Tapuscrit/Joconde/Detectivarium

La Joconde des cavernes

Gérard Streiff

1.
« Whysk ! »
Mais nom d’un chien, où était passé ce chien, comme disait une chanson de Nino Ferrer, que j’avais tellement fredonnée jadis. Je l’avais pourtant cherché partout. Cela faisait bien un quart d’heure que je l’appelais. Un quart d’heure que j’enrageais.
« Guillaume ! Y en a marre ! C’est toujours la même chose ! Râla Mikajoh, on est gentil avec les bêtes et elles, elles en profitent pour se débiner. »
« Tu voulais quant même pas que je l’attache, ici, en pleine nature. Sadique ! »
Je défendais mon chien mais c’est vrai que le Shiloh Shephred exagérait.

L’été tirait à sa fin, mes vacances aussi, avec Lorette et Whysk, vacances que nous prenions en Dordogne, du côté de Vergeac. On avait loué une petite maison douillette et la semaine de farniente s’était parfaitement passée. Chaque après midi, j’avais pris l’habitude de me promener, avec le chien, dans les collines voisines du village. Whysk aimait prendre ses aises et s’égarer un peu mais cette fois, il en faisait vraiment trop.

« Whysk ! »
Du fond du ravin, l’écho m’a renvoyé mon cri démultiplié. Whyskwhyskwhyskwhysk... Cela ressemblait un peu à un rire démoniaque qui surgisait des pierres, des arbres, de la terre. J’étais impressionné par le retour de ma propre voix.
« Whysk ! »
Dix fois, j’ai fait le tour des futaies et j’ai arpenté l’amoncellement de rochers qui dévalait à mes pieds. Pas la moindre trace de ce chien.
« On le plante là et on rentre seuls à la maison », grogna l’ange.
« C’est méchant, et j’ajoute : c’est idiot : je ne suis pas tout à fait sûr de retrouver le chemin sans lui ».
L’ange bouda.
« Whysk ! »
C’est alors que j’aperçus comme une tache bleutée, en bas de l’éboulis. Je m’en suis approché, intrigué. C’était bien la robe bleu merle de mon animal que je venais de repérer. Je courus vers lui, en lui faisant de grands signes. Whysk semblait ne pas me voir, ni m’entendre. Il se tenait tout droit, en alerte, comme s’il venait de croiser un extraterrestre. J’ai commencé à pester :
« Espèce de… »
Mais l’expression du chien m’a troublée.
« Ça fait un siècle que je… »
Mais je n’arrivais pas à me fâcher pour de bon, l’attitude de l’animal était déroutante. Le chien saisit fermement la manche de mon blouson et m’attira derrière un énorme chaos de roches couvertes de mousses desséchées par le soleil d’août. A sa suite, je me faufilai entre d’étroites parois granitiques, j’enjambai quelques larges failles et, enfin, après un dernier saut et une ultime escalade, Whysk s’arrêta net, semblant regarder la paroi. Je ne vis rien de particulier, je m’en étonnai :
« Quoi ? Qu’est ce qu’il y a ? Tu cherches quoi, là ? »
Il me regarda, la tête inclinée, semblant me prendre pour un débile. Puis je compris. Creusée dans la roche, une ouverture sombre était à demi cachée par des broussailles. Le chien s’engouffra dans l’anfractuosité.
« Tu crois que c’est bien prudent de le suivre ? » gémit Mikajoh.
« Dégonflé ! »
« Je crois que t’es un peu fou, tu sais. Tu te prends pour un cabri. »
Prudemment, je m’engageai derrière Whysk.
Un boyau étroit et obscur serpentait sur quelques mètres.
« Ce qu’il fait noir ! »
« T’as peur, l’ange ? Tu te crois en enfer ? T’en fais pas, je te protège. »
« Tu crois pas que t’inverses les rôles, Guillaume Delange ! C’est l’ange, d’habitude, qui protège ! »
« Oui, bon, t’as pas l’air très rassuré toi même, alors qu’est ce que tu veux rassurer les autres ? »
Un trait de lumière, au sol, troua soudain la pénombre. C’était une grosse lampe électrique, allumée et abandonnée là. J’avais pas l’intention de demander à qui appartenait cet appareil ; je m’emparai de la torche et j’éclairai le chemin. Bientôt, un courant d’air frais vint à ma rencontre. La galerie souterraine s’élargissait. Le chien s’immobilisa, très excité, hochant la tête comme s’il voulait me dire : « T’as vu ? On y est ! »

« C’est quoi, cette taupinière ! » grommela l’ange.
« C’est pas une taupinière, inculte, c’est une grotte ! »
Avec le faisceau de la lampe, je balayai l’espace en tous sens ; on devinait une enfilade de vastes et hautes pièces souterraines. J’étais conquis mais tout ce que je sus dire fut :
« C’est grand !
Le sol tourmenté était jonché de mégalithes affaissés. Je répétais, pris par le décor :
« Qu’est-ce que c’est grand !
« Quand est-ce qu’on sort ! » Demanda alors Mikajoh .
« T’as peur ? »
« Non mais j’aime le grand air, moi ! C’est plus écolo ! »
L’ange m’énervait, je décidais de le taquiner, en agitant ma lampe dans tous les sens :
« Ouaah, t’as vu là ? »
« Quoi, quoi ? »
« Un mort avec des yeux rouges et plein de serpents dans le crâne ! »
« Arrête tes bêtises ! T’es pas drôle ! »
« C’est bon, je blague ! C’est juste une vieille momie toute pourrie avec un énorme crapaud dans le ventre… »
« Tu veux ma mort ou quoi ? »

Je sentis mon compagnon très stressé, aussi je calmai le jeu, je ne voulais pas qu’il tourne de l’oeil. Et je me mis à examiner un peu plus attentivement la grotte, braquant longuement la lampe sur la grande paroi convexe qui me faisait face et ce que j’ai vu alors me sidéra. Ma lumière balayait le mur de droite à gauche, de haut en bas ; le faisceau lumineux n’éclairait qu’une faible partie de la paroi mais on devinait tout de suite que celle-ci était... entièrement recouverte de fresques ! C’était à peine croyable. Il y avait là, peints dans des couleurs chaudes, des hommes et des animaux, des scènes de chasse et des allégories de danse, des troupeaux d’aurochs et des contours de mains cent fois reproduits. Tous ces dessins formaient une joyeuse farandole, une série de cercles concentriques, comme s’ils voulaient attirer le regard sur l’image centrale, celle d’un visage humain aux traits imprécis mais qui laissaient toutefois deviner une figure féminine représentée de face ! Le front était assez bas, la chevelure, un fouillis épais de traits sépia, semblait inextricable, le visage très schématique était ovale, un peu lourd dans sa partie inférieure, le torse était nu et les bras étaient croisés à la hauteur de la poitrine.
Incapable de dire un mot, je regardais, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. C’est Mikajoh qui assura un peu plus tard le son, en couinant :
« Oooooooooooooh ! »
Whysk, lui, agitait frénétiquement sa queue, sentant d’instinct qu’il avait bien travaillé.
Le plus surprenant dans cette inattendue Joconde préhistorique, c’était, comme sur la toile brossée par Léonard de Vinci quelques millénaires plus tard, un ineffable sourire. C’était ce sourire qui surprit le plus l’ange :
« Ils souriaient, les hommes préhistoriques ? »
« C’est pas un homme, c’est une femme ! Et pourquoi ils n’auraient pas souri ? »

J’ai continué de promener ma lampe sur la fresque. Déjà ébloui par la découverte, je tombai sur un détail qui m’intrigua vivement.
J’ai braqué la lumière sur un point précis du mur.
« Ça alors… C’est bizarre ! »
« De quoi tu parles ? »
« Regarde un peu, autour du portrait… »
« Quoi ? »
De part et d’autre du visage, on distinguait de larges entailles. J’ai insisté :
« Tu vois ces marques ; ça fait comme des cicatrices… C’est comme si on avait voulu…découper le mur ! »
« Couper le mur ? Qu’est-ce que tu racontes ? »
« Regarde bien ! On dirait que quelqu’un a voulu scier la paroi. »
« Scier la paroi ? Ma parole, t’es devenu fou. Pourquoi faire ? »
« J’en sais rien, moi. »
Puis l’ange changea de sujet ; ça lui arrivait souvent :
« Mais cette torche, au fait ? Elle est pas à toi ? »
« Bin, non, t’as bien vu, je l’ai trouvée à l’instant ! Par terre ? »
« Alors ? »
« Alors, quoi ? »
« Alors quoi ? Mais il faut tout te dire ! Elle vient pas de la préhistoire, cette lampe, tout de même ? »
«  ? ! »
Un remue-ménage se fit alors entendre du fond de la caverne. D’instinct, j’ai reculé, je me suis plaqué derrière un éboulis de roches, tenant tout près de moi le chien que je calmais de mes caresses ; l’animal en effet était plutôt disposé à attaquer. J’ai éteint la lampe, retenant mon souffle. Des bribes de voix me parvinrent.
« Doucement, là, doucement. O.K. ! C’est bon, Marco, on va poser.
« C’est drôlement lourd, ton machin.
« Tu laisses pas tomber, hein. Tu poses doucement… ».
Mikajoh, tétanisé, murmura :
« Y avait une autre entrée ! »
« J’avais compris, merci. »
« Qu’est-ce que tu fais ? Si tu pars, ils vont te voir… »
« C’est peut-être des visiteurs. Comme nous ? »
« Comme nous ? Tu rigoles, regarde-les ! »

Les nouveaux venus étaient deux et portaient chacun un casque de mineur ou de spéléologue surmonté d’une lampe très puissante. On distinguait assez bien leur silhouette. Le premier était trapu. Son crâne rasé accentuait l’arrondi de son visage, marqué par un sourire hébété. Son coéquipier le dépassait de deux bonnes têtes. Sa face chafouine était taillée à la serpe.
Les deux hommes n’avaient pas vraiment l’air de jouer à cache-cache. A leur pied se trouvait un objet massif, qui étincelait chaque fois qu’il rencontrait un faisceau de lumière. Le grand soupira :
« On y est ! J’espère qu’on va l’avoir, cette fois, cette beauté.
« Moi, Jacky, j’ose plus la regarder. Ça me fout la trouille de faire ça.
« Dis pas d’âneries, Marco, et branche plutôt la bécane !
« N’empêche, j’ai pas envie de m’éterniser ici.
« Personne te le demande, au contraire ! Plus vite on aura fini, mieux ce sera. Allez, au boulot ! »

Marco finit par obéir et se mit au travail. Le bruit d’un moteur emplit bientôt la galerie. L’homme brandit devant lui, comme une arme, une grande scie circulaire. De profil, dans cette quasi obscurité, il ressemblait à un insecte géant. Lentement, il s’approcha de la paroi. Sur les conseils de son chef, il attaqua la roche autour de la « Joconde ». Une vibration déchirante remplit la grotte tandis qu’un nuage de poussière enveloppa le chauve et sa machine, les faisant presque disparaître.
Je n’en crus pas mes yeux, Mikajoh non plus :
« T’ avais raison, ils…ils… scient la peinture ».
Sous les encouragements de l’échalas, Marco, agité par les mêmes saccades que sa machine, sembla vouloir entrer dans la muraille. Les morsures de la scie dessinaient autour de la partie droite du visage de la femme au sourire un demi-cercle parfait, de plus d’un mètre de diamètre. L’homme-scie retira alors péniblement la lame et, sans marquer de pause, répéta la même opération en entaillant la pierre à gauche du portrait, dans un nouveau hurlement suraigüe. Ziiiiiiiiinnnnnnnne.
« Doucement », ordonna bientôt Jacky, qui glissa un châssis de bois sous l’image que l’autre arrachait du mur. Celle-ci glissa et s’affaissa dans le coffret avec un bruit sec.
Le silence se réinstalla dans la salle. Une âcre odeur de benzine brûlée persista. La poussière se tassa petit à petit au pied de la fresque mutilée ; elle avait perdu sa figure centrale et s’en trouvait inhabitée. A la place du portrait, il n’y avait plus qu’une grande tache blanche, un trou, un vide. Les deux hommes se taisaient, impressionnés par leur propre geste et son désastreux résultat. La brute au crâne tondu retrouva, le premier, l’usage de la parole.
« On se tire, Jacky ! Je veux pas que ce vol-là me porte malheur.
« Recommence pas avec ton délire.
« J’aime pas ce coin, je te dis !
« T’as peur que le ciel te tombe sur la tête, comme les hommes préhistoriques ? T’es un vrai Cromagnon !
« Ça, c’est pas bien aimable.
« C’est ça, c’est ça ».
Les deux comparses tirèrent vers le fond de la galerie le châssis où souriait l’ancêtre arrachée à sa caverne originelle. Peu après, l’un d’eux réapparut, empoigna la scie. On l’entendit encore baragouiner entre ses dents ; il parlait d’une torche qu’il avait laissée quelque part et qu’il ne retrouvait plus mais il laissa tomber. Puis les pas s’éloignèrent, le bruit des conversations s’effilocha. Et ce fut à nouveau le noir, le silence.

Je restais muet et immobile un long moment. Le saccage de la grotte m’avait fait presque monter les larmes aux yeux. Le chien, comme indifférent au vacarme, s’était assoupi. Hésitant, l’ange finit par articuler :
« Ils sont partis ? »
« On dirait. »
Il se tut. Comme le dit si bien l’expression, un ange passe.
La caverne était redevenue parfaitement calme, à croire qu’il ne s’y était jamais rien passé. Lentement, je me suis redressé, je me suis déplié, je me suis dépoussiéré. Accompagné de Whysk, soudain tout ragaillardi, je me suis dirigé à tâtons, car j’ai jugé plus prudent de ne pas rallumer tout de suite la torche, vers le passage qui m’avait servi d’entrée. J’ai retrouvé brusquement le soleil. Il m’a fallu quelques minutes pour prendre vraiment conscience de ce que je venais de voir et de vivre. L’ange questionna :
« Qu’est-ce qu’on va faire ? »
« Toi, rien. Moi, je réfléchis ! »
« T’as vu comment il a volé la fresque ! Incroyable ! Il est entré dans la paroi comme dans du beurre ! »
J’ai suivi Whysk qui descendait en trottinant le sentier conduisant au village.
« On rentre ? A la maison ? » s’inquiéta Mikajoh qui aspirait au repos.
« Non, on ferait mieux d’aller chez les gendarmes, dis-je. »

En contrebas de l’amas de roches, le chemin traversait une prairie puis empruntait un petit pont de rondins qui enjambait un torrent à sec. Un troupeau de moutons, venu de la vallée, piétinait et se bousculait avant d’accéder à la passerelle. En sens inverse, une camionnette, semblant sortir des hauteurs, tentait de s’y frayer un chemin. Ça bouchonnait grave sur le pont ; le son aigrelet et énervé du klaxon ne parvint pas à disperser le bloc compact des bêtes. Le véhicule dut s’arrêter. Je suis arrivé bientôt à la hauteur du fourgon, noyé dans la marée laineuse. C’est Mikajoh qui tira la sonnette d’alarme :
« Le petit chauve ! Le petit chauve ! »
« Quoi, le petit chauve ! »
« C’est lui qui est au volant ! »
2.

