Mort en coulisse/Tapuscrit

Mort en coulisses

Gérard Streiff

Sophie est une accro du petit écran. Stars, paillettes et télé-réalité la
font craquer ! Elle a la chance d¹habiter tout près des locaux de la chaîne
CB- Canal Branché, et d¹en côtoyer les acteurs au quotidien. Pour elle, son
avenir s¹écrira dans l¹univers chaleureux et flamboyant de la télévision !
Mais sous les masques et les sourires fardés se cache une réalité bien
différente. Et si tout cela n¹était qu¹hypocrisie. Ou pire...

Chapitre 1
Les gars de l¹idiovisuel

« Et pour Patrick Bruel ? Un oeuf mayo, comme d¹habitude ? »
Sophie aimait interpeller ainsi les clients du restaurant Le Frichti, que
tenait son père.
C¹était une manie chez elle. Il faut dire qu¹elle n¹avait pas la mémoire des
noms ; le sien, celui du paternel, cela allait encore. Mais, au-delà, cela
devenait risqué. Alors, elle s¹arrangeait comme ça, avec des surnoms.
Rousse, les cheveux en pétard, de grands yeux toujours à l¹affût, Sophie
était une « timide audacieuse ». Toujours hésitante à faire le premier pas,
au collège pour répondre à ses profs, et même avec ses amis ou ses proches.
Mais, quand elle était lancée, rien ne pouvait vraiment l¹intimider. Elle se
montrait alors familière, vive, « nature ».

Lorsqu¹elle passait prendre les commandes entre les tables, elle avait un
surnom ou un sobriquet pour chacun. La plupart des consommateurs étaient des
employés d¹une maison de production de téléfilms, Image 9.3, dont les locaux
jouxtaient Le Frichti. Cette société réalisait des émissions de variété ou
des publicités pour les chaînes de télévision.
Chaque fois qu¹il les voyait venir pour déjeuner, son père les saluait par
un rituel :
« Tiens, v¹là les gars de l¹idiovisuel ! »
Cela avait le don d¹agacer Sophie :
« Arrête, papa, tu vas les vexer !
 Je rigole, concédait le père.
 T¹es jaloux ! » répliquaient ses clients.
Ils se vengeaient à leur manière. En qualifiant son restaurant de « gargote
 » et sa cuisine de « tambouille ». De part et d¹autre, on haussait le ton,
on bombait le torse, on montrait ses muscles. Ça finissait dans les rires et
les tournées d¹apéritifs.
Le restaurateur était un grand gaillard barbu aux allures de viking, jovial
et mélancolique en même temps. Sa femme était décédée à la naissance de
Sophie, il était resté veuf et gérait seul son affaire.

Son allergie pour la « télé » en général était notoire. Sophie avait dû
batailler pour qu¹il achète un appareil. Un combat de plusieurs années.
Longtemps, durant tout le primaire notamment, elle fut la seule de sa classe
à ne pas avoir de poste. La honte ! Chaque matin, ses copines échangeaient
d¹interminables bavardages sur l¹émission de la veille. « Et t¹as vu
celui-ci ? Tu l¹as entendu ? T¹as aimé son look ? Et ce film, trop drôle ?!
 ». Muette et malheureuse, elle attendait que ça se passe. Et puis un jour,
elle devait être en sixième ou en cinquième, Eric, son père, s¹était décidé.
Sans prévenir. Il installa un beau matin, dans le salon, un appareil dernier
cri. Un grand écran, extra plat, avec un maximum de chaînes. « Pour suivre
les émissions culinaires » avait-il dit. Il était de mauvaise foi. En
réalité, il supportait mal que sa fille se sente ainsi hors jeu au milieu de
ses camarades. Mais il n¹en pensait pas moins. Pour lui, le poste restait
une « boîte à mensonges » ; pas moyen de l¹en faire démordre. Et que ses
clients soient, en majorité, des gens de télévision ne le troublait
nullement.
Le Frichti, il est vrai, ne craignait guère la concurrence. Dans ce quartier
des Docks, il n¹y avait pas d¹autre restaurant un bon kilomètre à la ronde.
Eric avait le monopole. Ses habitués, à midi notamment, n¹avaient pas le
temps de s¹éclipser. Alors, tout le monde s¹arrangeait, et se supportait.

Un étrange site que ce quartier. Il s¹agissait en fait d¹une zone
commerciale au nord de Paris, du côté de la porte d¹Aubervilliers. C¹était
un quadrilatère de deux kilomètres de côté grossièrement délimité, à l¹ouest
et à l¹est, par deux nationales qui irriguaient la capitale, au sud par le
périphérique et au nord par un canal.
Le lieu, en principe protégé par des barrières le plus souvent levées, était
quadrillé par des rues à angle droit, toujours embouteillées par une armada
de fourgonnettes et le long desquelles s¹alignaient de vastes hangars, tous
identiques, hautes bâtisses de briques rouges à toit pointu. Les Docks,
comme le nom l¹indiquait, faisaient penser à un port. Mais sans mer et sans
bateaux. Un lieu où, à longueur d¹année, s¹activait une foule de
manutentionnaires et de négociants qui réceptionnaient, stockaient,
redistribuaient toutes sortes de marchandises que Paris, tel un ogre ,
absorbait en permanence. Un marché de gros, de maxi-gros même. Un peu comme
Rungis mais ici, pas d¹alimentaire, rien que des objets. L¹endroit avait ses
rituels dont Sophie ne se lassait pas, ses forêts de sapins à Noël, ses
bataillons de parasols l¹été et toute l¹année, ses empilements de baskets,
casquettes, tee-shirts et autres jeans.
Plusieurs fois par jour, Sophie traversait à vélo sa « cour des miracles »,
comme elle appelait son quartier, pour se rendre au collège Romain Rolland.
Elle avait un itinéraire précis, immuable : sortie de chez elle, elle
empruntait la rue des chaussures, puis celle des parfums ; elle poursuivait
par l¹allée des luminaires, bifurquait par la ruelle des nains de jardin et
sortait des Docks non loin du canal. Encore cinq cent mètres d¹avenue, le
temps d¹enjamber le périphérique et elle arrivait au collège.
Son périple avait aussi des allures de petit tour du monde : en effet, au
fil des mois, elle avait vu se former, le long de telle ou telle rue, des
solidarités ou des clans : ici, la rue des Chinois, là celle des Sibériens
comme ils s¹appelaient eux-mêmes car ils venaient d¹Europe de l¹Est ; plus
loin, celle des Libanais, puis des Péruviens, des Hindous, arrivés plus
récemment...
Sophie était connue ; il faut dire qu¹elle était probablement la seule
enfant à déambuler tous les jours dans le coin. Quand elle n¹était pas
pressée, elle flânait le long des magasins et répondait avec méthode aux
saluts des commerçants : « Bonjour ! », « Nin hao ! », « Dobre outra ! », « 
Salam aleïkoum ! », « Buenos dias ! ».
« Namasté ! » disaient les gens à turban, cérémonieux, en joignant les
paumes des mains devant le visage. « Namasté ! » répliquait la collégienne.
Un vrai tour de la terre en moins de cinq minutes. Elle adorait ce milieu
grouillant et chaleureux.

Chapitre 2
Top secret

Depuis peu, une partie des Docks, ceux qui longeaient le périphérique,
avaient changé de nature. Des entrepôts avaient perdu leur vocation
commerciale et s¹étaient spécialisés dans l¹audiovisuel. Ils avaient été
aménagés en studios d¹enregistrement. C¹est dans un de ces locaux que se
trouvait Le Frichti.
Le restaurant, avec un petit appartement attenant, avait longtemps été
adossé à un hall de fringues. Un peu plus d¹un an auparavant, les vêtements
s¹étaient fait la malle. Une boîte de « com » avait débarqué, la société « 
Image 9.3 » et sa douzaine d¹employés. C¹était dans cette équipe que se
recrutaient les clients du restaurant. On y retrouvait ordinairement, pour
garder la classification de Sophie : Bruel, Chti et Loana. Bruel n¹était pas
le chanteur mais un ingénieur du son. Il avait les cheveux, les yeux et le
sourire du comédien mais en noir : le Bruel en question était en effet un
jeune Martiniquais malicieux et inventif. Chti, le chef opérateur, et
réalisateur si nécessaire, était un gaillard bougon, rondouillard, toujours
en chemise de toile blanche sur des pantalons de velours XXL tenus par de
larges bretelles rétro. Comme il présentait une lointaine ressemblance avec
Dany Boon et qu¹il parlait en étirant un peu les mots, Sophie l¹avait
naturellement surnommé « Chti ». En l¹absence de la direction qui restait à
Paris, c¹est lui qui faisait office de chef. Loana, enfin, une blonde
platine opulente, souriante, toujours habillée baba, rappelait une des
premières héroïnes de la télé-réalité ; elle savait à peu près tout faire,
les lumières, le script et même, à l¹occasion, le maquillage.
Selon les jours et les nécessités gravitait autour du trio une équipe de
cameramen, d¹électriciens, de perchistes, d¹accessoiristes...
Sophie, chaque fois qu¹elle le pouvait, venait donner un coup de main à son
père à l¹heure du déjeuner. Il faut dire qu¹il en avait souvent besoin : le
bonhomme en effet avait une particularité : il égarait tout, tout le temps.
A longueur de journée, on pouvait l¹entendre se lamenter : « T¹as pas vu mes
couteaux ? » ou « Qui m¹a piqué le menu ? » ou encore « C¹est pas croyable,
j¹avais mis les desserts ici, ils n¹y sont plus ! ». Une véritable litanie.
Il n¹était pas loin de penser que quelqu¹un lui voulait du mal, qu¹il devait
y avoir un diablotin acharné à lui nuire.... En fait, il retrouvait toujours
tout dans les minutes qui suivaient, surtout quand Sophie était là. Mais ce
n¹était que partie remise : « Où est passé mon tablier ? » reprenait-il peu
après. Longtemps, cette manie avait stressé Sophie ; puis elle s¹en était
fait une raison ; à présent, ça l¹amusait presque.

Au fil des jours, elle était entrée dans l¹intimité de l¹équipe d¹Images
9.3. Elle connaissait bien leurs locaux. Pour l¹essentiel, deux immenses
salles qui servaient de studios d¹enregistrement. Lorsqu¹il n¹y avait pas de
tournage, elles ressemblaient à deux cubes vides, hermétiques, sans fenêtre,
aux parois tendus de tissu noir. Mais en un rien de temps, l¹équipe pouvait
y aménager les décors les plus insolites et y accueillir toutes les
émissions possibles, depuis les jeux de loterie devant un public conditionné
jusqu¹aux entretiens scientifiques, en passant par des spots publicitaires
pour une lessive ou des débats politiques. Entre ces salles et le
restaurant, une suite de préfabriqués abritait des petits bureaux pour
l¹administration, le maquillage, la détente, le stockage du matériel (
lampes, câbles, caméras, échelles...) et surtout la régie : c¹est dans cette
pièce minuscule, devant un mur d¹écrans, que les techniciens travaillaient
l¹image, adaptaient le son, montaient les films.

Sophie s¹invitait sur le plateau à sa guise. C¹était strictement interdit
mais jamais personne n¹aurait pensé lui faire la moindre remarque. Comme si
elle faisait partie du décor, c¹était le cas de le dire. Quand Chti mettait
au point ses caméras en ciblant un siège vide où un journaliste allait
bientôt s¹installer, il avait besoin d¹un figurant dans le fauteuil pour
pouvoir vérifier l¹angle de vue, le cadrage, les lumières. Si la jeune fille
passait par là, il lui demandait de tenir ce rôle. Bruel voulait faire un
test de voix ? Il lui tendait le micro, l¹invitait à dire ce qui lui passait
par la tête et il corrigeait son magnéto en conséquence. Loana avait un
urgent besoin de sa trousse de maquillage et ne pouvait se déplacer ? La
collégienne courait la lui chercher. Si un contact passait mal entre le
studio et la régie, on la chargeait d¹aller signaler le problème au plateau
ou, en sens inverse, au central d¹enregistrement. Et ainsi de suite...

Il y avait toujours une foule de gens qui se côtoyaient dans les studios.
Mais Sophie comprit vite le rôle de chacun, qui faisait quoi, entre le
réalisateur, l¹éclairagiste, le cameraman, le script... Elle était
admirative du savoir-faire des techniciens qui, avec deux ou trois panneaux,
un jeu de lumières, du ruban adhésif, des pinces à linge et des écrans de
couleur, changeaient du tout au tout les décors et vous donnaient
l¹impression de passer d¹une plage à un chalet, d¹une chambre à la rue, du
jour à la nuit, du beau temps à l¹orage. De vrais professionnels de
l¹illusion.

Elle s¹habitua aussi aux étranges rythmes de travail de ces équipes. Ils
passaient régulièrement d¹une sorte de désoeuvrement général, de
laisser-aller, d¹ennui même ¬ le temps pour un éclairagiste de fixer le bon
projecteur, pour un cadreur de situer l¹angle de vue adéquat, pour un acteur
de retenir son texte ¬ à la plus folle excitation, au stress collectif, à un
état de tension maximum, quand tous étaient enfin à leur place, tendus comme
des sprinters ramassés dans leur starting-blocks. « Moteur ! » hurlait Chti.
Tout le monde, alors, communiait dans une même cérémonie. Mais ils suffisait
que le plus petit incident surgisse, un bruit incongru, une réplique mal
lancée, une lumière insuffisante : « Coupez ! » râlait aussitôt le chef de
plateau, et une sorte de démobilisation, de torpeur s¹emparait à nouveau de
l¹équipe pendant de longues minutes, des heures parfois.

