Entretien avec l’auteur

Interview de l’auteur : Gérard Streiff

Le destin de Hans Heisel est fort peu connu ; pourquoi ?

Effectivement, il est très peu connu en France, très peu connu en Allemagne, pour deux raisons : la première, c’est que sa résistance est totalement atypique et ne rentre pas dans les cases habituelles ; en France, ce n’est pas vraiment un réseau traditionnel dans lequel il s’inscrit, et en Allemagne on n’aime pas trop cette période de l’Histoire. Ces résistants antinazis ont été longtemps considérés comme des traîtres par beaucoup de gens, donc on en parle peu. La deuxième raison, c’est que lui-même est un homme modeste, discret. Une fois la guerre finie, il ne demandera pas de médaille, de reconnaissance, ou très peu.
Ce qui fait que les archives sont rares. Il y a quelques sites allemands qui en parlent, des sites pacifistes plutôt. Il y a eu un livre au milieu des années 80, qui évoquait son histoire ; et quelques articles de presse mais c’est tout. Donc ce véritable héros est très peu connu.

Pourquoi fait-il ce choix, très rare pour un soldat allemand, de passer à la Résistance ?

Chacun suit, dans ces circonstances, son propre chemin… Han Heisel n’est nullement prédestiné : il vient d’une famille lambda, famille populaire, famille apolitique. Peut-être est-il plus curieux que les autres, et puis il est dans un centre d’informations, il voit circuler beaucoup de nouvelles sur la guerre. Il peut connaître ainsi la situation mieux que beaucoup d’autres. Et enfin, il a la chance de rencontrer un résistant, ce coiffeur dont on va reparler…Mais en dernière analyse, c’est aussi une question de choix personnel et éthique évidemment.

C’est un destin incroyablement romanesque, voire rocambolesque ?

Oui, en effet, la situation de cet homme-là dans ce lieu-là est rocambolesque : il est au cœur de la machine allemande, dans un lieu où sont centralisées toutes les informations provenant du front atlantique, de la côte : la guerre contre l’Angleterre, les mouvements de bombardiers, la construction des défenses contre le débarquement allié…Cela se passe dans le prestigieux Hôtel de la Marine, place de la Concorde. Donc, que cet homme-là fasse ce choix-là dans ce lieu-là, c’est totalement romanesque, c’est vrai.

Dans le roman, même si cela paraît rocambolesque, est-ce que tout est vrai, les personnages, les faits ?

Tous les faits sont vrais, absolument. La chronologie exacte peut avoir été retravaillée pour la continuité du récit, tous les faits, c’est-à-dire la rencontre avec le coiffeur, le passage à la propagande par les tracts, puis la recherche d’armes, puis les incidents, l’histoire de la piscine… Oui, absolument, tout est vrai, tout a été dit à un moment ou à un autre par Heisel dans ses mémoires, dans ses souvenirs et ceux des autres témoins de ces actions.

Comment et pourquoi une rencontre avec un coiffeur peut-elle devenir décisive ?

Il y a une part de hasard. Les soldats allemands ne devaient pas fréquenter de Français, on leur recommandait de vivre en autarcie. Ils mangeaient dans les restaurants allemands, etc. Hans Heisel enfreint cette règle pour une raison assez futile : il est un peu coquet, il aime être bien soigné, alors il va voir un vrai coiffeur place de la Concorde. Et celui-ci parle allemand puisqu’il est alsacien. Ces passages hebdomadaires – pour la fréquence, c’est moi qui suppose, mais on peut imaginer que c’est ainsi que cela a fonctionné – constituent une sorte de parenthèse dans la vie de cet homme : il est soldat, vit au milieu de militaires et puis tout à coup, une fois par semaine, dans un lieu où il est face à un autre homme, il peut discuter librement, de tout, de rien… Et donc il interroge le coiffeur, qui est très pédagogue et très malin aussi. Cet homme l’amène de plus en plus sur un terrain politique, et progressivement il le fait passer à la Résistance. Pourquoi ça a marché ? Il y a là une part de mystère ; on aurait pu imaginer un soldat qui se scandalise, qui refuse, ou qui soit sourd aux propos du coiffeur ! Lui, finalement, il écoute, il accepte l’argument de l’autre et il passe dans l’autre camp, ça fait partie de l’aventure humaine…

À l’époque, il y a une organisation allemande clandestine qui fournit les tracts, quelle est-elle ?

Il y a, ces années là, beaucoup d’Allemands dans des postures clandestines à Paris et dans le reste de la France. Il existe une association internationale qui s’appelle « L’Allemagne Libre ». C’est un mélange de communistes, de gens de gauche, d’antinazis, civils ou militaires. Cette association a une « filiale » à Paris, et c’est elle qui a des moyens, notamment la possibilité d’imprimer. Sont publiés plusieurs journaux comme Peuple et patrie, Notre patrie, ou Soldats sur la Méditerranée... Ces journaux sont destinés à démasquer les mensonges des nazis. Ils visent à casser le moral de l’armée allemande, à affaiblir les liens qui unissent les soldats à leurs chefs. Ce sont ces gens là qui vont proposer à Hans Heisel de distribuer des tracts antinazis à ses débuts dans la Résistance.

