait parfois côtoyé cette tribu. Lors d’une enquête récente sur des réseaux négationnistes, il avait dû traîner ses guêtres dans de drôles de lieux. Mais c’était à Lyon. Et ici ? Il n’allait tout de même pas se mettre à arpenter tous les sites sadomaso de Paris ; ni lancer un avis de recherche sur Minitel. Il se rabattit sur la seule adresse qu’il possédait, celle du Follie’s. D’autant qu’on était samedi, que les électriciens avaient droit, comme tous les prolétaires, à leur repos mérité. L’établissement donnait sur le boulevard Poissonnière. L’air plutôt prospère. Du métro, on ne pouvait échapper à sa façade, clinquante, agressive. À gauche du bâtiment, devant une succession de sex-shops, des portiers racolaient le passant, proposant des photos, des revues, des spectacles, des filles ; à droite, une palissade, cachant sans doute un chantier, offrait une série d’affiches ondulées vantant des sites du téléphone rose. Le Follie’s, côté cour, était une galerie d’art SM, un concept qui faisait fureur ces derniers temps. Sur trois niveaux, accroché au mur, exposé derrière des vitrines ou projeté sur des écrans vidéo, tout le savoir-faire SM se donnait à voir. Le rez-de-chaussée était consacré aux pratiques contemporaines. Au mur, des citations, signées P.B., délivraient la morale de l’histoire : « Au chef-d’œuvre, on connaît l’artisan. Mais la sagesse populaire ajoute : Un bon artisan prend soin de ses outils. Masques, cagoules, pinces, aiguilles, crochets, cravaches, fouets, barres, potences, chevalets, entraves, liens de toutes sortes sont tenus par lui en parfait état de fonctionner. » Ou encore : « Il s’agit moins du sexe que du corps. La dominatrice, le dominé peuvent donc aisément passer d’un sexe à l’autre. L’homme sera traité en femme, la femme comme pourrait l’être un giton. La chair importe, non les formes précises qu’elle revêt. Au-delà d’elle, on cherche à traquer l’humain dans ce qu’il a d’unique. »
Le premier étage montrait les mœurs passées. C’était grosso modo la même chose, mais couleur sépia. Une petite touche de nostalgie en prime. Les hommes étaient plus volontiers moustachus ; les femmes avaient plus franchement l’air canaille. Deux petites niches rendaient, chacune, hommage aux pères fondateurs. Dans l’une le marquis de Sade rappelait que « la Nature n’a créé les hommes que pour qu’ils s’amusent de tout sur la terre (...) ; tant pis pour les victimes, il en faut ». Dans l’autre, le chevalier von Sacher-Masoch clamait : « Je trouve un attrait étrange à la douleur, et rien ne peut plus attiser ma passion que la tyrannie, la cruauté et surtout l’infidélité d’une belle femme. » Un dernier niveau saluait les méthodes étrangères. Une salle germanique, baptisée « Egon Schiele », louait les mérites des « dominas » de Hambourg. Une série de dessins de Tomi Ungerer représentait ces dominatrices, harnachées, qui attachaient, fouettaient, flagellaient. Ces « impératrices » — on ne les touchait pas — officiaient sur la Herbertstrasse, une rue fermée aux deux extrémités par un mur de fer, un check point Charlie de la prostitution. Dans le genre, les Africains ne se défendaient pas mal non plus, les Sud-Américains n’étaient pas en reste ; et les Asiatiques n’avaient pas à rougir.
Azy s’abîma dans une réflexion sur le genre humain, qui en revenait toujours aux mêmes canons... Le long de l’escalier qui permettait d’accéder à ces trois étages, une exposition de photos, au mur, était consacrée au bondage ; on y voyait la même jeune femme, nue, debout, progressivement ligotée ; la corde emprisonnait ses seins, puis son sexe, puis son ventre ; elle était ainsi de plus en plus rudement emmaillotée ; finalement tout son corps était entortillé, ses chairs comprimées, comme une étrange pelote dont ne surgissaient plus que la tête et les jambes. Certains tableaux proposés étaient interactifs, ludiques ; une gravure représentait une femme écrasant, du talon de son escarpin, le dos nu d’un homme à terre ; si l’on actionnait un bouton, s’élevait un râle de souffrance et de plaisir qui envahissait la pièce et se propageait, interminable, allant crescendo, dans les étages.
Côté jardin, le Follie’s était un club privé ; on y accédait par une porte, au rez-de-chaussée de la galerie. Après la visite des étages, qui était libre, le Calmar fut attiré par cette entrée. Il s’adressa à la vendeuse qui tenait une échoppe où l’on trouvait aussi bien des cartes postales égrillardes que des godemichés cloutés, des ouvrages très orientés, des sous-vêtements de cuir, des harnais ou des fouets.
— Monsieur a réservé ? lui demanda la matrone.
— Non, Monsieur n’a pas prévu, mais Monsieur aimerait bien voir un peu, répondit-il.
— Je ne peux rien pour vous, désolée, faut réserver, répliqua-t-elle.
Le Calmar fit glisser vers la dame un Gustave Eiffel. Les deux cents balles disparurent comme par miracle.
— Bien sûr, on peut toujours faire un saut, vite fait bien fait ; mais à cette heure, c’est plutôt calme. Et puis je vous répète que ce n’est pas dans les règles. À l’avenir, réservez !
Elle appela un jeune Oriental, de type hindou, qui avait l’air d’être le factotum. Ils traversèrent le musée et accédèrent à une grande salle mitoyenne. Ça sentait le renfermé et le vieux tabac. Malgré une étoffe, couleur bordeaux, tendue sur les murs, le lieu était froid. La pièce était presque vide, deux ou trois tables, quelques chaises ; au centre trônait une caisse en bois, apparemment hermétique, percée d’une série de trous, gros comme un œuf, à moins d’un mètre du sol :
— Le boxon, dit le cornac. Très prisé les grands soirs.
Ils se retrouvèrent dans un couloir faiblement éclairé, avec une enfilade de portes, sur sa droite.
— Monsieur ne vient pas à une heure de pointe, il n’y a que deux chambres qui fonctionnent, dit l’Hindou en désignant les petites lumières vertes qui brillaient au-dessus de deux portes voisines.
Azy trouva étrange ce verbe : fonctionner ; mais il ne voulut pas entrer dans un débat sémantique. Arrivés à la hauteur de la dernière pièce, ils empruntèrent un étroit corridor qui contournait toutes les chambres, parallèlement au couloir ; à intervalles réguliers, dans la cloison se trouvait un œilleton ; l’Hindou qui ouvrait la marche lui fit signe de ne pas faire de bruit ; il colla son œil sur le trou.
— C’est le baffé, susurra-t-il, amusé.
Le Calmar regarda à son tour. Une fille, qui avait l’air très en colère, était dressée devant un homme agenouillé ; elle portait une robe décolletée, évasée, comme on en voyait après guerre ; ses cheveux étaient retenus par un bandeau. Un peu le genre Simone de Beauvoir à la terrasse du Flore à la Libération. « Pas possible, elle est déguisée », se dit Azy. L’homme, rondouillard, grimaçant, était nu ; la fille le giflait, le traitait de tous les noms ; il avait un sourire étrange ; on n’aurait su dire s’il souffrait ou riait. Le Calmar n’eut guère le loisir de creuser la question ; l’Hindou le tirait par la manche.
— Le bijoutier ! dit-il, malicieux, en désignant la pièce mitoyenne.
Là, c’était la fille qui était nue, agenouillée sur le lit ; la tête et les épaules enfouies dans les draps, on ne voyait en fait que sa croupe, tendue ; un homme, en costume gris, la prenait en photo avec un gros Polaroid ; sur une tablette, une petite mallette était ouverte, découvrant un écrin de velours bleu ; y étaient alignés une demi-douzaine d’étranges bijoux, plus exactement des joyaux montés sur des tubercules.
— C’est quoi, ce qu’il a dans la mallette ? Murmura le Calmar à l’oreille de l’Hindou.
— Des rosebuds ?
— Des quoi ?
— Des fleurs d’anus, si vous préférez ; vous ne connaissez pas ?
Il lui était arrivé d’en voir dans l’arrière-boutique d’une bijouterie d’art, comme disait l’enseigne, tenue par une de ses connaissances. C’était donc ça, ces parures oblongues, et ça s’enfilait là ! Il n’avait jamais eu la curiosité de demander. L’objet prenait racine dans les entrailles ; n’émergeait, façon de parler, que le sommet, une pierre précieuse par exemple ou toute espèce de reproduction – du papillon à la tour Eiffel, la gamme est infinie – en or ou en platine. Azy s’imagina voir surgir ainsi un calmar mordoré. L’idée le laissa perplexe.
Il se recolla à son poste d’observation, et remarqua de fait la cerise sur le gâteau, un diamant qui brillait de mille feux dans le cyclope ; l’homme en gris continuait avec méthode son travail : il prenait la photo, extrayait le bijou, le rangeait, maniaque ; il se saisissait d’un autre exemplaire, qu’il briquait, puis il le fichait méticuleusement dans son modèle. Et ainsi de suite.
— Spéciaux, vos clients ! dit le Calmar à la caissière, en sortant.
— Vous n’avez rien vu ! C’est des doux, le matin ; les agités viennent plus tard...
Azy se mit en devoir de faire la conversation. La caissière prétendait être une étudiante en psycho, elle n’aurait trouvé que ce job pour financer ses études. Devant la moue de son interlocuteur, elle attaqua :
— Les vocations tardives, vous connaissez pas ?
Opportuniste, il hocha la tête pour acquiescer. Pas question de se mettre mal avec le cerbère. À cette heure de la journée, reprit-elle, il n’y avait quasiment pas de clients. En tout cas peu de réguliers. Des touristes, par cars entiers, parfois. Des gens du Nord, surtout. Elle pensait qu’ils avaient une sexualité plus tortueuse que les Latins.
— Connaissez pas Bergman ?
Le Calmar dit qu’il aimait. Elle n’insista pas. Ils bavardèrent ainsi, un bon moment. De son observatoire, elle devait en voir défiler, des drôles, insinua Azy, qui lui demanda si elle n’avait jamais pensé écrire ses Mémoires. L’idée plut à la dame.
Elle voyait déjà la galerie qu’elle dessinerait. Plutôt des doux, d’ailleurs. Même s’il leur arrivait de s’agiter drôlement « dedans », comme elle disait, dès qu’ils passaient la porte, ils avaient l’air doux comme des agneaux. Et puis, les méchants, elle pouvait pas les saquer. Le Calmar l’assura que lui non plus, il n’aimait guère les hargneux. Même qu’il leur faisait la chasse !
— La chasse ? demanda-t-elle, intriguée.
Il dit alors qu’il était un privé. Puis attendit la réaction de l’hôtesse. Encéphalogramme plat. Il continua, précisant qu’on faisait parfois appel à lui pour rechercher ce genre de personnages. D’ailleurs il cherchait actuellement des informations sur une jeune femme qui venait de passer l’arme à gauche, une habituée des lieux, lui avait-on dit.
— Vous savez, ce qu’on dit. ..
Il lui montra la photo du Parisien. La caissière se ferma comme une huître. Il insista, joua la grande scène de la séduction. Tenta une relance, parla de psychologie, de Bergman. Elle s’était mise aux abonnés absents. En désespoir de cause, il allait sortir un autre Eiffel, quand repassa l’employé hindou. S’approchant du comptoir, il vit la photo que le Calmar n’avait pas eu le temps d’escamoter.
— Tiens, c’est la fille de l’Horloge, dit-il.
— De quoi j’me mêle. On t’a pas sonné, toi, répliqua la conciergerie, en pétard. Retourne au club !
— Ça va, répondit l’Oriental, je croyais que tu pouvais pas la sentir.
— On donne pas les clients, compris ? Et puis c’est quoi, cette histoire de « sentir ». Dis tout de suite à Sherlock Holmes que je l’ai trucidée, cette pétasse, tant que tu y es ?
Le ton montait. La caissière grondait. L’Hindou tenait bon. Ils n’allaient pas en venir aux mains, tout de même, se demandait Azy, qui ne savait pas bien comment prendre cette comparaison avec Holmes.
— Écoutez, dit-il finalement, je ne suis pas un flic ; je sais être discret ; cette fille a eu des misères ; je veux savoir pourquoi, c’est tout. Il n’est pas question d’ébruiter quoi que ce soit, ni même de parler de votre lupanar ; mais le mieux, c’est de m’aider moi, car je vous signale que si j’avance pas, la famille va mettre les flics sur l’affaire ; et avec eux, ça va être autre chose. Un ange passa. Le Calmar sentit du flottement dans les lignes adverses ; il reprit :
— Alors, c’est quoi, c’te histoire d’horloge ?
Silence radio.
— Tant pis, dit-il, je vous aurai prévenus.
Il fit mine de partir, se hâtant lentement. Il n’avait pas fait trois pas que la caissière le rappelait :
— C’est rien, c’est une plaisanterie.
— Plaisanterie, ce qui est arrivé à cette fille ?
— Non, ce surnom d’Horloge. On avait baptisé comme ça un client ; c’est un régulier, un ponctuel, si vous voyez ce que je veux dire ; deux fois par semaine, il est là, les mêmes jours, le lundi et le jeudi.
— Et toujours à la même heure, à midi pile, ajouta l’Hindou, malicieux.
— Et encore, c’est rien de dire qu’il vient à la même heure, reprit la femme qui semblait soudain s’amuser à cette évocation : à l’heure tapante, au carillon de Saint-Julien, en face, le gars pousse la porte ; alors, forcément, à la longue, on en rigole entre nous. On compte : au douzième coup de l’horloge, il va passer la porte, qu’on se dit. Et ça ne rate jamais ; avec la même régularité, il repart, une heure après. Un vrai métronome, ce type. Tu peux régler ta montre sur ses visites. Plus la peine d’appeler l’horloge parlante.
— Et quel rapport avec la fille de la photo ?
— Depuis quelques semaines, on voyait bien qu’il était très intéressé par la jeune femme, celle de la photo justement. D’où « la fille de l’Horloge ».
— C’était une cliente régulière ?
— Vous n’allez pas recommencer !
— Il lui arrivait de venir pour le boxon ; tu vois ce que c’est ?
— On est passés devant tout à 1’heure, dit l’Hindou. La caisse percée. Les trous. Les hommes y mettent leur machin. Dans la boîte, il y a quelqu’un, une femme, tu comprends...
— Bon, ça va, coupa la caissière, monsieur a compris. Après la cérémonie, appelons ça comme çà, il est de règle de laisser la locataire tranquille. Lui l’a suivie, s’est accroché à elle ; et elle, qu’avait l’air plutôt du genre solitaire, elle s’est laissé faire. En tout cas, par la suite, on les voyait souvent ensemble, comme un couple ; du moins c’est en couple qu’ils arrivaient ; je dirai pas qu’elle avait l’air ravi ; mais, bon, avec les gens d’ici, on ne sait jamais au juste ce qu’ils pensent. ..
— Vous connaissiez son nom ?
— Non. Ni celui de la fille, qu’on a appris par le journal, ni celui de l’Horloge. De toute façon, ce n’est pas dans les habitudes de la maison de demander les papiers. Ici on paie cash ; quand il faut réserver, les clients prennent des noms d’emprunt. Elle se faisait appeler Justine. Lui, c’était Donatien.
Dans le métro, le Calmar se retrouva en face d’un passager plongé dans un journal financier, largement déployé devant lui. L’homme baissa un moment sa feuille de boursicoteur pour voir dans quelle station arrivait la rame : il avait toutes les apparences du cadre stressé ; pourtant, son visage, légèrement empâté, était d’une couleur rouge vif. Sortait-il d’un sauna ? Frisait-il l’apoplexie ? C’est en quittant le wagon que Azraël se souvint, soudain, où il avait vu ce personnage.