Quand la classe de Sophie apprit que la jeune fille était devenue non
seulement une voisine mais une familière du monde de la télévision, son
statut changea du tout au tout. Non pas qu¹elle ait été jusque-là ignorée
mais elle n¹était qu¹une élève du rang, ordinaire, banale. Du jour au
lendemain, on la regarda autrement. D¹un coup, elle bénéficia d¹un prestige
incontestable. Elle vivait de l¹autre côté du petit écran, c¹était ainsi que
ses camarades imaginaient la chose. Chaque matin, elle arrivait à l¹école
nimbée de ce mystérieux privilège. On la bombardait de questions. Elle
jouait habilement de cette curiosité unanime. Et elle prit l¹habitude de
raconter les derniers potins des coulisses : ratage d¹un tournage
publicitaire, caprice d¹une star de la chanson, panique d¹un homme politique
à l¹antenne, incapable d¹aligner deux phrases sans bredouiller...
« La chanteuse, c¹était qui ?
 Je peux pas dire !
 Allez...
 Mais vous ne le répéterez pas !
 Promis !
 Alicia.
 Des Triade Girls ?
 En personne.
 Non ?! C¹est trop ! »

Les élèves de sa classe ne se lassaient pas de ces indiscrétions, au point
que Sophie pouvait répéter les mêmes comptes rendus deux jours de suite sans
fatiguer l¹auditoire ni s¹attirer la moindre remarque. C¹était comme si,
chaque matin, Sophie parlait d¹un pays étranger, d¹une autre planète peuplée
de gens beaux, bons, lumineux et gentils.
Parfois une de ses amies lui demandait, la voix cassée, si un jour il n¹y
aurait pas moyen d¹assister, même de loin, à un de ces « spectacles ». On
était prêt à donner beaucoup pour cela. Des CD, des fringues, des exercices
de maths... Mais Sophie se gardait bien d¹inviter qui que ce soit. Non
seulement elle aurait eu du mal à imposer dans le studio une « étrangère »
mais surtout, même si elle ne se l¹avouait pas, elle tenait à conserver le
monopole de ce poste d¹observation.
Quand on lui posait la question avec trop d¹insistance (« Allez... S¹il te
plaît... Rien qu¹une fois... Pas longtemps... »), elle rappelait alors que
c¹était « strictement interdit » ; en général, cela suffisait pour
décourager la quémandeuse.
Le temps où Sophie était exclue des papotages de récréation sur la
télévision semblait bien loin. La fillette à présent était au centre de
l¹intérêt collectif. Personne ne se serait permis de lui disputer sa place.
Faussement modeste, elle régnait. Heureuse.

Un jour, à la mi-janvier, elle sentit dans l¹équipe une agitation
particulière. Tout le monde avait l¹air fébrile, enfin un peu plus fébrile
que d¹habitude. Chti traversait les couloirs, indifférent aux autres, tirant
sur ses bretelles en marmonnant d¹étranges formules. La blonde Loana et
Bruel l¹espiègle chuchotaient avec des airs de comploteurs. Les techniciens
affichaient des sourires de bouddha. Sophie posa quelques questions et
s¹attira des réponses énervées, du genre : « Plus tard, tu veux bien ! » ou
« Je te jure que c¹est pas le moment ! » et autres gracieusetés. Vexée mais
réaliste, elle prit son mal en patience, attendit quelques jours et, un
mercredi matin, cueillit à froid Chti dès son arrivée au studio.
Non, non, il ne pouvait rien dire, commença-t-il par répéter. Non, vraiment,
ce n¹était pas la peine d¹insister. Même s¹il le voulait, il ne le pourrait
pas. Tout ça était secret, ultrasecret, archisecret. Il serait une tombe.
Mais le chef opérateur était un faux dur, la jeune fille l¹avait senti. Un
brin vaniteux, il avait envie de partager sa cachotterie avec d¹autres. La
collégienne insista donc, cajola, supplia et le prit par son péché mignon :
Chti était gourmand. Il devait se méfier, une petite tendance à l¹embonpoint
le guettait. N¹empêche : c¹était un grand amateur de desserts crémeux. Elle
lui promit un tiramisu tout à fait exceptionnel ! Pour ce délice à
l¹italienne, il aurait vendu père et mère. Il minauda encore un peu puis
céda. Non sans lui avoir fait jurer de garder la confidence .
« Sur la tête de mon père !
 Tu sais que je risque gros...
 Je saurai me taire.
 Je peux y perdre ma place.
 Mais gagner un tiramisu !
 Bon, alors voilà.... »

Chapitre 3
L¹Histoire avec un grand H

Le secret était de taille. Enorme, même. La société de production Image 9.3
venait de se voir confier la réalisation de la nouvelle émission de
télé-réalité, « Le radeau ».
« Le radeau ?! s¹extasia Sophie.
 Le radeau !
La jeune fille n¹en revenait pas. Depuis des semaines,toute la presse
spécialisée ne parlait que de l¹imminent lancement de cette nouvelle série.
Elle devait être sous peu l¹émission phare de la chaîne CB- Canal Branché.
Tout le monde brodait sur le sujet mais personne ne savait au juste qui y
participerait, qui l¹animerait, combien de temps cela durerait, où cela se
tiendrait. Et voilà que Chti lui avouait l¹incroyable vérité : « Le radeau »
se passerait chez elle ! Ainsi l¹actualité, la grande, l¹Histoire,
avait-elle presque envie de dire, s¹invitait dans sa maison, sans prévenir.
« Et...tu vas y participer ? »

Sans même s¹en apercevoir, la fille avait baissé la voix ; elle avait posé
sa question avec un infini respect.
« Je vais y travailler, oui, bien sûr. Comme Bruel. Comme Loana. Comme tout
le monde ici. »
Elle étouffa un cri de joie, ses mains plaquées sur la bouche, trépigna.
« Bon, attention, je ne serai pas le big boss. On va être sous les ordres
d¹une équipe spéciale, nuança le régisseur. Elle devrait arriver bientôt.
 Et vous allez vraiment tourner ici ?
Elle demeurait incrédule. La nouvelle lui semblait si impressionnante
qu¹elle avait besoin qu¹on la lui confirme.
« Oui et non. En fait les locaux sont trop petits. L¹agence a loué les cinq
halls voisins. Pour y aménager des studios pour le direct, la résidence des
participants, un plan d¹eau, etc... En quelques semaines, tout devrait être
au point.
Sophie était sincèrement émue.
 C¹est trop !

C¹était une véritable aventure qui s¹annonçait là. Une demi-douzaine de
bâtiments réquisitionnés, des dizaines de techniciens recrutés, une brigade
de volontaires dans l¹arène. Des « shows » à prévoir tous les samedis soir,
des comptes rendus à l¹antenne chaque soir. Et elle, elle allait être, des
semaines durant au coeur du cyclone, aux toutes premières loges d¹un
spectacle qui ferait la « une » et agiterait le pays... C¹était géant.
Son père prit la nouvelle, « attention, c¹est un secret ! » insista-t-elle,
avec bonhomie. Il pensait déjà au travail supplémentaire que ce remue-ménage
allait lui imposer, à l¹intérêt aussi qu¹il pourrait en tirer.
« Et ils mangent, là-dedans ?
 Comment ça, là-dedans ?
 Dans ta prison de luxe, ton loft, quoi, ils doivent bien manger, non ?
 T¹en fais pas, ils se font leur popote.
 Ah bon ? »
Elle ne put dire s¹il était déçu ou rassuré.
« Au fait, t¹aurais pas vu mon livre de comptes ? »
Comme d¹habitude, elle lui retrouva son bloc-notes ; il n¹avait pas quitté
sa place.

Au collège, en revanche, l¹information provoqua une véritable hystérie
collective. Un séisme force six au niveau de la classe. Sophie s¹était
pourtant engagé à ne pas divulguer la nouvelle. Certes, elle en avait déjà
parlé à son père mais cela restait en famille ; c¹était en quelque sorte
sans conséquence. Jusque-là, elle ne considérait pas avoir trahi la promesse
de discrétion faite au chef opérateur. A Romain Rolland, c¹était une autre
paire de manches. Comment durablement se taire quand tout le monde autour
d¹elle ne parlait que de ça, ou presque ? La même ferveur qui avait
accompagné « Le Loft » puis « Star Academy », « Nice people » et autres « 
Popstars » se réveillait à propos du « Radeau ». C¹était vraiment beaucoup
lui demander que de garder pour elle seule son lourd secret. La jeune fille
résista en tout et pour tout vingt-quatre heures. Une journée entière, elle
encaissa la pression ambiante, elle maîtrisa son envie de mettre son grain
de sel, elle fit mine de penser à autre chose. Le jour suivant, elle craqua.
« Vous n¹allez pas me croire... » commença-t-elle, profitant d¹un bref
silence qui s¹était installé dans le groupe.Ses camarades, dubitatifs, la
regardaient.
« ...mais « Le radeau » ...
 oui ?
 il va être réalisé chez moi ! ».
C¹était une façon de parler évidemment mais tout le monde avait compris. Il
y eut quelques secondes d¹étonnement. Aux yeux de la classe, Sophie grimpait
d¹un seul coup d¹un seul de plusieurs crans dans l¹échelle hiérarchique.
Disons que pour ces élèves, hier elle connaissait l¹adresse du paradis et
aujourd¹hui elle côtoyait carrément les dieux ! L¹annonce finit par susciter
un cri unanime et admiratif :
« Trop cool ! »
Mais elle en avait dit trop ou pas assez. Elle fut aussitôt mitraillée de
questions :
« C¹est quoi au juste, comme jeu ?
 Les participants sont déjà là ?
 Tu as pu leur parler ?
 T¹as des photos ?
 Combien ils gagnent ?
 On peut encore s¹inscrire ?
 C¹est dangereux ?
 Ils vont chanter ?
 Danser ?
 Ils ont quel âge ?
 Tu pourras entrer dans leur cité ?
 Dans leur dortoir ?
 Ils s¹habillent comment ?
 Ils écoutent quoi ? »
Etc, etc. En vérité, Sophie n¹avait la réponse à aucune de leurs questions.
Chti lui-même n¹était guère mieux informé. L¹équipe qui allait piloter
l¹opération ne devait arriver au studio qu¹au tout dernier moment ; elle
n¹avait mis personne dans la confidence. La jeune fille se contenta de
rabâcher ce qu¹elle avait lu dans la presse. Après l¹enthousiasme que venait
de susciter sa nouvelle, elle craignit de décevoir ses camarades mais elle
s¹aperçut, une fois de plus, que les phrases les plus banales qu¹elle
pouvait prononcer prenaient à leurs yeux valeur d¹évangile. Elle était leur
témoin, leur agent, leur espionne, celle qui, là-haut, allait tutoyer les
stars et ses propos ne se discutaient pas.

Elle redit donc que l¹émission « Le radeau » était un mélange, un mixte
comme ils disaient à Canal Branché, du « Loft », de « Greg le millionnaire
 », de « Bachelor » et de « Koh-Lanta ». Rien que ça.
Un jeune homme et une douzaine de jeunes filles étaient mis face à face ;
tous, disait le scénario, étaient rescapés d¹un naufrage et contraints de
cohabiter sur un radeau. Enfermés dans une résidence collective, ils
allaient être filmés en permanence. Si le garçon était d¹ores et déjà connu,
des castings étaient en cours pour choisir les candidates. On parlait de
trente mille postulantes. L¹enjeu était simple : les filles devaient se
disputer le seul homme de l¹aventure, dit « le Commandant », personnage
central, intouchable, assuré, lui, d¹aller au bout du jeu.
Chaque semaine, le groupe perdrait une ration alimentaire. Pour survivre, il
devrait donc éliminer une des participantes. Ce choix revenait aux
téléspectateurs, sollicités par téléphone, qui allaient écarter la moins
séductrice des concurrentes. Au final, la rescapée partirait avec le
Commandant pour une croisière de rêve autour du monde sur le Queen Mary 2.
L¹armateur était d¹ailleurs un des principaux dirigeants de Canal Branché,
et le Commandant, disait-on, était lui aussi un salarié de la compagnie
maritime.
Un jeu organisé de manière assez classique, donc, si ce n¹était un détail :
une des conditions impératives pour participer au « Radeau » stipulait que
les candidates devaient... ne pas savoir nager. La condition à remplir ne
semblait pas évidente. Pourtant, on trouva une foule de prétendantes.
On comprit assez vite la raison de cette clause. Il s¹agissait de pimenter
la scène hebdomadaire de séparation et du départ de la candidate
malheureuse. Ce jour-là, en effet, les jeunes filles étaient installées sur
un radeau, un vrai, enfin un assemblage de morceaux de bois flottant au
centre d¹une pièce d¹eau aménagée dans le dernier des six halls
réquisitionnés. Quand le verdict des téléspectateurs était tombé, on jetait
par-dessus bord la malheureuse. Non seulement la perdante était défaite et
humiliée mais immergée, elle paniquait aux yeux de tous. Une panique filmée
en gros plan. et sous toutes les coutures.
Bien sûr, les risques étaient limités. Le bassin n¹était pas très profond.
Du radeau au ponton, la distance ne dépassait guère trois ou quatre mètres.
Et surtout des techniciens transformés en maîtres nageurs veillaient au
grain, armés de longues perches, et prêts à sauter à l¹eau. C¹était donc
une mauvaise plaisanterie. N¹empêche ! Des expériences préliminaires
destinées à tester le jeu avaient été particulièrement éprouvantes. Canal
Branché, fier de son « concept », se refusa à faire plus de commentaires
mais laissa entendre que cette dramatisation allait donner au jeu un « plus
 » indiscutable, un petit frisson, un goût de sang que les téléspectateurs
devraient apprécier.

« C¹est vrai qu¹il y a eu un accident aux essais ? »
Sophie démentit avec assurance. Et la cour d¹inconditionnels agglutinés
autour d¹elle, à l¹entrée du collège, la crut.

