Tapuscrit, version Gibraltar

Les malabars de Gibraltar

Gérard Streiff

Des rires ou des cris ?

Antoine aperçut au loin des jeunes gens qui jouaient sur la plage.
D’ordinaire, à cette heure, il y était seul. Depuis une semaine, en effet,
il avait pris l’habitude de s’y promener de bon matin. Il ne se lassait pas
de cet endroit, une large crique, où ses parents avaient loué un bungalow.
La plage se trouvait aux portes de Tarifa. Sur la carte, qu’il avait
regardée souvent en rêvant à ces vacances, l’endroit n’était pas difficile à
trouver ; il suffisait de laisser le doigt glisser tout en bas de l’Espagne ;
c’était la ville la plus au sud du pays, à deux pas de Gibraltar, en face de
l’Afrique, là où se rencontrent la mer Méditerranée et l’océan Atlantique.
Aléxis étonnait sa famille : lui qui avait tant de mal à se lever le reste de
l’année, quand il s’agissait d’aller au collège, était ici le premier debout
pour aller se balader le long du rivage.
Le paysage offrait un beau dégradé de bleus : la mer était d’un bleu foncé,
au premier plan ; puis venait un bleu très clair, presque blanc ; à
l’horizon, on devinait les côtes du continent africain ; enfin le ciel, d’un
bleu azur, couronnait le tout.
Ce matin-là, il faisait déjà chaud ; dans quelques heures, ici même, ce
serait la fournaise et la foule. Antoine ne quittait pas des yeux ces jeunes
qui se chamaillaient, là-bas. A mesure qu’il approchait, il réalisait que ce
n’était pas des rires qu’il entendait, mais des cris. En fait, ces gens ne
jouaient pas, ils se battaient. Pour de bon. Il les distinguait mieux à
présent. Ils étaient quatre, deux contre deux. Mais le combat était inégal.
Deux malabars avaient le dessus, frappant sauvagement leur vis-à-vis, qui
étaient à terre.
C’est alors qu’à l’autre bout de la plage, l’arrivée bruyante d’un groupe
compact de touristes dérangea les agresseurs, qui prirent la fuite. Dans
leur débandade, ils passèrent à vive allure devant Antoine ; mais le regard
terrible qu’un des fuyards lui lança lui sembla interminable ; il avait un
visage hargneux en lame de couteau, et une vilaine balafre au menton.

Chasse aux Maures

Antoine attendit qu’ils s’éloignent puis il se précipita vers les deux corps
allongés. Il se rappela soudain que ce coin de paradis était en ébullition.
La veille, des enfilades de voitures de police et d’ambulances avaient
patrouillé sans cesse sur la route qui va vers la ville, sirène hurlante et
gyrophares affolés. Il y avait même eu un hélicoptère qui était passé à
basse altitude.
Des vacanciers d’un bungalow voisin qui revenaient de Tarifa parlaient de
bagarres dans les faubourgs de la ville, de chasse aux "Maures", d’émeutes
raciales où il y aurait eu des blessés et même des morts.
"La chasse aux morts ? S’étonna Antoine.
 Les Maures, répondit son père, en épelant le mot : M.A.U.R.E.S. C’est
un terme très ancien qui désignait, en Espagne, les gens venus du Nord de
l’Afrique. Aujourd’hui, c’est devenu une insulte."
Antoine apprit que les "Maures", il y a bien longtemps, au Moyen Age,
avaient débarqué en Espagne, conquis ce pays et vécu là, en Andalousie
notamment ; puis la guerre avec les Espagnols avait repris, les Maures
étaient repartis.
"La guerre continue ? Demanda Antoine.
 Non, la guerre est finie depuis des siècles. Seulement aujourd’hui les
arrière-arrière-arrièreŠ petits-enfants des "Maures" reviennent, mais pour
travailler cette fois. Dans les fermes des environs par exemple. Et cela ne
se passe pas toujours bien entre les gens du pays et ces "étrangers" . Des
bagarres ont éclaté ; des histoires de jalousie ; des vieux réflexes de haine
ont réapparu."

