Les mystères de la chambre 11, in Noir et Blanc, Mauves, 2006

« Longtemps, ici, le silence a prévalu. On a même tenté d’oublier : le
malheur était si grand, les mots si faibles pour le dire. »

J. C.

A Georges Federmann

*Le mystère de la chambre 11*

Ou

Cent soixante huit quartiers

Gérard Streiff

Des corps dans tous leurs états ? Je peux dire que j’en ai vus, dans ma
vie. Professionnelle, s’entend. Des corps de toutes les couleurs aussi
et de gabarits les plus divers, la boulotte et l’échalas, la géante et
l’étriqué. Et dans les circonstances les plus alambiquées : des suicidés
imaginatifs, des trucidés insolites, de drôles d’accidentés, des morts
laides et des chairs en putréfaction. Non, ce n’est pas ce qui manque,
dans une carrière de médecin légiste. J’ai le privilège d’être un vieux
monsieur et donc d’avoir recensé des farandoles de cadavres, des
processions de macchabées, des défilés de dépouilles. Pourtant, mon
expérience la plus forte, la plus terrible peut-être, demeure ma toute
première expertise. Celle-là, je peux dire qu’elle m’a blindé à jamais.

C’était peu après la Libération. J’avais 25 ans. J’étais interne en
anatomie au Val de Grâce, dans le service du docteur Becdelièvre. Durant
l’été 1945, Paris était libéré depuis un an déjà, le professeur me
demanda : « Cesare ! ». Je m’appelle Cesare Battisti, fils d’émigrés
politiques italiens. « Cesare, veux-tu m’accompagner à Strasbourg ? ».
Le problème, c’est qu’il s’agissait de partir sur le champ. Et assurer
son secrétariat. Il venait d’être invité par la justice militaire à
diriger un groupe d’experts, trois éminents médecins légistes, chargés
de donner leur avis sur une affaire « délicate », me dit-il. Un
déplacement de plusieurs jours, peut-être plus. Lui qui ne quittait
jamais son service plus de vingt-quatre heures, même le week-end, il
fallait que l’enjeu soit drôlement sérieux pour l’entraîner dans un tel
périple. Il s’attendait à un travail intensif et semblait vraiment
compter sur moi. Flatté, j’acceptais évidemment sa proposition, même si
ce voyage m’éloignait d’une superbe auxiliaire canadienne tout juste
rencontrée à Paris, Madeleine je ne sais plus quoi, attirante et attirée.

Becdelièvre demeura évasif sur l’objet précis de notre séjour ;
peut-être que lui-même en savait peu de choses. Mais, après ses échanges
téléphoniques avec l’autorité militaire, je le sentais, lui d’ordinaire
si impavide, inhabituellement intrigué.

Si je n’ai gardé aucun souvenir de notre voyage, en train de nuit, je me
rappelle qu’une voiture nous attendait en gare de Strasbourg, une
traction avant noire, portant une immatriculation hors-norme, « TM10 »,
qu’on me traduira plus tard comme « Tribunal militaire de la 10^e région
 ». Elle nous conduisit au « GQG », c’est tout ce qu’accepta de nous dire
le chauffeur, un taiseux. On se retrouva en fait dans une caserne du
centre ville. Là, nous avons fait la connaissance du juge d’instruction
Cadin, qui suivait l’affaire depuis le début, et des deux autres
professeurs, MM. Fourmonin et Sicade.

Lors d’un petit déjeuner de travail, Cadin nous en dit…le minimum ; soit
disant qu’il ne voulait pas influencer notre jugement et qu’il attendait
beaucoup de nos investigations ; il rappela très sommairement quelques
données : en 1940, les Allemands avaient annexé la région ; ils avaient
tout germanisé, notamment l’université, et sa fac de médecine en
particulier. Quatre ans plus tard, aux lendemains de la libération de la
capitale alsacienne, un émissaire de l’armée de Leclerc avait visité
l’Institut d’anatomie ; il était tombé, dans les caves, sur ce que le
juge appela « le mystère de la chambre 11 ». Ce qu’on y découvrit était
suffisamment grave pour alerter la justice militaire. Cadin, depuis six
mois, avait eu le temps de mener son enquête, de se faire une opinion
mais il n’entendait conclure et boucler son dossier qu’après avoir reçu
un rapport aussi complet que possible des trois experts réquisitionnés.