Chapitre 4
Chauffer la salle

Les aménagements des locaux commencèrent. Les hangars où se trouvaient Image
9.3 et Le Frichti devinrent le camp de base de toute l¹opération. Une
nouvelle équipe venue de Paris, épaulée par un bataillon d¹assistants,
squatta les meilleurs bureaux. La réalisatrice, qui était aussi la tête
pensante et la productrice, s¹appelait Laura Brocoli. « Avec un nom pareil,
se dit Sophie, pas besoin de surnom », il était tout trouvé. Brocoli était
rondelette, souriante, énergique. Elle commençait toutes ses phrases par : « 
Je vais être directe.. »
Son adjoint n¹était autre que Nikos Piranas, l¹incontournable animateur de
ce genre de jeux. Il venait notamment de présenter avec pugnacité « La vie
des autres n° 3 », un succès total, de l¹avis général.
Toujours de noir vêtu, charmeur et ondulant, il savait habilement jouer de
son style « latin lover ». Il aimait qu¹on l¹aime et partout où il passait,
il adorait sentir autour de lui cette onde d¹admiration qu¹il suscitait.
Sophie hésita sur le surnom qu¹elle lui donnerait. « Beau gosse » était
possible ; pourtant elle choisit un autre mot auquel l¹animateur était
associé dans tous les reportages qu¹elle avait pu lire sur lui :Audimat.
Nikos-beau-gosse était en effet le roi du taux d¹écoute, le prince de
l¹audience. Il suffisait qu¹il apparaisse pour que l¹émission fasse un
malheur.
Si la réalisatrice et l¹animateur étaient des figures notoires du petit
monde des médias, le troisième larron était, pour Sophie, un parfait
inconnu. Il s¹agissait d¹un petit bonhomme gris, l¹air effacé, les cheveux
blancs en brosse. Il ne payait pas de mine, même s¹il semblait connu comme
le loup blanc dans le milieu : Philippe-Alexandre Piton. Il faut dire que
c¹était le plus ancien, mais pas dans le grade le plus élevé. De
profession, il était « chauffeur de salle ».
« Késako ? demanda Sophie à son Chti favori.
 Faire la chauffe ? Tu ne sais pas ce que cela veut dire ?
 La preuve puisque je te le demande...
 C¹est accueillir le public d¹une émission.
 C¹est tout ?
 Non, il faut l¹installer, lui indiquer les moments où il faut rire, où il
faut crier.
 Et c¹est un métier ?
 Je veux, mon neveu. Sinon, qui dirait à la salle : « Allez, on applaudit
maintenant ! »
Elle admit, à demi-convaincue. Monsieur Piton serait donc pour elle
Chauffeur.

Par compassion, sans doute, parce qu¹il était moins intimidant que les deux
autres aussi, Sophie sympathisa rapidement avec ce dernier. L¹homme était
dans le métier depuis... quarante ans ! Depuis les années soixante, il était
fidèle au poste, à Télé Monte Carlo d¹abord, puis sur toutes les chaînes,
pour tous les jeux, des « Jeux de 20 heures » en passant par « Le juste prix
 », sans oublier « Fa si la chanter ». Toujours là, en bas, dans l¹ombre, à
susciter l¹enthousiasme quand le public était mou, à se faire oublier dans
la salle, à jouer le chef d¹orchestre, levant les bras, déclenchant
l¹enthousiasme, lançant des cris qu¹on reprenait derrière lui en fin
d¹émission, toujours à s¹époumoner : « Plus fort ! » ou « C¹est bien. Stop !
 ». C¹était le discret, l¹effacé, le pudique, le transparent Piton. Tout le
contraire d¹Audimat, en somme. Avec qui pourtant il faisait la paire.

Sophie découvrit ces têtes nouvelles avec plaisir. Elle retrouvait en eux,
et en mieux, tout ce qu¹elle aimait dans le petit monde de la télévision.
Des gens papillonnants, décontractés, affectueux. Si populaires et si
simples à la fois, tellement directs. On les sentait capables de tout se
dire, de tout se confier. Seule comptait leur activité, leur « art »
disaient même certains. Ils incarnaient à ses yeux un monde sans protocole,
sans chichis, sans hiérarchie, sans barrière. On s¹y tutoyait sans se
formaliser, on s¹entraidait naturellement. Un monde moderne, libre, quoi !
Sophie était aux anges. Elle aimait en eux, jusqu¹au détail, leur façon
d¹être, de s¹aborder, de s¹embrasser, de bavarder. C¹était une vraie
famille, unie, légère. La jeune fille n¹avait qu¹une envie : se faire
adopter. Depuis longtemps déjà, quand on lui demandait ce qu¹elle comptait
faire plus tard, elle répondait aussitôt : de la télévision.

L¹installation des nouveaux locaux ne fut pas une mince affaire. Collés au
hall d¹accueil qui était donc le quartier général, comme les wagons à la
locomotive, cinq hangars contigus hébergeaient l¹opération « Le radeau ».
Chacun avait une fonction précise : le studio numéro 2 recevrait le public
les soirs de direct, le samedi en règle générale. Le hall suivant était un « 
sas », ultime lieu de rencontres éventuelles entre les participants au jeu
et les gens de l¹équipe, les familles, des visiteurs. Quelques bureaux
supplémentaires y avaient été ajoutés. C¹est là que passait la frontière
entre ceux de dedans et tous les autres, entre la vie rêvée des apprentis
stars et la plate réalité du monde extérieur, entre « l¹ombre » et la « 
lumière » : du moins c¹est ce que dit un jour Brocoli. Puis deux halls
allaient abriter respectivement l¹immense salon ¬ en fait une série
d¹espaces construits sur fond de mer déchaînée et de naufrage permanent ¬ et
le dortoir. Enfin, le dernier hangar servait de plan d¹eau.

Sophie finit par connaître comme sa poche les coulisses de l¹émission. Aucun
lieu n¹avait de secret pour elle. Si ce n¹est peut-être la salle du
standard. C¹est là que devaient être réceptionnés les appels des
téléspectateurs, en fin de semaine, pour choisir entre les candidats. Le
local était au fond d¹un couloir du studio n°3, systématiquement fermé à
clé. Sophie n¹avait pas encore eu l¹occasion de croiser les standardistes.
Il faut dire que ce secteur ne serait opérationnel que les samedis soirs,
lors des shows publics.

Elle eut vite fait de trouver sa place dans l¹équipe élargie, car elle
croisait régulièrement ce petit monde au restaurant et sur les plateaux, où
elle suivait Chti comme une véritable assistante, du moins quand elle
n¹avait pas école. Elle découvrit les tics des uns et des autres, rendit
mille menus services, allant chercher des cigarettes pour Brocoli, du café
pour Audimat ou le journal L¹Equipe pour Chauffeur.
Quand les portables ne suffisaient pas, elle jouait au coursier. On l¹appela
Sophie l¹abeille, toujours en mouvement, toujours disponible.
Le temps que l¹équipe s¹installe, que le chantier prenne forme, elle tint
naturellement informée sa classe. Et laissait ainsi entrevoir son intimité
croissante avec l¹équipe du « Radeau ». Ses comptes rendus quasi quotidiens
¬ les week-ends ou les jours sans école, ses camarades la harcelaient au
téléphone ¬ étaient devenus un rituel qu¹il aurait été impensable de
bousculer.
Au fil des jours, les élèves prenaient de plus en plus de retard pour entrer
en classe et les avertissements des profs n¹y changeaient rien.
Sophie rodait son exposé. Scrupuleuse, elle avait même fini par griffonner
quelques notes qu¹elle explicitait longuement à ses camarades. Pour son
public, tout faisait miel. Le plus petit aspect de l¹aménagement des locaux,
la moindre remarque des gens de l¹équipe, le fait le plus insignifiant
prenaient de singulières proportions. L¹attention des collégiens était
formidable et sans limite : leur passion croissait à mesure que le jour du
lancement de l¹émission approchait.

La première du « Radeau », début mars, fut une parfaite réussite. Sophie y
assista, dans le public ; elle apparut même un très bref instant à l¹écran,
quand la caméra balaya la partie de la salle où elle se trouvait. Cela dura
à peine une seconde, mais ce fut assez pour qu¹on lui répète cent fois, les
jours suivants, entre admiration et jalousie :
« Tiens, je t¹ai vu à la télé ! »

La soirée fut brillante. Le show-biz avait répondu présent. Le public
semblait comblé. L¹équipe d¹Image 9.3 anima comme elle savait le faire,
rondement : Chauffeur se dépensa au point de transformer la salle en un vrai
chaudron. Audimat monopolisa le micro toute la soirée, affichant son
sempiternel sourire de garçon bien élevé. Brocoli, à la régie, était sur un
nuage. Ce soir-là, toutes les séquences s¹enchaînèrent parfaitement.
Les candidats se montrèrent drôles : le Commandant, Jonathan, avait tout du
jeune cadre dynamique, très maître de lui, et ses coéquipières étaient
délicieuses, attentives, polies. Seul bémol : les filles devaient être
treize mais le garçon avait eu une véritable crise de nerfs en entendant ce
chiffre, peu avant que l¹émission ne démarre :
« Treize filles ? vous n¹y pensez pas ! Ce chiffre est maudit !
 Tu ne crois pas que tu exagères !
 Combien étaient-ils à table pour le dernier repas du Christ ? L¹avez-vous
oublié ? Treize ! Et dans la Kabbale, combien y a-t-il d¹esprits du mal ?
Treize ! Et le 13è chapitre de l¹Apocalypse, n¹est-il pas celui de la
bête...
  ?!
Le Commandant avait le bras long. Impressionnée par sa « culture », Brocoli,
appelée en urgence, dut résoudre ce conflit. Malgré les protestations de
Chti contre ces superstitions d¹un autre âge, elle donna raison à Jonathan.
On tira au sort et une des filles fut remerciée au pied du podium.
A ce détail près, le garçon semblait parfait. Il en rajouta bien un peu en
qualifiant à l¹antenne, une seule fois mais distinctement, les filles de « 
bimbos » et certaines d¹entre elles jouèrent un moment les « allumeuses ».
Mais bon, c¹était plutôt drôle et puis cela faisait partie du jeu.
Sophie était aux premières loges ou presque. Elle se trouvait placée juste
derrière une rangée de spectatrices très entourées, dont les visages lui
semblaient vaguement familiers. Elle les reconnut quand on appela sur scène
celle qui semblait être leur porte-parole, une certaine Aurélie, rousse
comme elle. Il s¹agissait en effet des concurrentes du jeu qui avait eu son
heure de gloire l¹année précédente, « La vie des autres 3 ».
On sentait que ces filles avaient pris goût au star-système et seraient
volontiers remontées sur les planches. Aurélie se fit leur avocate au micro
d¹Audimat. Il la présenta comme sa « petite reine ». Celle-ci évoqua
l¹émission passée, les bons moments, « Que du bonheur ! » répéta-t-elle.
Elle ajouta aussitôt, avec un débit devenu plus précipité, qu¹il « était un
peu difficile après cela de redescendre sur terre, surtout qu¹on leur avait
promis de... ».
Mais on n¹entendit pas la fin de sa phrase. Elle fut coupée en plein vol par
Piranas : « On les applaudit bien fort » s¹égosilla-t-il. Déjà, les caméras
cadraient un autre invité. Aurélie rejoignit sa place, émue, déçue,
frustrée. Comme elle croisait le regard de la collégienne, elle lui demanda
machinalement :
« Ça allait ?
 Quoi ?
 Je n¹étais pas trop pleurnicharde ?
 Vous étiez très bien, la rassura Sophie.
 Tu as vu, il m¹a coupée.
 Oui, pourquoi ? »
Aurélie, pour toute réponse, haussa les épaules. Sophie s¹étonna de lui
trouver soudain un air si fragile, puis elle l¹oublia.

Le lendemain, Audimat passait de bureau en bureau, rayonnant. Une dépêche
d¹agence à la main, il hurlait :
« 46% ! on a fait 46% ! »
Sophie se fit traduire son jargon. Il voulait dire que l¹émission, ce
soir-là, avait enregistré 46% de parts d¹audience, battant largement toutes
les autres chaînes. Près d¹un téléspectateur sur deux avait regardé ce
programme. Un triomphe. La nouvelle série fit la « Une » de toute la presse.
« Prometteur » écrivit Muteen. « Novateur » estima Girls. « Trop fun » se
félicita Public.

Chapitre 5
Un poisson dans l¹eau

Ces semaines furent une période bénie entre toutes pour Sophie. Elle
n¹arrêtait pas de chantonner durant tout le temps que durait son trajet en
vélo pour l¹école. Elle répondait avec allégresse aux saluts des commerçants
 : »Bonjour ! », « Nin hao ! », « Dobre Outra ! », « Salam Aleïkoum ! », « 
Buenos dias ! », « Namaste ! »... L¹internationale des marchands du quartier
ne cessait de s¹agrandir ; des Africains venaient à leur tour d¹investir les
lieux : vêtements, épices et statuettes. Il s¹agissait de Nigérians,
disait-on, qui la gratifièrent de joyeux « Good morning ! ».
Avant la classe, en cour de récréation, elle multiplia ses « briefings » ;
c¹est ainsi qu¹elle appelait désormais ses réunions quotidiennes, suivies
avec ferveur . On observa même le retour, pour l¹occasion, d¹élèves
jusque-là pointés comme absents chroniques. Son assistance était pourtant
surinformée. CB-Canal Branché avait sorti un premier numéro d¹une nouvelle
revue intitulée tout simplement Le radeau. On y donnait les fiches
d¹identité des participants, leur portrait intime, leur interview, leur
poster. On y apprenait tout ou presque de leur vie privée et publique, de
leur famille, leurs projets, leurs manies et leurs rêves. Le Commandant mis
à part, à propos duquel la presse ne délivrait que peu d¹informations, deux
candidates émergeaient du lot, Cindy Lebrun, une Corse volubile et Josy
Sieffert, une Alsacienne secrète. Cindy avait les cheveux auburn, les yeux
noisettes, des joues rondes mais l¹air décidé ; Josy la blonde avait des
yeux marrons avec du vert, de petites lunettes cerclées, un visage très fin.
Cindy portait un piercing au nombril et un tatouage au bas du dos, aux
initiales de son fiancé. Elle était du signe de la balance, aimait
pardessus tout le shopping, conservait un gri-gri (un chapelet béni), se
trouvait un peu trop grosse et détestait les câpres. Josy était amatrice de
capuches et de sweat-shirts fatigués et lisait volontiers Edgar Poe ; son
film culte était Le magicien d¹Oz ; elle ne se rappelait plus son signe
astrologique et sa devise dans la vie était : « Ce qui ne vous tue pas vous
rend plus fort ».