J’ai pas hésité une seconde, j’ai sauté dans la camionnette. Plus exactement, je me suis hissé sur la plate-forme arrière du véhicule. Whysk sans barguigner m’y a suivi. L’exercice n’était pas trop difficile : l’engin, toujours cerné par l’armée de moutons, faisait du surplace. Je me suis retrouvé, avec mon chien, au pied du châssis recouvert d’une vieille couverture.
« Merci l’ange, t’as été de bon conseil ! »
« Comme d’habitude, non ? »
« Oui enfin, on fera un bilan plus tard de tes mérites et de tes limites ! »
« Toi, en tout cas, tu t’es décidé vite, bravo ! »
Au même moment, le fourgon avait repris de la vitesse.
« Je dis bravo, reprit l’ange, mais t’es un peu cinglé de faire ça, non ? Ils vont finir par nous repérer ! T’as vu un peu leur tête ! »
Heureusement, la cabine ne disposait pas de vitre arrière. Et puis le conducteur et son acolyte semblaient trop occupés à se chamailler. Des bribes de voix me parvenaient.
« J’ai pas aimé ce boulot, Jacky, je te dis ! »
« Remballe ta rengaine. Et pense plutôt à la prime du Manecha ».
Le reste de la discussion fut à peu près inaudible, absorbé par le vrombissement du moteur que le chauffeur maltraitait. L’ange n’en démordait pas :
« T’es un peu fou, toi, non ? ! »
« Je voulais pas qu’on les perde de vue. »
« Suffisait de prendre le numéro de la voiture . »
« J’y ai bien pensé. »
« Et alors ? »
« J’ai pas la mémoire des chiffres ! »
« Très drôle ! »
La camionnette quitta le sentier défoncé pour une route départementale. J’étais moins secoué. Whysk n’arrêtait pas de me regarder, la langue pendante. Il devait lui aussi penser, comme Mikajoh, que j’étais un tantinet fêlé pour se cacher sous cette toile, sans prévenir, mais il y avait dans son regard une confiance absolue. J’ai reconnu bientôt les bâtisses de la petite zone industrielle, aux abords de Vergeac. Le véhicule a ralenti, s’est approché d’un hangar grand ouvert, y a pénétré doucement et s’est arrêté.
Tandis que les deux compères continuaient de se disputer dans la cabine, je me suis faufilé hors de l’engin et je me suis glissé vers la sortie, avec le chien à mes trousses.
« Mais il y a du monde ! » cria soudain le chauffeur, dans mon dos. Ça chauffait ! J’ai franchi la porte et piqué un sprint, prenant à travers les hautes herbes, le long de la route qui conduisait au village. Whysk avait de trouver tout ça très drôle, il me dépassait, m’attendait, se mettait parfois entre mes jambes au risque de me faire chuter. Je ne pouvais pas l’engueuler, je préférais garder mon souffle pour tenir le rythme. Marco tenta de nous suivre. Mais il fut vite largué, dut renoncer et retourna au hangar où Jacky le rassura :
« C’était sans doute un mec qui tentait de chouraver dans l’entrepôt. On l’a surpris.
« Non, non, il y avait personne ici. Ce type était dans le fourgon.
« Tu déconnes.
« J’aime pas ça. »

J’ai rejoint notre maison de vacances. On a passé vite fait la porte, avec le chien ; pas la peine de se faire remarquer, si les deux zouaves passaient par là. J’ai appelée Lorette. Personne. La demeure était déserte. Pas de voix familière pour répondre à mon appel. J’étais soudain très attentif au moindre bruit. Une voiture qui passait, une ombre qui se faufilait, un son banal et je me faisais un roman. Bonjour les vacances ! J’ai fini par trouver un mot sur la table de la cuisine : « Mon Guillaume préféré, je suis en ville. Je rentre tard. Il y a de quoi dîner dans le frigo. Bisous. »
« Bon, bin va falloir faire sans elle. »
« Bin oui, répliqua prudemment l’ange, étrangement silencieux depuis le garage. »
« Tu crois qu’ils nous ont suivis ? »
« Qui ça ? Les moutons ? »
« T’es débile ou quoi ? »
« Oh, on se calme, t’es super à cran, mec ! On peut rigoler un peu, non ? »
« Ok, ok, je redeviens zen ; je parlais des deux voleurs bien sûr ! »
« Le rasé a bien essayé. Mais la course, ça n’a pas l’air d’être son fort. »
« Je suis un peu inquiet, tout de même. »
« De quoi ? »
« Qu’ils nous cherchent ! »
« Ils ont à peine eu le temps de te voir. Ils peuvent pas te reconnaître. »
« Il y a mes habits ! »
« Tu les changes. »
« Et le chien ? »
« Tu l’enfermes ! »
« C’est ça, oui, ! »
« Bon, arrête de stresser. Qu’est ce que tu veux faire ? »
« Et si j’allais chez les gendarmes. »
« Mouais... »
« T’es pas chaud ? »
« Non, mais chuis pas contre non plus. »

Peu après, je suis ressorti de la maison. J’ai essayé de la jouer discret, et surtout de me faire oublier de Whysk. Mais cet animal avait senti le piège ; impossible de le contourner. C’est lui qui m’attendait, remonté, sur le pas de la porte. J’ai filé, avec lui, le plus vite possible jusqu’à la gendarmerie, campée à l’entrée du village entre deux énormes marronniers centenaires. La porte de la bâtisse était ouverte. Au bout d’un long couloir blanc et désert, un petit bureau m’accueillit. Dans la pénombre, j’ai distingué, derrière les pages déployées d’un journal local, un gros homme aux sourcils épais, manifestement surpris de me voir là, et complètement scandalisé par la présence du chien.
« Pas de bestiole dans le bureau ! Grogna-t-il, en guise de bienvenue. Pas de bonjour, pas de salamalek, simplement « Pas de bestiole dans le bureau » !
Je ne voulais pas discuter, ni la méthode ni le qualificatif de « bestiole » pour mon Shepherd et j’entrepris de conduire le coupable dans la cour attenante ; je revins vers le pandore, mais le chien me suivait. L’opération se répéta, deux fois, trois fois et systématiquement la « bestiole » était scotchée à mes pas. Finalement, je renonçai à tenir le chien à distance. Le gendarme avait vu mes efforts, il capitula mais pendant tout le temps que dura l’entretien, il ne regarda que Whysk. Comme si je n’existais pas. Comme si c’était lui son interlocuteur. Ou comme s’il avait peur que l’animal ne l’agresse.
« Qu’est-ce que vous voulez, au juste ? Demanda le gros homme, en parlant donc à Whysk. C’est pas la SPA, ici, vous vous trompez d’adresse.
J’oubliais son mouvement d’humeur et je lui racontais, le plus clairement possible, la découverte de la grotte, le pillage, la camionnette. L’œil du fonctionnaire était de plus en plus amusé. A l’évidence, il ne croyais pas un mot de mon histoire.
« Une grotte ? A Vergeac ? Une grotte préhistorique dans la région ? Première nouvelle ! Avec des peintures rupestres, en plus ? Vous m’en direz tant ! C’était dans quel coin au juste, votre « dé-cou-ver-te », dit-il, en détachant chaque syllabe du mot. En allant plutôt vers Boufigniac ? ou vers Montieu ? »
J’étais, je l’avoue, bien incapable de le préciser. Son ton m’agaçait au plus haut point, j’avais l’impression qu’il me traitait comme un gamin.
« Et cette histoire de scie et compagnie ? Alors, tout ça se promènerait en camionnette, visitant nos hangars… Vous savez quoi, Monsieur....
« Delange, Auguste Delange.
Et je lui glissais ma carte de visite, où figurait ma profession de détective privé.
L’ogre regarda le bristol en hochant la tête. Manifestement, il n’avait pas l’air de tenir les détectives en haute estime. Il émit des petits bruits de bouche qui en disaient long sur sa « considération » pour ma profession ; heureusement, il garda ses critiques pour lui puis reprit son propos, toujours en fixant droit dans les yeux le pauvre Whysk :
« Monsieur Delange, je vais vous dire moi : vous regardez trop la télé !
« Mais je ne vous permet pas...
« Vous vous croyez à Fort Boyard, monsieur Delange ! »
Le bonhomme s’efforçait de ne pas rire.
« Y a pas de voleurs, chez nous ! On n’est pas en ville ! Y a pas de grottes, ornées ou pas ! Y a pas de Manécha dans la région. Puisque c’est le seul nom que vous pouvez me donner. Et puis, dites moi, la camionnette…, bien sûr vous n’avez pas songé à en relever le numéro d’immatriculation ! ».
C’est à ce moment là que Mikajoh se réveilla :
« Tu VOIS ?! Je t’avais dit : prends le numéro du véhicule, prends le numéro d’immatriculation ?! Mais non, Môssieur sait toujours mieux que les autres ce qu’il faut faire ? »
« Ange, t’as plutôt intérêt à la mettre en veilleuse car je suis pas de très bonne humeur, si tu vois ce que je veux dire ? »
« De bonne humeur ou pas, je te signale quand même que le gros là, en face, qui cause qu’à ton chien, hé bin, il est en train de se foutre méchamment de toi, vu ? »
« Je le supputais, en effet. Alors ? »
« Alors, tu te tires ?! T’as rien à faire ici ! T’as ta dignité ou pas ?! »

A ces mots, comme électrisé, je me suis levé d’un bond, faisant sursauter le gendarme du coup, et j’ai dit :
« Whyk, dehors ! »
et je suis sorti, fier comme Artaban, comme dit l’autre, sans le moindre regard pour l’autre globule qui semblait soudain vexé de cette sortie magistrale.

« Bravo ! Dit l’ange. Ce type était bête comme ses pieds. »
« Bête et méchant… »
« Mais dis donc, la lampe ? ! On n’a qu’à lui montrer la lampe ! »
« Qu’est ce que tu racontes ? »
« Il pourra pas dire qu’on l’a pas inventée, celle-là ! »
« Ça prouve rien. »
« Bin, y a sûrement des empreintes. »
« Oui, les miennes ! »
«  ? ! »

J’étais en pétard. Il n’y avait donc rien à faire ? C’était incroyable ! Ces gangsters avaient violé la grotte, saccagé la paroi, volé une peinture, failli l’assassiner, ou presque. J’avais tout vu, de mes yeux vu. Et voilà le résultat. Pour tout arranger, le ciel alors s’est obscurci, prenant une teinte grise qui vira au noir ; un vent mauvais se mit à souffler. Un coup de tonnerre me surprit sur le chemin. Instantanément trempé, aveuglé par les trombes d’eau, je n’avais plus qu’à regagner la maison au plus vite. Je me réfugiais sur le canapé, blotti sous une couverture où, bercé par le ruissellement ininterrompu de la pluie, je finis par m’endormir. Lorette me réveilla, il faisait nuit, j’avais froid ; je voulus tout lui raconter, mais je bredouillais des choses confuses. « Demain, demain, ça peut attendre demain » me dit-elle. Je capitulais vite et me rendormis peu après entre ses bras, au fond de notre lit.

« Debout, paresseux ! Tu as oublié qu’on fait nos valises aujourd’hui ? »
Il faisait grand jour, un soleil triomphal envahissait la chambre. J’émergeais péniblement. J’avais complètement zappé que les vacance étaient déjà finies. En fait, je devais me rendre, dans la journée, à Paris pour les besoins d’une enquête en cours, pour consulter aussi mon compte à la banque postale du Louvre. Lorette m’accompagnait.

« J’ai trouvé hier soir tes vêtements complètement trempés. Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu as sans doute voulu m’en parler quand je suis rentrée, cette nuit, mais j’ai rien compris, je te l’avoue. Viens donc prendre ton petit déjeuner, tu vas me redire tout ça. »

Le souvenir de l’aventure de la veille me revint brusquement en tête. Entre deux tartines, j’ai essayé de raconter le plus simplement possible la virée. Je sentais bien que Lorette était perplexe.
« Et où est-il exactement, ce hangar ? Demanda-t-elle.
Je me proposai de l’y conduire, ça devait être à cinq minutes en voiture.
On fit les valises, on rangea la maison, on rendit les clés. J’entendais Mikajoh ruminer, une espèce de litanie à laquelle je ne prêtais guère attention au début, occupé que j’étais par les préparatifs du départ ; Un moment, je réalisais cependant qu’il se lamentait en énumérant toutes les douceurs locales qu’il abandonnais. Cela donnait :
« Adieu foie gras, adieu noix, adieu magret de canard, adieu cou farci, adieu pommes de terre sarladaises, adieu champignons, adieu truffe, adieu Bergerac ! »
« T’as vraiment des goûts de luxe, mon pauvre ami ! Si j’avais tes soucis ! »
« Oh, ça va, père la morale ! Tu crachais pas dans la soupe, cette semaine, je crois. »
« Goujat ! »
Je n’ai pas eu envie de polémiquer plus longtemps. Une fois la berline remplie, on a filé vers la zone industrielle. Le hangar en question était fermé. Un hublot dans le portail permettait d’en inspecter l’intérieur. Vide. Personne.
Un vieux paysan passait par là, je lui ai demandé s’il connaissait les propriétaires.
« Je pense bien. C’est monsieur Galvier, notre maire. Mais il est en vacances. Si vous voulez le voir, faudra repasser.
« Et la maison n’a pas eu de visite hier ?
« Moi je n’ai vu personne.
J’ai regardé Lorette :
« Qu’est-ce qu’on fait ?
« On va voir la grotte ! »

J’ai retrouvé le chemin qui menait au pont, là où hier une meute de moutons bloquait le passage. J’ai reconnu la prairie qui montait doucement vers l’énorme monticule de roches. On est descendu de la voiture, Lorette, Whysk et moi pour grimper vers l’éboulis. C’est là que les choses se sont compliquées. J’ai tenté de retrouver le cheminement compliqué conduisant à l’entrée de la grotte, j’ai encouragé Whysk à faire de même. Tout excité, il escaladait, hésitait, revenait dans le sens opposé, reculait comme s’il avait besoin d’avoir une vue d’ensemble ; il croyait reconnaître un repère, doutait, tournait en rond. Et moi itou. On était tous les deux lamentables. J’ai tenté d’amadouer Mikajoh, il n’a rien voulu savoir, continuant de pleurer sur son foie gras, son Bergerac et compagnie. A mon avis, il ne reconnaissait plus te chemin lui non plus mais ne voulait pas le dire, l’hypocrite.
« C’est toi qui a trouvé la grotte et qui m’y a conduit, tu reconnais plus ? Dit-il enfin »
« Et toi, tu m’y as suivi, tu pouvais difficilement faire autrement d’ailleurs. Tu pourrais aussi te souvenir ! »
« De toute façon, y a plus de chemin ! »
Et c’est vrai qu’il n’y avait plus de chemin ! C’était plein de terre partout, de boue, de morceaux de bois, plein de caillasses. L’orage de la veille avait brouillé les repères et tout chamboulé.
Refusant de s’avouer vaincu, j’ai continué d’arpenter, en pure perte, le chaos rocheux, de tournicoter pendant une bonne demi-heure ; Whysk tirait une tête de désespéré. Lorette nous tira d’embarras :
« Il est temps de partir ! »dit-elle simplement. J’étais piteux. De n’avoir rien retrouvé, de passer pour un bonimenteur aux yeux de ma femme. Sans parler du gendarme...
Vexé, bougon, je n’ai pas dit le moindre mot tout au long du voyage sur Paris. Mikajoh aussi resta cois. Il avait d’ailleurs intérêt.
3.

Dans la capitale, j’ai pu régler mes affaires vite fait, en milieu de journée, mais, comme on n’était pas pressé, on décida, avec Lorette, de rester quelques jours à Paris. On a pris une chambre d’hôtel, du côté de la Place Monge ; j’aimais ce coin, les arènes de Lutèce, les derniers vieux cinémas de quartier, le jardin des plantes, le Museum d’histoire naturelle. Le soir même, Lorette souhaitant lire dans la chambre et Whysk somnolant, je suis sorti seul. Enfin avec l’ange bien sûr. Mes pas me conduisirent au Muséum. On y organisait une Semaine de la Préhistoire, avec exposition, projection de films, débats, etc... Ce soir-là, un spécialiste était invité à parler de l’art des grottes ornées, depuis les salles de Lascaux jusqu’aux dernières découvertes : la grotte Chauvet, en Dordogne, ou la grotte Cosquer, près de Marseille. Le sujet m’intéressait, je m’installais. La salle, assez vaste, était presque pleine. Il était juste temps. Un animateur présenta le conférencier :
« Maurice Sallenave travaille à la Maison de l’Humain. Il préside la commission qui centralise les fouilles et les découvertes ».
On nous informa que l’orateur répondrait, à la fin de sa conférence, aux questions écrites que le public voudrait bien lui poser. Je sautais sur l’occasion, griffonnais quelques mots , sur un bout de papier arraché à un carnet rose -drôle d’idée me direz-vous, c’était un cadeau de Lorette-, lui demandant s’il connaissait la grotte de ...Vergeac. Qu’est-ce que je risquais à essayer ?