Puis le juge en personne nous conduisit, le trio et moi dans les valises
de Becdelièvre, à l’Institut en question. L’accès principal était fermé,
il portait d’ailleurs des scellés, et Cadin nous invita à emprunter une
entrée annexe. On a commencé par arpenter les bureaux. Installés sur
deux étages, ils étaient dans un grand désordre, armoires ouvertes,
bureaux renversés, fauteuils brisés ; aux dires du juge, les lieux
étaient exactement dans l’état où les avaient laissés les Allemands.
L’air y était moite. Il faisait nettement plus frais au sous-sol.

Là, alors que j’avais cru les locaux déserts, nous est apparu, sans
crier gare, un personnage taciturne, la démarche traînante. Une tête de
chien battu, inclinée sur la droite, des yeux exophtalmiques, il portait
une longue blouse grise, la même tout au long de notre séjour. « Garçon
de salle Louispaul » dit-il d’une voix sombre. Il se présentait à nous
sur un mode un peu militaire. « Un curieux nom ! » me dis-je. Je crus
avoir mal entendu, ou déformé son prénom, mais Cadin confirma qu’il
s’appelait bien ainsi. Le type n’avait pas d’âge, disons entre quarante
et soixante ans ; il parlait peu. C’était le deuxième taiseux de la
matinée et déjà je ne m’étonnais plus.

Louispaul, Alsacien, était le seul employé qui restait de l’équipe du
temps de l’annexion, mais lui-même était entré dans le service en 1932.
Autant dire qu’il faisait partie du décor. Les autres avaient fui, ou se
trouvaient en prison ; lui, pour des raisons indéterminées, continuait
son service.

Quand nous étions entre nous, Becdelièvre, qui avait la manie des
surnoms ( il m’appelait volontiers Gramcsi) le dénomma Quasimodo.

On a donc arpenté la cave de l’institut derrière Quasimodo. Ce sous-sol
formait un long et large couloir carrelé, parcouru par une enfilade de
néons, un monde blanc et glaçant ; de chaque côté du corridor, on
dénombrait six portes, de grosses portes en bois munies de clenches
chromées, comme celles de frigidaires géants ; ces portes donnaient sur
autant de chambres. Elles avaient l’air d’être vides. On arriva à la
chambre 11. Une odeur âcre, épaisse pourrait-on dire, nous accueillit.
La pièce comportait trois cuves et ces cuves étaient pleines de corps,
nus, baignant dans un bain de formol.

« On les à découverts en novembre 1944, commenta Cadin. On ne savait pas
alors d’où venaient ces personnes, nous n’avions retrouvé à leur propos
aucune trace, aucune indication. »

Une pièce voisine avait abrité pendant l’occupation des Russes ; il
s’agissait de prisonniers morts de tuberculose au camp de Mutzig, et
transportés ici pour servir de cobayes aux étudiants allemands durant
leurs travaux pratiques. « Pour les Russes, on a des archives. Mais ici,
mystère !? ». Sur ce, Cadin nous quitta, non sans redire qu’il attendait
notre inventaire minutieux de tout ce qui se trouverait dans cette
chambre. On ne devait le revoir que le jour de notre départ.

On a commencé par autopsier les corps, dix sept cadavres. Cela nous prit

plusieurs jours, même si les résultats des analyses étaient, chaque
fois, sensiblement les mêmes. Ces personnes, quatorze hommes, trois
femmes, étaient en relative bonne santé ; elles étaient plutôt bien
nourries ; aucune d’entre elles ne présentait des signes de maladie ;
mais on relevait de nombreuses traces de coups, de brûlures, des
hématomes multiples sur le dos, les épaules, les fesses, la tête
parfois. Tous avaient une large incision dans le fémur : celle-ci avait
du être effectuée sur le cadavre, à l’Institut même, afin d’injecter
dans le corps un liquide conservateur. Les hommes avaient le crâne
rasée, les femmes portaient des cheveux de 2 ou 3 centimètres.

Tous les hommes étaient circoncis. Quelques uns portaient sur le bras
gauche un matricule tatoué, surmonté d’un triangle. Chez les autres, au
même endroit, on distinguait la trace d’une exérèse, comme si on avait
retiré la peau pour enlever ces marques.