Cette discussion lui revint en tête alors qu’il s’approchait des corps
ruisselants d’eau, allongés devant lui sur le sable. C’était deux garçons
noirs de peau ; l’un était un homme maigre, recroquevillé sur lui-même, comme
pour se défendre, inerte ; un mince filet de sang coulait de sa bouche.
L’autre était un très jeune homme, pieds nus, vêtu d’un ensemble de toile
bleue comme en portent les Chinois. Celui-là respirait ; Antoine s’accroupit.
Il avait les cheveux bouclés, un front immense, le visage joufflu, la peau
d’ébène. Soudain, le jeune homme ouvrit un ¦il et fixa Antoine avec terreur ;
puis, d’un bond, comme un ressort, il se redressa et s’enfuit à toutes
jambes.

Mauvais rêve

Bouleversé, Antoine regagna le bungalow. C’était une maison de bois, d’un
seul niveau, élevée sur pilotis. Il se laissa tomber dans un fauteuil de la
véranda ; ses parents l’y trouvèrent, grelottant, quand ils se réveillèrent.
Il raconta son aventure ; tous trois se rendirent sur la plage. Elle était à
présent envahie de vacanciers et de baigneurs. Le va-et-vient des
vaguelettes avait lissé le sable, effaçant toute trace des incidents.
Personne n’avait rien vu.
Antoine ne voulut pas s’avouer vaincu ; il passa la journée à sillonner la
crique, à escalader l’amoncellement des rochers aux pieds de la falaise, à
contourner les bungalows, à traverser une petite palmeraie, à parcourir la
plage dans tous les sens.
En vain. Aucune trace du jeune homme de ce matin. Maussade, il se coucha tôt
ce soir-là et s’endormit très vite.
Dans son sommeil, il se vit poursuivi par des tueurs à la mine patibulaire,
auxquels il échappait à grand-peine. Puis il arpentait le rivage dont le
sable ondulait, formant de petits cratères, d’où surgissaient des doigts,
des mains, des bras qui se tendaient vers lui comme pour l’appeler à l’aide ;
toute cette gesticulation s’accompagnait d’un bruit si étrange qu’il se
réveillaŠ et entendit quelqu’un marcher sur la terrasse.
Et ce n’était pas en rêve, cette fois.

Qui était là ?

Les craquements du plancher étaient à peine audibles. Entre chaque bruit, il
y avait un long silence ; comme si le visiteur prenait d’infinies
précautions, voulait se faire oublier : mais il avait beau faire, il heurtait
des meubles, il bousculait des chaises ; il devait chercher quelque chose : on
l’entendait froisser des sacs en papier qui étaient restés sur la table du
dîner.
Qui était là ? Un animal, un prédateur affamé, un chient errant, un hérisson,
pourquoi pas ? Ou un homme comme le balafré ? A cette idée, Antoine prit peur.
Il devait à tout prix rejoindre ses parents. S’approchant doucement de la
véranda, il repéra, grâce à une clair de lune qui blanchissait un peu tout
le paysage, qu’il y avait bel et bien un homme, un voleur près de la table
où la famille avait pris son repas. Electrisé, le jeune garçon ne pouvait
quitter des yeux cet intrus et il finit par mieux distinguer la silhouette :
c’était le jeune homme noir de la plage !
Rassuré, comme heureux de retrouver son fugitif, il en oublia ses craintes ;
spontanément, il s’avança vers lui, la main tendue, et dit, un peu bêtement :
"Bonjour !"
Estomaqué, l’autre se figea ; il ne s’attendait manifestement pas à cette
rencontre ; puis, d’un bond spectaculaire, il franchit la balustrade et
disparut dans la nuit.
Antoine n’eut pas l’ombre d’une hésitation : il se lança à sa poursuite. Il
n’était pas question de le perdre de vue une nouvelle fois. Le fuyard
descendait du coté de la mer, il le suivit. Ils coururent un long moment.
Le garçon était un peu plus grand que lui ; pourtant, il sembla se fatiguer
le premier et perdre du terrain. Antoine fut bientôt à sa hauteur et se jeta
dans ses jambes, réussissant un superbe plaquage. Tous deux roulèrent sur le
sable. L’autre se débattit. Ils s’agrippèrent, s’emprisonnèrent l’un
l’autre, se jaugèrent. Puis, ils se fixèrent droit dans les yeux, comme pour
se défier, se découvrant longuement. Il y avait surtout dans leur regard
comme une immense curiosité. Ils finirent par esquisser, ensemble, un
sourire. Et ils se séparèrent. Sans même se le dire, ils venaient de faire
la paix.
Ils demeurèrent ensuite un long moment côte à côte, haletants, allongés sur
le sable, la tête dans les étoiles.