Au studio, Sophie surfait entre les bureaux comme un poisson dans l¹eau.
Elle aurait bien eu une petite remarque à faire mais s¹en abstint, gardant
cette mini contrariété pour elle seule. Elle trouvait en effet que les
services de sécurité prenaient à présent une place considérable. Tout autour
des halls réquisitionnés, de jeunes hommes au crâne rasé, aux allures de
videurs et à l¹uniforme propret ¬ blaser bleu marine, chemise, cravate et
pantalon gris clair - montaient une garde permanente ; les jours d¹émission
publique, ils se montraient particulièrement vigilants.
« Normal » avait dit Chti qui imaginait déjà les meutes de curieux prêts à
assaillir les locaux. Il exagérait. Il est vrai que des « groupies »
patientaient parfois jour et nuit non loin des studios, taguaient les murs
environnants d¹immenses « Nikos, je t¹aime ! » ou « Commandant, appelle moi
 ! » (suivait un numéro de portable). Certains semblaient même camper dans
les environs. Etait-ce cependant une raison pour transformer le lieu en camp
retranché ? Au retour de l¹école, pour rentrer chez elle, Sophie devait
montrer patte blanche à trois ou quatre reprises avant de pouvoir rejoindre
Le frichti.
« On est mieux gardés qu¹à l¹Elysée ! pestait son Eric de père. Au fait, tu
ne sais pas où est passé mon imperméable bleu ? »

Les vigiles étaient si pointilleux qu¹ils faillirent créer un incident le
soir de la seconde émission publique. Ils prétendaient,en effet, interdire
l¹accès au studio à Aurélie, sous prétexte qu¹ « elle présentait mal ». Un
comble ! Celle-là même qui, la semaine précédente, avait eu les honneurs de
Piranas, même un peu écourtés, au titre de « petite reine » et reçu
l¹ovation du public, se voyait rejetée, voire bousculée par les gardiens. Le
hasard voulut que Sophie passât par là ; elle reconnut Aurélie, courut
chercher l¹aide des services d¹accueil et permit à la jeune fille
d¹assister, à ses côtés, à la soirée. L¹ancienne de « La vie des autres 3 »
lui parut nerveuse, nostalgique ; elle vécut le spectacle avec passion,
s¹identifiant totalement aux filles du « Radeau » ; elle tenta en fin
d¹émission de croiser Audimat mais le journaliste s¹était éclipsé.

Ces incidents étaient agaçants mais cela restait, pour Sophie, des détails.
Ils n¹étaient pas de nature à la troubler trop longtemps. Car elle vivait là
des moments réellement intenses. Par exemple, elle avait réussi à
sympathiser avec l¹une des candidates, Josy Sieffert, qu¹elle baptisa
naturellement Lucifer. Normalement, le contact avec les participants au jeu
était exclu ; ils vivaient dans leur bulle ; il n¹y avait pas moyen de les
voir directement. Mais, suite à « l¹ affaire des C.V.. », toutes les filles
durent reformuler leur dossier d¹inscription . On les vit donc défiler dans
le sas.
Que s¹était-il passé ? Une fois n¹est pas coutume, c¹est au collège que
Sophie avait découvert le mini scandale. Un jour, une de ses camarades
l¹avait interpellée :
« C¹est vrai que Cindy n¹a pas seize ans ?
 Où tu as entendu ça ? »
Une chaîne concurrente diffusait en boucle, depuis la veille au soir,
l¹information : une des participantes vedettes au « Radeau » était non
seulement mineure mais elle avait postulé pour le jeu sans l¹autorisation de
ses parents, lesquels avaient découvert la bobine de leur gamine à la
télévision. Bref, les papiers que la candidate avait remplis étaient faux,
archi-faux.
« La mère de Cindy parle de porter plainte contre CB-Canal Branché pour
détournement...
 Je ne comprends pas, avait dit Sophie, cette fille est idiote ou quoi ?
 Pourquoi ?
 Elle ne s¹imaginait quand même pas que sa fugue allait rester secrète
alors que tout le monde la verrait à la télé ?!
 Elle aurait dit que ses parents ne regardaient pas ce genre d¹émissions...
 Mais enfin, elle se doutait qu¹ils allaient bien finir par le savoir un
jour ou l¹autre, non ?
 Si j¹ai bien compris, elle s¹attendait à ce qu¹ils lui pardonnent sa fugue
puisqu¹elle était devenue célèbre...
 Vous en savez des choses...
 Ils ne parlent que de ça à la télé. »
Mais Sophie ne regardait pas la télé le matin, du moins pas avant d¹aller à
l¹école. C¹était la condition, la seule, posée par son père quand il avait
débarqué avec son appareil. « Pas de télé avant le petit déjeuner ! »
Ce jour-là, elle fut donc obligée de ronger son frein et d¹attendre le
retour au studio pour mesurer que l¹information était vraie. La rédaction
était dans ses petits souliers. Cindy avait dû faire ses valises dare-dare,
la chaîne se bornant à dire qu¹elle avait été « rappelée par les siens ».
Les avocats de CB-Canal Branché cherchaient comment calmer sa famille avec
un « gros chèque ». Le jeu continuait mais il fallait revoir les « bios »
des filles et vérifier leurs C.V. !
Elles passèrent donc dans le studio n°3 pour refaire les dossiers
d¹inscription. Toute l¹équipe était réquisitionnée pour donner un coup de
main. Sophie ne fut pas de trop et joua le grouillot, apportant puis
récupérant des formulaires. Le hasard, ou la providence, fit qu¹elle se
retrouva chaque fois en face de Lucifer, l¹intello de la bande.

Cela tombait bien : la collégienne appréciait cette concurrente ; elle
sortait un peu du lot, à tous points de vue. Ses coéquipières semblaient
faites sur le même moule, reprenant les mêmes sujets de conversation,
partageant les mêmes codes vestimentaires, acceptant tous les caprices du
Commandant ; de plus elles avaient pris la « grosse tête ». Mais Lucifer
semblait garder un côté rebelle tranquille. Au jeu de l¹intrus, elle avait
le profil parfait. Presque une erreur de casting. Elles se virent à trois
reprises au cours de ce check-up. Sophie trouvait Lucifer complètement
détendue. Dans le « sas », cette dernière échappait à la pression du groupe,
du jeu, des caméras. Un début d¹amitié se noua entre les deux filles.

Ce copinage avec Josy Sieffert valut à la collégienne l¹estime absolue de la
classe. Non seulement elle fréquentait la télé, elle traînait dans les
coulisses des jeux mais elle connaissait aussi ses stars. Et intimement ! On
lui demanda donc de confirmer ce que disait la presse spécialisée sur le
compte de la blonde Alsacienne : quel était son style de garçon, si elle
aimait le groupe L5, s¹il était vrai que ses parents étaient séparés, si
elle était prête à tout sacrifier pour sa « carrière »... Les réponses de
Sophie restèrent vagues. On lui confia des photos pour qu¹elle les fasse
dédicacer. Elle dit qu¹elle allait voir.

Chapitre 6
Tout est bidon

Elle avait vraiment l¹impression de vivre les plus beaux moments de sa vie.
Curieusement, ce fut Lucifer qui lui conseilla de redescendre un peu sur
terre. Lors de leur second rendez-vous, en effet, dans le sas, elle avoua ne
plus pouvoir supporter le Commandant.
« Il est macho à mort !
 Jonathan ?
 Oui, un vrai beauf, je te dis !
 Mais il est jeune !
 Et alors ? c¹est un jeune beauf, c¹est tout.
 A l¹écran, on ne remarque rien.
 Il se retient, à l¹antenne, surtout le samedi. Mais dès qu¹on se retrouve
entre nous, il se déchaîne. Il nous prend pour ses esclaves !
 C¹est pas croyable !
 Je te jure. Ça lui a tourné la tête, d¹être entouré de toutes ces filles.
 Mais encore ?
 Il est odieux, tout simplement. Un vrai coq, et encore ce n¹est pas gentil
pour les coqs !
 Il est grossier ?
 On ne peut rien lui dire, il nous traite de tous les noms. Il est grave,
vraiment. Il nous voit comme une cour de femelles aux pieds du maître...
 Il avait l¹air si cool...
 C¹est ça, oui... Tu sais ce qu¹il m¹a dit la dernière fois, parce que je
ne rentrais pas dans ses combines ?
 Non ?
 « Moi, je décide, vous, vous subissez ». On se calme, Commandant, je lui
fais. Là il explose, me répond, me crache plutôt, texto : « Espèce de
sorcière, gueule fourchue ! Je parle pas aux meufs !
 Tu délires ?
 Pas du tout !
 Mais Piranas n¹en a rien montré, lors de ses petits flashs du soir !
 Tu penses, il a coupé la séquence vite fait. Ìl a pété les plombs, le
Commandant !
 Complètement.
 Il « parle pas aux meufs » ?! Non, mas, il vit où ? En plus, il n¹y a que
des meufs sur le radeau ! »
Elles rirent. Jaune.
Ce qui, surtout, semblait chagriner Lucifer, c¹est que les autres
concurrentes laissaient dire. Elles avaient l¹air d¹accepter ce genre
d¹insultes, comme si elles trouvaient que c¹était normal ou qu¹il fallait en
passer par là.

Quelques jours plus tard, c¹était leur troisième rencontre, toujours pour la
remise en ordre des dossiers administratifs, Sophie souhaita bonne chance à
Josy.
« Pourquoi ?
 Eh bien, pour l¹épreuve de samedi ! »
Au programme, bataille de polochons entre les filles. Deux adversaires à
chaque fois. Un combat d¹une minute où il fallait envoyer l¹autre à l¹eau.
Lucifer devait affronter Laetizia.
Celle-ci avait en quelque sorte remplacé Cindy comme leader du groupe. En
tout cas c¹était la participante volontiers mise en avant dans l¹émission et
dans la presse. Cette Bretonne apparaissait souvent avec un débardeur court
et un corsaire taille basse, noirs l¹un et l¹autre. Elle portait un bandana
sur des cheveux gaufrés, froissés. Ce faux négligé lui demandait chaque
matin un temps fou de préparation. Elle ne quittait jamais une imposante
paire de lunettes de soleil, pas même pour dormir, disait-on. Sa chanteuse
préférée était Céline Dion ; son auteur favori ? Toujours Céline Dion. Elle
adorait parler de son corps, s¹exhibait en toute occasion et semblait
exercer sur le Commandant une certaine influence. Ces deux-là marchaient-ils
ensemble ? En tout cas, de petits signes laissaient deviner un début de
complicité.
Laetizia état donc devenue en quelques jours la participante phare de
l¹émission, la « révélation » comme disaient sans nuance les commentateurs
spécialisés.
Le « match » amical qui devait opposer Lucifer et Laetizia ne posait pas de
problème, en tout cas aux yeux de Sophie. La Bretonne pouvait bien être
débordante d¹énergie, l¹Alsacienne faisait une bonne tête de plus qu¹elle et
devait l¹emporter rapidement. Pourtant, cette dernière laissa tomber :
« Je crois bien que Laetizia va gagner !
 Excuse-moi mais t¹es vraiment plus forte qu¹elle, non ?
 Peut-être mais je te dis qu¹elle va gagner. »
Sophie haussa les épaules. L¹autre reprit :
« On parie ?
 Je ne te comprends pas. Si tu pars perdante, pourquoi jouer ?
 J¹aimerais sacrément gagner, moi. Cette histoire de croisière sur le Queen
Mary, ça me fait rêver, je te jure. J¹adore la mer. Et puis, ce paquebot !
T¹imagines ? Une vraie ville, avec des restaurants, des bars, des boîtes !
Des shows tous les soirs ! Des cabines super classe, des piscines à tous
les étages, des escales à New York, Rio...
 Un conte de fée.
 Exact. Bien sûr, il y a un inconvénient , et de taille : il faudrait
cohabiter avec le Commandant ! Mais ça peut toujours s¹arranger. Le paquebot
est assez grand, après tout, pour que je ne le croise jamais...
 Bref , tu vas gagner !
 Ecoute, je suis réaliste. Et je te dis : « ils » vont faire gagner
Laetizia.
 « Ils » ?
 C¹est gros comme une maison. Mais bon, l¹important, c¹est de participer,
non ?
 Mais c¹est qui, « ils » ?
 Laisse tomber .
 T¹es pas un peu parano, non ?
 Si tu veux. De toute façon, tu ne peux pas m¹entendre. »
Elle se tut et se plongea dans l¹étude des papiers que Sophie venait de lui
transmettre. La collégienne la regarda avec inquiétude. Alors qu¹elles se
séparaient, elle insista :
« Pourquoi tu m¹as dit ça ?
 Quoi ?
 A propos de Laetizia et du match.
 C¹est rien. Oublie. OK ? »
Le dossier de Lucifer se révéla parfait ; lors de ce contrôle général des
papiers, cependant, deux concurrentes furent démasquées ; l¹une était
inscrite sous un faux nom, l¹autre avait un casier judiciaire déjà rempli.
Ces postulantes disparurent à leur tour. Comme leur cas était moins
médiatique que celui de Cindy, on les effaça de l¹émission sans commentaire.
On les avait vues, on ne les voyait plus, c¹était tout.