Chapitre 10
Le masque et la brume

Tout de suite du reste il nous faut agir et gagner la confiance de mes frères de douleur.
HD-Carnets

Le lundi suivant, le Calmar reprit le turbin à Fabien. Il devait terminer l’aménagement du hall. Lucifer s’y activait également. Celui-ci avait été chargé de préparer le lieu pour la prochaine journée « portes ouvertes » sur les archives du PC : microordinateurs mis à la disposition du public, écrans de télévision, expositions d’affiches, manuscrits présentés sous verre, etc. Azraël s’éclipsa en fin de matinée. Il avait décidé de faire un saut au Follie’s. En métro, c’était à cinq minutes. Au guichet, la caissière fit mine de ne pas le reconnaître. Il se faufila derrière une vitrine dans laquelle un mannequin prenait la pose. La femme de cire était affublée de tout un attirail de cuir noir, qui donnait une impression à la fois de violence et de méticulosité ; un masque, percé de trois trous ronds d’égale importance pour les yeux et la bouche, lui recouvrait le visage ; il était fermé à l’arrière du crâne par une cordelette ; la bouche, obstruée par un objet indéfinissable, un linge roulé en boule, semblait-il, avait l’air de retenir un cri ou un grognement à jamais inaudible ; un jeu compliqué de sangles, depuis les épaules jusqu’aux cuisses, harnachait le buste et les hanches, eux-mêmes maintenus étroitement enserrés dans une guêpière ; tout le long du dos, un lacet zigzaguait entre les œillets du corset ; il était si profondément tendu qu’il s’incrustait par endroits dans la cire. Les jambes étaient gainées dans des cuissardes, pareillement noires, dont la tige montait jusqu’en haut des cuisses. Les mains gantées de la femme se refermaient sur le manche et les lanières d’un petit fouet. Sous le mannequin, un carton indiquait : « Cérémonies ? Fêtes cruelles. Leur temps est celui de la transgression. Nous lions celle-ci au désordre des sens. L’erreur serait de croire que ce désordre peut être porté à son comble hors d’un certain ordre, que la fête pourrait se dérouler sans règles. Celles-ci, soigneusement élaborées et répétées, deviennent un sévère rituel. Qui dit rituel dit vêtements, accessoires, langages, attitudes, rythmes particuliers. On verrait bien ces fêtes ténébreuses rythmées par le claquoir, comme l’étaient les cérémonies, dans les couvents. P.B. »
Le Calmar, lui, se disait plutôt que cet accoutrement, souliers mis à part peut-être, ressemblait assez à l’étalage d’une sellerie de sa rue, devant lequel il passait tous les jours. Au rayon canin, on y trouvait des muselières, des harnais, des laisses et des fouets, autant de signes extérieurs de la soumission animalière. Azy amorçait à peine cette étude comparative que sonnèrent les douze coups de midi. Illico apparut le client. Sa ponctualité était réellement impressionnante. L’homme se dirigea vers la caisse. Il était d’assez haute taille, habillé noir sur noir, de pied en cap. Un quinqua plutôt bien conservé. Il portait la tête légèrement penchée ; cheveux gris, front étroit, yeux clairs, nez petit, lèvres droites et minces, tout semblait fuyant dans cette face, si ce n’étaient des sourcils broussailleux, une toison totalement disproportionnée, à la fois ridicule et diabolique...
— Toujours à l’heure, dit la caissière.
L’homme ne répondit pas, esquissant un sourire passe-partout ; il était accompagné d’une très jeune femme, les cheveux longs, d’un noir bleuté, le visage excessivement pâle ; ils traversèrent le musée. Azy les suivit à distance. Le couple avait disparu du côté des chambres. À cette heure-là, ils étaient les seuls locataires. Comme un vieil habitué, le Calmar contourna les pièces et colla son œil dans l’orifice adéquat, au dos de la seule chambre qui « fonctionnait ». L’Horloge était assis à califourchon sur une chaise, au milieu de la pièce ; la fille se déshabillait, lentement, sans effet. Le couple était silencieux. Tous deux semblaient se connaître. En tout cas, chacun avait l’air de savoir ce que l’autre attendait. La fille, nue, se mit à quatre pattes. L’autre se contentait de l’observer, l’obligeant à tourner, dans cette position, autour de sa chaise, de plus en plus vite. Elle s’agaçait les genoux sur la moquette râpeuse. L’Horloge l’apostrophait de mille noms obscènes, lui ordonnant d’accélérer encore la cadence. Rougissante, elle s’exécutait sans rien dire. Le manège dura tout un temps. Elle haletait. Il criait. Soudain, 1’homme se leva, quitta son pantalon, et enfila sa partenaire, sans autre préambule. Sauvagement, bruyamment, rapidement.
Le Calmar était dérouté par ce qu’il contemplait ; mal à l’aise, il quitta les lieux et attendit devant l’immeuble. Une brume, inhabituelle pour la saison, nimbait le boulevard. Au bout de quelques minutes, le couple sortit, se sépara. L’homme semblait se diriger vers le métro. Azy, sans l’ombre d’une hésitation, l’aborda, lui montrant la photo de Paula. Il n’eut cependant pas le temps de lui adresser la parole. L’autre le bouscula et voulut traverser le boulevard. Mais ça bouchonnait dur, la rue était encombrée de cars de touristes, immobilisés. Il ne put aller bien loin, avec le Calmar à ses trousses.
— Ça ne m’intéresse pas, dit l’Horloge.
Il avait pris Zirékian pour un racoleur.
— Vous avez vu qui c’est ? insista Azy.
Cette fois, il regarda. Son visage se durcit.
— Connais pas. Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Arrêtez, j’ai des photos où vous êtes tous les deux, mentit le Calmar. Compliquez pas les choses. Je suis pas de la police. Je ne suis qu’un privé.
Il ajouta à tout berzingue qu’il bossait pour la famille de Paula ; qu’il pouvait être arrangeant ; qu’il n’était pas là pour juger ; que d’ailleurs lui-même s’adonnait au SM... Son petit laïus semblait avoir porté. L’autre se calma, esquissa un méchant sourire. Était-ce l’aveu de la proximité de leur pratique qui l’avait rasséréné ? Le Calmar lui proposa de prendre un verre ; ils s’installèrent dans un minuscule bistrot d’une ruelle adjacente. Ils commandèrent deux bières. Des Corona, c’est tout ce que le troquet possédait ! Puis ils se turent. L’Horloge jouait avec sa bague, une grosse chevalière noire. Il avait l’air torturé. Enfin, la voix grave, l’homme s’entrouvrit :
— Comment m’avez-vous trouvé ? commença-t-il par dire.
« Plutôt bestial », voulut répondre le Calmar, qui se contrôla.
— Tout bêtement dans l’agenda de Paula. Il y avait une photo de vous, marqué « Donatien » ; votre prénom y revenait souvent, le lieu de vos rendez-vous aussi. Je suis donc venu faire un tour, improvisa Azy.
— Je savais pas qu’elle avait une photo de moi, enchaîna l’homme. Il y en avait d’autres ?
Sans attendre la réponse, il poursuivit :
— Je dois vous dire que depuis qu’elle est... partie, je suis démoli. J’ai plus goût à rien.
Le Calmar faillit lui dire qu’il avait peut-être perdu l’appétit mais pas l’entrain.
— Paula, ma Paula... Je l’avais dans la peau, vous savez. C’était mon ange noir.
Le discours sonnait faux. L’Horloge dut s’en rendre compte. Il changea de registre, passant du doucereux au désinvolte :
— En fait, je l’avais croisée ici, dans cette boîte. J’ai tout de suite senti que ça marcherait entre nous. Elle était invraisemblablement soumise. Une perfection. Elle cherchait toujours à être humiliée, elle n’en avait jamais assez. Comme si elle n’était jamais assez rabaissée. C’était incroyable. Je n’avais jamais connu de filles comme ça. Rien ne l’arrêtait. Et moi, ça ne me déplaisait pas. Vous devez comprendre ça, monsieur. .. monsieur comment, au fait ?
— Zirékian, dit Azy.
— Bien sûr, elle avait tout le temps l’air de vous regarder avec un colossal mépris. Mais bon, ça faisait en quelque sorte partie du jeu, n’est-ce pas ? Qui dira ce qu’elle pensait à ce moment-là ? Ce qui importait, c’est qu’elle se livrait à toutes les mises en scène. Les plus tordues. Les plus hard. Elle était toujours partante. Une vicieuse de première, si vous voyez ce que je veux dire.
— Tout à fait, dit le Calmar.
— Une sacrée tarée, même. Pas vraiment du genre à rigoler avec la gaudriole. Pas comme tous ces touristes qu’on voit défiler dans des boîtes comme le Follie’s. Ils jouent aux libertins, qu’ils disent. En fait la plupart s’ennuient le reste de l’année, alors ils viennent s’encanailler. Et les nanas, le plus souvent, font ça pour plaire à leur mec, pour sauver leur couple. Vraiment pas le genre de Paula. Elle, ses sorties, c’était plutôt du style « voyage au bout de l’enfer ». Elle n’avait pas de limites, cette fille. Bon, on aime ou on aime pas, n’est-ce pas, monsieur Zirékian ?
— Exact, dit Azy, très pro.
— Elle agissait pour elle-même, comme elle disait. Vraiment pas une question de look. C’était douloureux, presque tragique. Je vous avoue que j’étais parfois un peu dépassé par ses désirs. L’esclave qui bat le maître, si vous voulez. Manipulateur, je me sentais manipulé. Je me gardais bien de le lui dire, bien sûr. D’une certaine mesure, je peux dire qu’elle me faisait peur. Jusqu’où était-elle capable d’aller ? À vous, je peux dire tout ça puisque vous aimez ça aussi, je crois ?
— Tout à fait.
— Son livre de chevet s’appelait L’ordre des ténèbres, c’est tout dire. C’était un album de photos de Claude Alexandre, non pas des mises en scène mais un vrai témoignage, avec de vrais pratiquants ; et ces photos étaient accompagnées de commentaires de l’écrivain Pierre Bourgeade. Elle connaissait par cœur ce texte. Il lui arrivait de le murmurer pendant nos rencontres. Et chaque fois qu’on en avait fini, elle citait ces phrases qu’à mon tour j’ai apprises : « Il n’est cérémonie réussie qui ne laisse ses traces dans la mémoire et, plus profondes encore, dans la chair. Sillons du fouet, griffures d’ongles, nécrose des brûlures, trous provoqués par les talons aiguilles, déchirures dues aux crochets. Pendant que se déroule le rituel, le corps secrète urine, larmes, sang, sueur, à croire qu’attaché il trouve encore là moyen de fuir. Autrement dit : bouche cousue, il continue de parler. » Étonnant, non ? Mais bon, c’est des choses qui ne s’expliquent pas. Qu’est-ce que vous pouvez bien raconter à sa famille ? Elle pigera rien. Mieux vaut taire ce côté de Paula, non ?
« Donatien » n’avait sans doute pas tort. Azy était mal à l’aise. Ce type ne lui revenait pas. Pas pour ses pratiques. Par moments, il était presque émouvant avec son histoire d’amour tordue sur les bords... Mais son attitude rebutait le Calmar. En moins de deux, il était passé de l’amoureux abattu au dépravé cynique, arrogant aussi. Il n’avait vraiment pas l’air bouleversé par la disparition de sa « compagne ». Voilà qu’à présent il était redevenu soupçonneux :
— Au fait, vous fréquentez le Follie’s ? demanda-t-il.
— Un peu. Vous savez, je commence dans cette discipline... balbutia Azy.
— Je me disais aussi. Parce que je ne vous ai jamais vu.
— Et puis je ne suis pas parisien.
— Vous êtes ?
— De Nevers.
— Nevers ? Mais je connais, répliqua tout à trac l’autre. « La Grotte » travaille toujours ?
Le Calmar ne savait plus comment se tirer de ce guêpier. L’entretien avait l’air suspendu. L’autre le sentit. Il était déjà debout, arrachant un bout de nappe, où il griffonna un numéro de téléphone et le lui tendit :
— Vous pouvez m’y joindre. Adieu.
Et il se sauva. Le Calmar ne lui avait même pas demandé son nom. Drôle d’enquête, pensa-t-il en terminant sa bière. Il n’aurait pas osé le dire à Lilas mais cette histoire commençait à le gonfler.