Le « préhistorien » avait l’air plutôt « cool » comme on dit volontiers aujourd’hui. Il ressemblait à un étudiant attardé. Son visage était jeune et rond, ses yeux plissés et malicieux derrière de grosses lunettes, ses cheveux plutôt en bataille ou, disons, hâtivement disciplinés. Il portait un vieux pull rouge ample sur un jean fatigué. On ne voyait pas ses pieds mais je me suis dit que le gaillard pouvait très bien être venu en tongs. Sallenave avait tout d’un professeur Nimbus en herbe. Car c’était un vrai savant. Il mit une telle fougue à son exposé, ponctué d’une projection de diapositives, que j’ai fini par m’imaginer en hommes de la préhistoire. Revêtu de fourrures, j’arpentais des cavernes obscures et humides, une torche, faite de paille tortillée ou de bois résineux, à la main. J’y essayais ma voix, histoire de voir s’il y avait de l’écho et surtout s’il n’y avait pas là d’hôtes indésirables, des bêtes fauves… J’en appréciai le silence, à peine troublé par le cliquetis des gouttes d’eau tombant de la voûte dans de larges flaques...
Sallenave, pédagogue, prenait soin d’expliquer simplement chaque mot un peu inhabituel.
« Pariétal ? De paroi. L’art pariétal, l’art des parois. Car un jour, un homme, une femme ? s’est détaché de la tribu qui campait là. Et il –ou elle- s’est mis à dessiner sur les murs. »
Comme si ce souci de la parité, un homme/ une femme, avait dérangé ( ou réveillé) Mikajoh, l’ange ricana :
« Aaah ! Une femme-peintre ? N’importe quoi ! »
« Et pourquoi pas, macho ! »

L’expert continua de me faire rêver. A la façon de mes grands ancêtres, je me figurais en train de fabriquer des poudres de toutes les couleurs grâce à des recettes connues d’eux seuls. Puis, le nez sur la paroi, éclairés par une faible lumière, je traçais, avec mes doigts enduits de couleurs, surtout dans l’ocre brun rouge, des bisons et des aurochs, des mammouths et des bouquetins, des chevaux et des cerfs, des rhinocéros et des ours, des pingouins, pourquoi pas ? Il y en avait bien dans la grotte de Cosquer…
« Pour peindre, ils pouvaient aussi utiliser des pinceaux ; ou quand les parois étaient fragiles, ils soufflaient la peinture en formant un pochoir avec les mains. »
Sallenave mima l’acte de peindre dans les cavernes. Puis il énuméra tous les motifs de dessins que l’on pouvait croiser sur ces parois :
« Il nous arrive de tomber sur des anthropomorphes, c’est à dire des personnages avec un corps d’homme et une tête de lion ou de cerf par exemple. Et puis il est un dessin assez fréquent, c’est celui des empreintes de mains. On parle d’empreintes négatives quand n’apparaissent que les seuls contours des doigts, et d’empreintes positives quand est dessinée la main entière. »

Je suis retourné, en imagination, dans ma caverne. Tagueur du paléolithique, me voici, avec mon pinceau primitif pinceau ou mes éclats de silex, en train d’inventer des signes mystérieux, des alignements de traits, des familles de points, des formes géométriques, toujours sous une vacillante lumière…
« C’était quand, me direz-vous ? Disons entre 10 et 30 000 ans. Car n’oubliez pas que ces dessins se sont étalés sur des milliers d’années. Dans la grotte Cosquer par exemple, on a daté un rhinocéros de 32 000 ans mais une main noire a 27 000 ans et un bison en a 18 000. Ces grottes sont donc des lieux fréquentés, peut-être avec des pauses, des oublis, mais pendant des périodes interminables où les hommes ont répété les mêmes gestes, sans doute repris les mêmes dessins. »
Il était intarissable sur Lascaux, sur ses scènes les plus secrètes, la Grande Vache noire, les Cinq cerfs nageant, le Sorcier du puit, le Bison de l’empreinte.

L’assistance était conquise. Oubliés Paris, le Muséum, les voitures, la rentrée des classes et tutti quanti. Je voyageais au fin fond des âges.
« En fait, poursuit l’expert, souvent ces grottes, lieu d’ordre, de calme, de beauté dans un mode de brutes, étaient des sanctuaires où se pratiquaient des cultes primitifs, des sortes de rites magiques. Puis un jour, il y a eu un éboulement de terrain, une montée des eaux. Ces lieux ont disparu. Pendant des millénaires. Jusqu’à ce qu’on retrouve, souvent par hasard, les sites. Alors, nous qui les visitons passons, sans transition, de l’époque du TGV, d’Internet et de la vache folle à ce monde de chasseurs de rennes, avec leurs magnifiques dessins sur les murs. »

L’exposé était terminé, l’orateur eut droit à des applaudissements nourris. Il se mit ensuite à déplier les petits mots qui s’étaient accumulés devant lui et à se livrer au jeu des questions/réponses. Qui a découvert Lascaux ? Quand pourra-t-on visiter Cosquer ? Avec une joie gourmande, il répondait sans être trop bavard. Heureux, volubile. Soudain, on le sentit mal à l’aise ; il venait de tomber sur un billet rose, je le reconnus, c’était le mien. Il avait commencé à le lire : « Savez-vous qu’il existe une grotte à… » puis il se tut. Il avait vu le nom de Vergeac mais n’avait pas osé le prononcer ! Il dit, d’un air très contrarié, en agitant le petit bout de papier.
« Qui me pose cette question ?
Je n’ai pas bougé.
« Vas-y, me dit l’ange ; dis lui que c’est toi ?! »
« Non ! »
« Pourquoi, dégonflé ! »
« J’en sais rien, il a l’air trop contrarié, j’ai pas envie d’une dispute publique ».
« Oh le peureux ! »
« Ouais, ça va ?! »

« Peut-on savoir quelle est la question ? » finit par lui demander poliment l’animateur. Sallenave se tut. Comme si le fait même de lire la phrase griffonnée, ou le nom du village plutôt, lui brûlait les lèvres.
Brusquement désenvouté, je regardais le jeune homme à la tribune sans bien comprendre son attitude, ni la mienne d’ailleurs. Décontenancé, le conférencier scruta son public. L’animateur redemanda :
« Mais quelle est la question, Monsieur Sallenave ?
« Non, rien, c’est rien, c’est pas grave. Il n’y avait pas vraiment de question.
« Bon, alors, si vous êtes d’accord, nous allons conclure. »
L’employé du centre remercia l’invité, le public se leva.
« J’y comprend rien. Qu’est-ce qui lui a pris ? » dis-je.
« Qu’est-ce que tu fais ? »
« T’as vu sa tête ? Il était furax ! Si je vais le voir, il va m’engueuler. »
« Qu’est-ce que tu veux qu’il te fasse ? T’as rien fait de mal, tout de même. »
« Il arrive. »

D’un pas pressé, Sallenave rejoignait sa voiture. Je décidais finalement de l’aborder.
« Monsieur Sallenave ?
« Je vous écoute.
« Vergeac ?
« Oui ?
« C’est moi ! C’est moi qui a posé la question. ».
Le conférencier s’arrêta net. Pétrifié. Il me saisit le bras :
« Mais pourquoi vous n’avez pas répondu tout à l’heure ?
« Parce qu’il avait la trouille ! » susurra Mikajoh.
« Vous aviez l’air tellement en colère ! Et puis lâchez-moi, enfin !
« Excusez-moi. Pardon. Je… En fait votre question m’a complètement secoué. C’est tellement incroyable que vous me parliez de Vergeac !
« Pourquoi ?
« Dites moi d’abord comment vous connaissez ce lieu ? Venez m’expliquer cela ».
Il m’invita à monter dans sa voiture, qui était une vraie curiosité. Il réalisa d’ailleurs mon étonnement.
« Une deux-chevaux. C’est comme ça qu’on l’appelait dans le temps. Il n’y en a plus beaucoup en circulation, remarquez, c’est presque une pièce de musée. Ce doit être une déformation professionnelle chez moi d’aimer ce genre d’engin…je ne dirais pas préhistorique, faut tout de même pas exagérer, mais qui date de pas mal d’années … ».
L’expert sourit ; devais-je lui parler à mon tour de ma Panhard gonflé ? J’ai préféré lui raconter mon périple en Dordogne.
« On était en vacances avec mon épouse... ». Pour la troisième fois, j’exposai mon aventure estivale. Je me sentais écouté. Attentivement. Passionnément. J’ai expliqué longuement comment j’avais accédé à la grotte et ce que j’ai vu sur le mur. Sallenave ne me laissa pas terminer ; il m’a interrompu.
« Ce qui est extraordinaire, c’est qu’un ami de la région de Vergeac, un archéologue, m’a écrit il y a quelques jours : il m’informait de l’existence de cette grotte. En fait, il ne l’avait pas découverte lui-même. C’est assez rocambolesque, mais figurez-vous qu’un vieil ermite vit dans le coin. Celui-ci connaît la caverne depuis des années. Il a pris l’habitude d’aller s’y recueillir, seul. Fabuleux, non ? Et puis, sentant que sa fin était proche, j’imagine, il n’a pas voulu emporter avec lui ce secret. Il est donc allé voir mon ami, pour qui il a du respect. Et il lui a fait, comment dire ?… ce cadeau. Je dois d’ailleurs aller sur place ces jours-ci ; on repérera les lieux et décider comment on va rendre publique cette nouvelle ! Alors, imaginez ma stupéfaction, tout à l’heure, quand vous m’avez posé votre question. Car bien sûr, l’information est confidentielle. Ultra confidentielle. On est…une poignée de personnes à être au courant : l’ermite, mon ami, vous, moi, un ou deux de mes plus proches collaborateurs ! Motus et bouche cousue ».
Je me suis senti soudain tout fier de partager ainsi un tel secret.
« Même à la Maison de l’Humain, je me suis bien gardé d’ébruiter l’affaire. Vous pensez, une paroi dessinée, avec un portrait de femme en plus !, ça ne court pas les grottes. C’est même tout à fait exceptionnel. Une révolution dans l’histoire de l’art préhistorique ! »
Sallenave s’enflamma.
« Un portrait ! Un vrai portrait ! Jusque là, on a trouvé ici ou là des visages. Mais c’était tout au plus un cercle pour la tête, deux petits ronds pour les yeux, parfois une espèce de bouche. On appelle ça des faces « en fantôme ». Alors, un vrai portrait, avec un vrai sourire en plus ! C’est un sacré scoop ! Donc la découverte de Vergeac, ça risque de faire du bruit. »
L’expert s’accorda une pause, rêvant aux suites de cette prodigieuse nouvelle.
« Mais, dites-moi, mon ami m’avait parlé d’une entrée par le sommet de la grotte. Si j’ai bien compris, vous, vous avez trouvé une ouverture différente ?
« Oui, c’est mon chien qui m’a guidé, je suis arrivé directement par une faille, au niveau du sol. »
Sallenave opina.
« Mais les autres aussi sont entrés par le toit, comme votre archéologue.
Sallenave s’inquiéta :
« Les autres ?
« Les voleurs.
« Les voleurs ? !
« C’est à dire que vous ne m’avez pas laissé terminer mon histoire.
Sallenave était bouche bée comme s’il s’attendait au pire.
« Deux hommes sont entrés dans la grotte, alors que je m’y trouvais avec mon chien...
« Et moi alors ! » râla l’ange.
Je ne prêtais pas attention à l’incidente et je poursuivais :
« ...deux hommes, donc, sont entrés par un autre chemin, et ils ont volé la peinture ! »
L’expert paniqua :
« La peinture ? Mais quelle peinture ?
« Le portrait de la femme.
« Quoi ? Le portrait a été volé ?
« Par ces deux hommes, absolument ; à l’aide d’ une scie.
« Une scie ?!
« Et ils ont découpé la paroi !
« Découpé ? Oh, nooooooooon !
Le conférencier était à la torture ; il poussa une longue plainte. K.O. debout il était.
« C’est une blague, j’espère ? Dites moi que c’est une blague ?
« Pas du tout. Hélas. Je les ai même entendus dire qu’il allaient toucher pour ce larcin une prime d’un certain Manécha.
« Mais c’est un cauchemar que vous me racontez là. Vous ne vous moquez pas de moi, j’espère ?
« Je vous assure que les choses se sont bien passées comme ça.
Je jeune savant avait du mal à s’en remettre. Le coup était trop inattendu. En même temps, je sentais bien que ses neurones carburaient à toute vitesse. Il voulait comprendre :
« Qu’est-ce que c’est que ce binz ? Cette grotte, c’était top secret. Plus confidentiel, tu meurs ! Je venais à peine d’être mis au courant de son existence. Et puis voilà tout à coup qu’on s’y promène comme dans le métro ! Des touristes, des chiens...
« Un touriste, moi, et un chien, ça suffira ; un beau Shiloh Shepherd à la robe bleu merle...ai-je répliqué.
« Et un ange, dis le, non ? »
« D’accord, d’accord... Un touriste, un chien, deux voleurs. Et en prime on saccage le lieu. Du jamais vu ! De mémoire d’archéologue ! »
Sallenave était prostré, immensément las tout d’un coup. Soudain, il se secoua :
« Bon, Monsieur....
« Delange, Guillaume Delange !
« Monsieur Delange, je file. Je veux en avoir le cœur net, je vais faire ma petite enquête. Laissez-moi votre téléphone. Je vous appelle demain. »
J’étais à peine descendu de la voiture que celle-ci démarra en zigzagant si imprudemment qu’elle manqua d’écraser un passant puis de se faire emboutir par un camion de livraison. Au volant, l’expert gesticulait comme s’il poursuivait une discussion avec son ombre.
4.

Le lendemain, alors que Lorette était partie après le déjeuner avec Whysk voir sa soeur – la soeur de ma femme, pas du chien, bien sûr-, une parisienne de fraiche date, je rêvassais dans la chambre ; en fait, je doutais de revoir le conférencier, quand le téléphone sonna :
« Allô, Monsieur Delange ? Ici Sallenave. Je passe dans le quartier de votre hôtel d’ici une heure. On peut se voir ? »
J’acceptais naturellement le rendez-vous ; on se retrouva peu après à la terrasse d’une brasserie du côté des Gobelins. Il me dit à peine bonjour, pressé qu’il était de me donner des nouvelles.
« Vous aviez raison, c’est la cata, mais alors la grosse cata ! dit l’expert. Mon ami l’archéologue, qui réside tout près de Vergeac, s’est rendu sur les lieux ce matin pour constater le désastre. C’est un vrai sacrilège. »
Sallenave se tut. Je me demandais un moment s’il n’allait pas pleurer, tellement il semblait ému. Soudain il m’a saisi le bras et m’a déclaré, solennel :
« Monsieur Domange…
« Delande, Delange...
« Monsieur Delange, j’ai besoin de vous. Vous pouvez m’aider, j’en suis sûr.
Honoré de cette marque de confiance, je lui ai demandé :
« Mais qu’est-ce que je peux faire ?
« Vous êtes le seul...
« Et moi, alors ? Fulmina Mikajoh. Comme d’hab, je passe à l’as ! C’est pas une vie, ça. Toujours s’effacer, s’écraser, s’évaporer, se faire oublier. Marre ! On peut être ange et rêver de passer sous les projecteurs aussi, un peu, beaucoup ! »
« … le seul à avoir vu les pilleurs, continua l’expert, sourd à cette interpellation. Marco le tondu et le grand Jacky. Vous pourriez m’aider à les démasquer, n’est-ce pas ? A partir d’eux, on pourrait peut-être remonter jusqu’à celui qui a l’air d’être leur patron, ou leur client, ce mystérieux monsieur Manécha. Alors ? »
Un serveur vint prendre la commande.
« Mais peut-être que vos obligations professionnelles vous empêchent...
Je l’arrêtai en plein vol :
« Au contraire, sachez que je suis détective, détective privé !
« Splendide ! Réagit-il, avant de mettre tout de suite un bémol :
« Mais sachez que j’aurais un peu de mal à vous payer...
« No problémo, dis-je, magnanime.
Je songeais à la visite, la veille, à la banque postale du Louvre. Le magot était toujours là, il avait même fait des petits, pas de soucis du côté de la trésorerie ! Je comptais aussi informer Lorette de cette nouvelle enquête, lui dire qu’elle pouvait rester un peu chez sa soeur, ou rentrer à la maison avec le chien et la Panhard. Et j’ajoutais :
« D’accord, je marche. Mais pourquoi ne pas prévenir aussi la police ? Ce serait le plus simple, non ?
« Pas encore. Voyez-vous, je me sens un peu coupable.
« Coupable ?
« Oui, j’ai peut-être tort, mais je me dis que j’ai tardé à répondre à mon ami l’archéologue. Je n’avais pas les moyens, ni le temps, de descendre là-bas plus vite. Peut-être que si j’y étais allé tout de suite, si on avait pris les mesures de protection de la grotte, tout cela ne serait pas arrivé. Alors je n’ai pas envie que la police s’en mêle pour l’instant. Et puis il y a autre chose que je dois tirer au clair.
« Je vous écoute.
« Hé bien, pour tout vous dire, il y a plusieurs semaines déjà, un autre site, lui aussi secret mais repéré par un de nos correspondants, dans les Pyrénées cette fois, a été visité juste avant la venue de notre équipe de Paris. Une statuette a disparu. Un vrai petit bijou, m’a-t-on dit, une sorte de Vénus en ivoire de mammouth, toute ronde, une pièce rare. On a mené une petite enquête mais cela n’a rien donné. »
Le garçon servit les boissons. On trinqua à notre collaboration.
« Et alors ? poursuivit l’expert qui faisait les questions et les réponses. Et alors je ne peux pas m’empêcher à présent de faire le rapprochement. Dans les deux cas, Pyrénées ou Dordogne, les sites étaient des grottes ornées. Dans les deux cas, ces coins étaient à peu près introuvables, ignorés en tout cas du public. Nos correspondants qui en avaient la charge sont absolument irréprochables. Or je constate...
« Oui ?
« … que le vol a eu lieu entre le moment, très court, où nous avons été discrètement informés de la découverte, à la Maison de l’Humain – parfois je suis même le seul dans le coup - et l’expédition que nous devions organiser pour vérifier tout ça.
« Et qu’est-ce que vous en concluez ?
« Toute la nuit, j’ai retourné cette affaire dans ma tête. Et j’en suis arrivé à l’idée…
Instinctivement, Sallenave jeta un regard soupçonneux vers les autres clients de la terrasse, baissa la voix et ajouta gravement :
« …Qu’il y a une taupe !
« Dans les grottes ? »demanda, faussement naïf Mikajoh.
« Ce que tu peux être idiot, quand tu veux. Une taupe, pauvre ectoplasme, c’est un espion, un indicateur, un infiltré, un mouchard... »
« Un sous-marin, un sycophante… Tu me prends vraiment pour un demeuré, Delange ! Je sais MIEUX que toi ce qu’est une taupe, pauvre créature périssable ! »
Le débat tournait au vinaigre. J’y coupai court. L’expert n’avait rien remarqué. J’interrogeais Sallenave :
« Mais pourquoi vous n’en parlez pas à vos collègues ?
« Parce que cette taupe, je crois bien que c’est à la Maison de l’Humain qu’elle opère. Regardez : qui était au courant de Vergeac, outre le vieil homme dont j’ai parlé et que j’écarte d’emblée ? Notre correspondant local ? c’est l’intégrité faite homme. Vous ? je n’ai aucune raison de me méfier de vous.
« Merci !
« Résultat : c’est au bureau qu’il doit y avoir le maillon faible et là, maintenant, je vais me méfier de tout le monde. De mes collaborateurs, de mes proches, de mes chefs. Et ça, je vous assure, c’est affreux… »

J’ai hoché la tête, compatissant. L’affaire devenait bigrement sérieuse, tout d’un coup. Un bon point cependant : Sallenave retrouvait peu à peu son assurance. Autnt, hier il avait le moral en berne, autant il était à présent remonté, combattif. Une idée alors m’est venue, évidente, amusante aussi, et je la lui ai soumise :
« Si cette piste de la taupe est bonne, alors je crois savoir comment attraper les voleurs : on va leur tendre un piège !
En deux mots, j’ai exposé à l’expert mon plan. Il m’a écouté, captivé, a beaucoup ri et a aussitôt accepté ma proposition, franchement excité. On s’est bien entendu sur les détails de l’opération et on s’est donné rendez-vous le lendemain à l’aube.

