Aller-retour en six minutes

L’aller-retour en six minutes
Fetival de Mauves 2010

Gérard Streiff

Papy Emile est le plus ancien colombophile de Suresnes. Une crème d’homme, un peu précautionneux peut-être, à 80 ans, on se ménage, un peu ronchon aussi, genre « de mon temps » ou encore « ces putains de mômes… » et puis sourd comme un pot. Mais à part ça, l’aïeul fait consensus : sa passion du pigeon lui vaut l’estime générale. Ses collègues du club du « Jabot pointu » apprécient sa disponibilité, Emile est un peu leur permanent, toujours sur la brèche, toujours disponible ; il lui est même arrivé de dormir sur place, c’est dire. Les écoles se rendent à son club, une ancienne usine en plein centre ville réaménagée en volière, comme on visite un sanctuaire. Le maire lui remet annuellement une médaille pour son dévouement, Et la presse locale lui consacre tous les six mois un papier exemplaire. Bref Emile est une institution. Le bonhomme n’est pas natif de Suresnes, il y est arrivé un beau jour, pour prendre sa retraite ; on n’a jamais vraiment su d’où il venait, lui même évite le sujet et personne ne lui pose de questions, ça tombe bien… Tout ce qu’on sait, et ça suffit, c’est qu’Emile, dans sa carrière de colombophile, a gagné à peu près tous les prix possibles, dans toutes les catégories, course de vitesse, concours de fond ou de demi fond.. Et on vient de loin pour lui demander conseil.

Papy Emile rigole quand on lui dit que le pigeon, c’est ringard, c’est dépassé, c’est de l’histoire ancienne, un reliquat de l’époque des croisades ou de la guerre des tranchées ; il a lu, découpé et collé sur la porte de son armoire, au vestiaire du club, un article intitulé Le pigeon voyageur plus rapide qu’une connexion à haut débit ADSL, On y fait état d’un test réalisé par une entreprise de Durban (Afrique du Sud). Elle voulait démontrer la lenteur de la ligne Internet. « Un pigeon voyageur de 11 mois a été lâché, porteur d’une clé de mémoire de 4 Go à destination d’un bureau distant de 90 km. Le fichier a été simultanément expédié par la connexion à haut débit. L’animal a amené la clé USB à bon port en un peu plus d’une heure. Pendant ce temps, à peine 4 pour cent du fichier avait été transféré via la connexion ADSL. Finalement, il a fallu deux heures pour que toutes les données arrivent à destination. »

S’il s’occupe sans distinction de tous les oiseaux du club, Emile a une petite tendresse pour un quarteron de pigeons fétiches, des vieux de la vieille, des fidèles au plumage gris bleu, l’œil rond et roux, la poitrine large. Pas à proprement parler des flèches mais des animaux d’une régularité exemplaire ; depuis des lustres, il leur fait faire à chacun un vol par semaine. Chacun son jour et chacun son périple. Le dimanche, par exemple, c’est le tour de Carlos. Départ à 10h57 très exactement ; l’aïeul lui glisse chaque fois un petit lest sous sa bague en caoutchouc de compétition. Sachant le rythme de croisière de la bestiole, il lui faut trois minutes pour couvrir la distance prévue, ces trois kilomètres qui séparent le pigeonnier de Suresnes du long bâtiment du 133 avenue Commune de Paris, à Nanterre. Plus précis que le plus précis des GPS, Carlos trace sa route sans hésiter, retrouve vite fait le périphérique d’Ile de France qu’il longe un temps puis bifurque vers cette grande façade blanche du 133 donnant sur la cour, plane en direction de la dernière fenêtre à gauche du troisième étage ; à cette heure là, l’ouverture lui est toujours ouverte. Le temps de se poser, d’assurer le contact et c’est déjà le retour à l’envoyeur. 11h04, Carlos est de nouveau au club. Il n’a jamais fait faux bond, seul un chat (il y en a peu à cette hauteur) ou un faucon pèlerin ( heureusement rares) pourraient contrarier son déplacement.

Et chaque lundi matin, José Versini, gardien chef du bloc A de la maison d’arrêt des Hauts de Seine enrage ; il fait le même constat ; il a l’intime conviction, quasiment la preuve, que des détenus du troisième étage ont consommé la veille de l’héroïne ; ça fait des semaines que ce manège dure mais il a beau multiplier les fouilles surprises, utiliser les meilleurs chiens renifleurs, faire des rondes inopinées la nuit, interdire certaines visites ou surveiller de près tous ceux qui s’approchent de l’étage, jamais il n’a pu mettre la main sur le dealer. Chaque lundi, il retourne l’affaire dans tous les sens, il ne voit pas où est l’erreur et lui reste alors la désagréable impression, comment dire, de s’être fait pigeonner.

Gérard Streiff



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