Chapitre 11
Une vidéo

... étaler un zèle à nul autre pareil, un dévouement sans bornes à la cause, une foi magnifique.
HD-Carnets

Sur le chemin du retour à Fabien, il prêta à peine attention à un homme-sandwich qui, dans une rue commerçante, faisait de la pub pour le dernier B-HL. Sur place, il donna un coup de main à Lucifer pour l’installation d’une batterie d’ordinateurs dans le hall. « On ne chôme pas chez les cocos, se dit Azy. Va falloir que je leur parle des 35 heures. » À mesure que l’exposition prenait place, le hall ressemblait de plus en plus à une salle de meeting des années 50. Au mur, une série de vieilles affiches venait d’être fixée. L’une d’elles représentait un calamar d’allure colossale. Elle attira Azy. Las, le décapode, qui émergeait de l’Atlantique, roulait pour l’impérialisme : sa tête était ornée de la bannière étoilée, ses yeux étaient aveuglés par le sigle du dollar, ses pattes tentaient de faire main basse sur 1’Hexagone, barré du slogan : « Non, la France ne sera pas un pays colonisé ! » Pauvre bête, se dit le Calmar.
C’était en fait l’affiche d’un film intitulé Les Américains en Amérique, de 1950, comme l’expliquait un panneau. Des travailleurs dans un bistrot étaient partagés par un terrible débat : Coca-Cola ou vin rouge ? Ils évoquaient ce mot de Louis Jouvet, en 1946, repris alors sur des calicots de manifestation : « Ces gens-là (les Américains) veulent nous obliger à prendre du Coca-Cola pour du bourgogne. »
La fin de journée arriva vite ; Lucifer l’invita à siroter une « Rondelle », au milieu des stands inachevés :
— La « Rondelle » est une petite flamande, dit Lucifer, qui se mit à pester contre la bière des « gros », les « trusts de l’alimentaire », les Gronenbourg et autres Heiliken... Derrière lui, sur un écran vidéo, un documentaire passait en boucle. Le Calmar écoutait distraitement son partenaire qui s’était lancé dans une apologie des petites brasseries. Parfois son regard se laissait happer par le film qui racontait toujours la même histoire. On y voyait une Fête de l’Huma du début des années 30, des gens venus en famille, des hommes en bras de chemise, la casquette à la main. Le film devait être surexposé. Cet excès de luminosité en rajoutait encore à la canicule qui écrasait les visiteurs. Puis on nous montrait Thorez, en 36, à la tribune, en plein discours. Il était entouré d’une demi-douzaine de mineurs, en tenue sombre, portant un énorme casque plat, comme celui de don Quichotte. Le tribun saluait le Front populaire et dans un même souffle crucifiait les boukharino-zinovievo-kamenevo-trotskistes, ces vendus à l’impérialisme qui... et que...
Pendant ce temps-là, Lucifer, infatigable, poursuivait :
— Par exemple, tu as la « Jubilator » de Schutzenberger.
Le documentaire montrait quelques images de trains sabotés, de nazis hagards, les mains croisées sur la tête, des combats de la Libération, des foules en liesse qui saluaient des partisans grimpés sur des tractions avant. Puis de nouvelles grèves, des mineurs. On voyait encore des collectes enthousiastes à travers le pays pour le 70ème anniversaire de « l’homme que nous aimons le plus », le génial Staline. Des camions, à travers les campagnes, récoltaient les cadeaux : bouteilles ou bonnets tricotés, tableaux et poèmes, drapeaux et bibelots. Puis des manifs, pour l’Algérie, pour le Vietnam, pour le Chili. Puis Mitterrand qui serre des mains, jongle aux micros. À nouveau des manifs, encore des manifs. Le document se terminait par quelques séquences d’un débat récent à la Mutualité réunissant des historiens et des vétérans. Quelque chose surprit le Calmar. Il n’aurait pas su dire quoi au juste.
Son interlocuteur poursuivait, imperturbable :
— ... ou la « Sebourg » de Duick.
Le film était reparti pour un tour. Rebelote avec les années 30, Thorez, la Libération, Staline, le Vietnam, le programme commun, les manifs. Intrigué par les images, le Calmar n’écoutait plus Lucifer.
— ... mais c’est quant même cette flamande que je préfère.
On arrivait au débat. Il regarda cette fois attentivement la tribune : à l’extrême droite de la table, un personnage manifestait un intérêt particulier pour la discussion. Et ce personnage ressemblait comme deux gouttes d’eau à 1’Horloge ! Mais déjà le film était achevé. On était revenu aux années 30.
Le Calmar à présent lorgnait franchement sur l’écran, par-dessus l’épaule de Lucifer.
— Ça va pas ? lui demanda ce dernier.
— François, vous me permettez de faire un arrêt sur image ?
— Pas de problème, c’est toi l’expert.
Au troisième passage, Azy stoppa donc le film au moment, bref, de la scène de la Mutualité. De Dieu ! C’était bien l’Horloge. C’était bien lui qu’on voyait sur l’estrade. Pas de doute. Qu’est-ce qu’il faisait là ?
— Tu le connais, lui ? dit-il en tapotant sur l’écran.
— Vaguement.
— C’est qui ?
— Ça, vaudrait mieux le demander à Lescure.
Et Lucifer héla le documentaliste qui était sur le point de quitter l’immeuble ; il lui désigna le personnage à l’écran.
— C’est Duchamp, répondit-il.
— Duchamp ? fit le Calmar, l’air ignare.
— Vous ne connaissez pas Duchamp ? s’étonna Lescure.
Le Calmar pensait, off record, qu’il en connaissait bien un petit bout de Duchamp, mais que ce n’était certainement pas le Duchamp de Lescure ; ou en tout cas l’un et l’autre n’avaient pas dû voir le bonhomme sous le même angle ; il ne voulut pas aborder cet aspect des choses. Donatien !? Il l’avait bien embobiné, cette enflure, à la sortie du Follie’s ...
— Non, désolé, finit par avouer Azy.
— Duchamp, répondit Lescure, avec le ton de celui qui entame un exposé marathonien, est un historien à la mode sur la place de Paris.
Lescure connaissait son sujet. Il en parla en long, en large, de sa vie, son œuvre, sa formation, de sa thèse, ses livres, ses cours...
— Il n’aurait pas un frère jumeau ? hasarda le Calmar quand l’autre eut terminé.
Non, pas de jumeau. Ni de sosie. Le Calmar devait admettre qu’il s’agissait bien du même homme... Non seulement c’était un ponte de l’Université mais le bonhomme avait aussi une certaine « surface médiatique ». Il éditorialisait dans Le Nouvel Obs, animait parfois une émission de télé sur la chaîne publique franco-allemande, était consulté lors de grandes occasions. Duchamp, quoi ! Un putain de cachottier. Ce n’était pas tout. Lescure avait gardé le meilleur pour la fin :
— Il lui est arrivé de venir à Fabien. Pour les archives. D’ailleurs je crois bien qu’il y a croisé Paula.