Le lendemain, quand je suis sorti du métro, à la station Porte de Charenton, je n’ai guère eu de mal à repérer Sallenave et son antique « Deux chevaux ». Direction : Maisons-Alfort. Sur les bords de Marne, un énorme chantier de construction défigurait tout un quartier. L’expert gara son véhicule sur la berge, légèrement en retrait de la route mais avec une bonne vue sur cette voie des quais et l’entrée des camions. A cette heure, il n’y avait pas un chat dans les parages. On a pris nos aises, comme des guetteurs bien décidés à tenir un siège et à voir venir. Je lui avais bien dit :
« Les détectives, c’est comme les flics, ça passe l’essentiel de leur temps à attendre...
On a récapitulé nos tâches :
« J’ait fait comme on a dit. Hier soir, très tard, j’ai envoyé de la poste du Louvre, un fax à la Maison de l’Humain, je l’ai adressé à votre nom et à votre bureau, signé d’un faux nom bien sûr.
« Lequel ?
« Vous allez rire mais c’est tout ce que j’ai trouvé : Dertal. J’ai signé Dertal.
« Et pourquoi il faut rire ?
« Dertal, Néandertal, c’est vous mêmes qui avez parlé, lors de votre conférence, de cet ancêtre Néandertal disparu de façon mystérieuse il y a 30 000 ans.
« Pardon, j’avais pas fait le rapport.
« Dans mon fax, donc, ce bon monsieur Dertal indique qu’on vient de faire, sur un chantier de Maisons-Alfort, une découverte qui doit intéresser les experts. J’explique qu’une excavatrice géante a mis à jour, à une dizaine de mètres de profondeur, tout un fouillis d’objets qui pourraient fort bien être les restes d’un campement de chasseurs de la préhistoire. Il y aurait là un pactole : des restes d’armes, d’outils, des squelettes d’animaux, d’aurochs notamment, des traces d’habitations. J’ai même parlé de belles pièces qui pourraient être des statuettes…histoire de ne pas mégoter. J’ai ajouté que tout ça était entreposé, jusqu’à midi, dans une baraque du chantier avant d’être stocké ailleurs ; j’ai ajouté, pour faire sérieux, que les travaux de construction allaient sans doute être provisoirement suspendus en attendant la visite des experts.
« Et en principe, reprit l’expert, il n’y a que moi qui suis censé recevoir ce message. Mais, s’il y a une taupe au bureau, alors elle va lire ce texte qui m’est adressé. Et on va voir ce qu’on va voir…
« On va nous croire ?
« Disons que cela n’est pas complètement farfelu comme information.
« Les Cromagnons vivaient vraiment en banlieue ?
« C’était pas encore la banlieue mais ils vivaient dans le coin, oui, sur ces bords de Seine et de Marne ; le lieu était marécageux et bordé de plateaux ; ça devait leur plaire. Vous n’avez pas entendu parler de ces pirogues du néolithique qu’on a trouvées, il n’y pas si longtemps, du côté de Bercy ?
« La salle de Bercy ? » osa l’ange.
« Rendors toi, toi ! »
« Et puis, toujours pas très loin d’ici, on a dégagé il y a peu un camp d’hommes de la préhistoire, avec des palissades, des alignements de pierres. On y a même retrouvé le squelette d’un homme, le plus vieux des banlieusards. Il doit avoir autour de 7000 ans.
« Pas de grottes ici ?
« Non, mais c’était un endroit propice pour les chasseurs qui voulaient tendre des pièges à de gros mammifères comme les aurochs. Le point d’eau attirait les bêtes, les marais les retenaient. Bonne occasion pour un traquenard.
« C’est un peu comme nous, maintenant !
« Là, c’est moins sûr.
« Pourquoi ?
« Ben, pour faire sortir notre gibier, les choses sont un peu plus compliquées. S’il y a vraiment une taupe au service, ce qui n’est pas encore prouvé ; si elle lit le fax de cette nuit ; si l’appât l’intéresse ; si elle n’est pas trop méfiante ; si elle a le temps de se déplacer...
« Si elle accepte de se montrer en plein jour…
« Absolument. Bref, ça fait beaucoup de si…

Les premiers ouvriers commencèrent à arriver au chantier et disparurent aussitôt derrière les palissades. Quelques pêcheurs prenaient position sur le berges, en contrebas, installant chacun des batteries de lignes. Deux ou trois lêve-tôt promenaient leur chien. Un adepte du footing longea la Marne. A intervalles réguliers, un camion, chargé de terre ou de gravats, sortait du site et se traînait quelques instants dans la ruelle avant de partir vers la lointaine banlieue. Puis l’endroit retrouva son calme. De loin, de très loin, de l’autre côté du fleuve, arrivaient, atténués, l’interminable ronron d’une autoroute et, parfois, les échos étouffés d’une sirène d’ambulance ou de la police. Les passagers de la voiture luttaient contre l’ennui, se regardaient en souriant, gigotaient puis tombaient dans une sorte de léthargie. La nuit avait été courte, l’envie de dormir rodait. Sallenave cacha son impatience en sifflotant désespérément le même air, une musique de film dont il aurait été bien incapable de donner le titre.

Filèrent les heures et passa la matinée. La ruelle s’anima à peine peu avant le déjeuner. On n’avait prévu qu’un peu d’eau et quelques barres de chocolat pour se caler l’estomac. L’attente, monotone, durait. On somnolait. Un début de déception s’installa. La radio diffusa doucement une petite musique de fond. Sallenave se taisait. J’avais bien essayé d’amorcer une discussion sur la Coupe d’Europe de foot, mais le cœur n’y était pas. Je me suis regardé dans le rétroviseur, j’ai examiné mes dents ; je les ai trouvées irrégulières, je grimaçais pour mieux les voir. Puis ma grimace s’est figée. Venait d’apparaître dans le rétro, venue d’un chemin de traverse, une camionnette bâchée qui descendait doucement la chaussée.
« Baissez-vous ! ».
Sorti brusquement de sa torpeur, Sallenave s’est enfoncé sur son siège. J’ai fait de même. La fourgonnette nous a dépassé, a longé doucement le chantier puis amorcé un demi-tour et stationné, moteur en marche, près de l’entrée.
« Le tondu ! C’est lui qui est au volant. Et l’autre, c’est Jacky. C’est eux qui étaient à Vergeac, c’est eux, ai-je murmuré.
« Bingo ! exulta l’expert en frappant du poing fermé sur le volant.

Dans leur camionnette, les deux hommes semblaient avoir une conversation animée.
« Ils s’engueulent tout le temps, ces deux là » dis-je.
Le grand descendit du fourgon, faussement décontracté, et s’introduisit derrière la palissade.
Une nouvelle attente commença, plus fébrile, plus courte aussi. Au bout d’une dizaine de minutes, l’homme revint d’un pas rapide, l’air contrarié, grimpa dans la camionnette qui partit aussitôt sur Paris.
« En chasse ! dit Sallenave.
L’expert n’eut pas de mal à coller au véhicule des deux voleurs, la circulation était dense à cette heure dans la traversée de Charenton.
« Une fausse plaque, ils ont une fausse plaque d’immatriculation, dit-il soudain. Regardez ! On voit bien qu’ils ont bricolé une plaque pour cacher l’originale. Pas très professionnels, les gaillards. »
Quand ils arrivèrent sur le boulevard des Maréchaux, Sallenave était toujours scotché aux deux compères. Les deux véhicules patientaient au feu. C’était l’heure des informations à la radio. Le présentateur égréna les dernières nouvelles :
« …Une catastrophe ferroviaire en Inde aurait fait des centaines de morts. Les enseignants d’Ile de France décident d’une grève à la rentrée. Et puis on nous signale un joli coup de filet à Roissy ce matin. Les douaniers ont saisi sur un passager en partance pour les Etats-Unis un lot d’objets d’art, datés de la préhistoire, notamment une statuette volée dans une grotte des Pyrénées il y a peu… »

Le feu était passé au vert. La fourgonnette partit mais Sallenave ne bougea pas. Derrière la « Deux chevaux », une enfilade de voitures klaxonnaient à qui mieux mieux. Surpris, je regardais l’expert.
« Ils ont filé !
Le chauffeur semblait ne pas m’entendre. Un immense étonnement dans les yeux, les mains crispés sur son volant, il mit de longues secondes avant de redescendre sur terre. Entre-temps, la camionnette avait disparu.
5.

Sallenave finit par se garer. Il s’excusa pour son malaise.
« La statuette des Pyrénées, vous avez entendu, la statuette des Pyrénées ? ! A Roissy ! C’était donc bien un vol . Et un trafic, un trafic international ! ».
Renonçant à retrouver la camionnette, il m’invita à me restaurer. « L’addition sera pour moi, pour me faire pardonner... » J’étais d’accord, l’ange aussi. On était garé face à une immense brasserie de la chaîne PizzaBut, vitrines, carrelages, néons et plastique et à un restaurant tout menu, fenêtres à petits carreaux et rideaux rouges, porte en bois, entrée fleurie, « Au Petit Sarlat » ! On n’a pas hésité longtemps. Un détour par la Dorgogne s’imposa : le temps de faire le tour de deux coquelets et d’une bouteille de Cahors, l’expert commenta l’information donnée par la radio. Elle l’avait littéralement matraqué, au point d’en oublier sa chasse aux voleurs. Il était à la fois heureux de savoir sa Vénus retrouvée et abasourdi par cette nouvelle affaire.
« Récapitulons, les Pyrénées hier, Vergeac ensuite, aujourd’hui Maisons-Alfort, même si là, c’était un piège. On a affaire à des voleurs évidemment très bien informés, puisqu’ils ont leur homme dans la maison, maintenant c’est tout à fait clair. »
Je ’ai coupé :
« Mais pourquoi ils volent ? pour vendre ?
« Pour vendre, oui ! C’est délirant. On n’a jamais vu ça, vendre de la préhistoire ! C’est proprement invendable, ces choses-là n’ont pas de prix. Et puis c’est trop risqué d’acheter ça. En tout cas, c’est nouveau dans la profession. On n’est pas tellement un secteur qui attire les malfrats. On a bien connu, mais il y a longtemps, des affaires de faussaires.
« Des faussaires ?
« Oui, des gens qui, pour la gloire ou l’argent, ont triché et trompé le monde avec de fausses découvertes.
« Exemples ?
« L’un d’eux a inventé un faux crâne avec des mandibules de singe badigeonnées. Et ça a marché, un temps.
« Pas croyable !
« Une autre fois, un chercheur avait trouvé un silex préhistorique intéressant dans une carrière. Il promit alors à ses collaborateurs de fortes sommes d’argent pour tout ossement humain. On lui apporta une dent humaine, une seconde dent, un bout de mâchoire… Le savant fit un triomphe. La carrière en question devint un lieu très visité ; on venait y acheter des silex en série. Jusqu’à ce que la supercherie soit découverte : tout était faux ! Mais cela dit, des vols dans des cavernes, des vols de parois en plus, ça, franchement, c’est une première !
« C’est vrai que les deux débiles qui ont fait le coup à Vergeac ont parlé devant moi de fric.
« Faut croire qu’il y a des clients. Le plus simple est encore de sonder les gens qui travaillent dans le milieu du business de l’art. Nous mêmes, à la Maison de l’Humain, on est bien obligés de temps à autre de côtoyer ces trafiquants.
« Vous travaillez avec des trafiquants ?
« Ça nous arrive, oui. Enfin, quand je dis trafiquants, j’exagère un peu mais disons qu’on est parfois amenés à négocier avec des gens pas très clairs.
« Pourquoi ?
« Quand on doit acheter des pièces pour enrichir nos collections, on travaille de préférence avec des organismes officiels, des musées, des Etats étrangers. Mais il faut comprendre qu’autour d’une institution comme la nôtre gravite toute une faune d’intermédiaires qui ne sont pas forcément des saints.
« Comment ça ?
« Bon, si vous voulez, il nous arrive d’être en contact avec des filières d’ « approvisionnement » dont on ne peut pas toujours garantir à cent pour cent la moralité. Il y a là des aventuriers qui, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, connaissent des gens qui connaissent des gens qui ont des objets précieux. Comment ceux-ci se sont-ils procuré ces pièces, par ailleurs authentiques ? Mystère. Bien sûr, on essaie dans la mesure du possible d’éviter ce petit monde mais ce n’est pas toujours évident. »

Au dessert, on a opté pour de généreux babas au rhum.
« Vous connaissez des pilleurs de tombes ? Ai-je demandé à l’expert.
« Eux, personnellement, non mais ceux qui sont au bout de la filière, même s’ils ne l’avoueront jamais, sans doute. D’ailleurs, si vous voulez, je peux vous en présenter un spécimen.
« Aujourd’hui ?
« Aujourd’hui même. J’avais un rendez-vous prévu de longue date avec lui. Vous pourrez juger sur pièces. Sa spécialité à lui, c’est l’Amérique latine. Il doit nous fournir prochainement un lot de masques de Colombie. Apparemment, notre intermédiaire fournit tous les papiers officiels nécessaires, aussi bien des autorités locales que françaises.
« Et alors ?
« Et alors on ne peut s’empêcher de se dire qu’il risque d’y avoir du louche quelque part, qu’on a dû peut-être piller un lieu sacré, ou escroquer des gens de bonne foi, ou corrompre des fonctionnaires, que sais-je ? Pas toujours simple de savoir. Le bonhomme est rusé. Et connu. Tout le monde l’appelle Indiana Jones. On l’appelle ainsi par dérision. Son vrai nom, c’est Indo Perez. »

Le bonhomme habitait dans l’Est parisien, on fut assez vite chez lui. Perez hésita à faire entrer Sallenave quand il s’aperçut que l’expert n’était pas seul. Il me regarda, soupçonneux :
« Vous travaillez en groupe à présent, monsieur le Conservateur ?
« Un ami.
D’autorité, il me poussa presque à l’intérieur de l’appartement. Perez ne ressemblait guère à Harrison Ford. J’avais beau savoir que son surnom était une plaisanterie, je pensais tout de même à l’image d’Indiana, un géant, avec l’attirail du broussard, le chapeau mou, la chemise kaki, le pantalon treillis. Et le fouet, pourquoi pas ? Au lieu de ça, je me suis retrouvé en face d’une petit monsieur bien propret dans son costume chic, de fines lunettes au bout du nez. Le bonhomme avait un drôle de tic : il faisait méthodiquement claquer les phalanges de ses doigts, une main après l’autre. Comme s’il cassait des noisettes dans ses paumes. Le bruit était sinistre.
Perez nous introduisit de mauvaise grâce dans son bureau. Au milieu de la pièce, derrière une grande vitrine, était accroupi un petit corps desséché, tout entortillé dans ses lanières, le front ceint par un bandeau coloré, l’orbite des yeux condamné, la bouche béante comme poussant un interminable cri noir. J’étais fasciné par cette poupée tragique. J’ai failli demander :
« C’est un vrai ? »
quand le collectionneur, qui ne me regardait pas, laissa tomber sèchement :
« Monsieur Sallenave, dites à votre ami de rester éloigné de la vitre !
L’expert ne prêta pas attention à sa remarque et attaqua :
« Monsieur Perez, j’ai besoin de vos conseils.
« Vous me faites trop d’honneur, mais si je peux vous être utile.
« Voilà, on dirait qu’un trafic d’objets de la préhistoire se met en place. Vous avez sans doute écouté la radio tout à l’heure...
« Je n’écoute jamais la radio.
« N’empêche ; avez-vous entendu parler de quelque chose sur ce sujet autour de vous ?
« Monsieur Sallenave, je suis un pauvre agent commercial, pas un mafieux comme vous avez l’air de le croire. Je ne comprends même pas de quoi vous voulez parler.