Justement, quelles sont les étapes de la participation de Hans Heisel à la Résistance ?

Elles sont de deux ordres, jusqu’à la libération de Paris. Quand il a accepté de travailler pour la Résistance, le première étape a été une étape de propagande : il va accepter de distribuer, dans des lieux fréquentés par les militaires allemands, des tracts, des prospectus voire des journaux – ceux dont on vient de parler. Ensuite, très vite, il va passer à une autre étape : la Résistance a besoin d’armes. Il va prendre des armes là où il y en a – les siennes propres mais c’est extrêmement risqué, car il faut expliquer leur disparition – puis celles de collègues, dans les restaurants, dans les cafés, voire dans une piscine, comme c’est raconté dans le premier chapitre de ce livre.

Peux-tu nous parler d’un événement assez incroyable, une arme subtilisée en septembre 1943 ?

Oui, je pense que c’est peut-être une révélation de ce livre. J’ai pu le vérifier en en parlant avec Didier Daeninckx, qui est aussi un auteur d’Oskar, éditeur chez qui il a notamment publié un livre remarquable « Avec le groupe Manouchian – Les immigrés dans la Résistance ». J’ai pu mettre en rapport deux faits historiques avérés mais qui semblaient un peu parallèles jusque là, se situant en septembre 43 : d’un côté, la Résistance demande à Hans Heisel une arme pour un coup important qui se prépare. Devant l’urgence de la demande, il n’a d’autre choix que de donner sa propre arme, ce qui est fort imprudent. Or, quelques jours après, le 28 septembre 1943, c’est l’attentat d’un groupe de résistants de la MOI (Main d’œuvre Immigrée), groupe dirigé par l’arménien Missak Manouchian contre le Général SS Julius Ritter. Ce général, très proche d’Adolf Hitler, était le patron du STO (Service du Travail Obligatoire) qui organisait la déportation de centaines de milliers de jeunes français en Allemagne, pour du travail forcé. D’après toutes nos informations, l’arme de Hans Heisel a été une de celles utilisées pour exécuter Ritter. Ce qui est encore plus extraordinaire, c’est que dans le groupe de la MOI qui va exécuter cet officier, se trouve un autre Allemand, un civil, Léo Kneller. Il est probable que Hans Heisel et Leo Kneller ne se connaissaient pas, du moins je n’ai pas trouvé de trace de complicité entre eux.
Avec cet événement, on a donc un exemple d’une arme allemande qui passe des mains d’un soldat allemand à la branche immigrée de la Résistance française pour exécuter un officier allemand !

On peut dire que Hans Heisel a porté un coup à la crédibilité de l’armée allemande. Quel est son rôle ensuite lors de la libération de Paris ?

Tout indique que Hans Heisel et ses deux camarades sont prévenus, 24 heures en avance, de la date exacte de l’insurrection. Première chose, ils décident de déserter. Cette idée de déserter évidemment était dans leur tête depuis des mois, mais on leur demandait de rester jusqu’au dernier moment car on pensait qu’ils étaient plus utiles au sein de la machinerie allemande pour voler des armes, pour obtenir des informations, etc. Donc, le jour de l’insurrection, ils désertent – dans des conditions tout à fait aventureuses – puis se mettent immédiatement au service de la Résistance et vont faire les 400 coups lors d’une libération qui sera extrêmement violente et coûtera cher en hommes, tant du côté de la Résistance et de la population civile que de l’armée allemande. Hans Heisel, entre autres actions indispensables, utilisera son savoir en français et en allemand pour se faire interprète, lors de l’organisation de la reddition de l’état major allemand à l’Opéra.

Et ensuite, où se retrouve-t-il jusqu’à la fin de la guerre ?

Alors là, les informations semblent montrer que le petit groupe de Hans Heisel intègre les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) ; ils vont participer au combat de la libération au moins jusqu’à la frontière franco-allemande d’Alsace. Ils vont être utilisés comme propagandistes : ils vont au plus près des troupes allemandes pour les appeler à déserter, etc. Dans toute les guerres, ce travail de propagande est indispensable. Il aide à la démoralisation de l’ennemi. Or, tous les spécialistes de l’art militaire le disent : le moral des soldats représente 50% de l’efficacité d’une armée.

Et après la guerre ?