Chapitre 12
La position du Farnborough

Sachons créer peu à peu le dispositif fatal avec lequel devront compter nos adversaires.
HD-Carnets

— Alors, chérie, dis-moi ce qui te ferait plaisir ?
La voix, dans l’écouteur, avait l’air de se foutre de lui. Le Calmar, histoire d’en avoir le cœur net, avait fait le numéro que l’Horloge lui avait donné, au bar. Il s’agissait d’une ligne rose. Il était tombé sur une certaine Olga qui, avant même qu’il eût le temps de parler, l’entretenait de son « humidité ». Il raccrocha, rageur. Et il s’étala, tout habillé, sur son lit d’hôtel. Cette journée l’avait pompé. Il tentait de faire le vide dans sa tête... Soudain le téléphone couina. C’était la caissière du Follie’s. Il ne s’étonna même pas qu’elle ait pu trouver son numéro ; elle avait une occase pour lui, mais il devait venir illico. Il n’avait vraiment pas envie de bouger ; pourtant, avec des gestes de somnambule, il se remit en route ; ne s’étant pas dévêtu, il fut vite sur pied.
Au club, il vit la caissière espionnant une des chambres ; elle lui céda sa place. La pièce lui sembla bien plus grande que celle qu’il avait vue plus tôt. Pas le moindre meuble. Pendait du plafond, en son centre, un filet, où était empêtrée une fille nue, le sexe béant ; elle portait un casque de cuir sur la tête et d’épaisses lunettes, comme les pilotes d’avion aux temps héroïques ; elle surplombait un objet rampant mal identifié.
— C’est quoi, c’t’horreur ? demanda Azy à la caissière. Un instrument de torture ?
— C’est la position dite du Farnborough, vous ne connaissez pas ?
Puis elle lui intima l’ordre de se taire. Et de regarder. Au sol, la chose était incompréhensiblement compliquée. Le Calmar pensa d’abord à une sorte de potiron d’Halloween, gonflé à la cortisone, d’un noir sombre, dont le sommet, écartelé, aurait explosé. Puis il crut avoir affaire à une tête de gorgone géante. En fait c’était un calamar stylisé, élevant ses dix tentacules. Et les extrémités de ces membres avaient une allure étrangement phallique.
Abasourdi, Azraël répétait :
— C’est quoi, c’t’horreur ?
— Un calmar d’amour, ricana la caissière.
Apparut soudain, venu on ne sait d’où, l’hindou, debout derrière la fille du filet. Il la balança doucement au-dessus du céphalopode, exécutant une sorte de ronde autour de l’animal ; puis l’approcha de plus en plus de ses bras amoureusement tendus vers elle ; progressivement, systématiquement, méthodiquement, elle s’empala sur l’un de ses membres, juste une fois, puis sur le deuxième, puis le troisième ; et la ronde, lancinante, se poursuivit.
— C’est délirant, dit Azy.
— Ça te tente ? dit son épaisse voisine.
Il haussa les épaules et reprit son poste d’observation. Mais, plus de cloison, plus de pièce. Il était en face d’un écran. Vierge. Agacé, il tenta de retrouver l’histoire de la fille du filet avec son Calmar d’amour. Il pianota « Farnborough » sur son clavier. L’ordinateur lui répondit que ce site était introuvable. Un petit grelot accompagnait la réponse. Il insista. L’engin redit que cette demande était inappropriée. Le grelot était de plus en plus insistant... Au point de le réveiller. Il était sur son lit. Moite, épuisé. Et le téléphone sonnait.
— Putain, le cauchemar !
Il décrocha, s’attendant à tomber, aller savoir pourquoi, sur Olga.
— Monsieur Zirékian ?
— Mrmnrn...
— La curiosité est un vilain défaut.
Et l’autre raccrocha. Chiffonné, le Calmar resta longtemps avec son écouteur à la main. Il ne comprenait plus très bien où il était. Au Follie’s ? dans sa chambre ? En avion ? dans son lit ? cauchemardant ? réveillé ? De plus il était déçu. La conversation s’annonçait prometteuse : « La curiosité est un vilain défaut... » Elle avait l’air de vouloir rouler sur les bonnes vieilles sentences populaires ; et il aimait ça, lui, le bon sens façonné au fil des siècles. Du genre « Toute vérité n’est pas bonne à dire » ; ou « Il faut tourner sa langue sept fois ... » ; ou encore « La caque sent toujours le hareng ». Tout un galimatias, plein d’épaisse sagesse, venu du fond des âges, histoire de dire à chacun de garder sa place et qu’ainsi les vaches seront bien gardées, que « les pierres qui roulent n’amassent pas mousse ». À propos de mousse, il avait forcé un peu sur la dose, hier soir.

Chapitre 13
Albacete

L’anarchie étend sa lèpre sur cet adorable pays catalan, vanté pour sa richesse, la santé physique et morale de ses habitants.
H D- Carnets

Mardi, il se fit porter pâle. Son chef électricien râla mais, à l’écoute de la voix pâteuse du Calmar, il n’insista pas. Azy se sentait mélancolique. L’idée lui vint de contacter Duchamp. Cela ne devait pas être trop compliqué. De fait le bonhomme était dans le Who’s Who. On y donnait ses différentes coordonnées. Il avait un logement de fonction à Saint Germain-des-Prés. Azy tomba sur un répondeur. Il ne voulut pas laisser de message. À l’université, une secrétaire l’assura qu’il n’était là qu’occasionnellement. Au Nouvel Obs, on lui répondit qu’il ne passait jamais au journal, il expédiait ses papiers par Internet. Zirékian voulut changer d’air. Il se fit inviter à déjeuner par Jesus-Maria.
— No problem, commandante, lui dit l’autre.
Il emprunta la Polo de Lilas, et vers midi il était à Villeneuve-la-Garenne. La péniche, Carmela de son prénom, était bien quai Sisley. Ferrer ne semblait pas pressé de lever l’ancre ni de prendre part à la transatlantique. Une flottille de vedettes formait une caravane publicitaire pour vanter le dernier B-HL. Azy grimpa sur le rafiot. Il prit en pleine figure une épaisse bouffée de nostalgie en accédant à la cabine qui ne pilotait plus rien mais servait de salon : Gardel de sa voix de miel tangotait « Adios muchachos, compagneros de mi vida »...
— Lilas a appelé, lui dit le vieux Catalan. Elle avait l’air nerveuse.
Sa coiffeuse était en effet dans tous ses états. Le matin même, alors qu’elle permanentait au salon, on avait cambriolé son appartement. Personne n’avait rien remarqué. C’est en montant déjeuner qu’elle avait découvert le bazar.
— Un bordel pas possible ! Le connard, il voulait me piquer mes bigoudis ?
— Il a pris les peluches ? fit mine de s’inquiéter Azy.
— Je te vois venir ! C’est pas drôle.
De fait, le maraudeur n’avait rien embarqué. C’est du moins ce qu’elle pensait après un rapide inventaire.
— Il y a juste un truc que je ne retrouve pas, c’est cette photo de Paula, tu sais, ce buste où l’on voit les mains d’un homme, avec la chevalière, sur ces seins... Azy, on sonne. Ce doit être les flics. On se rappelle.
Le Catalan ne lui laissa pas le temps de digérer l’information :
— T’as mauvaise mine, le taquina-t-il, c’est les cocos qui te harcèlent ?
Azy n’avait pas trop envie de parler de son enquête. Il essaya de botter en touche, demandant à son hôte quand il comptait passer sur Thalassa avec son vaisseau. Puis il le taquina sur le menu. Des brochettes de gambas à la thaïlandaise, apportées en catastrophe par le chinois du coin. Avec bière pékinoise, toutefois. Mais le batelier faisait une fixation sur Marxy. Inlassablement, il en revenait au bonhomme.
— M’étonne pas, moi, que tu t’étioles. Ce Marxy était un monstre. Il te vampirise à distance.
— Je sais, Jesus-Maria, tu me l’as déjà dit. Je connais.
— Tu ne sais rien, oui, voilà la vérité. Ce personnage était démoniaque. Mais de cela, tu n’en as pas idée.
Jesus-Maria était parti au quart de tour.
— Quand je pense à tous ceux qu’il a zigouillés ! Et s’il ne pouvait pas leur trouer la peau, il les cassait, moralement ; il les virait, comme des malpropres. Je pourrais t’écrire un livre avec tous ses proches qu’il a démantibulés, Alvarez, Magnan, Duchamp...
— Décidément, les Duchamp me poursuivent, laissa tomber le Calmar.
— Pardon ?
— Non, rien. Simplement, j’avais à faire ce matin encore avec un Duchamp.
— Le mien était l’adjoint du boucher.
— On ne parle pas du même.
— Il a disparu d’ailleurs. Depuis longtemps...
— Marxy ?
— Non, Duchamp. On n’a jamais très bien su ce qui lui était arrivé. On sait qu’il est revenu en France. Pour fuir Marxy qui l’avait dans le collimateur. Ensuite on perd sa trace en 1942. Pfuiittt, disparu. Son fils pense que ce sont les sbires à Marxy qui l’ont flingué. Faut dire que le fils, lui, il a réussi ; il est devenu une huile à l’université.
— Pardon ? tiqua Azy.
— Son fils est une huile, je te dis. Écoute, Azraël, t’arrêtes pas de me couper. Si ce que je raconte ne t’intéresse pas, tu me le dis. Et je la ferme ! pesta Jesus-Maria qui se renfrognait.
— Au contraire, mon vieux, s’agita Azy. Au contraire. Tu viens de réveiller un mort. Parle-moi encore du vieux Duchamp.
— Avec grand plaisir, sourit le Catalan. Marxy donc dirigeait la base d’Albacete, je te l’ai déjà dit. Et Duchamp fut un temps dans son état-major. Il était le chef de l’intendance. Il s’y occupait de la boustifaille, des chambrées, des transports et surtout de l’armement. Un cadre très chiant, disent ceux qui l’ont côtoyé. Toujours à aboyer, à crier au sabotage, à dire du mal des uns ou des autres, à pousser Marxy à sanctionner. Au camp, il était surnommé « grande boca », grande gueule. Et puis, malgré ses qualités de gestionnaire, Marxy le prit en grippe. Pourquoi ? Va savoir. Faut dire que l’autocrate d’Albacete était parano à mort. Duchamp sentit le danger. Un soir, il échappa, par miracle, à un guet-apens. Des tireurs embusqués canardèrent sa voiture. Son chauffeur fut buté. Il ne demanda pas son reste. Et rentra dare-dare en France, échappant aux griffes de l’autre.
— Et le fils ?
— Il travaille dans des grandes écoles, à Paris. Où ? Je pourrais pas le dire. C’est un historien, je crois. Un ponte. Il écrit des bouquins, des articles ; il m’est arrivé de le voir, de loin, au cours de cérémonies sur les brigades.
— Comment tu sais tout ça ?
— Tout le monde est au courant dans la communauté espagnole. Le bonhomme est connu. Tout ce qui a touché de près ou de loin à la guerre d’Espagne, les vieux, ils n’ont pas oublié ; les jeunes, je dis pas. Mais pourquoi tu t’intéresses à Duchamp ?
« Quel renard, ce Duchamp... se disait Azy. C’est donc ça son secret ? Un face-à-face Marxy-Duchamp, recommencé soixante ans plus tard ! Par générations interposées ? Où le fils de la victime rencontre la petite-fille du bourreau ! La guerre n’est donc pas finie ! Moi qui cherchais un mobile, en voilà un, et un beau. » Le Calmar était tout émoustillé.
— L’air de la mer te profite, à ce que je vois, dit Jesus-Maria.