J’avais un peu de mal à s’intéresser à la discussion. Comme si je n’arrivais pas à détacher mon regard du cadavre rabougri. L’Indien, ça ne pouvait être qu’un Indien, semblait assis en tailleur depuis une éternité. Les jambes étaient collées de si près au corps que les genoux et les épaules se confondaient. Il portait des sandales de corde tressée. Ses longs bras étaient repliés sur les tibias. Des bagues enserraient les doigts des mains. Il y avait comme une attitude de repos dans ce corps recroquevillé, contredit par la grimace hideuse du visage.

La discussion entre Sallenave et Perez sembla s’envenimer.
« Ecoutez, Perez, n’oubliez pas que le contrat des masques colombiens, auquel vous tenez toujours, je crois…
« Plus que jamais, c’est clair !
« Hé bien, ce contrat n’est pas encore signé ! Mon administration pourrait revoir sa copie !
« Mais c’est du chantage ! Enfin, tout est quasiment réglé. Vous ne pouvez pas revenir sur cette histoire !
« Disons qu’il peut y avoir des complications de dernière minute. Je peux m’apercevoir que je n’ai pas assez de crédits en ce moment et qu’il faut ajourner notre affaire.
« Oh, non, la marchandise est déjà en route.
« Hé bien il vous faudra la réexpédier. Sauf…
« Sauf ?
« Sauf si vous me rendez le petit service dont je viens de vous parler.
« Mais ce ne sont pas des méthodes !
« Je vous en prie, Perez, ne jouez pas au donneur de leçons, ça ne vous va guère. Alors ?
L’autre se tut. Il me regarda.
« Virez votre ami, alors !
« Pas question, il est avec moi.

J’appréciais la fermeté de Sallenave. Et je continuais de contempler la tête de l’Indien, encadrée par des touffes de cheveux rouges, légèrement inclinée vers l’épaule droite. On devinait des yeux plissés derrière la peau ratatinée. La bouche, écartelée, exprimait une énorme souffrance, provoquée par on ne sait quelle torture qui n’en finirait pas.

La bouche de Perez, elle aussi, semblait agitée de mouvements divers. Dans une moue dégoûtée, il lâcha finalement :
« Bon. Ben, je ne sais pas grand chose.
« Dites toujours.
« On parle, c’est vrai, d’une grosse commande dans votre secteur, celui de la préhistoire, passée par…
« Par ?
« ...un réseau californien.
« C’est à dire ?
« Je ne connais pas le détail, moi, je vous dis ce que j’ai entendu.
« Mais encore ?
« On dit qu’une mode sévit en ce moment chez les riches Californiens. A une époque, ils ont décoré leurs villas avec des objets venant du Moyen Age. Ils s’étaient mis à construire de vraies abbayes. Le moindre bout de chapelle démantelé ici se vendait chez eux à prix d’or. Puis ils ont sans doute pensé que cela faisait trop moderne.
« Alors ?
« Alors, ils sont passés aux Romains. Chacun s’est fait son petit Pompéï. J’en connais ici qui se sont fait une fortune en leur fourguant des mosaïques, des statues, des amphores. Plus ou moins vrais d’ailleurs.
« Dites moi, Perez, pour quelqu’un qui n’est pas au courant, je vous trouve bien informé. Mais vous ne me parlez pas de préhistoire.
« J’y arrive. La mode actuelle serait de mettre en scène dans leur palace des objets de la préhistoire, justement. C’est débile, non ? Et après, ils s’enticheront de quoi, je vous le demande ? Du Big Bang !
« Restons à la préhistoire : qu’est-ce qu’ils peuvent bien acheter ? Et à qui ?
« Vous savez, ces mégalos sont pleins aux as, ils paient cash. Alors la demande a créé l’offre.
« Ça veut dire quoi ?
« Ça veut dire que certains, sur le marché parisien, sont prêts à récupérer n’importe quoi, à n’importe quel prix, pourvu que ça ait l’air de venir du néolithique, car ils sont sûrs de pouvoir le revendre. Je crois que vous auriez intérêt à doubler les serrures sur les portes d’entrée de la grotte de Lascaux car d’ici à ce qu’ils vous organisent un casse là bas… »
Perez trouva l’idée très drôle et partit d’un gros rire, vite éteint quand il remarqua nos visages fermés. Il recommença à faire craquer ses phalanges et tenta de calmer le jeu :
« Je rigole, Monsieur Sallenave, je rigole. Ne vous formalisez pas.
« Mais auriez-vous sérieusement entendu parler d’un tel projet, à Lascaux ou ailleurs ?
« Non, bien sûr que non. Mais…
« Mais ?
« Ce que je peux vous dire, c’est qu’on raconte qu’il y a eu une tractation ces jours-ci avec les Américains sur une « grosse affaire » de préhistoire. Ça se serait discuté au marché aux puces de Paris, d’ailleurs. Mais je ne sais ni quand ça s’est fait, ni qui était sur le coup, ni ce que ça a donné…
« Voilà qui n’est guère précis.
« Vous savez, Monsieur Sallenave, dans notre métier, il y a des moments où moins on en sait, mieux on se porte.
« Encore un mot, Perez : auriez-vous entendu dire que ces milieux avaient des complices dans des musées ou à la Maison de l’Humain, par exemple ?
« Jamais de la vie ! Alors là, rien entendu de tel, je vous jure. Mais dites-moi, Sallenave, y aurait-il aussi des ripoux chez vous ? »
L’expert regretta d’en avoir trop dit. Il ne put s’empêcher toutefois de demander encore :
« Manécha ? Ça vous dit quelque chose, Manécha ?
« Jamais entendu parler ! »
Sallenave dut penser qu’on en tirerait rien de plus du bonhomme. On prit congé.
« Evidemment, tout ça reste entre nous, Monsieur Sallenave. Il est entendu que je ne vous ai jamais rien dit. Et que vous ne m’avez jamais questionné.
« Evidemment. »

Une fois dans la rue, l’ange se manifesta :
« Quelle horreur ! »
« La momie ? »
« Non, Perez. »
6.

Peu après, j’ai découvert le bureau de Sallenave, à la Maison de l’Humain, une vaste pièce envahie de dossiers, de revues, de livres ; une batterie d’ordinateurs ronronnaient ; au mur s’alignaient une demi-douzaine de cartes ; même les fauteuils pour les invités étaient encombrés de documents. Je me suis installé finalement sur de gros cartons marquées « Exposition » ; l’expert assura que ce pouf improvisé ne risquait rien. Il fit le point de l’enquête :
« Faut bien dire qu’on n’a pas beaucoup avancé. Si on reprenait tout depuis le début ? Vous êtes le seul à avoir assisté au saccage de la grotte et à avoir été en contact avec ces hommes…
« Que dire de plus ?
« Essayez encore une fois de vous rappeler ce qui s’est passé exactement à Vergeac ?
« Bon, ils arrivent, le tondu et l’autre, avec leur espèce de scie. Le rasé a la trouille, c’est clair. Jacky se fout de lui. Ils cassent la paroi puis ils se sauvent vite fait. Voilà.
« Vous souvenez-vous de quoi ils parlaient ?
« Le rasé, lui, avait surtout envie de partir de là le plus vite possible. Il avait pas vraiment l’air rassuré. Quant à l’autre, il jouait au chef, il donnait des ordres. Et se moquait de son complice.
« C’est tout ? »
« Plus tard, dans le camion, le grand a encore parlé de la prime d’un certain Manecha ou Manécha mais, ça, je l’ai déjà dit. De toute façon, celui-là a l’air d’être un illustre inconnu.

Mikajoh, qui semblait à peine sortir des effluves du dessert et de son rhum d’accompagnement, ramena sa science :
« Manécha, Manécha ? C’est peut-être un nom étranger ? Ou un code ? Ou un pseudo ? Ou de l’argot ? Mais oui, attend un peu, oui, cela pourrait être de l’argot ou du verlan ! Ils parlaient en verlan ? »
« M’en souviens plus ! »
« Si, si, ils parlaient en verlan. Ils déformaient certains mots, ils inversaiennt les syllabes. Genre béton pour tomber, ripou pour pourri, meuf pour femme ? »
« Bon, et alors ? »
« Dans le cas de Manecha, ça nous donne quoi ? Mais oui, bien sûr : inverse les syllabes ? »
« Oui, et alors ? »
« Et alors, et alors, Manecha, ça donne chamane ! »

« Chamane, ai-je soudain crié, comme si je sortais d’un mauvais rêve, et sans même dire merci à l’ange ingénieux.
Les chamanes étaient ces sortes de prêtres des religions primitives. D’ailleurs, on en trouvait encore aujourd’hui dans certaines régions, dans le grand nord sibérien par exemple ; il en existait aussi chez les Indiens d’Amérique, ou en Afrique, en Australie.

« Que dites vous ?
« Manécha, c’est du verlan pour dire chamane.
Le conférencier Sallenave sursauta, sourit, acquiesça. On le sentit tout émoustillé par mon intuition.
« Ton intuition ? »
« Enfin notre intuition ! »
« Goujat ! »

« Bonne idée que de parler de chamane. Les grottes ornées, ça va bien avec le chamane ! Disons que ces ornements, ce n’était pas simplement des dessins pour embellir la caverne ; ce n’était pas des décorations, des tapisseries préhistoriques. Tout ça devait avoir un sens pour les gens de l’époque. La grotte était en quelque sorte un temple. Pour prier, si on veut. Selon mes collègues, les gens de la préhistoire croyaient que l’univers était constitué de plusieurs mondes superposés. Nos ancêtres pensaient que ce qui se passait dans ce monde-ci était influencé par des êtres qui vivaient dans ces autres mondes.
« Et à quoi servait le chamane dans cette affaire ?
« C’était le gardien du temple, l’animateur du lieu mais c’était surtout l’intermédiaire entre ces mondes. Les gens pensaient que certains individus étaient capables d’entrer en relation avec ces autres mondes et donc d’influer sur les événements d’ici.
« Pour quoi faire ?
« Par exemple pour guérir un malade, pour réussir une chasse, pour faire tomber la pluie. Le chamane, c’était comme un sorcier. Et les dessins, c’était un peu comme les statues dans les églises. Le chamane devait en connaître le sens. Les personnages représentés sur les parois étaient, disons, des symboles de l’au-delà.
« Et il leur parlait ?
« Il leur parlait, il chantait, il se livrait à des tours de magie. C’était un magicien en quelque sorte. Il y avait des rituels sacrés et puis aussi, peut-être, des danses endiablées, des transes…
« Napolitaines »
« T’es trop nul ! »

Indifférent, l’expert poursuivait :
« Faut imaginer ce chamane halluciné, frénétique, les yeux mobiles, parlant avec l’autre monde en s’adressant aux fresques…Faut bien voir que la grotte n’était pas un endroit banal. Pour ces hommes primitifs, c’était un peu le royaume des esprits. Ils pensaient vraiment être en contact avec eux. Mettez-vous à leur place, dans une caverne mal éclairée par leur pauvre torche. Avec ces parois, souvent accidentées, les stalactites… »

« Ça, je sais ce que c’est ! Tiqua l’ange. C’est une sorte de pilier qui se forme sur le sol. »
« Tout faux, le stalactite, c’est celui qui pend du plafond. « 

« Et donc, ajoutait l ’expert, tout ce décor chaotique prenait alors des formes fabuleuses et les dessins accentuaient encore ces sensations. De là à avoir des hallucinations, il n’y a qu’un pas d’ailleurs. Les spéléologues vous diront qu’on peut ressentir dans ces lieux d’étranges sensations. A cause du froid, de l’humidité, de l’obscurité, de la perte de repères… Fait-il jour ? fait-il nuit ? Quelle heure est-il ? Il y a de quoi être troublé, non ? »

Sallenave ajouta qu’en fait, on ne connaissait pas encore très bien comment fonctionnait la vie dans ces grottes. D’ailleurs, la Maison de l’Humain avait embauché, il y a peu, un spécialiste de ces cultes. Son travail consistait à interpréter les images des parois, à imaginer quel sens tout ça pouvait avoir, à regarder s’il y avait des points communs entre toutes ces cavernes, si des rituels se répétaient ici ou là. Jean Ducroc, c’était le nom du spécialiste, était un nouveau venu dans le service.

« Evidemment, des plaisantins l’ont aussitôt baptisé Ducroc-Magnon… Un garçon un peu solitaire, il a du mal à se lier à ses collègues. Mais c’est un bon professionnel, passionné par son affaire. Il faut l’entendre parler de ses recherches, on dirait qu’il va entrer en transe à son tour… »
Sallenave ne termina pas sa phrase. J’ai essayé de le relancer :
« Oui ?
« Non, j’ai un doute, tout à coup ; c’est idiot mais j’ai tendance à soupçonner tout le monde ces temps-ci dans cette Maison ! »

« Même lui ? » dit l’ange.
« T’en loupe vraiment pas une, toi ! ».

Mais Sallenave continuait sur sa lancée :
« Il est vrai que Ducroc était nerveux ces derniers temps. Il y a eu un petit conflit dans le service. Il s’était mis en tête de vouloir reconstituer une grotte grandeur nature, dans les laboratoires mêmes de la Maison de l’Humain ! Il disait que c’était la seule façon, en recréant les conditions les plus proches des origines, de mieux saisir ce que cherchaient à faire les hommes du néolithique. Mais tout cela coûtait trop cher, demandait trop d’espace ; c’était irréalisable. Ducroc a eu du mal à l’admettre. Depuis des semaines, il boude. Il fait, bien, son boulot, il vient aux réunions, il écrit des rapports mais il boude.
« Vous pensez que Ducroc pourrait être le chamane dont parlent nos voleurs ?
« Non, non, j’ai pas dit ça. C’est pas parce qu’il y a un problème dans le boulot qu’il faut se défier des gens ! Il ne s’agit pas de voir des espions partout. En même temps…
« En même temps ?
« Hé bien, en même temps, il me faut bien tout envisager. C’est affreux comme idée … »
Mikajoh me suggéra alors :
« Et si on lui demandait ? »
« Quoi ? A qui ? »
« Si on demandait à Ducroc son avis ? »
« Oui, géniale l’idée ! On frappe à la porte de son bureau. Il ouvre. C’est à quel sujet ? qu’il dit. Bonjour monsieur Ducroc-Magnon, qu’on répond. Dites nous, c’est vous le chamane ? Oui, c’est moi, prenez place, c’est à quel sujet ? Vous voulez consulter ? Une petite transe ?… Non, vraiment, parfois, je te trouve parfait ! »
Vexé, l’ange se tut.
Sallenave, de son côté, continuait de réfléchir tout haut :
« Ce qu’on pourrait envisager, peut-être, c’est de suivre Ducroc quand il s’absente de la Maison de l’Humain…
« Vous voulez dire ; une filature, le filer ? C’est tout à fait dans mes cordes, ça
« Oui, tentons l’expérience. Tant pis si c’est pour rien. Ou tant mieux, ça voudra dire que je me suis trompé.
« Vous savez où il habite ?
« Il habite ici même. On loge quelques-uns de nos spécialistes dans les locaux de la Maison. Mais le bonhomme s’éclipse pas mal ces temps-ci, c’est vrai. Chacun bien sûr est libre d’aller et venir où il veut. Mais lui est de plus en plus souvent appelé à l’extérieur.
L’idée d’une telle filature m’a tout de suite excitée :
« Vous, vous ne pouvez pas le faire, bien sûr, il vous connaît trop ; moi, je vais m’y coller.
« Non, je vous ai déjà entraîné dans trop d’aventures.
« Pas de problème ; en plus j’aime ça.
« Bon, d’accord. Mais contentez-vous de voir s’il va à un rendez-vous. Et téléphonez-moi dès qu’il vous semble arrivé. D’accord ?
« Ça marche.

L’ennui, c’est que j’avais oublié, à l’hôtel sans doute, mon portable. Sallenave me trouva une carte téléphonique et donna ses dernières recommandations :
« Moi, je ne bouge pas d’ici. J’attends votre appel. Ducroc ne se déplace qu’en métro, il ne devrait pas être trop difficile à pister.
« Opération Chamane, c’est parti ! »
7.