Sophie attendit les épreuves éliminatoires de la troisième semaine avec
inquiétude. Les propos de son amie l¹avait un peu étourdie. De toute façon,
Lucifer ne risquait pas d¹être virée ce soir-là, même si elle perdait.
L¹issue de la lutte comptait pour le « maillot jaune », si l¹on pouvait
dire. En fait, cette fois, Lucifer la déçut. Elle apparut peu pugnace,
attaquant rarement, répondant à côté ou en retard aux coups de l¹adversaire.
En vérité, elle fut franchement mauvaise. Pas au point de passer par-dessus
bord, mais elle fut bel et bien battue. C¹en était même ridicule, si l¹on
comparait les deux concurrentes.
Sophie était perplexe. Pas question de garder pour elle ce que Josy lui
avait dit. Elle s¹en ouvrit à son Chti adoré. Nouvelle surprise : le chef
opérateur ne parut nullement choqué.
« Ça ne m¹étonne pas !
 Comment ça ?
 T¹as vu son air, à ta Lucifer, hier ?
 Plutôt molle, non ?
 Pas seulement : elle semblait endormie, oui. Comme droguée. Elle se drogue
 ?
 Pourquoi tu me demandes ça ? Non, je ne crois pas.
 Sûre ?
 Tu me racontes quoi, là ?
 Rien mais si on avait glissé du Temesta dans son verre, à l¹insu de son
plein gré, ça se serait passé comme ça !
 Du quoi ?
 Du Temesta ; c¹est un médicament pour combattre l¹angoisse. Ça rend,
disons... somnolent.
 C¹est quoi, ces horreurs !
 Non, je rigole, rassure-toi. Simplement, il faut que tu saches une chose :
ta Lucifer n¹avait aucune chance.
 Pourquoi ?
 Tout simplement parce que c¹est Laetizia qui doit gagner...
 Mais enfin...
 ... et qui va gagner !
 T¹as lu ça dans les étoiles ?
 Je peux même te dire mieux, petite fille : je sais qu¹elle est déjà sous
contrat, la Laetizia, avec de grandes marques. Une maison de vêtements mais
je ne te dirai pas le nom. Voilà, tu sais tout !
 Rien que ça ?!
 Oui, absolument, et crois moi, tu vas la voir s¹afficher, après « Le
radeau », dans toute une série de pubs.
 Alors quoi ? Ça voudrait dire que le jeu est truqué ?
 Truqué, truquée, non ! Pas de grands mots. Laetizia est la meilleure,
point.
 Tu rigoles ?
 Je ne rigole pas. Elle va gagner ; à mon avis, quelqu¹un l¹a soufflé à
Lucifer et, comme celle-ci est intelligente, elle a bien pigé que les jeux
étaient faits.
 Non, je n¹y crois pas ! »
Sophie ne voulait pas comprendre. Chti enfonça le clou :
« Je te répète que Laetizia est programmée pour gagner ! Et il vaut mieux
que les choses se passent ainsi ... T¹es dure de la feuille, aujourd¹hui, tu
sais !
 Mais c¹est pas normal ! Et les téléspectateurs, alors ?
 Quoi ?
 C¹est eux qui choisissent, les téléspectateurs, non ? En téléphonant comme
ils le font le samedi soir. Qu¹est-ce que t¹en fais ? »
Il haussa les épaules, ne répondit pas. Elle reposa sa question. Il déclara
simplement :
« T¹as déjà vu le standard ?
 Non.
 Eh bien, vas-y.
 Pourquoi ?
 Tu verras...
 Je ne saisis pas bien...
 Disons que tout est bien organisé. OK ?
 Ah ?
 Quoi « Ah ! » ! T¹as du mal à piger ou quoi ?
 Mais...c¹est dégueulasse !
 Arrête ! Disons que tout ça est huilé. Arrangé, c¹est tout.
 Et tu le savais ?
 Mais tout le monde le sait... »

Chapitre 7
Pourquoi pas un safari ?

Sophie en resta bouche bée. Comment ça, tout le monde ? Toute l¹équipe ? Les
techniciens, les cameramen, les clients du Frichti ? Elle n¹aimait vraiment
pas ce qu¹elle venait d¹entendre. Chti se rendit compte qu¹il lui devait des
explications.
« Ecoute-moi : j¹ai compris, peut-être pas dès le début, mais assez vite
tout de même, les dessous de ce genre d¹émissions. Et toute la profession
pense comme moi : c¹est cousu de fil blanc. Le vainqueur est toujours prévu
d¹avance. Il y a trop de fric en jeu, tu me suis ? Et tout le monde accepte
cette « entorse » au règlement.
 Et toi, tu dis rien ? » bredouilla-t-elle, dépitée.
Non, il ne disait rien, il laissait faire. Tout simplement parce qu¹il
n¹était pas en état de faire autre chose : « on » le tenait avec des
histoires d¹argent . Il avait fait un film, quelques années plus tôt, il y
avait cru. Le film avait été un échec, il s¹était retrouvé avec des dettes
colossales sur les bras. La direction d¹Image 9.3 avait décidé d¹éponger son
déficit, à charge pour lui d¹accepter certaines choses.
« T¹es mytho ! Je ne te crois pas ! »
C¹était plus fort qu¹elle : Sophie s¹était soudainement mise en colère. Ce
jour-là, elle quitta Chti sans le saluer. Elle se sentait trahie. Trompée.
Elle bouda toute la soirée ; son père tenta de la faire parler. En vain.
Puis il l¹oublia : il avait trop à faire, il devait retrouver les clés de sa
voiture.
La collégienne était en guerre avec le monde entier. A commencer par les
adultes. Elle se demandait comment elle allait raconter son aventure à ses
camarades, le lendemain.
Elle s¹en sortit très bien : elle ne leur dit rien. Du moins rien
d¹important. Et ses auditeurs continuaient d¹aimer ça.
« Et Laetizia, elle va gagner ?
 C¹est pas sûr...
 C¹est vrai qu¹elle rêve de devenir un animal fantastique ?
 Et que son copain lui reproche d¹être trop grosse ?
 Qu¹elle n¹aime que les oursons en peluche ?
 Première nouvelle. Où avez vous vu ça ?
 C¹est dans Le radeau, le magazine.
 Je vais me renseigner. »
Ce qui était sûr, c¹est que Laetizia, dite « la révélation », faisait
maintenant l¹unanimité de la classe, à une ou deux voix près. On la trouvait
craquante, sympa, énergique, moderne. Les mêmes jugeaient Lucifer moins
souriante, moins ouverte. Trop grave, quoi...
« Tu sais qu¹à 18 mois, elle chantait déjà, un walkman sur les oreilles ?
 Qui ?
 Eh bien, Laetizia.
 Elle adorait aussi les génériques des dessins animés. »

Sophie opinait. Cependant elle n¹arrêtait pas de penser à cette histoire de
combine, de jeu truqué, de concours bidon. L¹affaire la tracassait. Tout
cela n¹était sans doute que des racontars ou des manifestations de
jalousie... Au fond, elle n¹était sûre de rien. N¹empêche, elle aurait bien
aimé en avoir le coeur net, en discuter avec l¹intéressée, avec Lucifer.
Mais on ne lui donna plus l¹occasion de la voir. Les questions
administratives étant réglées, il n¹y avait plus de raisons qu¹elles se
croisent dans le sas. Alors, elle préféra tourner la page. Sophie, après
tout, savait aussi s¹arranger avec sa conscience quand il le fallait. Elle
mit l¹affaire au fond de sa poche et un gros mouchoir par-dessus. Oublié !
Elle aimait trop la télé, la fréquentation de ses professionnels,
l¹excitation des tournages, la magie des décors, le prestige acquis en
classe pour saboter son plaisir avec ça. Simplement, elle évita désormais de
bavarder avec Chti. « Bonjour », »bonsoir » et basta. Lui-même n¹avait guère
envie d¹en faire plus.

On entrait dans la quatrième semaine de jeu. C¹est alors que l¹ambiance
générale dans l¹équipe commença à changer. Sophie trouvait à présent le
staff de direction un peu rugueux, même à son égard. Elle devait courir sans
cesse. Ce qui au début était un service rendu devint une sorte d¹obligation.
Et elle s¹attirait parfois des remarques aigrelettes, du genre :
« Alors, le café, c¹est pour aujourd¹hui ?
 Mes clopes, Sophie l¹abeille, mes clopes ! Ça fait trois fois que je te
les réclame ! »
Même le doux chauffeur de salle se montrait impatient :
« Et L¹Equipe ? Toujours pas là ? »

« Ma parole, ils me prennent pour Cendrillon », se dit la jeune fille. Elle
mit cela sur le compte de la nervosité ambiante qu¹elle rencontrait dans les
studios. Finie l¹apparente désinvolture des débuts. Tout le monde semblait
de plus en plus pressé, tendu, ronchon aussi.
Elle s¹étonna à peine, un de ces jours-là, de croiser Aurélie dans les
couloirs. Comment était-elle entrée ? Mystère. L¹ancienne lauréate, la mine
chiffonnée, l¹embrassa furtivement puis erra d¹un bureau à l¹autre,
systématiquement rembarrée par ses interlocuteurs. Prévenue de sa visite,
Brocoli s¹était mise aux abonnés absents. « Tu vois pas que tu déranges ? »
lui avait dit sans ménagement Audimat. Chauffeur, paternaliste, s¹éclipsa en
bredouillant : « Plus tard, petite reine, plus tard ». Aurélie disparut ;
une ronde de vigiles qui passait par là, probablement avertis de sa
présence, avait dû la dissuader de rester.

L¹ambiance sur le plateau devenait maussade. Bruel lui en donna la raison :
l¹émission ne faisait pas l¹audience espérée. Après un démarrage sur les
chapeaux de roue, « Le radeau » perdait presque dix points d¹audience chaque
semaine : 46% le premier soir ; 38% le samedi suivant ; 29% lors du dernier
rendez-vous. A ce rythme, la série ne tiendrait pas les deux mois prévus, il
ne resterait qu¹une poignée d¹inconditionnels à l¹arrivée...
C¹est vrai qu¹on ne voyait plus guère Audimat courir dans les couloirs comme
un cabri pour clamer triomphalement ses parts de marché ! La dernière soirée
publique avait été franchement décevante.
« 29%, tu te rends compte ? » lui dit Loana.
Non, la collégienne ne réalisait pas vraiment.
« 29% ! Mais pour eux, c¹est nul ! Les précédentes émissions faisaient le
double, et je ne te parle même pas du « Loft ». Samedi dernier, ils étaient
derrière un téléfilm de la Cinq sur la préhistoire. C¹est dire ! Si les
cro-magnons les dépassent, où va-t-on ?
 Et alors ?
 Eh bien, ça hurle dans les bureaux de CB-Canal Branché ! Les publicitaires
sont furax. Les sponsors aussi. C¹est pas vraiment ce qu¹on leur avait
promis. »
Sophie avait du mal à suivre.
« D¹ailleurs, il y a une réunion. Au Frichti. Tu peux venir, c¹est chez toi,
après tout, non ? Mais te fais pas trop remarquer ! Ils sont tous à cran. »

« Réunion de crise » ! L¹expression courut dans les couloirs. Des employés,
l¹air contrarié, se dirigèrent vers le restaurant. L¹équipe de direction
d¹Image 9.3, élargie à une douzaine de collaborateurs, se retrouva dans la
salle. Ce genre d¹assemblée, Sophie le comprit un peu tard, consistait à
mettre tout le monde en tas afin que chacun se lâche, dise ce qu¹il avait
sur le coeur, explique ce qui à ses yeux n¹allait pas et devait être
corrigé. En fait, cela tournait toujours au capharnaüm et permettait, au
final, aux petits chefs de proposer une issue de crise que la troupe, lasse,
se résignait à accepter.
Le temps pour l¹assistance de s¹installer, pour les étourdis, Chti
notamment, de s¹excuser de leur systématique retard, pour les empotés de
chercher interminablement un siège et la réunion s¹ouvrit. Façon de dire
car, dans un premier temps, personne ne prit la parole. Tout le monde se
regardait en chien de faïence. On entendait Eric dans sa cuisine voisine qui
tranchait, coupait, élaguait, mélangeait, battait tout en sifflotant un air
d¹opéra. Il fallait réagir, sinon ces bruits allaient distraire et donner
plutôt envie de passer commande. Audimat intervint ; il proposa un tour de
table et livra son verdict. Pour lui, c¹était clair : Chauffeur ne chauffait
pas convenablement la salle. Celui-ci, piqué au vif, réagit mais personne
ne comprit le moindre mot de sa tirade, confuse et enfiévrée. Un troisième
intervenant dit que la mise en scène était inexistante, un autre que les
images étaient mal cadrées. On parla du son qui n¹était pas toujours
parfait ; des lumières, trop ternes ; du décor, pâlichon ; des costumes,
ringards ; du maquillage, bâclé ; de la direction qui ne dirigeait pas ; des
participants qui ne participaient pas ; des filles qui étaient falotes ; du
Commandant qui était grossier ; du radeau qui faisait toc, etc. Les uns
dirent qu¹on se levait trop tôt, d¹autres qu¹on veillait trop tard. Tout le
monde critiqua tout le monde. Une heure durant, ce fut la guerre de tous
contre tous. Mais on n¹entendit rien de bien convainquant.
« C¹est comme d¹hab ! glissa Bruel à l¹oreille de Sophie. Tu vas voir
maintenant les petits chefs se réveiller et faire la synthèse ! »
Effectivement, Brocoli, silencieuse jusque là, s¹ébroua, consciente qu¹on la
regardait, puis laissa tomber :
« Je vais être directe. Il faut durcir ! »
On la dévisagea. Qu¹est-ce qu¹elle racontait ?
« Il faut durcir le ton de l¹émission, c¹est trop mou, trop gentil, les gens
se barbent. Il faut du sang ! »
Comme elle y allait ! Du sang ! Sophie ne voyait toujours pas où elle
voulait en venir.
« Faut que ce soit plus dynamique, plus agité, plus violent, vous comprenez.
J¹ai une idée, explosive. »
Elle sourit, une grimace à faire peur, et poursuivit :
« Je propose que, samedi soir, pour notre quatrième rendez-vous public, nous
organisions un safari ! »
Un safari ! Le mot sauta de bouche en bouche. Qu¹est-ce que c¹était encore
que cette histoire ? Qu¹est-ce que Brocoli avait concocté ? Voulait-elle
déplacer l¹émission en Afrique ?
« L¹idée est simple : samedi, on va mettre toutes nos participantes à... »
Elle toussota.
« ... nues. Ou presque, disons en petit maillot deux pi§ces. Le Commandant,
lui, sera à part, ou hors jeu, si l¹on veut. Les filles, donc, dénudées,
seront le gibier. Elles vont se cacher dans le décor. Dans le salon ou dans
la chambre ou sur le radeau, peu importe... Plutôt dans la chambre, en fait
 ! Ce décor apparaîtra en permanence à l¹antenne ; l¹écran sera divisé en
petits carrés, comme un damier, vous voyez ? »
Les gens ne voyaient pas bien. Ils plissaient le front, faisaient la moue,
le projet restait confus dans leur tête. Dans celle de Brocoli, aussi,
d¹ailleurs. Celle-ci poursuivit :
« Donc un damier. Le téléspectateur... ou la téléspectatrice, disons notre
chasseur, repère ou devine telle ou telle participante ; il téléphone
aussitôt au standard pour le signaler, genre : »Sieffert, case du haut à
droite ». Je prends Sieffert mais j¹aurais pu prendre une autre concurrente,
bien sûr... Si l¹information est exacte, je veux dire : si ce que propose le
téléspectateur est juste, sur le plateau, un assistant, avec une sorte de
paint-ball, ces pistolets à peinture, touche alors la cible. En l¹occurrence
Sieffert. Qui est éliminé. Génial, non ? Et spectaculaire, vous ne trouvez
pas ? »
Un silence atterré accueillit la suggestion.
« Evidemment, le téléspectateur qui aura fait une bonne pioche, une bonne
chasse plus exactement, touchera une prime » ajouta la responsable.
Nouveau silence. Les gens se regardaient, gênés. Après un temps de
réflexion, Audimat fit part de son accord avec le « concept ». Il le dit
sans trop d¹enthousiasme, sur un ton plutôt complaisant, avec toutefois une
nuance :
« Un safari sur un radeau, ça fait un peu drôle, non ? »
Des ricanements coururent l¹assistance.
« Tu proposes quoi ? s¹agaçait déjà Brocoli.
 Plutôt une bataille navale ?
 Pourquoi pas ? C¹est moins violent mais pourquoi pas ?
 On quadrillerait l¹écran avec des cases précises ; il suffirait de dire « 
Sieffert, B4 » ? « Coulée » !
 Oui, oui, oui, bonne idée, s¹agitait Brocoli, heureuse de ce soutien. Qui
d¹autre veut intervenir ? »