Ces hôtes de la chambre 11 avaient un visage au teint terreux ; les
dents étaient serrées sur la langue ; du sang coagulé s’accumulait dans
la bouche.

L’examen intérieur des corps confirmait qu’ils ne présentaient aucun
signe de maladie ; simplement on relevait dans les poumons les mêmes
lésions d’œdème pulmonaire aigu.

Il ne s’agissait donc pas de malades mais de personnes gazées ; elles
offraient en effet tous les symptômes de gens étouffés au gaz
cyandrique, utilisé dans les camps nazis. Il s’agissait plus justement
de juifs gazés.

Quasimodo assistait à ce travail d’expertise mais il restait un peu en
retrait. Les deux premiers jours, il demeura totalement muet. Puis il se
mit à s’exprimer, par à-coups. Une phrase courte, un long silence, une
phrase courte.

Il nous dit que ces corps étaient arrivés, en trois livraisons, à la mi
août 1943. En fin de nuit, vers les 7 heures du matin. Le transport
était assuré par des SS, et entouré du plus grand secret. « Les corps
étaient encore chauds », dit-il. Pas moyen de savoir s’il parlait comme
témoin ou acteur. Deux ans, donc, qu’ils étaient là. Louispaul assurait
ignorer d’où provenaient ces gens.

Becdelièvre rappela que dans leur intestin, on retrouvait
systématiquement les restes d’un même repas, des épluchures de pommes de
terre ; tout indiquait qu’ils avaient été tués peu après ce dernier
repas. Si ce que disait Quasimodo était vrai ( leur réception en fin de
nuit), il s’agissait de leur repas du soir ; l’exécution avait suivi
puis le transport dans la nuit. Mais d’où venaient-ils ? Les

camps en Allemagne étaient trop éloignés pour que des corps « encore
chauds »

parviennent, à l’aube, à Strasbourg. Le professeur Sicade rappela
l’existence du Struthof ; on aurait retrouvé, selon lui, dans ce camp de
concentration, à soixante kilomètres de la capitale alsacienne, une
chambre à gaz.

On avait procédé à l’autopsie des corps au fur et à mesure qu’on les
retirait des cuves ; il y avait là un tel empilement de cadavres qu’on
s’attendait à en trouver au total pas loin d’une centaine. Mais au
quatrième jour, alors qu’on venait de dégager un corps dans une des
cuves, on s’aperçut qu’il s’agissait du dernier cadavre entier ; non pas
que le reste de la cuve était vide mais elle était désormais remplie… de
bouts de corps. On fit le même constat dans le second puis dans le
dernier bassin : chaque fois qu’on y avait retiré le dernier corps
complet, on découvrait un invraisemblable amoncellement de quartiers de
cadavres. Le mot n’est pas beau, on croirait un terme de boucherie. Ceci
dit, c’était une boucherie à laquelle on faisait face, la plus infâme
des boucheries, un carnage. Il y avait là pêle-mêle des dizaines
d’hommes-troncs ; des moitiés de cadavres constitués soit de thorax et
de bras, mais sans têtes, soit des moitiés inférieures de corps, avec le
bassin et les jambes. Ce puzzle macabre se compliqua encore car, dans
les strates les plus profondes, on trouva des corps plus dépecés, des
quarts d’homme si j’ose dire, essentiellement des membres. Cet
émiettement, cette atomisation, cette dispersion nous laissèrent sans voix.

Commença la deuxième partie de notre travail : il nous fallut plusieurs
jours pour transporter, déplacer, regrouper ces pauvres bouts d’hommes
et de femmes, et pour permettre de comptabiliser 168 quartiers. On était
en face de 34 membres supérieurs droits d’homme, de 27 membres
supérieurs droits de femmes, de 34 membres supérieurs gauches d’hommes,
de 8 membres supérieurs gauches de femmes, de 36 membres inférieurs
droits d’hommes, de 23 membres inférieurs droits de femmes, de 37
membres inférieurs gauches d’hommes, de 26 membres inférieurs gauches de
femmes. Et tous ces fragments représentaient au moins 27 corps de femmes
et 37 corps d’hommes.

Qu’est ce qui s’était passé dans cette chambre 11 ? Pourquoi avoir débité
ces corps en morceaux ? Où étaient les têtes ? Et les viscères ?