C’est Mikajoh qui me prévint :
« Y a Ducroc-Magnon qui arrive ! »
J’étais caché dans la salle de la photocopieuse du cinquième étage, d’où l’on pouvait voir tout le couloir avec les allées et venues du personnel. Ducroc venait de sortir de son bureau. Sallenave m’avait parlé d’un jeune homme, rouquin, toujours affublé d’un blouson de cuir noir. Facile à repérer. Il semblait pressé, termina même d’enfiler sa veste en marchant. A le voir, quelque chose le turlupinait. Tapi derrière une armoire, je l’ai regardé appeler l’ascenseur. Il s’impatientait, titillait les boutons en jurant, trouvait que l’appareil tardait à venir. Enfin les portes s’ouvrirent et le bonhomme disparut. Je scrutais la marche de l’ascenseur sur le panneau lumineux, au dessus de l’entrée ; je voyais s’égrener les chiffres des étages, 4, 3, 2, 1 ; l’indicateur s’immobilisa sur le rez-de-chaussée. Il sortait. Je pris l’escalier. Quatre à quatre, j’ai dévalé les marches et je me suis retrouvé dans le hall. Ducroc était déjà dans la rue. Je l’ai suivi de près, faisant mine de rien. Mais l’ange voulait jouer les enquêteurs professionnels :
« Arrête de courir, tu vas nous faire repérer ! »
« Tais-toi, tu me déconcentres ! »
« Attention, il s’éloigne ! »
« La ferme ! Laisse moi opérer. »

Toujours aimanté par Ducroc, j’ai filé me cacher derrière un platane, puis je suis repassé en terrain découvert jusqu’à un kiosque à journaux dont je me suis expulsé aussitôt pour me dissimuler sous une arcade.
L’ange continuait de râler :
« Tu me fatigues ! »
« La filature, c’est tout un art. »
« Tes zigzags me donnent le mal de mer. »

Ducroc marcha d’un bon pas jusqu’à une station de taxi déserte. Planté devant la devanture d’une pâtisserie, je regardais dans la vitrine le reflet du rouquin sautiller en agitant la main quand il apercevait un véhicule mais aucun ne s’arrêtait. S’il trouvait un taxi, la filature deviendrait plus compliquée car les véhicules étaient rares dans le coin. Mikajoh, lui, semblait surtout absorbé par les alignements de gâteau qui paradaient devant nous :
« J’ai faim ! »
« On sort de table ! »
« Regarde un peu ces parts de flan ? »

Cette conversation gastronomique cessa, à peine entamée : Ducroc, desespérant de trouver une voiture, venait de rentrer dans la bouche de métro. La poursuite recommença. Le collaborateur de la Maison de l’Humain, le visage crispé, venait de passer le tourniquet. Je l’ai vu descendre sur le quai. J’ai été retardé au guichet par un groupe bruyant et rigolard de supporters de foot. Finalement, tout le monde accéda au quai juste à temps pour s’entasser dans la dernière voiture de la rame dont les portes, déjà, se refermaient. Direction : l’Est parisien.
Droit comme un I, plutôt sinistre, Ducroc faisait tache au milieu de la cohorte des touristes hilares. Comme des Indiens sur le sentier de la guerre, ils s’étaient peinturlurés d’une même couleur ocre. Les uns avaient le visage divisé dans le sens de la longueur, à partir d’une ligne qui partait du milieu du front, passait entre les yeux, suivait l’arrête du nez et traversait la bouche. Une face était rouge orangé, l’autre blanche. D’autres avaient le visage zébré par des bandes de même couleur, horizontales cette fois. D’autres, plus timides peut-être, ou moins exhibitionnistes, ne portaient que deux traits sur la joue. D’autres enfin s’étaient colorés les cheveux selon le même principe. Certains portaient des fanions. Tous s’étaient mis à chanter avec entrain, à scander plutôt un slogan bref, toujours le même : A-VAN-TI MI-LA-NO ! A-VAN-TI MI-LA-NO ! L’ange, polyglotte, traduisit :
« Des Italiens ! »
« Sans blague ? Je croyais que c’était des Suédois ! »
« Ce sont des supporters de l’A.C. Milan. Leur équipe joue ce soir à Paris. Ils ont intérêt à gagner, parce qu’ils ont été plutôt mollassons jusqu’ici.
« Parce que t’es un accro du foot, toi ? »
« Je veux mon neveu, pose moi des questions, tu verras ! »
« Moi le foot, tu sais… »
« Remarque, je me demande pourquoi ils vont vers Nation. Le stade est de l’autre côté de la ville ! »
« Ils ont dû se tromper de direction ? »

J’observais, du fond du wagon, Ducroc submergé par cette chorale endiablée. Les chanteurs à présent semblaient baisser le ton mais martelaient leur message avec obstination. A-VAN-TI MI-LA-NO ! A-VAN-TI MI-LA-NO ! Les passagers les regardaient avec amusement. Du pied, les tifosi rythmaient la chanson. L’un d’eux se mit à tournoyer lentement dans le couloir du wagon, chuchotant son cri de guerre en frappant le sol. Amusés, ses collègues, peu à peu, l’imitèrent. Voici que tout le groupe, pris au jeu, participa à cette ronde. Mikajoh s’amusait :
« Z’yeute Ducroc-magnon, il a l’air d’un totem. »
« Semble pas commode, le Manecha ! »
« Attend, on n’a pas dit que c’était absolument lui, le Manecha ! »
« Exact, l’enquête de dira. »

D’abord indifférent à cette tribu de supporters, Ducroc marqua une sorte d’intérêt pour cette farandole qui s’agitait autour de lui. Il finit même par esquisser un sourire en réponse aux danseurs qui le contournaient. Son visage s’apaisa. Comme si ces sons, ce rythme, cette danse lui rappelaient d’autres sons, un autre rythme, une autre danse. Voilà qu’il avait l’air de rêver, de s’abandonner à ces incantations. A l’évidence, il n’était déjà plus tout à fait dans un wagon du métro du sous-sol parisien. Il rêvait, Ducroc, il s’envolait.
« Il va peut-être au match. »
« Pressé comme il était, ça m’étonnerait. »
Soudain, le rouquin tressaillit, comme s’il sortait d’un songe : Gambetta. A l’évidence, il allait louper la station. Il fendit le groupe qui continua imperturbablement à danser et sortit précipitamment. Deux portes plus loin, j’ai fait de même. Heureusement, il y avait du monde sur le quai. Ma descente simultanée et tardive est passée inaperçue. La rame disparut dans le tunnel, dont s’échappait encore l’écho assourdi des Italiens : A-VAN-TI MI-LA-NO…
La filature reprit. J’avais repéré des voyageurs de gros gabarit et je leur filais le train pour me cacher dans leur sillage, tout en progressant vers la sortie. Ducroc était redevenu maussade. Il hâta le pas. La rue des Pyrénées bouchonnait, comme d’habitude. Ça klaxonnait dur, ça s’interpellait, ça râlait. On sentait que les vacanciers étaient rentrés. L’homme tourna le dos au Père-Lachaise et longea l’avenue embouteillée. L’ange commenta :
« Ouf ! Avec sa tête d’enterrement, j’ai eu peur qu’il aille au cimetière ! »
« Pourquoi, t’aimes pas ? Toi, un ange ? »
« Bien sûr, ça fait partie de mon boulot mais moi, les tombes, merci ! »
« Y a des tombes et des sculptures géniales au Père-Lachaise. Des artistes, des mecs connus, un vrai musée… »

Ducroc abandonna le flot de voitures et s’engagea dans une ruelle. J’ai été saisi par le changement de décor. Un peu comme si je me retrouvais tout à coup à la campagne. L’impasse de Lozère, c’était son nom, était parfaitement silencieuse. La chaussée pavée était envahie d’herbes folles et de part et d’autre s’étalait une sorte de no man’s land, un jardin sauvage devenu terrain de jeux. Au fond de l’impasse, discret, un ancien atelier, largement vitrée, aux colombages apparents, semblait à l’abandon. Pourtant Ducroc, après s’être assuré que personne ne le voyait, y pénétra. J’hésitai sur la conduite à suivre. Car une surprise de taille m’attendait dans la ruelle : près de l’atelier, à demi cachée par un imposant marronnier, stationnait une camionnette que je n’ai eu aucun mal à reconnaître.
« On arrive au repaire, on dirait. »
J’avais vu une cabine au début de la rue, je passais un rapide coup de fil à Sallenave. Je le mettais au courant de ma découverte de la camionnette, je lui signalais le nom de la rue, la présence de Ducroc dans le vieil atelier. L’expert me fit promettre de ne pas bouger, de l’attendre. Je lui répondis oui...mais je ne tins pas ma promesse.
J’avais trop peur, en effet, de perdre de vue Ducroc. Poussé par une farouche curiosité, je me suis trouvé plein de bonnes raisons pour continuer la filature. Je me suis approché discrètement de la maisonnette où l’homme avait disparu. Doucement j’en ai longé la façade. Tout semblait calme. J’ai poussé la porte d’entrée. Une petite voix intérieure me dit que cela n’était pas très raisonnable mais je m’en suis accommodé. J’ai traversé précautionneusement une pièce déserte. Pas le moindre Ducroc à l’horizon. Pas de mobilier non plus d’ailleurs, les murs étaient nus, le parquet jonché de prospectus, de courriers restés fermés. Une nouvelle porte ouvrait sur un nouvel espace extraordinairement lumineux. Face à moi, une grande baie vitrée donnait sur le ciel. Rien n’arrêtait le regard, aucune maison, aucun arbre, aucun obstacle. La ville avait disparu !
Le nez sur la vitre, j’ai compris de quoi il retournait : la bâtisse était au bord d’une sorte de falaise, ou d’un gouffre. En contrebas serpentait une double voie de chemin de fer. Un chemin de fer, ici ? Je me suis souvenu alors vaguement d’avoir entendu parler de « la petite ceinture », un train qui faisait jadis le tour du vieux Paris. La ligne était à l’abandon depuis des lustres mais tout était resté en place. Comme dans l’attente d’un redémarrage. Les rails étaient à peine rouillées. L’ancienne station, toute proche, était devenue une gare fantôme. Les quais étaient désespérément vides. Le tunnel, au loin, devait sans doute servir de refuge à de pauvres bougres. Qu’est-ce que Ducroc pouvait bien chercher par ici ? Et où était-il donc passé celui-là ? Un bruit me fit sursauter : c’était un chat roux, dérangé dans sa sieste, qui me regarda, contrarié, et s’en alla, mécontent. Dans cette demeure redevenue étrangement calme, j’ai entendu mon coeur battre à toute allure. J’aurais du renoncer à la traque, attendre et pourtant j’ai continué.
Une sorte de porte-fenêtre, dans un angle de la pièce, était entrebâillée. Elle donnait sur un escalier de fer en colimaçon qui dégringolait vers la voie. Ducroc n’avait pu passer que par là. Je me suis dit, une nouvelle fois : « Je ne bouge plus ! J’attends Sallenave et je ne bouge plus ». Mais aussitôt dit, aussitôt oublié. J’ai enjambé un petit parapet, je me suis engagé doucement sur les marches – je redoutais qu’elles se mettent à grincer- et je suis descendu dans ce canyon aux couleurs sombres, mangé ça et là par des broussailles. Il n’y avait pas une âme qui vivait dans le coin. Pris dans des souffles de vent, des sacs plastiques virevoltaient. Echappés du tunnel sur ma droite, les rails passaient au pied de l’échelle et disparaissaient de l’autre côté, en faisant un coude. Cette absence de tout bruit, de toute vie, ce paysage à l’abandon étaient profondément déroutants. J’avais un peu l’impression de pénétrer dans un décor de film catastrophe, d’être dans le rôle du dernier survivant d’une planète dévastée.
8.

Je suis parvenu à la hauteur des voies. Il y avait là une petite guérite si étroite qu’on n’en soupçonnait même pas l’existence depuis la maison. Il devait s’agir d’un abri où quelques cheminots pouvaient se tenir à couvert, le cas échéant. Et de cette guitoune, l’escalier continuait sa descente vers les sous-sols. Un courant d’air humide s’en échappait. « Cette fois j’arrête » je marmonnais mais je n’ai pas pu résister longtemps à l’envie de jeter un œil dans ce trou d’enfer. Le sol, en bas, m’apparaissait tout proche. « Trois ou quatre mètres, c’est pas la mer à boire… » Et j’accédais sans trop d’effort à un couloir ténébreux et pentu. « Mais qu’est-ce que je fais là, seul ? » me suis-je alors demandé, prêt à remonter dare-dare quand des échos de voix me sont parvenus. Non loin de moi, des gens parlaient fort. Pas de doute, c’était une dispute. Un halo de lumière s’échappait d’une niche d’où provenaient les bruits. J’ai suivi à pas comptés le chemin vers le lieu de la querelle.
Ouhaaaaa !

J’ai découvert une vaste salle au plafond voûté, éclairé par deux lampes torches. A l’entrée, une installation électrique avait été bricolée, d’où s’éparpillaient des câbles. Le long d’une paroi grimpait un échafaudage encombré de pots de peinture. Aux pieds de l’installation, un projecteur de diapositives était posé sur une chaise bancale et reproduisait sur le mur, derrière les tubulures de la plateforme, une image, agrandie, où l’on devinait une multitude de signes géométriques qui évoquaient des huttes, des toits, des rectangles plus ou moins quadrillés. Quelqu’un avait commencé à redessiner ce modèle sur la roche mais le travail était inachevé. J’étais estomaqué. « Des fresques ! Ils refont des fresques, comme dans les grottes ! A partir de diapos. »

Sur le mur d’en face, la décoration était terminée. On distinguait des silhouettes d’animaux. Il y avait là des chevaux. L’encolure était lourde, la tête minuscule et pointue, l’une et l’autre noires ; le contour du corps était à peine esquissé par une série de petits traits verticaux qui donnaient à cette partie de l’animal une sorte de légèreté ; le ventre était tacheté ; les pattes minuscules . De part et d’autre des bêtes, six mains négatives semblaient vouloir contenir les animaux, ou les saluer peut-être. Un troupeau de rhinocéros était tout proche, prêt à charger. Trois rangées d’animaux, puissants, de couleur violacée, pointaient leur double corne. Chacun semblait se préparer à un combat singulier avec un invisible adversaire. La bête du haut, celle qui était au sommet de la voûte, avait été dix fois redessinée, comme avec un calque chaque fois un peu décalé. Cette répétition du dessin donnait l’impression d’une tête animée d’un mouvement d’impatience.

Mais je n’étais pas au bout de mes surprises : contre la muraille du fond se dressait une sorte d’autel sur lequel trônait un grand médaillon de pierre, où souriait…la Joconde. La Joconde de Vergeac !
« Enfin ! ».
Un frisson m’a parcouru. C’était bien elle, avec ses cheveux en bataille, son visage rude et doux à la fois, ses bras croisés. Telle qu’elle m’était apparue sous la lumière de la torche, un jour de fin de vacances en Dordogne. Pareille et amputée, pièce déplacée d’un puzzle resté là-bas, sous l’avalanche de rochers. L’ancêtre semblait me regarder, insensible à l’agitation dont elle était l’objet. « Aidez-moi », semblait-elle me dire, « ne me laissez pas aux mains de ces fous ! » Car les fous étaient là, eux aussi : Jacky faisait face à Ducroc, qu’il appelait Manécha. Bien entendu. Leur dispute était vive. L’homme de la Maison de l’Humain était furieux :
« J’étais sûr de vous trouver ici. Ça vous démange donc tant ? J’avais pourtant bien dit qu’on arrêtait tout !
« Mais bon Dieu, Manécha, qu’est-ce qui te prend ?
« Il me prend qu’on arrête les frais, c’est clair, non ?
« Pas vraiment, non. Parce que, vois-tu, on en a sué pour amener cette beauté jusqu’ici. On a obtenu pour elle un contrat en or. En or, tu le sais mieux que moi. L’affaire est sur le point d’aboutir. Et voilà que Monsieur fait un caprice.
« C’est pas un caprice. Dès que j’ai vu ce portrait, j’ai compris. Cette pièce est unique. Je la laisse pas partir.
« Tu vas quand même pas tout faire foirer maintenant.
« J’annule tout ! Tu entends, tout !
« T’es devenu cinglé ! Moi, je sais ce qu’elle vaut et je te garantis qu’on va la vendre vite fait bien fait.
« Je rembourse ! S’il le faut, je vous rembourse mais on ne touche pas à elle !
« Avec quoi, tu vas nous rembourser, pauvre minable ! Et comment tu vas expliquer ça aux Amerloques ?
« M’en fous de ces tarés !
« Et de nous aussi, je crois bien, tu te fous !
« Vous, je vous trouverai d’autres bons coups, je vous jure. Ça vous rapportera dix fois la prime, si vous me faites confiance. Mais pour la dernière fois, laissez tomber cette histoire.
« Des bons coups, oui ! C’est ça, des bons coups ! Comme celui de Maisons-Alfort, par exemple ?
« Je sais pas ce qui s’est passé pour Maisons-Alfort ; il y a eu un cafouillage, je suis désolé ; pourtant mes informations étaient de première main…
« …Et de deuxième fraîcheur, tes infos ! Plutôt foireux comme coup. Non, Manécha, celle-là, on la lâche pas. On va toucher le magot, t’auras ta part, vieux. Le marché du siècle, tu disais. Eh ben, nous, on y tient, au marché du siècle.
« Tu toucheras pas à la déesse !
« La déesse, maintenant ! Mais t’as complètement disjoncté, mon vieux !
« Mais enfin, regarde ce visage. Rend-toi compte de cette grâce ! C’est notre mère à tous qui nous sourit là. Comment veux-tu que des Californiens y comprennent quelque chose ?
« Ils paient, eux !
« Mais elle est absolument unique ! Jamais, aucune grotte n’a livré une figure aussi nette, aussi précise. Un jour, peut-être, je la montrerai à tous. Et ce jour-là, crois moi, ça fera du bruit… En attendant, on se la garde.
« On se garde rien du tout ! On livre. On palpe. On disparaît.
« Espèce de barbare, t’es plus primitif que le plus primitif des Cromagnons…
« Oui, c’est ça. Ça te va bien de faire la morale, ripoux. Tu trahis les tiens, tu les voles et tu voudrais me donner des leçons ? Allez, dégage.
« Si t’avances, je fais un malheur. »

Pas impressionné pour un sou, Jacky s’est approché de l’autel. Ducroc s’est interposé. Les deux hommes se sont empoignés, poussés, bousculés. Manécha n’était pas de tailler à résister à son adversaire. Dans un dernier effort, il s’est précipité vers l’icône pour barrer le passage à son adversaire ; le dos à la Joconde, les bras en croix, il a tenté de faire rempart de son corps. La roche, en équilibre instable sur des tréteaux, tremblait. Son sourire vacillait, penchait à gauche, penchait à droite. Déstabilisée, elle a fini par s’abattre lourdement…sur les épaules de Ducroc qui s’était littéralement collé à l’image dans une ultime tentative pour la protéger. Le rouquin s’est affaissé, écrasé par le poids de la Joconde des cavernes. Gisant, le visage contre terre, il a disparu à moitié sous le médaillon géant.