C¹est alors que Chti tonna. Il s¹était tu jusque là. De manière générale,
non seulement il arrivait en retard mais en plus il se faisait peu remarquer
dans ce genre de réunion. Il savait tenir son rang, disait-il. En fait, il
était prudent. Mais cette fois, il se laissa aller. Sans crier gare, il
explosa.
« Faut pas pousser ! »
Le bouchon avait sauté, le reste de sa bile se répandit : on lui avait fait
avaler, dit-il, assez de couleuvres jusqu¹ici. Il avait toujours joué le
jeu, tout supporté. Pourtant, il en aurait eu des remarques à faire « si
vous voyez ce que je veux dire » martela-t-il... Mais aujourd¹hui, là,
c¹était trop. Mettre ces filles à poil, ou presque, les tirer comme des
lapins, les humilier en direct, tout ça pour un point d¹audience en plus,
c¹était du délire pur. Du sadisme. De la folie. Il n¹acceptait pas ce genre
de foutaises, il en faisait une question de principe et il pensait ne pas
être seul à penser ainsi. Il était prêt à faire un scandale, un vrai, un
gros. A ameuter le syndicat, des avocats s¹il le fallait. « Le loft » ? oui.
« Nice people » ? passe encore ! Mais un safari sur des nanas, non, non et
non ! Il dit encore que ceux qui avaient ce genre d¹idées étaient des
malades. Qu¹on devrait les enfermer. Il était déchaîné.
Sophie fut à deux doigts de l¹applaudir. Heureusement, elle se rappela le
conseil de Loana, se tassa dans son coin en gardant pour elle son
enthousiasme. A mesure que le chef opérateur développait son laïus, elle
voyait autour de lui des têtes opiner. C¹est clair : il avait la majorité de
l¹équipe avec lui.
Quand il finit sa diatribe, personne ne vint au secours de la « patronne ».
Même Audimat regardait ses chaussures. Et Chauffeur faisait semblant de
prendre des notes. Brocoli fit aussitôt machine arrière.
« C¹est bon, faut pas se mettre dans cet état ! C¹était juste une idée.
C¹était pour voir, pour avancer... Faut encore réfléchir, c¹est sûr... »
Elle n¹acheva pas sa phrase. Vexée, furieuse, elle se leva.
« Merci de ton aide, Piranas, glissa-t-elle encore.
 Quoi, j¹ai rien dit !
 Justement... »
Elle sortit de la salle, accompagnée par un brouhaha désapprobateur. La
réunion était terminée. Une réunion pour rien, en somme. La plupart des
participants, en quittant les lieux, eurent un petit geste amical pour Chti,
une tape sur l¹épaule, un clin d¹oeil, un pouce dressé. Même Sophie lui
adressa un sourire : le bonhomme était remonté dans son estime. A
l¹évidence, l¹idée de durcir était abandonnée. Pour combien de temps ?
Mais le climat dans le groupe allait encore se dégrader.

Chapitre 8
Une voix venue du ciel

Deux ou trois jours après cette assemblée, Sophie arrivait sur le plateau
alors qu¹Audimat était au maquillage. Chaque soir, il présentait sur la
chaîne un petit reportage de cinq minutes sur la journée au « Radeau »,
quelques images des « moments forts », comme il disait. En règle générale,
il ne s¹était rigoureusement rien passé, des bavardages imprécis, de vagues
roucoulements. Ou des polémiques sexistes, surtout entre le Commandant et
Lucifer, mais ces échanges étaient d¹office écartées de l¹actualité. Alors,
de ces journées d¹apparent farniente, il n¹y avait rigoureusement rien à
dire. Toutefois, Audimat avait une technique bien au point, toujours la
même. Il prenait quelques images simples, une candidate qui souriait, la
main du Commandant qui touchait une épaule ou effleurait une autre main, un
haussement de sourcils. Il les faisait passer au ralenti, deux fois, dix
fois, avec une musiquette tirée de films à suspense. Et surtout, il y
ajoutait un commentaire lourd d¹insinuations. Pour lui, une poignée de mains
devenait le signe d¹un amour contrarié, un front ridé exprimait une haine
naissante, un sourire cachait une trahison. D¹un rien, il faisait un
spectacle ; un geste, le plus souvent insignifiant, devenait la preuve,
irréfutable, qu¹une tragédie se jouait là, sous les yeux des
téléspectateurs. Comme disait un humoriste, d¹un noyau d¹olive, il faisait
une pizza.

Sophie croisa donc Audimat au maquillage ; il était entre les mains expertes
de Loana qui lui poudrait une calvitie naissante. Il feuilletait avec
gourmandise Télécoulisses, une nouvelle revue de potins sur les dessous de
la télé. Lui-même, en effet, faisait la « une » du magazine. Il était le
sujet d¹un imposant reportage, avec une galerie de photos appropriées :
Audimat bébé, Audimat ado, nu, habillé, en blouson, en smoking, au lycée, le
jour de sa communion, au service militaire ; avec sa première fiancée, sa
seconde, une autre encore, avec sa maman, sur la plage, à la montagne...
Chaque photo lui tirait un petit rire ému et discret : Audimat s¹aimait
beaucoup.
Soudain, il se redressa comme sous l¹effet d¹une décharge électrique,
repoussa sans ménagement Loana et tout son attirail de peignes, brosses et
vaporisateurs, en s¹exclamant : « Les crapules ! »
Il venait de lire un encadré consacré à ses revenus et intitulé : « Un
salaire en or ». Comme pour mieux se convaincre de la perfidie du journal,
il lut à haute voix l¹articulet. On y donnait le montant de ses gains, une
somme exorbitante, digne d¹un footballeur de Manchester ou d¹un patron du
CAC 40. Cela s¹élevait à plusieurs millions d¹euros. Sophie, qui n¹avait
guère la notion des chiffres, n¹avait pas retenu la somme exacte mais il
s¹agissait d¹un pactole. La revue ne se contentait pas de donner la nature
de ses émoluments, elle accompagnait l¹article d¹une photocopie de son
bulletin de salaire. Lequel confirmait tout à fait le niveau pharaonique de
sa rétribution.
« Ils n¹ont pas le droit ! Quelles crapules ! » répétait-il.
Sur le plateau, les techniciens étaient muets, consternés. Les chiffres
donnaient le vertige à toute l¹équipe. Le présentateur gagnait en un mois ce
qu¹ils toucheraient, peut-être, avec des années de turbin. Le plus étonnant
pour eux, c¹est qu¹il ne contestait pas la somme affichée mais s¹étouffait
d¹indignation contre sa publication. Comment avait-on pu se procurer sa
fiche de paie ? Où ? Et surtout qui avait fait le coup ? Pourquoi la
rédaction du journal ne l¹avait-elle pas prévenu ? Faisant les questions et
les réponses , il conclut que ce ne pouvait être qu¹un proche, quelqu¹un de
la profession, de la boîte, pire : du studio. Il se tut un instant puis,
solennel, prenant le plateau à témoin, il s¹écria :
« Il y a un corbeau parmi nous ! »

Un corbeau ? Le mot, vieillot, intrigua Sophie, lui fit même un peu peur. Un
dénonciateur ? Il y aurait dans l¹équipe un espion qui informerait
l¹extérieur, qui communiquerait avec l¹ennemi ? La nouvelle rebondit entre
les halls aussi vite qu¹une balle de squash entre quatre murs. Il y avait un
mouchard ! Un quoi ? un traître. Où ça ? Ici !
L¹ambiance devint franchement détestable. Sophie surprit des groupes qui
tenaient des messes basses dans les couloirs, devant les distributeurs de
boissons, à la sortie des toilettes. On jasait beaucoup, plus sur le salaire
de l¹animateur que sur l¹hypothétique corbeau. Des clans se formaient ; il
y avait désormais les pro-Brocoli, les anti-Audimat ou les partisans de
Chti. Il y avait des neutres aussi, pas beaucoup. Certains voyaient des
corbeaux partout. Quelqu¹un avait placardé sur les murs un exemplaire de
l¹article en question. Régulièrement arraché, il était aussitôt recollé. Un
air de guerre civile couvait dans les hangars.

La même semaine, un nouvel incident fit encore monter la pression d¹un cran.
Il intervint lors d¹une répétition générale, pilotée par Audimat. Le
présentateur avait l¹habitude, en effet, de réunir, le vendredi, la veille
des émissions publiques, tout son petit monde, techniciens, participants au
jeu, invités, public sélectionné, pour distribuer ses consignes, voir si
tout collait, s¹il n¹y avait pas de temps mort. La première fois qu¹elle
avait assisté à cette préparation, Sophie fut déçue ; on lui avait tellement
parlé des vertus du « direct », de la spontanéité ; elle découvrait que tout
ou presque était préparé, mâché, que chacun devait connaître sa leçon par
coeur, tenir sa place et ne pas sortir du cadre. Sous peine de sanction. « 
Bonjour l¹improvisation ! » se dit-elle.

La réunion avait ronronné ; le présentateur insista pour que, dans le
courant de la soirée, une caméra fasse un gros plan sur ses nouvelles
baskets Palleas ; le Commandant se montrait de plus en plus macho, les
prises de bec avec Lucifer notamment se multipliaient. La routine, quoi. Au
terme de ce tour d¹horizon, Audimat demanda, comme il en avait pris
l¹habitude, s¹il y avait des questions. Propos de pure forme, jamais
personne ne prolongeait ce genre de séance. Or, à ce moment-là très
précisément, on entendit une voix, terrible, qui envahit le studio :
« MENTEUR ! »
Aussitôt, on regarda les quelques micros baladeurs situés de part et d¹autre
de la salle. Quel était l¹impertinent qui osait ? Les micros étaient bien
là, ils attendaient au bout de leur trépied mais personne ne s¹en servait.
D¹où venait donc cette voix ? Elle était lointaine, inhabituelle, une voix
d¹outre-tombe.
Le mot avait provoqué dans l¹assistance une véritable stupéfaction. On avait
l¹habitude de se faire des blagues dans le milieu. On aimait même ça et il
n¹était pas rare ¬ jamais en direct bien sûr mais lors des préparations ¬ de
s¹envoyer ainsi des messages idiots, des jeux de mots, des imitations de
voix. Mais, cette fois, on sentait bien qu¹il ne s¹agissait pas d¹un gag.
Tout le monde se dévisageait. D¹où venait l¹attaque ?
« Tu n¹es qu¹un sale menteur ! »
D¹instinct, les gens levèrent les yeux vers les cintres comme s¹ils
s¹attendaient à en voir surgir l¹imprécateur. L¹insulte, en effet, tombait
du ciel.
« Tu me le paieras ! » ajouta la voix.
En vérité, cela ne venait pas de la stratosphère mais des hauts-parleurs de
la régie, situés sur les passerelles qui surplombaient le plateau.
Sur scène, l¹animateur parut pétrifié. Il sembla chercher dans les airs des
traces de son bourreau. Lui qui était si grassement payé pour son esprit de
répartie, pour ne jamais être pris au dépourvu, pour son sens du tac-au-tac,
ne trouva qu¹une réplique bien plate :
« Qui est là ? »
Personne n¹imaginait que « l¹autre » allait décliner son identité. La voix
était étouffée ; à l¹évidence, son auteur avait bidouillé le son. Le premier
instant de stupeur passé, ce curieux dialogue suscita des remous dans la
salle ; on entendit quelques gloussements, des espèces de ricanements ; une
sorte de fou rire collectif était en train de naître. Audimat descendit de
son estrade en catastrophe, poussa la lourde porte qui fermait et isolait le
studio et se précipita vers la régie. Elle se trouvait de l¹autre côté du
couloir, à cinquante mètres à peine, mais le local était vide. Façon de
parler car un mur d¹écrans renvoyaient au présentateur l¹image de la salle
qu¹il venait de quitter, une salle hilare à présent, pliée de rire. Et le « 
corbeau », car qui d¹autre aurait pu se livrer à une telle infamie, s¹était
envolé.