Chapitre 14
La boîte noire

Fournir à nos chefs un faisceau de gages propres à nous concilier leur confiance.
HD-Carnets

Le lendemain, il arriva à Fabien aux aurores. Il y avait de l’agitation dans l’air. Ce mercredi avait lieu en effet la journée portes ouvertes sur les archives. Il alla saluer Lucifer, qui était alors seul, dans la salle de contrôle, devant son mur d’écrans. Sur l’un des cadres dodelinait une tête de corbeau, les yeux exorbités.
— On a beau le chasser, il revient, sembla s’excuser le factotum. Il est arrivé la nuit où Paula...est partie. Et depuis il est régulièrement là. Je m’en suis rendu compte cette nuit, en jetant un œil sur les enregistrements de ces derniers jours.
— Vous les conservez ? s’étonna Azy.
— Deux semaines, maxi. On sait jamais.
Lucifer actionna un magnétoscope ; le volatile apparut à plusieurs reprises, au cours des jours précédents, si l’on en croyait les dates laissées par l’horodateur.
— Là, c’est la première fois où il se pointe, dit-il en arrêtant l’image sur l’animal. Cette fameuse nuit... D’ailleurs, sur la même cassette, on me voit traverser le sous-sol et rejoindre le collègue aux archives.
— Mais tu peux voir Paula, alors ? Elle avait dû passer par là peu avant ?
Mis en confiance par le tutoiement quasi immédiat dont Lucifer et lui-même s’étaient gratifiés, Azy s’était permis cette question quelque peu indiscrète. Son partenaire, pris par son investigation, se prêta au jeu :
— J’y ai bien pensé. Ça m’aurait sacrément remué de la voir là. J’en aurais fait mon film-culte. Mais il n’y a rien. Ce n’est pas étonnant, en fait, car les caméras, à l’intérieur du bâtiment, ne sont branchées qu’après les heures de bureau. Paula a donc dû se rendre dans cette salle avant 18 heures. En fait, le seul déplacement qu’enregistra la machine, outre celui du veilleur et le mien, donc, c’est celui d’un « collectif de travail » qui tenait une réunion ce soir-là au premier sous-sol. C’était le collectif pour l’organisation du centenaire de Thorez, qui termina ses travaux vers 22 heures. Tiens, regarde, les voilà. Le gardien avait rembobiné la cassette et la fit repartir. On voyait un groupe s’approcher des ascenseurs, et y disparaître. Le Calmar faisait mine de ne prêter qu’une attention polie aux images mais dévorait des yeux la scène. Lucifer commentait le film :
— Là, regarde, Leprince, Baillou ... Tiens, voilà 1’historien dont tu cherchais le nom. Comment il s’appelle déjà ? Je savais pas qu’il en était. Remarque, il y avait plein d’historiens, ce soir-là. Je vois Molinof, Faucelli... Et voilà, ils sont partis. Il n’y aura plus personne, de toute la nuit.
Lucifer et Azy parlèrent ensuite de la journée à venir. Tout semblait au point. François redoutait simplement un coup de chauffe, côté électricité, avec toute la machinerie mise en place pour l’opération « Archives ». Puis il accompagna l’électricien, qui comptait aller saluer ses collègues de La Lueur de l’Est dans les étages. Ils s’engouffrèrent dans le premier ascenseur venu. Il était plein comme un œuf. Une bonne dizaine de personnes, à vue de nez. Qui discutaient. Par couples. Des débats parallèles, s’ignorant les uns les autres. Une jeune femme, plantureuse, le teint pâle, harcelait un homme trapu, qui portait une gibecière et brandissait une pipe comme une arme de poing. Elle était affectée d’un très léger défaut de prononciation, qui ne manquait d’ailleurs pas de charme. Elle semblait très remontée.
— C’était lamentable, ta prestation à la télé hier soir, avec les chasseurs. Qu’est-ce que t’avais à t’afficher avec eux ? Tous des beaufs ! disait-elle.
Une espèce de Folcoche qualifiait de liquidateur un chargé de mission ministériel, qui, patelin, ironisait sur sa voisine conservatrice. Une femme aux airs de commissaire politique, la modestie affectée, surnommée Helena, pestait contre le machisme d’un petit homme qui, une serviette sous le bras, semblait revenir de la piscine. Une sorte de grand danseur de tango, irradiant d’amertume, chuchotait des secrets à son Sancho Pança de voisin.
— Des journalistes, glissa Lucifer à l’oreille du Calmar, en désignant ce dernier duo.
« T’as pas répondu à ma question, disait la jeune femme gironde : qu’est-ce qu’on va faire avec des beaufs ? Quand je t’ai vu, sur cette estrade, à côté de l’autre Dupont-la-Joie, j’avais la honte, tu comprends ça ? »
— Vous avez pas vu l’émission ? dit-elle en s’adressant soudain à Zirékian.
— Non, désolé, répondit-il, mais moi, la chasse, de toute façon, c’est pas mon truc.
— Ah, tu vois ? dit-elle, triomphante.
— Je vois rien du tout, répondit son partenaire. Et puis qu’est-ce que tu connais de la vie, toi d’abord ? Toujours dans les bureaux.
À son tour, il prit Azy à témoin.
— Les bureaucrates, monsieur. .. ?
— Zirékian ! De La Lueur de l’Est.
— Les bureaucrates, monsieur Zirékian, c’est une plaie, vous savez. Et il y en a qui tombent dedans tout petit, si on voit ce que je veux dire.
— Ça te va bien, de dire ça ! rétorqua sa partenaire. Quand on connaît tes états de service...
C’est alors qu’un inquiétant raclement se fit entendre quelque part à l’extérieur ; l’engin s’immobilisa ; le néon qui courait le long de la cabine rendit l’âme. Seule une petite horloge murale, aux chiffres couleur émeraude, près de la porte, propagea une timide lumière verdâtre. Un murmure ému parcourut la petite assistance. Divers portables sonnèrent. Le chauffeur du chasseur lui annonçait qu’il y avait une panne.
— J’avais cru comprendre, pesta le bonhomme.
Un autre coup de fil se voulait rassurant. C’était, disait l’extérieur, l’affaire de deux ou trois minutes. Les discussions, à peine interrompues par l’incident, reprirent de plus belle. La pénombre verdâtre de la cabine donnait à ces intervenants un air de comploteurs, et d’extraterrestres aussi. Azy poursuivait la conversation avec Lucifer :
— En fait, moi, déjà tout petit, je faisais une allergie à la bureaucratie. Qu’elle soit de parti ou d’Etat.
La sentence percuta, le silence s’installa. Azy avait l’impression qu’on le regardait. Les voyageurs, compressés, ne formaient plus qu’une masse compacte, aux couleurs d’absinthe. Puis la lumière revint. Les couples se reformèrent, leurs échanges aussi. La cabine reprit son ascension, elle arrivait déjà au cinquième. Il y avait du monde pour attendre les séquestrés, les collaborateurs des uns et des autres, l’équipe des électriciens également. Azy traversa l’entrée du cinquième, le temps de vérifier que l’étage des chefs avait droit à la moquette. Puis il regagna, ad pedibus cette fois, le hall. Le lieu était noir de monde. Inaugurant la journée « portes ouvertes », Robert Hue prononçait une courte allocution. Son pupitre avait été installé devant la reproduction géante de l’affiche du film de Jean Renoir, La Marseillaise.
— Le stalinisme est d’abord un drame humain : les millions de victimes, l’horreur des camps, la monstruosité des procès, un régime criminel.
Dans l’assistance, beaucoup de têtes chenues, attentives.
— Le stalinisme, c’est aussi un drame communiste, symbolisé pour moi notamment par cette dernière phrase de la lettre-testament de Boukharine : « Sachez, camarades, que sur le drapeau rouge que vous portez, en marche triomphale vers le communisme, il y a aussi une goutte de mon sang. »
Au fond de la salle, Azy repéra un petit remue-ménage. On priait le petit vieux, qu’il avait aperçu le premier jour, l’affidé de Thorez, de bien vouloir se taire. L’orateur parlait à présent de tous ces gens qui avaient été exclus du parti. Il y voyait :
— ... un formidable gâchis, qu’aucun geste ne peut rattraper. Car en les excluant, nous leur avons fait du mal, un mal aussi fort que l’était leur engagement parmi nous. Mais à nous aussi, nous nous sommes fait du mal. Qui pourra dire les coups que nous nous sommes portés à nous-mêmes, en refusant de les entendre ?
Le discours terminé, une organisatrice annonça que des visites guidées de la salle des archives allaient être organisées, toutes les deux heures. Le Calmar connaissait le programme. Il était bien décidé non seulement à participer à une de ces excursions mais surtout à profiter du tohu-bohu pour se laisser enfermer dans la salle. Cela lui donnerait un laps de temps pour fouiner, puis revenir avec la visite suivante. Il s’était armé d’une torche, d’un magnéto. Le risque était limité. Il n’eut guère de mal à se glisser dans le premier groupe, d’une vingtaine de personnes. Curieusement, tout le monde le prenait un peu pour quelqu’un de la maison. Parvenu salle des archives, il s’éclipsa vers un petit local attenant, celui de la chaufferie, et s’y cacha. On l’y oublia. La visite guidée prit fin, les bruits s’éloignèrent, on éteignit la lumière, la porte se referma, la serrure claqua dans un bruit de culasse. Il attendit quelques minutes puis se risqua dans la salle. Sous le faisceau de sa torche, l’alignement des étagères sortit des ténèbres. Il y avait dans l’air une odeur tenace de vieux papiers, arôme indéfinissable, un peu âcre, un goût de poussière et d’antan. Tout l’espace semblait méticuleusement rempli. Chaque rayonnage supportait une infinité de cartons, rangés serrés sur les planches. Cette multitude de dossiers donnait un peu le tournis. Les étagères répondaient à un ordre alphabétique décroissant, Z,Y, X... Azy remonta lentement le couloir, jusqu’au rayon D. Là, il commença à examiner les étiquettes des cartons : Damien, Derbise, Douleng... Soudain, la lumière se fit dans la salle. Absorbé, il n’avait pas entendu la porte s’ouvrir. Des pas dans le couloir se rapprochaient à vive allure.
— Je l’ai trouvé !
C’était une voix de femme. Qui lui disait vaguement quelque chose. Puis les pas s’éloignèrent aussi rapidement. Le noir se fit. La porte se referma. Quelqu’un avait dû oublier, lors de l’excursion, un objet – un parapluie, un sac, un cahier ? que le guide était venu rechercher. Azy, aussi gris que les cartons contre lesquels il s’était plaqué, souffla. Le temps de dompter les symptômes classiques d’une montée d’adrénaline. Puis, il se remit en chasse.