On retrouvait sur ces quartiers les mêmes observations que sur les corps
entiers : des traces de coups, des hommes circoncis, des matricules
maintenus ou retirés sur le bras. On réussit cependant à identifier deux
catégories de cadavres. La plus nombreuse était celle dont je viens de
parler ; mais il y avait aussi quelques portions d’individus décharnés,
sous-alimentés, ravagés, morts de pneumonie. Pourquoi cette différence ?
Les médecins étaient perplexes. Quasimodo une nouvelle fois livra ses
informations avec parcimonie. Il confirma que les corps avaient été
découpés à la scie mécanique. Il parla de deux garçons de salle qui
avaient passé des jours et des jours à cette besogne. Pourquoi ?

« Pour cacher ! » dit-il. Cacher les corps, cacher leur identité,
tromper ceux qui les découvriraient. C’est pour cela qu’on avait coupé
les têtes, jetées dans le crématorium municipal avec les viscères ; c’est
pour cela qu’on s’était acharné à retirer les matricules ; et pour
ajouter à la confusion, on avait mélangé ces corps avec des parties de
cadavres décharnés, « des Russes ! » Il fallait cacher l’horreur alors
que l’avance alliée se confirmait et prit de vitesse les tueurs.

Mais pourquoi toute cette manipulation ? cette machination ? cette
accumulation de cadavres ?

« Pour le musée ! laissa encore tomber Quasimodo.

*

Le musée ?

*

Le musée du juif !

Le trio ne prêta guère attention au délire de Louispaul qui, par
moments, avait l’air d’un vieux fou. Les médecins rédigèrent leurs
conclusions, firent part de leur interprétation générale ; il me fallut
presque une semaine pour taper, sous leur dictée, corriger, compléter,
un rapport de quatre-vingt pages, transmis au juge d’instruction.

Le jour de notre départ pour Paris, Cadin avait tenu à venir nous saluer
à la gare, Becdelièvre et moi, et nous féliciter. Il venait de passer la
nuit sur le rapport ; il en était très satisfait ; toutes nos
observations confirmaient de manière magistrale, et autonome, ses
propres investigations.

La Faculté de médecine, du temps des Allemands, était tenue par les SS.
Un certain August Hirt, et ses collègues Haagen et Bickenbach, y
faisaient la loi, nazie, avec l’active complicité du recteur et du
doyen. Hirt s’était mis en tête de faire de la fac un musée des sous
race, des juifs, des commissaires judéo-bolchéviks, comme il disait, une
collection de crânes qu’on viendrait visiter des quatre coins du Reich.
Himmler était en total accord. Hirt dépêcha à Auschwittz un
universitaire qui tria et ramena 87 otages. Ceux-ci furent exécutés au
Struthof et conservés dans les caves de l’Institut. Mais les médecins
hitlériens n’ont pas eu le temps de mener à bien leur projet ; devant
l’arrivée de Leclerc, ils ont paniqué. D’où le carnage, ou l’ultime
phase du carnage, de la chambre 11.

Je me souviens avoir quitté la région avec un certain soulagement ; je
n’y suis jamais retourné. Les années suivantes, j’ai suivi de loin les
développements de l’enquête du juge Cadin. Il obtint la tenue, en 1952,
à Metz, du procès des professeurs Haagen et Bickenbach ( Hirt s’était
suicidé). Mais les accusés s’en sortirent plutôt bien : ils furent à
peine égratignés et vite libérés. Redevenus toubibs en Allemagne, ils y
ont coulé des jours paisibles et sont morts dans leur lit.

Plus tard, en lisant le Monde diplomatique, en 1993, j’entendis parler
d’un autre scandale, ou d’un complément au scandale : les corps de la
chambre 11 auraient servi, après la guerre, aux étudiants en médecine
pour apprendre à disséquer...

De loin en loin, ce sous-sol revient dans mes cauchemars : dans une fête
foraine hideuse, je vois Quasimodo animer le « stand des quartiers »,
déambuler de cuve en cuve, attirer le chaland. Au matin, j’ai toujours
ce même goût épais et amer dans la bouche, un peu comme du formol…

/PS : Cette nouvelle est inspirée d’événements survenus en Alsace durant
l’annexion, et à peine dénoncés à la Libération. Les victimes du carnage
évoqué ici n’ont eu droit à une plaque, donc à la reconnaissance
officielle, …qu’au printemps 2005 ! /



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