Ce micmac n¹allait pas arranger les choses. Audimat était si mortifié qu¹il
demanda qu¹on en informe la police. Brocoli s¹y opposa sèchement.
« Les flics dans les studios ? Pas question !
 Mais c¹est criminel, ce qu¹on m¹a fait !
 Peut-être mais on va régler ça en interne ! Entre nous !
 Tu ne crois pas plutôt...
 Ça suffit ! JE mènerai l¹enquête, un point, c¹est tout ! »
Brocoli était de très mauvais poil, le présentateur fila.

Sophie vivait assez mal cette débandade. Magouille, règlements de comptes,
lutte de clans, argent facile : cela faisait beaucoup de choses en peu de
temps. Elle aurait tant voulu se confier, dire sa déception. Mais elle ne
voyait guère avec qui en parler. Ses amis d¹Image 9.3 ? Ils étaient
chamboulés, malheureux et sans doute aussi abattus qu¹elle. Son père ? Elle
l¹aimait bien mais l¹entendre se moquer d¹elle sur le thème du « Je te
l¹avais bien dit ! » et lui servir son couplet sur « l¹idiovisuel » ? Non,
merci. Ses camarades de classe ? Impossible. Ils continuaient
imperturbablement à rêver stars, strass et paillettes.
Elle en dormait mal et, quand elle dormait, le studio s¹invitait dans ses
rêves.

Cette nuit-là, par exemple, elle avait vu les candidates sur leur radeau,
debout comme à la parade, alignées au bord de l¹embarcation ; elles
présentaient toutes sur le cou un code-barre imprimé . Audimat passait son
micro sur leur tatouage ; s¹affichait alors à l¹écran, pour chacune d¹elles,
leur identité, leurs caractéristiques, leur histoire et leur signe astral,
leur piercing aussi. A la fin de chaque présentation, la postulante était
jetée à l¹eau sans ménagement par le Commandant. On la voyait se noyer en
direct. Des caméras sous-marines montraient leur visage paniqué, qui
envahissait alors tout l¹écran. Les yeux demandaient : pourquoi ? La bouche
appelait à l¹aide mais il n¹en sortait qu¹une grosse bulle d¹air ridicule.
Les cheveux s¹emmêlaient et se hérissaient comme les serpents de la Gorgone.
C¹était vraiment très réaliste. Chauffeur, lui, s¹enthousiasmait, ordonnait
d¹ « applaudir bien fort ! » les concurrentes. Au premier rang du public, sa
classe, unanime, déchaînée, trépignait de plaisir. Brocoli scandait sans se
lasser : « Il faut durcir ! Il faut durcir ! » Toutes les participantes
avaient sauté et se débattaient dans la plus totale confusion. Audimat
appela alors : « Sophie ! ». Elle ne réagit pas à son nom. « Sophie, c¹est à
toi ! » répéta l¹animateur. Ses voisins la secouaient : « C¹est ton rêve, non
 ? » Ses camarades s¹impatientaient. Elle comprit enfin ce qu¹on attendait
d¹elle. Sauter comme les autres. Se noyer comme elles, en direct, en prime
time. Elle refusa de plonger, on la secouait de plus en plus fort. Elle se
réveilla, poussa un cri, se retrouva en face d¹Eric qui grognait :
« J¹en connais une qui va être en retard à l¹école... »

Elle avait rarement été aussi soulagée de se rendre au collège que ce
matin-là. Même si elle devait s¹y acquitter, au préalable, de son topo sur
l¹émission. Car, depuis quelques jours, cet exercice quotidien lui pesait.
Au point de devenir un vrai pensum. Elle trouvait des prétextes pour y
échapper, assurant par exemple qu¹elle n¹avait pas pu, pour des raisons
familiales, se rendre sur les plateaux la veille. Ou alors elle tentait
d¹expliquer que la vie n¹était pas toujours facile dans l¹équipe. Mais dans
ce cas-là, manifestement, elle n¹intéressait personne. Quand elle commençait
à dire :
« C¹était pas simple, la répétition, hier...
 Peut-être, la coupait aussitôt une jeune collègue, mais t¹as vu le look de
Laetizia, ces jours-ci ! Trop, non ?
 Super destroy » précisait une autre.
La bretonne arborait depuis peu un débardeur sombre à bretelles, un pantalon
de jogging élastiqué aux chevilles et des claquettes brodées de fleurs
noires. Et toujours ses lunettes de soleil.
« Et ce badge qu¹elle s¹est confectionnée !
 T¹arrives à le lire, toi ?
 Oui, il y est marqué : « Don¹t drink and drive but smoke and fly » !
 Traduc ?
 Ne pas boire et conduire mais fumer et voler !
 Mignon...
 Elle a pas un peu grossi, non ?
 Pas du tout. D¹abord, elle ne mange plus !
 Comment ça, elle ne mange plus. Mais si tu manges pas, tu meurs !
 Oui, bon, façon de parler. Elle grignote, quoi, mais elle ne va plus à
table. C¹est pas vrai, Sophie ? »

Celle-ci avait de plus en plus de mal à s¹intéresser à ces bavardages.
C¹était comme si elle s¹éloignait de ses amis. Comme s¹ils ne parlaient plus
de la même chose. A mesure qu¹elle découvrait l¹envers du décor, qu¹elle
rencontrait des problèmes ¬ et en ce moment, elle en avait sa dose ¬ ses
camarades de classe, eux, se laissaient emporter dans une rêverie délirante
qui occupait tout leur temps. Ils s¹envolaient toujours aussi facilement
vers la planète « Radeau » et sa faune de gentils habitants.
Des professeurs avaient bien tenté de mettre le holà à cette passion
ravageuse des élèves. Mais ils avaient fini par céder. Pire : si le temps de
la récréation ne suffisait pas à épuiser l¹évocation de l¹émission de la
veille, ce qui était souvent le cas, quelques enseignants accordaient à
présent des minutes supplémentaires aux élèves, au début du premier cours,
pour achever ce travail et ils sollicitaient Sophie, lui demandant
d¹apporter son commentaire éclairé.
C¹était d¹ailleurs devenu la condition sine qua non pour obtenir un calme
relatif en classe pour le reste de la matinée.

Indifférents aux péripéties que vivait la jeune fille, et pour cause,
puisque Sophie n¹en disait mot, ses camarades restaient obnubilés par le
combat entre les candidates pour sauver leur peau et ravir le coeur du
Commandant. On parlait beaucoup d¹un duel final entre Lucifer et Laetizia,
un combat inégal toutefois car Laetizia avait les faveurs de la presse, très
lue au collège, et était donc largement plébiscitée. Une élève, Christelle,
collectionneuse de tout ce qui se rapportait à son héroïne, raviva chez
Sophie un doute qu¹elle avait voulu oublier. Christelle téléphonait en effet
abondamment, chaque samedi, pour soutenir sa candidate.
« C¹est normal que je tombe toujours sur un répondeur ?
 Je ne sais pas.
 Qu¹est-ce qu¹elles font, tes standardistes ? »
Ce n¹étaient pas « ses » standardistes. N¹empêche, c¹était une bonne
question. A plusieurs reprises, dans le courant de la semaine, elle voulut
visiter la salle aménagée à cet effet mais tomba systématiquement sur une
porte close. Elle téléphona à son tour, ce qu¹elle s¹était gardée de faire
jusque là. Au bout du fil, une voix d¹androïde martelait sur un ton saccadé
 : « 
Bonjour¬vous¬êtes-bien-au-Radeau-En-raison-d¹un-encom-brement-des-lignes-nou
s-ne pouvons prendre-votre-appel . » Puis on lui conseillait, si son choix la
portait vers Laetizia, de faire le « 1 » sur son clavier, le « 2 » si elle
tiltait pour Lucifer, le « 3 » pour Dounia, etc. « Merci-de-votre attention
 » scandait encore la voix métallique à l¹autre bout du fil.

Chapitre 9
Un corps dans la piscine

Il était dit que plus rien ne devait se passer normalement. Comme si, par
une sorte de fatalité, tout devait aller de travers. Lors de l¹émission
publique qui vint clore la quatrième semaine de jeu, Audimat loupa
complètement sa prestation. Du début à la fin de la soirée, il se planta
avec obstination. Payait-il nerveusement la série d¹incidents de la semaine
écoulée ? Ce samedi-là, il commença par annoncer le programme de la semaine
passée, rectifia, fit venir l¹invité vedette, un vieux crooner susceptible
qui ne supporta pas que l¹autre se trompe sur le titre de ses chansons en
lui attribuant des airs de son concurrent honni. Le chanteur faillit quitter
le plateau. Il l¹aurait fait si l¹animateur ne s¹était pas livré in extremis
à un éloge énorme, et qui sonnait faux, du cabotin.

Sophie profita de la première pause publicitaire pour rendre visite aux
standardistes. La porte du « bureau de vote » était entrouverte. Elle
s¹attendait à tomber sur une salle des machines infernale, avec des employés
débordés qui notaient dans la panique des appels incessants, une chef de
poste hystérique gribouillant sur un tableau gigantesque des résultats
chiffrés, des assistants fixant des courbes, donnant des statistiques. Mais
la pièce était vide... Il y régnait un silence sidérant. Il n¹y avait
rigoureusement rien dans ce local. Pas un coup de fil et pour cause : il n¹y
avait pas le moindre téléphone à l¹horizon. Pas de mobilier. Pas la plus
petite standardiste en vue. Le vide ! Le contraste était saisissant entre la
fébrilité générale à l¹antenne, cette compétition dramatique entre les
concurrentes, et le calme complet, inquiétant dudit bureau.
Simplement, dans le coin opposé à l¹entrée, se tenait Brocoli. Seule.
Accrochée à son portable comme à une bouée, elle racontait, dans un murmure
rageur, à son correspondant la déconfiture d¹Audimat, qualifié de « débile »
et de « primate ». Découvrant Sophie, elle lui lança sur un ton glacial :
« La porte ! »

Sonnée, la collégienne regagna sa place, dans le public. Près d¹elle, une
jeune femme aux traits étrangement familiers et qu¹elle voyait en même temps
pour la première fois, le teint pâle, les cheveux noirs et crépus, était
secouée par un mauvais fou rire.
Sur l¹estrade, le calvaire d¹Audimat se poursuivait. Il confondait
systématiquement les noms des lauréates, inversait les épreuves qu¹elles
devaient affronter, déclarait gagnantes les perdantes et vice versa, donnait
de mauvais numéros de téléphone aux téléspectateurs. Déstabilisé dès le
début de l¹émission, il avait été incapable de récupérer.
La vérité, c¹est que le présentateur travaillait sur fiches. Chaque partie
de la soirée, chaque personne interviewée, chaque spectacle annoncé faisait
l¹objet d¹un petit bout de carton où tout était noté minutieusement. Et il
lisait scrupuleusement ses notes pendant l¹émission mais avec un tel
naturel, une telle dextérité que personne n¹avait jamais eu vent de sa
technique. Audimat la jouait décontractée mais c¹était un grand anxieux.
Sans ses pense-bête surlignés, numérotés, classés, il était perdu. Incapable
d¹aligner trois phrases cohérentes avec sujet, verbe, complément. Cependant,
quelqu¹un avait découvert son secret et cet indiscret s¹était amusé, au
dernier moment, à changer complètement l¹ordre de ses fiches, à tout
mélanger méchamment et à reposer le classeur à sa place habituelle, un
endroit connu, en principe, du seul Audimat. L¹animateur ne s¹aperçut de la
catastrophe qu¹une fois à l¹antenne, en lisant sa fausse première fiche. Il
paniqua, se montra franchement lamentable. Au lieu de prendre la chose à la
légère, de plaisanter voire d¹avouer le subterfuge, il s¹enfonça avec
hargne. Le public ne lui pardonna pas son cafouillage : l¹assistance
commença par rire, ensuite grogna puis finit par le huer. La voisine de
Sophie n¹était pas en reste, trépignant, vociférant.
L¹animateur était si déconfit que Sophie qui, pourtant, ne le portait guère
dans son coeur éprouva pour lui un début de compassion. L¹émission se
termina dans la confusion, ce fut tout juste si l¹on entendit le nom de la
participante éliminée. Rappelé en catastrophe, le crooner du début de soirée
entama sans conviction un de ses standards. Fait rarissime, le public
commença à se lever et à se disperser alors que la chanson n¹était même pas
terminée.

Le lendemain, dimanche, jour ordinaire de détente et de relâchement sur les
plateaux, de déconne même la plupart du temps après les tensions de la
veille, il y avait dans l¹équipe une ambiance sinistre. Chacun tentait de se
faire oublier. On se saluait par des gestes furtifs, sans un mot. On évitait
de claquer les portes, de heurter les chaises. On étouffait les sonneries
des portables, on ne se parlait pas ou alors en sourdine. Et les têtes ! On
se serait cru dans un funérarium au moment de la levée du corps. C¹est alors
qu¹eut lieu l¹éclat de cymbale, le geste de trop. Audimat errait là, depuis
l¹aube, comme une âme en peine. On pouvait se demander s¹il avait dormi, et
s¹il ne déambulait pas ainsi depuis sa malheureuse prestation. Il avait fini
par s¹installer dans le studio principal, à l¹endroit même où, la veille, il
avait si mal tenu son rôle. Affalé dans un fauteuil, il semblait ruminer sur
son sort ou peut-être voulait-il rejouer sa scène. A ce moment précis, un
gros projecteur, une de ces lampes à la corolle noire, en acier, suspendues
aux cintres, se détacha et s¹écrasa à ses pieds dans un vacarme
épouvantable, fracassant à moitié l¹estrade de bois. Le projectile frôla
l¹animateur sans le toucher, mais l¹atteignit...moralement. Victime d¹une
sorte de malaise, il fut conduit d¹urgence dans le préfabriqué qui faisait
office d¹infirmerie. Un médecin ne put que constater le mal : Audimat
faisait une jaunisse.