Antoine et Modeste

"Comment tu t’appelles ?" demanda Antoine, brisant un interminable silence.
L’autre se taisait. Le jeune vacancier se dit qu’il ne comprenait peut-être
pas le français.
"Moi, c’est Antoine."
Toujours pas de réaction.
"Tu as faim ?"
Antoine lui tendit une barre de chocolat qu’il avait gardée sur lui. L’autre
hésita.
"C’est pour toi !" insista Antoine.
Le jeune garçon s’en empara et n’en fit qu’une bouchée : il semblait affamé.
"Attends moi ici, je reviens tout de suite", lui dit Antoine en lui faisant
signe, de la main, de ne pas bouger.
"Tu me le jures, hein, ! Tu restes là, cette fois !!"
Sans attendre de réponse, il fila au bungalow chercher de quoi manger. Il
avait tellement peur de voir le jeune homme disparaître une nouvelle fois
qu’il effectua l’aller et retour en un temps record. Il avait juste ramassé
en hâte quelques fruits et des gâteaux qui traînaient sur la table. Il les
tendit au jeune homme. L’autre, avec méthode, dévora le tout.
"Moi, c’est Modeste" dit-il finalement.
Il y eut encore un silence, puis l’autre s’expliqua dans un français
parfait.
"J’ai presque treize ans et je viens du Sénégal. J’habite dans un petit port
au sud de Dakar. Ma mère est veuve, et elle a cinq autres enfants, trois
frères, deux soeurs. Il y a un mois, elle m’a avoué qu’elle n’arrivait plus
à nourrir toute la famille ; elle m’a dit que je devais aller en Europe pour
y gagner ma vie. Et les aider. Accompagné d’un lointain cousin, Léopold, on
est monté en camion jusqu’au Maroc, en traversant la Mauritanie. On s’est
retrouvé à Tanger, la grande ville marocaine, là bas".
Il montrait d’un geste vague la mer.
" Léopold aussi voulait rejoindre l’Europe. Avec les économies de la
famille, on s’est payé un "passeur". C’était un homme rondouillard, mais
brutal, que tout le monde appelait "sultan". Il devait nous conduire
clandestinement, en bateau, jusqu’aux côtes espagnoles. Des côtes qu’on voit
à l’¦il nu depuis Tanger, tu sais. Je dis "nous" parce qu’on était au total
dix passagers. Sultan prenait cher ; on lui avait donné, chacun, de quoi se
payer là-bas une voiture, t’imagines ! Je n’aimais vraiment pas ce trafiquant
d’hommes."
Modeste se tut. On le sentait plein de colère. Les deux enfants regardèrent
la plage, tout un dégradé de gris et de noir entre le sable, la mer, le
ciel. Tout au loin - était-ce encore l’Espagne ? ou bien déjà le Maroc ?
peut-être étaient-ce des bateaux ? ou alors des étoiles ? - quelques petites
lumières clignotaient. Modeste reprit :
"Pendant des jours et des jours, entassés dans une chambre d’hôtel, nous
avons attendu son bon vouloir. La journée, ne sachant trop quoi faire, je
retrouvais parfois une petite colonie de gens qui rêvaient d’Europe : des
Africains, des Sud-Américains, même des Chinois".
Des Chinois, à Tanger, pour venir en Europe ! Antoine imaginait l’incroyable
tour du monde qu’ils avaient dû accomplirŠ
"Certains avaient été particulièrement malchanceux. Plusieurs fois déjà, ils
avaient tenté de traverser, et chaque fois ils s’étaient fait prendre et
refouler. Je me rappelle d’un grand Nigérian. A longueur de journée, il
scrutait avec une vieille paire de jumelles les côtes espagnoles et ce
détroit de Gibraltar qu’il n’arrivait pas à passer, il ne cessait de
répéter : Maudit détroit ! "