« Le con ! rugit Jacky. Mourir pour ça ! ».
Parfaitement indifférent au sort de l’homme terrassé, le grand était surtout soucieux de l’état du portrait. Pourvu que la roche n’ait pas souffert, semblait-il se dire. Il vérifia l’état de la pierre et constata, rassuré, que le corps du Manécha en avait amorti la chute.

Captivé et horrifié par le spectacle, j’ai entendu trop tard une sorte de souffle rauque dans mon dos :
« Monsieur désire ? »
Tout près de moi, Marco me dévisageait avec un drôle d’air.
9.

Plus tard, je me suis réveillé, à demi étouffé. Couché à même le sol, j’ai eu l’impression de croupir là, dans le noir, depuis une éternité. J’avais les mains et les pieds liés. Comme si cela ne suffisait pas, on m’avait entravé dans le dos les poignets et les chevilles. Cette position me faisait terriblement mal aux épaules. La bouche scotchée, je respirais mal.
Marco m’avait fait monter mon adrénaline, tout à l’heure, quand il me répétait, tout en me ligotant :
« Je t’ai déjà vu quelque part, toi, non ? »
Mais dans mon malheur, j’ai eu de la chance. Car l’autre n’a pas eu le temps de se souvenir où il m’avait déjà repéré, il a du me prendre pour un promeneur égaré. Sinon, je crois bien que mon compte était bon. Jacky a eu besoin de son comparse pour une tâche autrement prioritaire : récupérer la Joconde. En soufflant comme des bêtes, ils ont embarqué le portrait. En partant, ils ont saccagé l’appareillage électrique et fermé la lourde porte qui donnait accès à la salle. A clé.
Dans ce sous-sol, le noir était total. Mais le silence n’était pas absolu. J’ai entendu plein de drôle de petits bruits. Ça gigotait, ça grattait, ça rampait, ça suintait. Cette mini agitation, l’étrangeté de tous ces sons accroissaient encore mon inquiétude. L’ange se taisait ; il semblait aussi groggy que moi. Le temps s’est écoulé, interminable. Immobilisée, j’ai fini par m’installer dans une sorte de somnolence douloureuse.

Les revoilà ! Je ne les avais pas entendus revenir. Pourtant ils étaient là, ricanants, haineux ! Marco tenait une torche, l’autre semblait tirer une interminable corde. Ce dernier ordonna :
« Eclaire un peu ici ! »
Marco était au pied de l’échafaudage. Son compère pointa vers la paroi le tuyau qu’il avait dans la main. Poussant un cri revanchard, il actionna un puissant jet d’eau.
A quel jeu jouaient-ils ? Me suis-je demandé, effarée. Le liquide gicla sur les dessins, qui, peu à peu, se déformèrent, s’amollirent, se transformèrent en une pauvre bouillie rosâtre qui dégoulina le long du mur. Le rasé exultait :
« Ça marche au poil, t’es un magicien.
« De l’eau, de l’acide chlorhydrique et avant la musique !
« De la cire chlori-quoi ?
« Acide chlorhydrique, primitif ! Regarde un peu comme ça décape ! »

La paroi avait blanchi à vue d’œil. Les fresques, en fait les copies de fresques, semblaient purement et simplement fondre sous l’effet du jet. Le chef s’excita de plus en plus. Ce saccage l’emplit manifestement d’une joie mauvaise.
« Aux bestiaux à présent ! »
Les vandales s’attaquèrent à l’autre paroi.
« Allez, les rhinos, à la douche ! »
Les contours des rhinocéros se troublèrent. Les animaux semblèrent pris au piège d’un véritable raz de marée qui les bouscula, les tordit, les emporta. Une pâte rouge glissa sur le mur, submergea les chevaux qui se démantibulèrent à leur tour, se décomposèrent, s’anéantirent. Peu à peu des flaques rougeoyantes se formèrent sur le sol dans lequel le duo pataugea.
« A la nana, maintenant !
« Mais chef, on la garde pas ?
« Elle nous en a trop fait baver, celle-là. Allez, ouste ! »
Et l’homme au tuyau dirigea ses coups sur le portrait. Je m’étranglais de rage en voyant le sourire de la Joconde devenir un affreux rictus, son visage s’abandonner, ses traits s’affaisser, sa poitrine éclater, ses bras retomber. Bientôt ne restait plus qu’une roche immaculée, récurée, uniformément blanche, vide, inutile. Au sol, les flaques d’eau rougie s’étaient rejointes. Toute la grotte baignait à présent dans un affreux bain couleur…sang. Oui, c’est ça, me suis-je dit, la grotte saignait.
Marco croisa alors mon regard. Tout éclaboussé par ce lessivage sauvage, les traits proprement effrayants, il se pencha vers moi et cria :
« Ça y est, chef, je sais où je l’ai vu, le mec. A Vergeac ! Oui, oui, c’est lui qui s’est sauvé de la camionnette quand on s’est arrêtés dans le garage. Avec son chien. Mais oui, bien sûr, c’est lui. Petit vicieux, tu nous espionnes. Et depuis un sacré bout de temps. Mai on va te passer à la cire.. à l’acide, toi aussi ! Allez, adieu, espion ! Ça t’apprendra à t’occuper de ce qui te regarde pas ! La curiosité est un vilain défaut ».
Saisissant le tuyau, il inonda mon visage. Je suffoquais, vociférais, hurlais. Et je me réveillais…

J’étais en nage. Après un léger vertige, j’ai compris : j’avais cauchemardé. Un rêve noir, oppressant. Tout endolori, j’ai récupéré difficilement, désespérant de sortir de cet enfer. Les ténèbres où je me suis retrouvé ne m’ont guère rassuré. Et puis de nouveaux bruits m’ont assailli. De petits coups secs, métalliques, répétés. Clic, clic, clic. C’était à présent un vrai raffut. Clic, clic, clic. Puis j’ai réalisé : c’étaient des pas sur l’échelle de fer qui donnait accès à la guérite. Pas de doute, il y avait du monde derrière la porte. Cette voix…oui, c’était celle de Sallenave.

J’ai tenté de l’avertir. Mais ne sortit de ma bouche qu’un pauvre grognement sourd et ridicule. On tourna la clenche de la porte. En vain. Les pas s’éloignèrent. Clic, clic, clic. Il était reparti. Allait-il m’abandonner ? Ce n’était pas possible. Clic, clic, clic. On revenait. On triturait la serrure, on la forçait, la porte s’ouvrit, finalement. Un jet de lumière balaya l’espace, s’attarda sur mon visage.
« Nom de dieu, Delange ! »
C’était Sallenave, qui s’empressa de m’enlever le bâillon, coupa les cordes. J’ai respiré un très grand coup, j’ai toussé, retrouvé mon souffle ; je me suis aperçu que je tremblais comme une feuille ; il m’a fallu un peu de temps pour contrôler mon corps. L’expert me laissa le temps de récupérer :
« Ce que j’ai eu peur !
« Et moi donc ! »
L’ange aussi se remettait en marche :
« On t’avait pourtant dit d’attendre, non ? »
« Toi ? Tu m’as dit ça ? Menteur ! »
« En tout cas, t’aurais pu laisser des indices derrière toi. T’as donc jamais lu Le Petit Poucet ? »
« S’il le plaît, oublie moi ! »
« C’est vrai que toi et la lecture ! »
Le responsable de la Maison de l’Humain m’expliqua comment il m’avait retrouvé :
« Quand je suis arrivé impasse de Lozère, il n’y avait plus de camionnette ; j’ai visité la maison vide, j’ai pensé qu’ils t’avaient kidnappé. J’ai fait machine arrière puis, un peu plus tard, va savoir pourquoi, j’ai eu l’idée de revenir dans cet atelier désert, de descendre l’escalier. Arrivé à la guérite, j’ai continué la descente, je suis tombé sur la porte. Là encore, pourquoi j’ai été tout de suite sûr que t’étais là ? Mystère. Le feeling, l’instinct, le flair ? Mais il a fallu trouver un passe. Ducroc et sa bande pensaient te laisser pourrir dans cette oubliette…
« Ducroc ? Ça m’étonnerait. Ils l’ont tué ! Dis-je.
J’étais tellement ému que j’avais en effet oublié de signaler le corps de Manécha, à deux pas de moi pourtant. Je racontais en deux mots l’histoire. Sallenave était bouleversé.
« Il doit être par là ! »
Le savant fouilla le recoin de la pièce du faisceau de sa lampe et repéra le rouquin.
« Ils se sont bagarrés, lui et le grand ! »
Sallenave s’approcha de son collaborateur. Il était en vie mais il semblait cloué au sol. Bras en croix, jambes écartées, il faisait mine de ramper vers la sortie comme s’il voulait s’enfuir. Mais le plus petit mouvement lui tirait des grimaces de douleur et il s’immobilisa totalement.
« Ducroc ?
« Sallenave ?
« Ne bouge pas, on va chercher de l’aide.
« Le dos ! Ils m’ont cassé le dos ; je peux plus bouger !
« Calme-toi !
« Sallenave, j’ai fait le con !
« Je sais, chamane, je sais ; on en parlera plus tard.

10.

Le hall d’accueil des « Urgences » était le théâtre d’un remue ménage permanent. Une demi douzaine de patients, la plupart sur des brancards, un jeune accidenté, un vieillard dans le coma, une fillette qui pleurait, un touriste qui montrait une plaie au visage et tentait de se faire comprendre, toute une humanité souffrante s’était donné rendez vous là. Le personnel courait, disparaissait, revenait, consultait, consolait. Dans la cour toute proche, le hurlement des sirènes d’ambulances semblait incessant.
Un jeune médecin de garde se dirigea vers nous ; il se voulait rassurant.
« On vient de faire une radio. Monsieur Ducroc a une vertèbre cervicale déplacée, plusieurs côtes cassées. Remarquez : on n’en meurt pas mais il est condamné à l’immobilité pour un certain temps ».
« On peut le voir ?
« Cinq minutes, pas plus ! »

J’accompagnais Sallenave. J’avais vite repris mes esprits, récupéré ma forme, je m’en étonnais moi-même. Allongé, le geste maladroit et portant une minerve, le manécha nous jeta un regard de chien battu. Avant même que l’expert le questionne, il s’expliqua, à voix basse. Longuement. Il avait besoin d’avouer sa faute, de soulager sa conscience. Il se sentait redevable aussi auprès de Sallenave ; en le secourant, l’expert lui avait probablement sauvé la vie. Sans lui, sans moi aussi, que serait-il devenu au fond de ce trou ? Dans quel état l’aurait-on retrouvé plus tard ? Transformé en momie ? Ducroc n’avait cessé de ruminer toutes ces pensées et il avait donc décidé de se confier.
Tout était de sa faute. Il s’était pris à son propre jeu. Expert en rites anciens, il était fasciné par la préhistoire. Au point qu’il s’était mis en tête de lancer sa propre religion, sur le modèle de ces grands ancêtres. Il se voyait déjà à la tête d’une secte des cavernes, enfin quelque chose de ressemblant, dont il aurait été le chamane. Il rêvait de parois ornées, de psaumes obscurs, de danses frénétiques, de communications avec les autres mondes, d’un public qui le soutiendrait. Il avait besoin d’un espace pour ça. Il avait pensé qu’il pouvait se le faire payer par la Maison de l’Humain, dans les locaux de l’institution. C’était une idée idiote, il l’admettait. Evidemment, ça n’avait pas marché. Alors il s’était dit qu’il allait s’offrir sa propre grotte, qui deviendrait son lieu de culte à lui, où il pourrait réunir ses fidèles. L’endroit n’avait pas été trop difficile à trouver : le sous-sol de Paris était un gruyère ; ce n’étaient pas les grottes, les cavités, les antres et autres cavernes qui manquaient. Il avait finalement fait le choix de cette salle, non loin du Père-Lachaise, qu’il était en train d’aménager. Côté culte, il était au point, les rites, les transes, les musiques, tout ça n’avait plus de secret pour lui. Il avait déjà ses premiers adeptes. Quelques doux rêveurs, quelques illuminés, deux ou trois intégristes aussi qui s’étaient mis en tête de saboter les visites des grottes ornées, les vraies, car ils trouvaient que c’était un sacrilège… Il lui avait suffi d’un ou deux messages sur Internet pour rassembler ces croyants un peu particuliers. Le problème, c’est qu’il avait eu besoin de plus en plus d’argent pour mener à bien son projet, décorer convenablement la salle, réunir le groupe, gagner de nouveaux fidèles…Alors il lui était venu une idée terrible, celle de brader le patrimoine de la Maison de l’Humain. Il avait vite compris comment la Maison, comment Sallenave en fait, était informée des nouvelles découvertes aux quatre coins de la France. Il pirata ces informations avant tout le monde et les transmit à deux voyous avec qui il s’était acoquiné. Il avait ainsi monté quelques coups qui devaient lui rapporter gros. C’était bien lui qui avait donné les tuyaux aux malfrats pour les Pyrénées, pour Vergeac aussi. Pour les bords de Marne également mais là, curieusement, l’affaire n’avait pas marché.
On se regarda, avec Sallenave, sans broncher.

« Je savais que les Américains étaient prêts à payer, et très cher, pour ces matériaux préhistoriques. On a trouvé des acheteurs facilement, y compris pour l’affaire de Vergeac. Tout se passait normalement. Jusqu’au moment où j’ai vu le portrait que mes « associés » ramenaient de Dordogne. Aussitôt, j’ai compris que je ne m’en séparerais jamais. Ce n’était pas possible ! »

Ducroc s’enthousiasmait, il haussait le ton :
« Elle est trop belle, cette figure. Trop émouvante, trop troublante. Tu l’as regardée comme moi, Sallenave, cette Joconde ! »
L’expert réalisa alors qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de la voir, cette fameuse fresque qui n’en finissait plus de lui échapper mais il laissa dire. Le rouquin poursuivit :
« Tu sais de quoi je parle ! Elle est unique, non ? Moi, je n’avais jamais vu ça auparavant. Pourtant, j’en ai inventorié des dessins de grottes ! J’en suis tombé amoureux, en quelque sorte. J’ai fait dire à nos clients que je ne marchais plus. Mais les autres, ces deux débiles avec qui je m’étais lié, n’ont rien voulu savoir. Ils étaient obsédés par le paquet de dollars promis. J’ai résisté tant que j’ai pu. Je me suis même bagarré avec le meneur, Jacky. J’ai perdu. Voilà, tu sais tout… »

Un court silence puis l’homme reprit :
« Au fait, elle est toujours là ?
« Qui ?
« La Joconde ! Dans la cave !
« Non, ils sont partis avec !
« Quel malheur ! Il faut absolument la retrouver !
« Oui mais où ?
« Je sais qu’ils devaient rencontrer les Californiens demain, aux Puces de Clignancourt ?
« C’est grand, les Puces !
« La transaction a été négociée chez Perrier. C’est sans doute là qu’ils vont se voir. Il faut les en empêcher. Absolument !
« Calme toi, Ducroc, on va y aller. »

J’ai quitté l’hôpital, impressionné par l’étrange confession du Manécha.
« Il a l’air d’y croire sacrément à ces histoires de chamanerie, non ?
« Cet homme est un savant. Il nous a appris beaucoup de choses sur les pratiques mystiques de nos ancêtres.
« Un savant mais aussi un escroc !
« Exact ! Comment un tel homme a-t-il pu ainsi se laisser avoir ? Mystère.
11.