Il se fait peu remarquer, c’est sans doute en partie dû à son caractère. Hans Heisel, qui est un véritable héros, n’a pas de prétentions à être reconnu, glorifié. Il a agi selon sa conscience. Il est certain d’avoir fait son devoir de véritable citoyen du monde. Cela lui suffisait. Il deviendra élu municipal en Allemagne de l’Ouest, il aura des problèmes parce que son passé de résistant au sein de l’armée va lui compliquer la vie. Et puis il restera en contact avec ses camarades de la Résistance en France. On retrouve trace de lui en 1994 lors du cinquantième anniversaire de la libération de Paris. Le Président Mitterrand et le Chancelier Kohl assistent à un défilé franco-allemand sur les Champs-Élysées. Des soldats allemands défilent aux côtés de soldats français. De grandes réceptions d’anciens combattants des deux pays ont lieu. Hans Heisel a fait la demande de participer à ces manifestations, qui représentaient pour lui ce pourquoi il s’était battu : la fraternité des peuples. Le Chancelier Kohl refuse sa présence, il refuse au « traître à l’armée allemande » de participer à cette cérémonie. La France s’incline et ne défend pas l’homme qui avait risqué sa vie pour elle. Dans une interview télévisée ultérieure, Hans Heisel, évoquant cet incident, se contente de hausser les épaules en souriant. L’essentiel, dit il, est d’avoir pu retrouver un peu plus tard ses camarades résistants.

Hans Heisel et ses deux camarades sont-ils des cas uniques ? Peux-tu évoquer d’autres exemples ?

Un historien a chiffré à une centaine le nombre d’Allemands ayant pris part à la Résistance et ayant péri entre 1941 et 1944. C’est un chiffre déjà significatif. Qui sont-ils ? Ce sont soit des gens qui ont fui Berlin avant la guerre parce qu’ils étaient persécutés par le régime nazi. Certains avaient participé aux Brigades internationales qui avaient combattu en Espagne aux côtés des Républicains contres les troupes fascistes de Franco soutenus par Mussolini et Hitler… Pour ma part, j’ai retenu par exemple le cas d’un certain Gerhard Léo : il arrive en 1933 (année de la prise du pouvoir par Hitler) à Paris avec ses parents, et en 1942, il est à Toulouse, demande à être embauché par l’armée allemande comme interprète. Bien sûr il cache qu’il est allemand, car il serait immédiatement arrêté pour trahison. Il se présente donc comme Français, un Français étudiant l’allemand à Lyon. Au moment de l’embauche, il fait quelques fautes volontaires en allemand afin de mieux « passer » pour un Français maîtrisant relativement bien l’allemand. Il va travailler comme interprète dans les services de l’armée allemande pendant plusieurs années et il donne des informations essentielles à la Résistance. Il est trahi une première fois à Toulouse, se sauve à Castre où il recommence, il est arrêté une deuxième fois là-bas et déclare alors qu’il est allemand pour obtenir au moins une procédure plus longue de jugement : si on s’aperçoit qu’il est allemand, il faut le faire monter à Paris pour le juger, etc. Et c’est une bonne idée car le train qui l’emmène à Paris est attaqué et il est libéré par la Résistance ! Gerhard Léo est mort en 2009.

Une dernière question… Quelles leçons peut-on tirer de cette histoire sur le « courage de désobéir » ?

Tout d’abord, je dirais que Le courage de désobéir, c’est un beau titre, une association de deux mots évidents : on ne peut pas désobéir sans courage, le fait de s’opposer à l’autorité, à l’ordre, suppose du courage. On se retrouve là en face d’une question qui tarabuste l’être humain depuis toujours : est-ce que, face à un ordre injuste, une loi injuste, une institution injuste, on a le droit de s’opposer ? Le principe de refuser une loi injuste et des ordres injustes fait partie de l’Histoire humaine. Le débat sur ce principe ne cesse de se répéter : les fonctionnaires sous Vichy, comme par exemple Maurice Papon, devaient-ils appliquer les lois racistes de Vichy ou s’y opposer ? Les soldats durant la guerre d’Algérie devaient-ils obéir et donc tuer ou éventuellement déserter ? C’est le même enjeu qu’on retrouve dans notre récit. Évidemment, ceux qui désobéissent sont en général minoritaires, mais en même temps on s’aperçoit que ce sont eux qui sauvent l’honneur.

Est-ce qu’on peut dire, selon toi, que quelqu’un comme Hans Heisel a sauvé l’honneur de l’Allemagne ?

C’est évident. Et en même temps, quand on voit la non reconnaissance de cet homme en Allemagne aujourd’hui, cette évidence demande à être encore discutée, reconnue. Mais en France même, nous ne devons pas nous contenter d’applaudir ceux qui ont désobéi « de l’autre côté ». Nous devons reconnaître que notre honneur aussi a été sauvé par des civils ou des soldats qui ont eu le courage de désobéir, pendant la Seconde Guerre mondiale ou bien pendant nos guerres coloniales, notamment en Algérie.



Site réalisé par Scup | avec Spip | Espace privé | Editeur | Nous écrire