Panique à bord

Cette histoire remontait à deux jours à peine mais, pour Modeste, ces
souvenirs du pays semblait si loin, déjà. Mélancolique, il avait du mal à
mettre des mots sur le reste de son récit. Il hésita, s’interrompit.
Antoine, ému, respecta son silence. Comme s’il comprenait le drame qu’allait
lui raconter le jeune sénégalais. Finalement, ce dernier poursuivit :
"Un soir, il y a deux jours donc, mes compagnons et moi, nous nous sommes
glissés dans une petite barque de pêcheurs, qu’on appelle une "patera".
J’avais gardé avec moi dans un sac en plastique des affaires, un peu
d’argent, des sandales. Après une longue attente le long des quais, pour
bénéficier de la plus complète obscurité, nous sommes partis en pleine nuit.
Le début de la traversée a été sans problème ; on voyait s’éloigner les
lumières de Tanger, on commençait à deviner celles de Tarifa. La mer était
agitée, mais le passeur avait dit qu’il préférait le mauvais temps pour ce
genre d’opération, car la douane sortait rarement quand ça tanguait trop
fort. C’est ce qu’il disait !"
La voix de Modeste devint plus grave, son élocution plus lente.
"Un peu plus tard, on a soudain entendu les sirènes d’une vedette de la
police espagnole. Elle scrutait la mer avec un puissant projecteur et
semblait venir droit sur nous. Le passeur a paniqué. Il nous a alors ordonné
de sauter dans l’eau et de finir la traversée à la nage. On n’était plus
très loin de l’Espagne, quelques centaines de mètres peut-être, mais on
n’avait pas pied, bien sûr. Et puis ces ténèbres partout, traversés des
éclats de lumière de la douane, c’était terrifiant".
Antoine, fasciné, imaginait le désarroi des passagers de la barque.
" Plusieurs de mes voisins ne paraissaient pas comprendre ce disait Sultan.
Il y eut un grand désordre à bord ; des passagers sont tombés à la mer.
Certains y ont été jetés sauvagement. Moi, j’ai plongé avec mon cousin. J’ai
perdu tout de suite mon sac et mes affaires. On s’est mis à nager comme des
forcenés. Cela a duré, duréŠLa côte pourtant semblait toute proche mais on
avait l’impression qu’on y arriverait jamais. On a fini par toucher le
rivage et ont s’est affalé sur cette plage. On s’était endormis quand deux
voyous nous ont agressés. Léopold, mon cousin, a tenté de s’interposer ; il a
été frappé à la tête et il est sans doute mort. Je crois bien qu’ils
m’auraient tué aussi si tu n’étais pas arrivé".

Une cachette

"Tu crois qu’ils vont revenir ?"
Modeste était sur ses gardes, comme s’il s’attendait à voir surgir à tout
instant du néant ses agresseurs. Antoine essayait de se mettre à sa place et
partageait la détresse du jeune garçon. Sa famille était loin. Son cousin
était mort. Il était sans nouvelle des autres passagers. Que faire ?
Repartir ? Il était sans argent. Rester ? Il était sans papiers.
Le petit Français proposa, tout de go, au naufragé de venir chez lui.
L’autre refusa.
" Qu’est-ce que tu vas faire, alors ?
 Je vais me cacher.
 Mais tu ne peux pas vivre comme ça !"
Modeste ne répondit pas. Il y eut un nouveau silence, à peine troublé par le
va et vient des vagues. Puis l’adolescent sénégalais esquissa un petit
sourire malicieux :
 Tu veux voir ma cachette ?
 Affirmatif !
Antoine était trop content de changer de sujet. Il pensa que la fameuse
cachette devait être rudement difficile à trouver, car il avait passé des
heures, la veille, à sillonner la crique dans tous les sens, à fouiller les
plus petits recoins, à la recherche de tout ce qui pouvait servir d’asile.
Modeste s’était calmé, son visage s’était adouci, on avait l’impression
qu’il jouait. Il redevenait l’enfant qu’il avait dû être il n’y a pas si
longtemps. Il se redressa et, d’un pas décidé, il conduisit son nouvel ami
jusqu’auŠ bungalow de ses parents !
Il contourna la demeure. A l’arrière du bâtiment, il se baissa et se glissa,
entre deux planches disjointes, sous la maison. Antoine, bluffé, le suivit.
Ils se trouvèrent dans un étroit espace clos, si ce n’est l’ouverture qu’ils
venaient d’emprunter, de la hauteur des pilotis soit à peu près un mètre
cinquante, et d’une surface égale au plancher de la villa. Dans cette cache
s’entassaient, à même le sable, des sacs de toile vides, qui avaient dû
servir de lit cette nuit, des bouts de bois, des outils. Les deux enfants se
mirent à chuchoter, comme s’ils étaient dans des catacombes. C’est Antoine
qui commença :
"MaisŠ, tu esŠ, tu dorsŠ
 Hé bien oui, tu vois, je vis chez toi !
 Sois le bienvenu, alors !"
La nuit était déjà bien avancée lorsqu’ils se séparèrent. Modeste, pour la
première fois depuis longtemps, s’endormit avec une sorte de sourire aux
lèvres. Antoine, lui, eut du mal à trouver le sommeil ; il était ému en
pensant à cet ami cachéŠsous le plancher.