Chapitre 15
Le termite

Cheminer prudemment pour atteindre jusqu’aux secrets du sérail rouge, jusqu’aux bureaux politiques et militaires.
HD - Carnets

Instruit par sa descente aux archives, Azy voulut retrouver Duchamp. Vite. Comme un chasseur qui attend le fauve au point d’eau, il tenta une fois encore sa chance au Follie’s. Avec ce genre d’obsédé, se disait-il en chemin, on ne savait jamais... Certes l’homme était malin. Et leur dernière rencontre avait dû le mettre en garde. Normalement, le gaillard allait contourner le lieu. En même temps le calmar se dit qu’il avait une petite chance de le recroiser. Car c’était sans doute le genre de type plombé par son vice, qui ne pouvait pas abandonner comme ça ses vieilles habitudes. C’est du moins ce qu’il l’espérait. Il ne se trompait pas. Il mit effectivement, ce jeudi midi, la main sur Duchamp. Celui-ci avait décidément la libido méthodique. Il était installé dans une des chambres, en train de ligoter une Eurasienne, menue, impavide. Azy ne s’attarda pas à l’œilleton ; il pénétra, direct, dans la pièce.
— Encore vous ? commença bêtement l’Horloge. Tirez-vous ou...
— Ou quoi ? Vous appelez la police ? Vous faites un scandale ?
La fille interrogeait du regard Azraël ; il lui fit signe de partir. Elle se désentrava vite fait d’une longue cordelette, ramassa sa robe, apparemment son seul vêtement, ses escarpins et quitta la pièce à petits pas mais promptement. Les deux hommes se faisaient face, se défiant du regard. L’historien n’avait pas pipé mot. Assis sur le bord du lit, il était ramassé sur lui, les bras repliés, les poings serrés, dans la position du boxeur qui va balancer un direct. Crânement, Azy lui dit :
— C’est que vous êtes attachant, Duchamp.
C’est un ami chinois qui lui avait enseigné la méthode : savoir blaguer dans les moments difficiles. Tout un art. Non pas pour détendre l’atmosphère, ce qui a son importance, bien sûr, mais surtout pour tester sa liberté. Cette manière de détachement devant les contingences lui plaisait. Il se trouvait zen, fort. Cela devait se sentir. Suffisamment d’ailleurs pour impressionner l’autre qui restait coi.
— En fait, j’ai envie de vous raconter une histoire. Il refit une pause, puis se lança :
— On est en 36, 1936. La France bouge. Les électeurs viennent d’envoyer à la Chambre, comme on disait, une majorité Front populaire. Les usines sont occupées. La Sociale a l’air de triompher...
— C’est pour un exposé d’histoire que vous vouliez me voir ? ricana l’autre. Dans ce cas faut venir à mon séminaire, je vous donnerai des leçons gratuites, après le cours.
— Attendez la suite, Duchamp... Donc on est en plein charivari. Il y en a qui font la fête. Il y en a d’autres qui font la gueule. Par exemple, quand on est bourgeois, et fascistes de surcroît, on trouve que les temps décidément sont durs. Mais que faire ? Attendre que ça se passe ? Car ça se tasse toujours, on sait bien ça, chez les bourges. Certes, certes... Mais si vous êtes un jeune bourgeois, que vous aimez la castagne avec le populo, que vous avez la bougeotte, vous ne pouvez pas rester les deux pieds dans le même sabot. Ou dans la même Weston. Alors, vous composez bien sûr, vous n’êtes pas kamikaze ; mais avec la ferme envie de contre-attaquer dès que possible. En somme, vous amorcez ici, je cite, pardonnez-moi ce tic, mais avec les universitaires, faut toujours donner ses sources -, vous amorcez donc un repli stratégique, « afin d’élaborer un plan de combat à échéances, et, en premier lieu, afin d’ausculter et de pénétrer l’ennemi ».
Donatien se dressa et fila vers la porte.
— J’ai autre chose à foutre que de subir votre laïus à la con ?!
Le Calmar eut le réflexe de l’envoyer, d’un croc-en-jambe, valdinguer contre la cloison.
— J’ai pas fini, dit-il avec une violence dans la voix qu’il ne se connaissait pas. Z’avez plutôt intérêt à m’écouter.
Grimaçant, l’Horloge s’adossa au mur, sans se relever cependant.
— Donc, dis-je, notre héros, appelons-le ainsi, dans cet été 36, fit un repli stratégique. Il en fit part à la vingtaine de jeunes gens qui gravitaient autour de lui, partageant ses idées et son désir d’en découdre. Il sut les convaincre. Les rouges alors étaient euphoriques ; leur parti ouvrait ses portes ; les affaires marchaient ; ces jeunes gens prirent leur place dans les files d’attente pour y adhérer ; et dans la foulée, comme on recrutait aussi pour partir en Espagne, ils s’inscrivirent dans les Brigades internationales.
— On en a encore pour longtemps ? l’interrompit l’autre, venimeux.
— 4 octobre 1936, gare d’Austerlitz, continuait le Calmar, faisant mine de ne pas l’avoir entendu. Ce matin-là, trois cents volontaires prennent le train pour la frontière espagnole. Parmi eux, notre lascar et ses amis. Direction Perpignan. Puis Figueras, et Albacete ensuite. Et là, notre héros va « étaler un zèle à nul autre pareil », tout faire pour « se concilier la confiance des chefs », monter en grade, accéder aux postes clés. Vocation tardive ? Nullement. L’objectif n’a pas changé : casser du populo, en l’occurrence, saper le moral, insinuer, calomnier, démoraliser, aider à la désertion, pousser à la révolte. Mais aussi, mais surtout saboter le matériel. Écoutez ça : « D’octobre 36 à août 37, notre activité s’était confinée dans la désagrégation intérieure par le canal du sabotage des armes, des munitions et des transports. » Un drôle de job, en vérité. Un travail de termite. Qui demandait de la suite dans les idées, de la détermination, des nerfs à toute épreuve. Mais dans ce genre de travail, faut bien dire qu’il excella, le père Duchamp.