Le jour n’était pas encore levé sur le marché aux puces de la porte de Saint-Ouen quand j’y ai débarqué, avec l’expert. Dans les ruelles de cette cité de la brocante, des dizaines de petites lumières virevoltaient un peu partout, comme un vol de lucioles. La voix pâteuse de quelqu’un qui n’avait pas beaucoup dormi, je demandais à Sallenave pourquoi ces mystérieuses loupiotes parcouraient les ruelles des puces :
« On dirait des vers luisants…
« Ce sont des professionnels de la chine.
« Des chinois ? » s’amusa l’ange.
« Des chineurs, rigolo ! »

Ces gens étaient déjà à l’affût de bonnes occasions, espérant trouver l’objet rare, ancien, précieux. Ils venaient tôt, pour être là avant la foule. Chaque vendredi, c’était la même chose. Ils attendaient les camions qui déchargeaient leurs antiquités devant les magasins pour la vente du week-end. Ils fouillaient les nouveaux arrivages, rêvaient d’être les premiers sur le coup. Et ils trouvaient, parfois, des trésors. C’est du moins ce qu’on racontait. Des légendes couraient les Puces. Par exemple, on y aurait découvert avant tout le monde un Van Gogh, un tableau qui s’appelait « Les mangeurs de pommes de terre » ; ou des aquarelles de Cézanne. On parlait aussi d’une toile de Renoir baptisée Nini ou encore des fusains de Picasso…Mais bon, on disait tant de choses... Des rumeurs peut-être, qui avaient la vie dure et qui donnaient des idées à beaucoup de monde…

Avec Sallenave, on s’est engagé dans les venelles où des marchands préparaient leurs étalages. On avait chacun une lampe. « Direction : la boutique de Perrier » indiqua Sallenave.
« C’est qui déjà ? On en a dit deux mots hier mais j’ai rien retenu ?
« Perrier tient un commerce, « L’occase en or », au beau milieu des Puces.
« C’est son nom ?
« Non, bien sûr, c’est un sobriquet ; mais tout le monde sur le marché a pris l’habitude de l’appeler ainsi. Je ne sais même pas quel est son vrai nom, d’ailleurs.
« Et pourquoi Perrier ?
« Tout simplement parce que sa silhouette ressemble à la célèbre bouteille d’eau gazeuse, vous connaissez ?
« Bien sûr.
« Il a une petite tête, des épaules tassées, une poitrine malingre mais un ventre proéminent, des hanches énormes et de toutes petites jambes. Vous verrez, quand il marche, on dirait qu’il les jette, ses jambes, l’une après l’autre devant lui, gauche, droite, dans un curieux exercice d’équilibre.
« Et pourquoi on va chez lui ?
« Parce que c’est un commerçant mais aussi un escroc. Il a été mêlé à quantité d’affaires foireuses, des trafics d’objets d’art volés mais c’est un malin, le bougre : il ne s’est jamais fait prendre ! Il organise les mauvais coups mais s’arrange toujours pour être ailleurs quand ça se passe mal. Attention, on arrive.

« L’occase en or » donnait sur une ruelle déserte ; le magasin lui même avait l’air fermé. Soudain se détacha de l’ombre une masse sombre ; elle avait perçu nos deux torches et vint à notre rencontre, dodelinant drôlement, comme l’avait annoncé l’expert. Perrier découvrit trop tard qu’il s’agissait de moi et de l’expert. Il nous accueillit toutefois avec bagout, sans se démonter :
« Monsieur Sallenave ? ! Vous êtes tombés du lit ? Qu’est-ce qui me vaut l’honneur ? Un petit souvenir pour votre dame ?
« C’est peut-être pas nous que vous attendiez, Perrier ! Je me trompe ?
« J’attendais personne, Sallenave, je prenais le frais.
« Et moi, j’ai comme l’impression que vous avez pris nos deux petites lampes pour une autre visite. Non ?
« Je vous suis pas du tout, Sallenave.
« Ecoutez, Perrier, on n’a pas beaucoup de temps, vous et moi. Trêve de bavardages. Parlons franco. Je sais, ne me demandez pas comment mais je le sais, que vous jouez les intermédiaires sur une grosse affaire.
« Mon pauvre Sallenave, je ne fais plus d’affaires depuis bien longtemps, vous retardez.
« Vraiment ? Vous ne devez pas réceptionner d’un moment à l’autre une belle marchandise, appelons ça comme ça ?
« Qu’est-ce que c’est que ce méli-mélo ?
« Une marchandise qui intéresse bigrement des Californiens ?
« Je vois pas !
« Des amateurs de préhistoire, des gens pleins de dollars ?
« Monsieur Sallenave, vous avez beaucoup trop d’imagination ! Ça vous joue des tours !
« Vous fatiguez pas, Perrier. Je suis au parfum. De tout. C’est pas vous qui m’intéressez. Ni même vos Américains. Ceux que je cherche, ce sont les deux zigotos qui doivent livrer la marchandise.
« Franchement, je fais un effort mais je comprends pas un traître mot de votre roman…
« Ecoutez, je ne suis pas de la police ; je ne suis pas venu jouer au gendarme. Cela dit je suis tout disposé à aller les voir si vous ne m’aidez pas un peu et si vous ne répondez pas à ma question !
« Et pourquoi vous n’y allez pas tout de suite, à la police ?
« Je vous répète, je n’ai pas l’intention de refaire le monde. Ce que je veux, c’est la marchandise. Car, voyez vous, elle m’appartient, si je puis dire. Pas à moi, personnellement, bien sûr, mais à la Maison de l’Humain, vous m’avez compris. Pas la peine de faire un dessin. Alors, vous parlez, et je suis prêt à dire aux policiers que vous avez été d’une aide précieuse pour la science française !
« Vous me tuez !
« Non, je vous sauve ! »

Soudain, je lâchais :
« C’est Marco qui va faire la livraison, non ? »
Sallenave sembla contrarié par mon intervention mais Perrier encaissa le choc.
« On n’a pas été présenté, je crois ? »
J’insistais :
« Mon nom ne vous dira rien ; je vous demande simplement si ceux que vous attendez, c’est bien un grand maigre et un chauve primaire ? »
Le bonhomme était touché. Il perdit peu à peu de son arrogance et sembla se parler à lui-même :
« Ma parole, tout le monde est au courant ! L’info est passée au Journal télévisé, ou quoi. Quel binz ! »
Sallenave insista :
« Perrier, soyez raisonnable ! Passez la main !
« Je vous jure, je comprends toujours rien…mais bon, si je réponds à votre question, vous me foutez la paix ?
« Promis. »
Sans la moindre transition, il changea complètement de registre, comme un acteur habitué à jouer tout le répertoire :
« C’est vrai, le duo de pieds nickelés dont parlez m’a contacté. On se connaît, on fait parfois du bizness, vous comprenez. Faut dire qu’ils ont d’habitude du beau matériel ces temps-ci. A se demander où les lascars vont dénicher tout ça avec leurs têtes de primates. Enfin, passons !
« Justement, ça ne vous paraissait pas louche ?
« Monsieur Sallenave, je suis un marchand, j’achète, je vends, je suis pas payé pour chercher des histoires à mes fournisseurs ni à mes clients. Moi, je suis content, voyez-vous, quand je peux faire avancer les affaires. Mettre en contact les gens, voilà mon bonheur. J’ai raison, non ?
« Continuez !
« Je ne suis que l’intermédiaire, l’agent de liaison, le contact. Mais bon, le marché, je vois, ça vous laisse froid. Pour en revenir à nos lascars, ils m’appellent et me disent qu’ils ont une superbe occase, toujours dans le genre préhistorique. J’ai pas eu tous les détails mais à les entendre, c’était vraiment l’affaire du siècle, voire l’affaire du millénaire !
Perrier se trouvait drôle. Il se mit à rire. Nos mines graves le calmèrent.
« Excusez-moi ! Voilà, c’est tout !
« Comment ça, c’est tout ?
« Ben oui, c’est tout !
« Vous me prenez pour une poire ? Si c’est comme ça, vous vous en expliquerez avec la police !
« Bon, bon, ça va, vous fâchez pas, je voulais juste voir si vous m’écoutiez… Donc, j’ai expliqué aux deux arsouilles qu’un tel objet, s’il était aussi superbe qu’ils le prétendaient, pouvait intéresser les Américains, très friands en ce moment de ce genre de gadgets. Vous saviez ça ?
« Oui, passons !
« Quelques jours après, je reçois un nouveau coup de téléphone de mes fournisseurs. Je crois comprendre qu’il y a du tirage dans leur équipe, que la livraison s’annonce difficile. Moi, prudent, je fais pas de commentaires. Voilà, c’est tout.
« Vous êtes sûrs que c’est tout ?
« Ben, c’est à dire qu’en fin de comptes, hier, in extremis, ils ont à nouveau changé d’avis, m’ont donné leur accord, l’affaire va se faire. Enfin, devait se faire, si vous n’étiez pas arrivés. Voilà, maintenant, c’est tout, pour de bon.
« Et c’est pour quand ?
« Quoi ?
« L’échange, la transaction ?
« Tout de suite, en principe.
« Là, maintenant ?
« Mes livreurs devraient se pointer d’une minute à l’autre. Je pensais même, c’est vrai, quand vous êtes arrivés, que c’était eux. Les Amerloques, eux, vont venir un peu plus tard. Mais bon, moi j’ai perdu la main, alors je m’éclipse ! Cette affaire, je la sens vraiment plus. Je crois que je vais prendre quelques jours de vacances. Je vous laisse la boutique, vous vous débrouillez avec mes visiteurs, d’accord ? Je ne veux plus rien entendre. Ceci dit, faites gaffe, tout de même. C’est pas des enfants de chœur !
« Merci du conseil !
« Alors, j’ai votre parole ? Vous direz un mot en ma faveur à qui de droit, O.K. ?
« Pas de problème.
« Dernière chose : les clés du magasin sont au dessus de la porte, dans une petite niche . Vous serez bien aimables de les remettre où vous les avez trouvées en partant, d’accord ? »

Perrier partit, fondu d’un coup dans l’obscurité de la ruelle. On a inspecté rapidement le hangar, un capharnaüm où s’entassaient les objets les plus insolites : des armures médiévales, des parures d’Indiens, des icônes russes, des tapis poussiéreux, des coffres chinois, des masques africains et tout le bric-à-brac du parfait chasseur de fauves.
« Euréka » dis-je à Sallenave, à mi-voix ;et je lui dis mon plan. Il était d’accord.

On a eu à peinele temps de préparer notre stratagème qu’on entendit un appel venu de la ruelle :
« Perrier ? » »
C’était la voix du grand. Je me suis recroquevillé derrière un flipper antédiluvien.
« Perrier, c’est toi ? »
Marco et Jacky s’engageaient prudemment dans l’allée centrale du magasin et se dirigeaient vers le rond de lumière qui les attirait au fond de la boutique.
« Perrier ? »
Marco murmura :
« Je trouve ça chelou !
« Tais toi, imbécile. »
Ils parvinrent à ma hauteur, j’étais toujours blotti dans l’ombre, le long du passage. C’est alors que j’ai sauté à pieds joints sur une sorte de ressort. Aussitôt, un câble a filé vers le plafond en sifflant comme un serpent furibard, entraînant à sa suite un filet. Sans avoir eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait, les deux comparses étaient encadrés par un maillage de cordes qui les enserra de toutes parts puis les emporta violemment dans les airs. Ils semblèrent s’envoler, comme propulsés par un siège éjectable. Collés l’un à l’autre, tout entortillés, les loufiats se balancèrent finalement à deux mètres du sol, piégés.
Je hurlais de joie, et de soulagement :
« On les a eus ! »
L’expert éclaira le hangar. Marco beugla, tout en me regardant :
« Jacky, c’est le type de Vergeac ! »
Son compère se débattit mais ne fit que s’empêtrer un peu plus dans le sac de cordes.
« J’en suis sûr, Jacky, c’est le type du garage de Vergeac !
« Ça va, écrase ! »
Sallenave accourut.
« Jacky, c’est qui lui ?
« Lâche moi, tu veux ? »

Entre appréhension et fierté, on a longuement examiné notre prise qui gigotait. On aurait dit un gros filet garni préparé pour une drôle de tombola !
L’ange rigolait :
« Tu crois qu’ils attrapaient les mammouths comme ça, dans la préhistoire ? »
« Il leur aurait fallu un sacré filet, non ? »
« Les petites bêtes, alors ? »
« Oui, les nuisibles ! »

Ficelés comme des jambonneaux, les brigands se démenèrent. Le petit insistait :
« C’est le type de Vergeac, je te jure.
« La ferme, Marco !
« T’es pas aimable ! »

Un peu plus tard, en regardant partir les deux receleurs entre les policiers, Sallenave me confirma qu’il s’était entendu avec le capitaine Simsolo qu’il connaissais bien. Il ne serait pas fait état, dans la presse, du vol de la Joconde. La Maison de l’Humain ne voulait pas de scandale.
« Non seulement c’est pas bon pour notre réputation mais surtout, on ne voudrait pas donner de mauvaises idées à d’autres fous. On va se séparer en douceur de Ducroc. Ses deux complices devront rendre compte de tentative d’homicide et non-assistance à personne en danger. Quant aux Californiens, la police les attend pour les reconduire sur le champ à l’aéroport. A mon avis, après ces déboires, ils vont laisser tomber le marché de la préhistoire. Il leur faudra trouver une autre lubie pour décorer leurs palaces.
« Et la Joconde ? Où elle est ?
« Nom de Zeus, on l’avait oubliée.
L’aïeule nous attendait, sous une vieille couverture, à l’arrière de la camionnette, impassible, souriante.
12.

« Whysk ! »
Le chien avait de nouveau disparu. C’était bien le moment ! L’inauguration de la grotte de Vergeac était sur le point de commencer. Tout le monde était là. Même ceux, piteux, qui n’avait pas voulu me croire, au début de cette histoire. Le gros gendarme de la localité était soudain tout onctueux. Sallenave était tiré à quatre épingles, pour une fois. Les autorités locales avaient fait le déplacement, jusqu’au préfet, sanglé dans son uniforme. Les journalistes se bousculaient. Journaux locaux, télé régionale, médias parisiens aussi, tous avaient répondu à l’invitation.
Pour que les festivités débutent, il ne manquait que moi, et mon chien, qui avait sa part de responsabilité dans l’affaire. Il était là il y avait un instant et pffuit, plus de chien…Le petit attroupement prenait son mal en patience. Le préfet répètait discrètement son discours. Un officiel vérifiait si on n’avait pas oublié les ciseaux qui allaient servir à couper le ruban barrant l’accès à la caverne. Les techniciens de la télé ajustaient pour la dixième fois les caméras, la lumière, le son.

« Whysk ! »
Je finis par le repérer, sautillant avec allégresse aux côtés d’ un vieil homme qui peinait à marcher. C’était l’ermite. Le premier visiteur de la caverne. Celui qui partageait avec moi les honneurs de la découverte !
« Enchanté, dis-je ! »
L’ancien était tout près de moi à présent.
« Je voulais vous remercier pour ce que vous avez fait pour ma Joconde.
« De rien, vraiment.
« Au contraire, ça me touche beaucoup, comme peintre, vous comprenez, je tiens à mon oeuvre.
« Peintre ? Vous avez dit peintre ? Vraiment ?
« Oui, bien sûr.
« Et vous êtes en train de me dire que...
« Que la Joconde est sans doute mon meilleur travail, oui, absolument.
« La Joconde ?! Elle est de vous ?! C’est vous qui...
« Oui, pourquoi ?
« Pour rien, non, non, pour rien...

Heureux et gêné à la fois, le vieil homme se confia :
« Voyez-vous, j’ai découvert cette grotte ornée il y a des années. Cela remonte…je ne sais même plus à quand. Je passais des heures magiques dans cette caverne, à contempler, à la lumière d’un feu de bois, ces fresques, ces animaux, ces mains… Chaque fois, c’était un voyage incroyable dans le temps. Et puis un jour, allez savoir ce qui m’a pris, je me suis dit qu’il y manquait quelque chose, une présence centrale, un visage. De femme. Alors, j’ai pris mes pinceaux, mes couleurs…Et voilà, le portrait, c’est moi qui l’ai fait. C’est une petite bêtise de ma part, je l’avoue, et même une grosse bêtise, mais franchement je ne pensais vraiment pas que tout cela allait faire un tel raffut…
« Et personne n’a rien vu ?
« Non, personne. C’est étrange, en effet. Il faut dire que tout s’est passé trop vite, peut-être. Je n’ai pas eu le temps de m’expliquer. Et puis personne n’a vraiment examiné en détail ma Joconde. Sallenave, par exemple, ne l’a jamais analysé tranquillement ; il voulait surtout qu’elle retrouve vite sa caverne d’origine. Quant à Ducroc, il en était tombé amoureux, alors… »

Donnant le bras au patriarche, j’accédais avec lui et Whysk aux premiers rangs des personnalités. Le tableau était si parfait que le petit mouvement d’impatience qu’on avait senti ici ou là dans le public fut aussitôt oublié.
« Mesdames, Messieurs… » commença illico le préfet.
Le vieil homme, confus, me souriait ; je lui répondis par un clin d’œil.



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