4x4 et gyrophares

Le lendemain, au réveil, il éprouva cependant une certaine gêne. Il ne se
décidait pas à parler à ses parents de la présence du jeune sénégalais. Que
redoutait-il au juste ? Il ne le savait pas, lui qui n’avait pas de secrets
pour les siens. Il se disait que parfois les adultes lui semblaient un peu
compliqués, qu’ils ne comprenaient pas toujours les choses comme il le
voulait, lui. Et puis il n’osait pas non plus avouer à Modeste qu’il était
sur le point de partir, que les vacances touchaient à leur fin. Il avait
l’impression d’abandonner son nouvel ami et cette idée lui était très
pénible.
Il subit une autre contrariété. Ce matin-là, en effet, Antoine fut obligé de
suivre ses parents en ville, à Tarifa. Il avait réussi les jours précédents
à éviter ce genre de "corvée" mais cette fois, ils avaient tellement insisté
qu’il avait dû céder. Il se montra cependant grognon tout au long de la
visite, l’esprit ailleurs. Au désespoir de sa mère, il n’apprécia que
modérément les belles églises fortifiées, les petites ruelles pittoresques,
les jardins secrets pleins de charme et les guinguettes guillerettes d’où
s’échappaient des airs de flamenco. "Bof bof" semblait-il marmonner.
Sur le parking, toutefois, alors qu’il rejoignait la voiture avec ses
parents, il ressentit comme une décharge électrique : il venait de voir,
quelques véhicules plus loin,, le balafré ! L’homme de la plage l’avait
également reconnu, il en était sûr. A peine s’étaient-ils croisés que
l’autre avait déjà disparu.
Durant tout le trajet du retour à la villa, sous le regard agacé de son
père, Antoine ne cessa de se retourner, scrutant les véhicules qui
s’approchaient, se tassant sur son siège à chaque engin qui les doublait.
Arrivé au village de vacances, il commença à se détendre. A tort.
C’est à ce moment qu’un 4x4 barra brutalement la route à leur voiture. Un
homme cagoulé en sortit, comme un diable de sa boîte, les menaçant. C’est à
Antoine qu’ils en voulaient. Le gangster fit comprendre au garçon qu’il
devait descendre du véhicule. Son père était blême. Sa mère se mit à hurler
mais son cri se figea dans sa gorge : un nouveau coup de théâtre venait de
changer du tout au tout la situation. Deux fourgonnettes de la garde civile
avaient surgi à leur hauteur.
Tétanisés par la soudaineté de l’action, par la lumière froide et bleutée
des gyrophares, par l’aboiement des sirènes, par les armes braquées sur eux,
les gangsters, l’homme à la cagoule et son chauffeur, se laissèrent arrêter.