Chapitre 16
Les carnets

Termites nous sommes et dans nos termitières
nous travaillons.
HD-Carnets

— Quoi ? Répétez un peu ?
— Je dis, et je répète que, dans cette termitière, votre papa fut le termite en chef !
— Vous préparez un scénar pour Spielberg ou quoi ? éructa l’autre.
— Papa Duchamp fut si bon, si convaincant qu’il réussit à devenir l’adjoint de Marxy, pourtant réputé suspicieux, que dis-je ? parano à mort. Duchamp trompa effrontément Marxy, dérouta certains de ses transports, sabota un paquet de ses armes, déstabilisa une partie de ses troupes, et discrédita encore un peu plus le bonhomme, pourtant déjà cordialement et universellement détesté. Jusqu’au jour où il se dit que cela sentait le roussi. Et il quitta l’Espagne en catimini.
— Foutaises, grogna l’autre.
— Il retrouva une France qui avait bien changé. La page du Front popu avait été tournée. Le peuple avait le moral à zéro. Et, une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, bientôt ce fut la divine surprise : la défaite, l’Occupation, et Pétain à Vichy.
Duchamp se sentait au pouvoir. Ou presque. Il entreprit alors d’écrire son épopée. Histoire de se faire mousser, de dire qu’il s’était levé avant les autres. Il fut d’ailleurs encouragé à le faire par l’espèce de ministre de l’Information, de la Propagande, plutôt, de l’époque que le bon peuple voyait fulminer contre l’anti-France, le dimanche, dans les salles de cinéma, lors des actualités de Pathé, juste avant le film. Cet imprécateur était d’autant plus impressionnant qu’il était aveugle. Ministre de la Propagande et aveugle ! Vichy avait de ces idées ! Donc Duchamp père, ainsi stimulé, se mit à écrire, dans ses carnets, comment les choses s’étaient passées en Espagne. Mais cet homme de l’ombre était devenu imprudent. Il se croyait en terrain conquis. Finies les finasseries du temps où il infiltrait les rouges ou les noirs. Il collabora à tour de bras. Travailla avec entrain avec l’Abwehr, ce service de renseignements de l’état-major allemand. Bref, il s’afficha. Trop...
— NOOON ! hurla l’autre. Mensonge ! Pur mensonge !
— Il travailla avec l’Abwehr, disais-je. La Résistance, des anciens des brigades, en fait, le repérèrent. L’exécutèrent. Et lui piquèrent, en prime, ses carnets...
— C’est faux, archifaux. Mon père est mort dans son lit !
— C’est ce qu’on laissa dire, en effet. Ce que tout le monde laissa dire. Personne ne voulut faire de foin autour de cette affaire ; chacun devait se dire que la publicité le desservirait. Ses adversaires pouvaient craindre que cela ternisse l’histoire des brigades. Et ses proches, après guerre, se turent. Ça se comprend. Résultat : Duchamp entra dans la légende à la fois rouge et antistalinien, héros et martyr. Une image parfaite, dont le fils sut profiter pour faire carrière. Avec tellement de modestie ! Il cultivait une manière de distance à l’égard du papa, ce qui passa pour le fin du fin de la modernité politique.
Le Calmar s’attendait à de nouveaux rugissements. L’autre pleurait ! De rage peut-être. Comme tétanisé, il tremblotait de la tête aux pieds et regardait Azy comme s’il voyait la mort.
— Le secret fut bien gardé. Faut dire ici que quelque chose m’échappe. Je ne comprends pas bien en effet pourquoi personne, toutes ces années, n’a jamais été mettre son nez dans cette affaire. Pourquoi ce silence tenace ? Mais passons. Vous, Duchamp fils, donc, vous avez été mis au courant par votre mère. Elle vous parla des fameux carnets, de leur disparition. Qu’étaient-ils devenus ? Qui les avait volés ? Les noirs ? les blancs ? les rouges ? L’affaire semblait enterrée. Mais, en bon historien, vous êtes sur vos gardes ; vous connaissez tellement d’histoires de vieux papiers qui, un jour ou un autre, ont ressurgi sans crier gare. Vous flairez un mauvais tour des cocos. Et quand vous apprenez que le PC ouvre ses archives, cela vous intéresse. Puis vous inquiète. Au point de cauchemarder : et si le roman familial tombait dans le domaine public ? Dès lors, vous faites une fixation : vous devez accéder à ces archives. Mais comment faire ? Historien, vous pouvez sans trop de difficultés approcher des lieux ; vous consultez quelques dossiers, faites mine d’être captivé ; vous y croisez Paula, bonjour, bonsoir. Mais vous n’êtes pas venu pour jouer aux étudiants, ni même pour séduire une documentaliste. Votre objectif : comment pénétrer dans le saint des saints, la salle des archives ? Vous ne dites rien ?
— Votre affaire est bien montée mais je n’ai rien à voir avec tout ça, se défendit mollement l’autre.
— Et là, la chance vous sourit. Une chance de cocu. Une chance que vous ne pouvez pas laisser passer : Paula justement ! Car l’histoire n’est pas votre seule passion. Pervers sur les bords, vous aimez, entre deux séminaires, fréquenter les lieux sadomasos. Et vous y croisez l’âme sœur, le pendant femelle, devrais-je plutôt dire : Paula, que vous apercevez ici même. Paula qui sort du boxon, qui plus est. Immédiatement, vous vous dites que vous tenez là la clé des archives. Vous vous accrochez à elle, même si ça ne se fait pas, dit-on. Mais qu’importe ! Vous ne la lâchez plus. Vous tentez de l’amadouer, de la séduire. Peine perdue. Alors vous passez au chantage : donne-moi les archives ou je dis qui tu es ! Faux ?
— Connerie !
— Elle, elle est déchirée ; elle aime son boulot, et craint d’être mise au jour ; alors elle cède, puis elle se reprend. Trop tard. Vous êtes dans la place. Et ça tourne mal. Jusqu’au crime. D’accord ?
L’Horloge haussa les épaules.
— Non, je crois bien que les choses se sont passées ainsi ; ce jour-là, vous êtes salle des archives ; elle vous a laissé descendre ; elle n’en a pas le droit, elle le sait, mais vous lui avez fait peur. Puis elle hésite. Vous vous disputez, ça tourne au vinaigre. Vous lui filez un coup de Lénine. Et, fébrile vous vous mettez en chasse. Je vais vous dire comment, à mon avis, vous avez procédé. Parce que j’ai fait à peu près le même chemin que vous. Vous avez bien failli trouver, remarquez. Disons que vous chauffiez.
— C’est fini, ce délire ?
— Vous commencez par rechercher la boîte Duchamp. Pourquoi pas, en effet ? Las, pas de boîte Duchamp ! Alors vous filez sur Marxy. Il y a une dizaine de cartons à ce nom. Vous n’aviez pas prévu une telle abondance de biens. Mais vous vous mettez au boulot. Et vous perdez un temps fou. Pour rien. Car il n’y a rien de bien fameux. Rien sur l’Espagne ! ni sur la guerre ! Les dossiers recèlent plutôt des lettres de dénonciations, surtout de femmes, qui se plaignaient de son harcèlement. Il y a un témoignage à charge de sa propre épouse, qui l’accable, avant de le quitter. Et puis des coupures de presse, datant pour l’essentiel de son exclusion, en 1952, quand son parti le traite de flic. Bref, du détail, de la bricole ! Vous enragez. Vous voulez chercher encore. Mais où ? Par où attaquer cette montagne de cartons, cette pyramide de dossiers, cet Himalaya de paperasses ? Et puis peut-être entendez-vous un bruit ? En tout cas, vous quittez le lieu sans demander votre reste. Je vous ai vu, sur un enregistrement des caméras internes, partir de Fabien, ce soir-là, au milieu d’un groupe qui venait de tenir une réunion au sous-sol.
— Qu’est-ce que vous êtes en train de me dire ? qu’il n’y a pas d’archives ? que votre histoire, c’est du vent ?
— Pas du tout. Je dis que, pour un historien, vous n’êtes guère sagace. Vous avez cherché à Duchamp. Vous avez cherché à Marxy. Mais vous avez oublié « grande boca » !
—  ? ! ? !
— Comme vous, le jour où je me suis retrouvé sur les lieux, j’ai regardé bien sûr ces deux premiers noms. Comme vous, j’ai failli laisser tomber. Puis m’est revenue en mémoire une discussion avec un vieil ami. Lequel m’avait longuement parlé de votre père, de l’image qu’on pouvait avoir de lui à Albacete, des sobriquets qu’on lui donnait.
— Des sobriquets, maintenant ! Ma parole, vous devriez écrire des polars...
— Parfaitement, des sobriquets. Par exemple « grande boca » : votre père était ainsi surnommé à Albacete par l’entourage de Marxy. C’est sous ce pseudo que Marxy l’appelle d’ailleurs dans certaines de ses correspondances ; c’est sous cette appellation qu’il est entré dans les archives. Vous ne le saviez pas, manifestement. Et moi, pauvre Calmar, j’étais au parfum. Parce que mon vieux Jesus-Maria me l’avait soufflé. Je me suis dit : pourquoi pas ? Pourquoi pas, après tout, un dossier archivé sous un pseudo ? Ça ne coûtait rien de regarder. À « grande », il n’y avait rien. À « boca » non plus. Mais je ne laisse pas tomber, je continue de fureter. Je n’avais rien d’autre à faire, avant l’arrivée de la prochaine visite, de toute façon. Je reviens toujours à cette « grande boca ». Et je tombe... sur G.R. Ces initiales ornaient le coin, en haut, à droite, d’une boîte noire. Une boîte poussiéreuse, intouchée, comme oubliée. J’entrouvre ce dossier qui n’avait sans doute pas été consulté depuis une éternité. Et dans cette boîte, il y avait trois petits carnets, en assez piteux état. Le papier, bruni, était « brûlé » comme disent les bibliothécaires. Au moindre froissement, il se déchirait. Les feuilles étaient entièrement couvertes d’une écriture serrée, penchée. C’était un journal intime, une relation minutieuse de campagnes militaires ; le ton était véhément. Il me restait à peine un gros quart d’heure. C’était impossible de tout lire. J’ai repéré, en hâte, les meilleurs passages. J’ai branché mon magnéto, et je me suis mis à lire les extraits qui me semblaient les plus significatifs, à la lumière de ma lampe, de cette espèce de testament de votre père : « Un repli stratégique s’impose afin d’élaborer un plan de combat à échéances, et, en premier lieu, afin d’ausculter et de pénétrer l’ennemi »...
Le Calmar se tut, harassé, heureux. Il venait de rendre la justice et pensait avoir assommé Duchamp. Or, ce dernier avait récupéré. Il bondit comme un diablotin, se précipita vers l’entrée de la chambre qu’il fracassa et s’enfuit. Le temps pour Azy de réaliser, le couloir était déjà vide. La porte donnant vers la galerie venait de claquer. L’autre en fait l’attendait derrière la cloison. Quand le Calmar déboucha dans la salle d’exposition, Duchamp lui assena sur le crâne un méchant coup de godemiché géant, en bois, un bel objet, africain d’origine. Azy s’affaissa au pied du panneau musical, dont il actionna malencontreusement le mécanisme. Étourdi par le choc, il n’entendit pas les gémissements interminables, les râles de plaisir, les énormes RAAAAHHH, les couinements de OUIIIIIHHH, les vocalises de jouissance, les soupirs d’extase, les piaillements de bonheur, et autres onomatopées égrillardes qui se propageaient à travers le musée.

Chapitre 17
J’ai la cote d’amour...

Travailler silencieusement, sans ménager les forces ni les peines, dans le sillage des pontifes du parti.
HD-Carnets

Revenu à lui, au pied de l’icône brâmante, Azy fit prévenir Lilas. Elle arriva illico et, sans un mot, récupéra son décapode. Il passa chez elle une nuit de plomb. Au réveil, il eut des sueurs froides. Elles n’avaient rien à voir avec la bosse qui lui gondolait le crâne. Elles venaient de plus profond. Une idée, hideuse, le tarabustait. Il téléphona à Lucifer.
— On te voit plus, tu fais grève ? lui dit le factotum.
— Lucifer, j’ai une chose importante à te demander, une chose inhabituelle, je peux ?
— Une bière tchèque ? s’esclaffa l’autre.
— Non, c’est sérieux. C’est même urgent.
— Tu me fais peur, ça va pas ?
— Si ça va, enfin, à peu près. Mais j’ai besoin de savoir un truc. Et c’est urgentissime, vois-tu ?
— Allons-y-alonso.
— Pourrais-tu aller, ou demander à quelqu’un d’aller, salle des archives ?
—  ? ! ?
— Au rayon G. Étagère du fond. Tablette supérieure. Il y a une boîte noire. Marquée G.B.
— Comment tu connais tout ça, toi ?
— J’ai jeté un œil, pendant la journée « portes ouvertes »...
— Te fous pas de moi, hein ! T’aurait fallu un œil de lynx. Et encore...
— Lucifer, je t’en supplie : je te dirai tout plus tard. Mais pour l’instant, S’IL TE PLAÎT, quelqu’un peut-il aller voir ce carton ? Mieux : peut-on le mettre en sécurité ?
— Tu me demandes beaucoup !
— Please ! Porfavor ! Pajalousta ! Bitte ! Je t’appelle dans une heure, OK ?
L’autre grogna et raccrocha. Le Calmar était surexcité. Les pulsations lui battaient le crâne, comme autant de coups de bélier. Plutôt que de tourner comme un ours en cage, il réécouta l’enregistrement des bonnes feuilles des carnets de Duchamp père, qu’il avait réalisé la veille :
« L’ABC de notre terrible mission est de "tarauder en douce". Je vis donc dans une perpétuelle alerte et les yeux, chaque minute, mieux ouverts ».
Ou encore :
« Nous nous attaquons à la tâche autrement dangereuse des sabotages en grand et des destructions massives. (...) Les mitrailleuses ne rendent plus que leur âme. Les canons éclatent aux premiers obus. Les camions crachent leurs pistons. (. ..) Mieux que quiconque je connais l’état des unités rouges opposées aux franquistes. Je sais, à peu près seul (et je m’en vante), pourquoi les balles tirées par les volontaires tombent à quelques mètres après leur sortie du canon... pourquoi, dans les douilles, il n’est que juste assez de poudre pour projeter la balle hors du fusil et pas plus loin. »
Azraël interrompit le magnétophone ; il se souvenait soudain d’un de ses livres de chevet, Hommage à la Catalogne, de George Orwell. L’auteur, engagé dans les milices du Poum, raconte comment, dans les engagements près de Saragosse, il doit se débrouiller avec des fusils hors d’âge, « des bombes à main qui n’explosent que de temps en temps ». Peut-être qu’un complice de Duchamp opérait aussi par là ? Non seulement ce dernier racontait comment il sabota mais encore comment il dénonça, tâches où cet homme excellait. De Duchamp encore, toujours lu par Zirékian : « J’ai la cote d’amour... Monsieur Marxy soi-même, en qualité de chef d’état-major politique de l’armée rouge, m’investit d’une mission de confiance. J’ai charge ni plus ni moins de surveiller les chefs militaires et d’adresser quotidiennement au dit Marxy un rapport sur le comportement de ces messieurs chefs, sur leur état d’esprit, leur dévouement à la cause. (...) Je modèle ma conduite sur la situation. Elle me commande d’entretenir l’anarchie avec zèle et amour, pour mieux conduire à petits pas, jusqu’au banc des accusés, ces chefs si haut placés qu’ils soient. » Fin de citation.
Là encore, Zirékian songeait à Orwell, au sentiment que l’écrivain eut, en Espagne, d’être en permanence traqué par les staliniens. « On avait tout le temps, écrivait Orwell, le sentiment abominable qu’on allait être dénoncé à la police secrète par quelqu’un, jusqu’alors votre ami. » Le Calmar comprenait mieux comment, dans ces conditions de guerre dans la guerre, une taupe obstinée comme Duchamp pouvait creuser son trou. Et faire des ravages. L’heure était largement passée lorsqu’il rappela Lucifer. Le ton hilare de son interlocuteur le calma.
— C’est un jeu de piste, ton truc, dit-il.
— Pourquoi ? Tu as pu descendre ?
— Affirmatif. Avec la nouvelle archiviste.
— Tu as trouvé la boîte ?
— Affirmatif.
— Et alors ?
— Alors quoi ?
— Il y avait quelque chose dedans ?
— Affirmatif.
— Oui, mais quoi ? Parle, enfin !
— Oh, l’ami, t’es trop tendu. Cool.
— Oui, excuses.
— Bon, il y a bien une boîte noire. Marquée d’ailleurs d’initiales G.B., inconnues au bataillon. Et dans la boîte, un papier.
— Un papier ?
— Oui, un petit carton bristol. Et, marqués sur cette espèce de carte de visite, ces mots : « La curiosité est un vilain défaut. »
—  ? ! ?
— Allô, t’es toujours là ?
Bong, bong... Les coups de bélier reprirent de plus belle. La migraine lui pompait son énergie. Par acquit de conscience, Azy tenta de joindre Duchamp. À son domicile, il n’y avait même plus de répondeur ; l’appel sonnait dans le vide. À l’université, une secrétaire lui répondit qu’elle n’était pas tout à fait sûre mais qu’elle avait entendu dire que Duchamp avait décidé de prendre, toutes affaires cessantes, une année sabbatique. Le Nouvel Obs de son côté venait de recevoir un fax où l’historien annonçait qu’il n’enverrait pas sa copie pendant quelque temps, car il avait besoin de prendre du champ ; « Duchamp prend du champ » : la plaisanterie courait la rédaction.

Chapitre 18
Les blanchisseurs

Entretenir avec zèle l’anarchie ...
H D-Carnets

— Azraël ? Téléphone !
Odilon, la main sur l’écouteur, avait pris un air de conspirateur. Attablé devant son journal, le Calmar ne semblait cependant pas décidé à se remuer. Le cafetier lui baragouina quelque chose d’un ton aussi mystérieux qu’inaudible. Sa soudaine fébrilité intrigua Azy ; finalement, celui-ci se bougea. Il avait gardé sa casquette. Pas la peine de se faire charrier pour cette excroissance rougeâtre de la taille d’un œuf de pigeon qui lui avait poussé au front. Il finit par comprendre qu’Odilon lui susurrait :
— C’est Vergeat !
Vergeat ? Qui lui téléphonait ? À La Périchole ? C’était nouveau, ça !
— J’écoute ? dit le Calmar, prenant un accent de titi dédaigneux.
Le policier le félicita pour son enquête. Azy était d’autant plus étonné que l’inspecteur n’avait pas l’air de se foutre de lui. « On » l’avait tenu au courant de ses investigations : un de ses amis électriciens, « un hindou aussi, si vous voyez ce que je veux dire »... C’est vrai que l’inspecteur était un grand amateur de photos sadomasos, et qu’il avait ses réseaux dans ce milieu. Vergeat lui redit donc son estime pour avoir mis à jour Duchamp.
— Mouais, le bonhomme est peut-être démasqué, dit Azy. Mais il s’est volatilisé. Avec les documents. Plus de bonhomme, plus de carnets, de quoi j’ai l’air ? J’ai bien un enregistrement magnéto de ces textes aujourd’hui introuvables. Mais ça ne tient pas la route, mon truc. Notez, je pourrai toujours en faire un roman, mais à part ça, qui me croira ?
— Moi, répondit, tranquille, le policier. À vrai dire, on s’attendait un peu à cette chute, cela dit sans jeu de mots. Mais ce n’est que partie remise. Votre histoire n’a pas été vaine.
— Pouvez pas m’en dire un peu plus ? J’aimerais bien ne pas mourir idiot, dit Azy.
— Z’aimez les soirées masquées ? lui dit l’autre, en guise de réponse. Soirées hard, je précise. Si ça vous dit, rendez-vous, ce soir même, 20 avenue Victor-Hugo. J’aurai un masque pour vous.
Et il raccrocha. Le Calmar ne vit pas bien le rapport, mais l’idée ne lui déplaisait pas. Une soirée masquée ! Informée, Lilas voulut se faire inviter. Azy résista. Il se rendit en taxi à son rendez-vous.
— Z’avez lu le dernier B-HL ? lui demanda le chauffeur. Un peu surfait, vous trouvez pas ?
Azy ne répondit pas. Vergeat l’attendait à l’adresse indiquée. Ils étaient un peu en avance. La fête – elle se passait au premier étage d’un immeuble cossu – n’avait pas encore commencé.
— Vous ne voulez toujours rien me dire ? attaqua Azy.
— C’est pas simple de coincer des gens comme Duchamp, laissa tomber l’inspecteur.
— Merci pour le tuyau. Voyez, je suis limité, mais ça, je m’en doutais un peu. Le bonhomme a une image du tonnerre, le bras long, des copains coquins partout.
— Et surtout, on peut pas grand-chose, avec ce genre de gugusse, parce qu’on n’a pas grand-chose. Vous n’avez pas été étonné de voir autant de preuves disparaître ces jours-ci ?
De fait, le Calmar se souvint d’escamotages répétés, de curieux incidents aussi qui avaient jalonné son enquête : les dossiers informatiques des archives volatilisés ; l’appart de Lilas visité et la photo de Paula envolée ; la boîte noire nettoyée. Sans parler de l’affichette sur les murs de Fabien. Selon Vergeat, les flics avaient été conduits à s’intéresser au sort de plusieurs personnalités, de la politique ou de la finance, qui étaient dans le collimateur de la justice et présentaient un étrange point commun : elles étaient sans passé. Dossiers d’état civil disparus, papiers scolaires ou militaires introuvables, antécédents fiscaux inexistants, fichiers des RG ou plus simplement des archives publiques tellement transparents qu’il n’y avait plus rien à lire. Tous ces hommes prestigieux semblaient le produit d’une génération spontanée. Diaphanes, ils avaient traversé le temps sans laisser la moindre trace de leur existence. Des hommes de l’ombre, pour le coup.
Au terme de force recoupements, d’interminables investigations, si longues que l’un des suspects était mort entre-temps, on découvrit bien évidemment que ces gens avaient une musette bien chargée. L’un d’eux, ministre intègre, avait été un haut fonctionnaire sous Pétain et hanté les coulisses de l’hôtel du Parc à Vichy ; un autre, diplomate de haut vol, avait mis en place la collaboration économique avec le Reich ; un troisième, appelé « le roi de la chimie », avait fourni aux nazis les produits nécessaires pour leurs chambres à gaz... Sans passé, ces gens ? Une main complice, méticuleuse, semblait plutôt avoir passé au correcteur toute référence les mentionnant. De fait, l’enquête montra qu’il y avait eu effraction, dans les sites d’archives notamment ; qu’on avait bel et bien effacé leur passage. Et on trouvait chaque fois à l’œuvre un seul et même réseau de « nettoyage ». Sans violence, sans bruit, en douceur, il soustrayait, il enlevait, il gommait, il détruisait, il vidangeait. On le baptisa le gang des « blanchisseurs ».
— On pensa, un moment, dit l’inspecteur, qu’il s’agissait d’initiatives plus ou moins spontanées, ponctuelles. En fait ces blanchisseurs avaient eux aussi ... un long passé. Avant même la fin de la guerre, dès qu’il apparut que les choses tournaient mal pour eux, des anciens de la Cagoule n’eurent de cesse qu’ils ne cachent leur propre histoire, qu’ils ne brouillent les pistes. Toute une nébuleuse, qui avait ses antennes partout, dans l’État, les partis, l’Église, le privé, s’y employa ; longtemps, elle fut financée par un richissime parfumeur de la place de Paris. Ces « anciens », du genre « Touche pas à mon passé », montèrent une garde vigilante, dans les sites d’archives, les centres de documentation, les maisons d’édition, autour de la mémoire de leur clan ; puis ils transmirent le flambeau à leur progéniture. D’après différentes sources, ces blanchisseurs étaient très hiérarchisés, et leur état-major devait se réunir ce soir. Prenant prétexte d’une partie fine. Vergeat avait mis son équipe dans le coup.
Estimant le moment venu, il invita Azy à passer, comme lui, un masque blanc.
— Ça fait partie du programme, dit le policier.
Puis ils grimpèrent un vaste escalier de marbre. Azy se souvenait de ses humanités :
Les grands pour la plupart sont masques de théâtre
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
La Fontaine.
Mais sa voix s’étouffait sous le masque.
— Qu’est-ce que vous dites ? demanda le flic, qui déjà sonnait au premier.
Une personne, pareillement déguisée, leur ouvrit, sans un mot. L’appartement donnait sur une enfilade de grandes pièces, hautes de plafond, éclairées par une lumière tamisée. Des gens, des hommes, surtout, déambulaient d’une salle à l’autre. On ne trouvait pratiquement pas de meubles. Simplement, au centre de chaque pièce, il y avait une table. Sur chaque table, une femme, nue, était allongée sur le dos. Et autour de ces tables des grappes d’hommes silencieux s’agglutinaient, la plupart avec le sexe à la main. Ces hommes, ces femmes portaient le même masque blanc. Azy et Vergeat traversèrent les lieux jusqu’à la pièce du fond, devant laquelle quelqu’un faisait les cent pas ; le policier eut un signe de connivence avec lui ; ce dernier s’éclipsa et revint vite, accompagné d’une demi-douzaine de personnes. Dont une femme, à moitié rhabillée, qui se disputait avec l’un d’eux :
— Il a voulu abuser de la situation, pestait-elle, désignant son collègue.
L’inspecteur calma ses troupes. Et tous firent irruption dans l’ultime salon. Sur un canapé, trois personnes étaient assises côte à côte. Masquées, elles aussi. Le trio n’opposa aucune résistance.
— Longtemps, les blanchisseurs nous menèrent en bateau, dit Vergeat. Mais peu à peu nous avons reconstitué le puzzle. Il nous manquait le cerveau. Une pièce essentielle. Identifiée depuis peu.
— Duchamp ?
— Exactement, fit Vergeat.
C’est alors qu’ Azy repéra la chevalière.

Chapitre 19
Turlututu, chapeau pointu

Le Calmar s’accorda une brève convalescence dans les bras de Lilas. Ce soir-là, le couple paressait sur le lit. Il faisait doux. La fenêtre était grande ouverte. Azy était rêveur. Elle était guillerette. C’est qu’elle venait de faire une découverte capitale. Le sens du mot « turlutte » ! Azy, circonspect, eut un léger froncement du sourcil droit.
— Oui, une turlutte ! Je parie que tu sais même pas ce que c’est.
—  ? ! ?
— Tu vois bien que tu sais pas, Monsieur-Je-Sais-Tout ! Alors écoute-moi, primitif : la turlutte est un engin de pêche, et pas n’importe quelle pêche : la pêche au calmar !
— Allons bon !
— Oui, monsieur. La turlutte est parfaite pour attraper le calmar, l’encornet, le calmar et toute la sainte famille des céphalopodes. Ça se présente... tu m’écoutes ?
— Oui, plutôt.
— Ça se présente, dis-je, sous la forme d’une ligne année de plusieurs hameçons réunis en faisceau, une sorte de trident.
— Tu m’en bouches un coin. Le calmar turlutté ! Et de quelle manière ! Tu en as d’autres comme ça ?
— Te fous pas de moi, je peux citer mes sources. Par exemple, la vénérable Revue des deux mondes précise que « la turlutte est peinte en rouge pour attirer la curiosité vorace » du calmar.
— Tu fais une thèse sur le sujet ou quoi ?
— Je me renseigne. Je continue ?
— Je suis tout ouïe.
— Sache encore, ignorant, que le préfet du Finistère a interdit l’usage de la turlutte dans les cours d’eau non navigables...
— Je pourrai toujours y demander le droit d’asile...
Dans l’embrasure de la fenêtre, une montgolfière était apparue, vantant le dernier B-HL. Tout près, un corbeau croassait.

Post-Scriptum

Le personnage de Duchamp père a effectivement existé. Nous avons simplement changé le patronyme. Il a connu le destin retracé ici, et écrit ses Mémoires, en 1942. Les citations données dans ce livre sont authentiques. On peut consulter ces Mémoires à la Bibliothèque nationale de France.

G.S.

DÉJÀ PARUS AUX ÉDITIONS KRAKOEN
Calmar au sang
Nuoc Mâm Baby
SKA
Tentacule-moi !



Site réalisé par Scup | avec Spip | Espace privé | Editeur | Nous écrire