Pas de papiers

En vérité, ce n’était pas pour les malfrats que la police était là. Elle
avait été appelée par des voisins de la "villa des Français" qui avaient cru
voir un voleur rôder près de chez eux.
C’est ainsi qu’Antoine repéra, aux pieds du bungalow, Modeste entre deux
agents de sécurité du village de vacances,
."Ce n’est pas un voleur, c’est Modeste, c’est mon ami !" protesta-t-il.
Les policiers ne voulurent rien entendre. Ils embarquèrent le petit
clandestin mais aussi le balafré, car c’était bien lui qui se cachait sous
la cagoule, ainsi que son comparse.
"Voleur ou pas, dit un flic à propos d’e Modeste, de toute façon, il n’a
aucun papier d’identité."
Emu aux larmes, Antoine eut juste le temps d’embrasser son compagnon, qu’il
regarda partir dans une fourgonnette. Peu à peu, les gens se dispersèrent.
Seuls, Antoine et ses parents étaient restés sur place.
"Faudrait peut-être que tu nous expliques !" demanda son père.
Alors Antoine raconta. Tout : sa rencontre avec Modeste, l’histoire de ce
dernier, sa tragique traversée, la bagarre avec le balafré, l’hébergement
improvisé sous la maisonŠ
"Tu aurais pu nous en parler, reprit sa mère.
 J’avais peur.
 De nous ? " s’étonna-t-elle.
Ses parents connaissaient bien la question des "boat people", ces immigrés
venus d’Afrique qui tentaient d’entrer en Espagne en cachette. Modeste était
loin d’être un cas isolé. Ils étaient des centaines, chaque jour, à tenter
de se faufiler entre les mailles du filet. De mille manières. En barque,
comme le jeune homme. Ou passagers clandestins de bateaux qui traversent le
détroit en deux heures. Ou encore cachés sous les camions qui prennent le
ferry. Beaucoup étaient interceptés par les douaniers. D’autres perdaient
leur vie dans l’aventure, on parlait de cinquante morts par mois, sans doute
plusŠQuant à ceux qui parvenaient à passer tous les obstacles, ils étaient
souvent accueillis ici à coups de gourdin !
"Faut aider Modeste, supplia Antoine, faut pas le laisser tomber.
 C’est promis" répondit son père.
Le lendemain, Antoine et ses parents se rendirent à la police. L’enquête
avait permis de reconstituer l’agression de la plage. Les bandits étaient
sous les verrous et allaient y rester. Ils avaient du comprendre qu’Antoine
aidait Modeste et ils avaient voulu lui faire payer cette solidarité.
Les visiteurs plaidèrent la cause de Modeste. Ils étaient prêts à l’adopter,
dit même la mère. Mais malgré leur insistance, ils ne purent voir le garçon.
Il avait été placé dans un centre de transit où étaient regroupés les
clandestins. Ils apprirent qu’il ne serait sans doute pas expulsé ; il était
mineur, il avait droit à une certaine protection. On leur dit aussi que
s’ils voulaient se porter garants de lui, cela serait versé à son dossier.
Ce qu’ils firent. Ils purent enfin rédiger une petite lettre à son intention
et le policier qui les recevait leur promis qu’elle serait transmise au
jeune homme.
Le lendemain, ils quittaient l’Espagne. Les vacances étaient terminées, il
fallait rentrer à Paris. Le vol fut sans histoire, pourtant les passagers
étaient maussades. Le chagrin qui habitait Antoine depuis qu’il avait vu
Modeste partir entre deux policiers ne le quittait pas. Et ses parents,
compatissants, se demandaient de leur côté s’ils en avaient fait assez en
faveur du jeune homme.
Puis ce fut la rentrée, les copains retrouvés, les programmes chargé, les
entraînements sportifsŠ Les images de l’été s’estompèrent.

Une lettre d’Espagne

Un jour, on devait être début novembre, Antoine reçut une lettre. D’Espagne.
Etonné et ravi, il l’ouvrit. C’était Modeste ! D’une belle écriture,
régulière, il donnait enfin de ses nouvelles :
"Mon cher Antoine, comment vas-tu ? Comment vont tes parents ? Je t’écris ce
petit mot pour te donner de nos nouvelles. Je dis "nos" parce que moi, ça
va, et mon cousin Léopold, tu sais, celui qui s’était fait agresser sur la
plage, hé bien, il s’en est finalement sorti ! Il n’a rien de cassé mais le
pauvre, il a été renvoyé au Sénégal. Moi, j’ai été pris en charge par la
Croix Rouge, une chance. Je vais à l’école. Il paraît même que je me
débrouille pas trop mal, a dit le professeur espagnol qui s’occupe de notre
groupe d’enfants africains. Peut-être aurai-je bientôt des papiers. Inch
allah, comme on dit chez moi. Je sais que ton père a fait des démarches pour
moi. Dis lui bien que cela a été efficace et remercie le de ma part. Ta
maman aussi. Merci à toi enfin pour tout. J’envisage de venir un jour en
France. On se verra ? Je repense souvent à nos discussions sur la plage, puis
sous ta maison, tu t’en souviens. On ne s’est pas vu longtemps mais ça me
fait pourtant plein de bons souvenirs. Et puis je crois qu’on se comprenait
même sans se parler ! Ecris moi, s’il te plaît, mon adresse est sur
l’enveloppe. A bientôt, petit frère. Modeste."



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