Il resta allongé une bonne demi-heure sur un lit de camp avant d¹être évacué
en ambulance. Sophie participa à la haie d¹honneur dérisoire qu¹improvisa le
personnel lorsqu¹il quitta les locaux sur un brancard. Le présentateur
avait un teint d¹olive, le regard fixe, les lèvres agitées d¹un léger
tremblement, la peau plissée. Il semblait ailleurs, totalement indifférent à
l¹intérêt de ses pairs. Avec ses airs de momie lasse, on aurait dit qu¹il
avait vieilli de vingt ans. Tout le monde fit le même constat : Audimat
était devenu proprement imprésentable.
La direction de C.B ¬ Canal Branché en fut informée et, dans la matinée
même, avec une rapidité qui surprit, Brocoli tint une brève conférence de
presse. Elle expliqua qu¹elle venait d¹avoir de multiples échanges
téléphoniques avec l¹état-major de la chaîne, usa ensuite de formules un peu
contradictoires pour estimer que Piranas avait été « victime d¹un léger
surmenage » et d¹ajouter aussitôt qu¹il fallait s¹attendre à une « absence
durable » du présentateur vedette. Tout cela pour conclure que « le jeu
était provisoirement interrompu ». Il s¹agissait, affirma-t-elle, d¹ « un
cas de force majeure ».

La décision fit grincer des dents. Lucifer prit la tête d¹une fronde
éphémère, déclarant que tous les participants au jeu entendaient finir la
compétition. Les techniciens parlèrent de « diktat » et menacèrent de faire
grève. Chti ronchonna. Mais Brocoli resta imperturbable. Finie la comédie,
elle tirait le rideau, bonjour chez vous ! La soudaineté de sa décision
désarma finalement tout le monde. Un vague rendez-vous était prévu dans le
courant de la semaine. Histoire de voir la suite. Pour aujourd¹hui, chacun
était « libéré ». Le mot fit ricaner : n¹empêche, en quelques heures, toute
l¹équipe s¹éparpilla. On était dimanche et beaucoup semblaient avoir mieux à
faire. Après d¹interminables échanges de bises, ce fut donc la débandade
générale. Même les gros bras de l¹accueil-sécurité avaient été congédiés.
Toute la machinerie s¹effondrait d¹un coup, comme un château de cartes. Les
halls bruissants et colorés des studios redevenaient de gros cubes froids,
lugubres.
Le dernier parti, Bruel en l¹occurrence, confia les clés au restaurateur.

Sophie se laissa gagner par un terrible chagrin. Elle passa la fin de
l¹après-midi et la soirée à errer dans les Docks déserts, s¹imaginant
accompagnée par le fantôme de ses amis. Un moment, il lui sembla entendre du
bruit, du côté de la pièce d¹eau. Elle se dit que ses souvenirs lui jouaient
sans doute un mauvais tour. En même temps, elle eut comme un mauvais
pressentiment à mesure qu¹elle s¹approchait du dernier hall. Il y faisait
désagréablement frais. Elle escalada une nouvelle fois le rebord de cette
sorte de piscine qui accueillait le radeau. Immédiatement, elle repéra, à
quelques mètres du bord, une masse qui flottait sur l¹eau. C¹était un corps,
allongé sur le ventre, les bras en croix.
Prise de vertige, elle paniqua, redescendit en catastrophe du bassin et
traversa l¹enfilade de halls en hurlant. Son père vint à sa rencontre,
presque aussi affolé qu¹elle.
« Papa, il y a quelqu¹un...
 Quoi ?
 Un noyé !
 Qu¹est-ce que tu racontes ?
 Je te jure. Dans le bassin ! »
Il l¹accompagna jusqu¹au radeau. Le corps semblait dériver lentement. A
l¹aide d¹une perche, Eric ramena doucement le noyé vers la rambarde. Alors
qu¹il le hissait hors de l¹eau, celui-ci perdit ses cheveux ! Comme si une
méduse se détachait de sa tête. En fait, c¹était une perruque, noire,
crépue, dégoulinante. Sophie eut un choc. Une seconde, elle songea à cette
fille côtoyée la veille au soir dans le public, à sa tête, inconnue et
familière à la fois, à cette même apparence. A la place du postiche apparut
une chevelure rousse.
« Aurélie !
 Tu la connais ?
 Oui...
 C¹est qui ? Une fille du jeu ?
 Oui, enfin non, pas vraiment. Je t¹expliquerai. Mon Dieu, Aurélie ! »
Le père et la fille se sentirent totalement démunis. Le restaurateur appela
les pompiers. Ils ne furent pas longs à arriver. Economes de leurs paroles,
ils eurent les gestes qu¹il fallait : bouche-à-bouche, pressions sur la
poitrine de la noyée, mouvements des bras. Mais leurs efforts furent vains.
Peu après, les policiers s¹invitèrent à leur tour. Ils prirent une première
déposition d¹Eric et de Sophie alors qu¹une ambulance, celle-là même qui
avait transporté Audimat en milieu de journée, emportait le corps.

Chapitre 10
L¹identité du corbeau

Le lendemain, la classe attendait Sophie de pied ferme. L¹interruption
soudaine de l¹émission les privait d¹un spectacle qui leur était devenu
essentiel, occupait leurs conversations, les retenait des heures devant le
petit écran. La jeune fille prit son courage à deux mains. Elle dit que
l¹affaire était grave, elle parla de la jaunisse d¹Audimat, évoqua
l¹existence d¹un corbeau, les guéguerres internes. Elle garda le silence sur
Aurélie. La nouvelle n¹avait pas encore été rendue publique. Elle ne savait
pas comment présenter cette affaire, elle verrait plus tard. Mais la jeune
fille n¹eut guère le temps de s¹expliquer, une de ses collègues la coupa :
« Tu délires ou quoi !
 Pardon ?
 C¹est quoi, ces histoires de corbeau ? Piranas a fait du surmenage, c¹est
tout ! »
Les autres élèves l¹approuvèrent. Sophie revint à la charge, détailla « 
l¹incident » du projecteur. Mais la classe ne voulait rien savoir, elle
n¹avait d¹oreille que pour la version officielle et défendait mordicus
Piranas, l¹émission. Tout le reste l¹agaçait.
« Sophie, tu n¹y es pas du tout, on te dit que c¹est du surmenage !
 Mais...
 Ecoute, ils l¹ont dit à la télé ! »
Tout le monde opinait, son avis ne les intéressait plus, apparemment. Elle
comprit qu¹elle était battue et renonça à discuter.

Le soir, au Frichti, son père était en conversation avec un gros homme de
fort mauvaise humeur, qui n¹arrêtait pas de s¹éponger le front, comme si
chaque mouvement lui coûtait. Il portait une montre qui sonnait de temps à
autre : il cessait alors sa conversation et, sans commentaire, ingurgitait
une pilule oblongue, exercice qui lui tirait une grimace et le rendait
encore plus acariâtre.
« Le capitaine Simsolo, lui dit son père. Il hérite de l¹affaire. On peut
dire ça comme ça ? »
La grosse tête opina. Le policier se fit raconter en long et en large les
divers incidents qui avaient marqué l¹émission. Avant de prendre congé, il
s¹exclama sur un ton sarcastique qui choqua Sophie :
« La chasse au corbeau est ouverte ! »

Les locaux furent mis sous scellés. Même l¹équipe originelle d¹Images 9.3,
Chti, Bruel, Loana, se retrouva au chômage technique. Eric n¹avait plus
guère de clients. Le capitaine disparut plusieurs jours. Puis, en milieu de
semaine, le Frichti retrouva un semblant d¹animation. Simsolo souhaitait
entendre chacun des protagonistes, tous convoqués sur le site. Il établit
son quartier général dans la salle même du restaurant :
« Ce sera mon confessionnal. »
Il avait l¹intention d¹y faire défiler, à son rythme, l¹ensemble des
témoins, direction, techniciens participants au jeu. « Dix minutes par
client », dit-il. En fait, il s¹attarda avec les uns, expédia plus
rapidement les autres.
« J¹ai ma petite idée », avoua-t-il le premier soir à Eric, avec qui il
avait vite sympathisé. Ce dernier ¬ ou plus exactement sa cuisine -
semblait avoir le don d¹apaiser le flic qui, à l¹évidence, avait écarté le
restaurateur de sa liste des suspects.

Les deux hommes partageaient quelques valeurs comme la « bonne bouffe » et
une commune détestation de la télévision. Le jour où le policier s¹installa
aux Docks, Sophie l¹entendit raconter à son père, ravi, l¹usage qu¹il
faisait du petit écran avec son fils, un enfant qu¹il avait eu sur le tard.
L¹histoire avait l¹air inventée mais le gros homme y mettait une telle
conviction qu¹on ne pouvait finalement que le croire. Il prétendait en effet
que la télé avait sur son rejeton, encore bébé, un effet tranquillisant :
« Il lui suffit de voir l¹écran allumé pour se calmer, gazouiller. Un jour,
il y a de cela deux ou trois semaines, la télé était en panne. Le fiston
ronchonnait. J¹ai eu l¹idée de l¹installer devant le lave-linge et de mettre
la machine en route. Le mouvement tournoyant et perpétuel des vêtements et
de la mousse derrière le hublot eut sur lui exactement le même effet. Le
petit s¹est détendu et a souri ».
Le restaurateur partit d¹un gros rire puis changea de ton quand il remarqua
la présence de sa fille :
« Capitaine, ma fille Sophie, mais vous la connaissez déjà. Attention à ce
qu¹on dit devant elle, c¹est une mordue du petit écran... »

Le flic savait que la jeune fille était familière des plateaux. Il l¹invita
à sa table et l¹interrogea durant le dîner. Sur tout, sur rien, sur les uns,
les autres. Sur la direction parisienne d¹Image 9.3. Sophie avait
l¹impression d¹avoir déjà un peu tout dit lors de leur première rencontre.
En même temps, l¹autre insistait, précisait ses questions. Au dessert, elle
ne put s¹empêcher de lui demander s¹il savait qui pouvait être le corbeau.
« Affirmatif, mademoiselle. »
Sophie accusa le coup. L¹autre ajouta :
« Mais motus ! »

Deux jours durant, il s¹entretint avec le personnel. Puis tout le monde fut
convoqué, ensemble cette fois, le dimanche suivant, en fin de matinée,
toujours au Frichti. L¹assistance, ce jour-là, était nerveuse. Même Piranas
avait répondu présent ; il avait le teint encore un peu cireux, le geste
plutôt lent. Tout le monde prit place autour des tables, le restaurant
afficha vite complet. Le flic resta debout derrière le comptoir ; il avait
fait installer sur le zinc un téléviseur et un magnétoscope. Il plaça devant
lui, comme s¹il organisait un jeu, une revue, une lettre et une cassette.
Cette mise en scène intrigua vivement l¹assistance.
Sans transition, Simsolo attaqua :
« Mesdames, messieurs, notre temps est précieux. Surtout un dimanche. Je
propose donc d¹aller vite. Et de conclure cette triste histoire, disons,
pour l¹heure du déjeuner. Aussi... »
Il lorgna le public, ménageant son effet, puis chuta sur :
« ...j¹invite le corbeau à se faire connaître ! ».
Un ange noir passa, il y avait dans la salle comme un gros malaise. Le flic
attendit, puis reprit la parole :
« Ecoutez : je sais qui est le corbeau. Alors, s¹il vous plaît, accélérons.
Et je le sais pour une raison simple : ce personnage a agi une fois à visage
découvert. C¹est lui en effet qui a remis, personnellement, la fiche de paie
de M. Piranas au rédacteur en chef de la revue Télécoulisses ¬ Simsolo
brandit comme une arme le magazine ¬ et il a commis ce jour-là une
imprudence. Il (ou elle) aurait pu envoyer ce document par la Poste.
Peut-être a-t-il eu peur qu¹il ne s¹égare ? Passons. Personne n¹est parfait.
Il a fait promettre au journaliste de se taire. Mais celui-ci, vu la
tournure des événements, a décidé de parler. Je l¹ai fait chercher, il est
dans une salle voisine, il va venir nous désigner le coupable. Mais j¹aurais
préféré que le corbeau se dénonce tout seul... Question de dignité. »
Une voix tonitruante fusa du public :
« Oh le salaud ! »
C¹était Chauffeur. L¹effacé Philippe-Alexandre Piton semblait submergé par
une immense colère.
« Le salaud ! Ce journaliste est un voyou ! Il n¹avait pas le droit de
parler, il m¹avait juré... »
Une sorte de vide, de no man¹s land s¹établit aussitôt autour de lui. Les
gens s¹écartaient, comme s¹il était devenu un pestiféré. Comme s¹il fallait
tout à coup le mettre en quarantaine.
Avant même qu¹il ait pu s¹expliquer. Piranas lâcha, théâtral :
« Piton ? C¹était donc toi, canaille ? »
Le présentateur fit mine de se lever mais il était trop faible et retomba
sur sa chaise. L¹assistance partageait l¹ahurissement d¹Audimat. Il était
difficile d¹imaginer, derrière le petit homme à cheveux blancs, le sombre
instigateur des mauvais coups qui avaient mis le foutoir dans les studios et
saboté l¹émission.
« Oui, c¹est moi » dit crânement Chauffeur.
Le flic le fusilla du regard.
« Qu¹est-ce qui vous a pris, Piton ? pourquoi planter ainsi un collègue ?
 Vous parlez d¹un collègue...Moi, j¹ai fait ça pour le fric.
 Quel fric ?
 J¹avais appris que la rédaction de Télécoulisses préparait un dossier sur
Audimat. Alors, j¹ai eu très envie de lui jouer un sale tour. J¹en avait
vraiment marre d¹être son éternel grouillot.
 C¹est à dire ?
 Ecoutez, ça va faire quarante ans ¬ il répéta plus lentement, en regardant
son entourage ¬ quarante ans ! que je fais ce boulot de con ! Oui, j¹en ai
eu marre ! Marre de ces gestes débiles des millions de fois répétés : « 
Applaudissez ! Riez ! » Et marre de tous ces Piranas que je côtoie depuis
des décennies, qui m Œont toujours regardé de haut, méprisé. Pour eux, pour
lui, j¹étais l¹éternel laissé-pour-compte, le moins-que-rien, le préposé à
l¹ombre. Alors que lui jouait l¹artiste, le désintéressé, déclarant se
sacrifier pour son public, et tout, et tout... Oui, j¹en ai eu marre et j¹ai
décidé de divulguer son salaire. Quand j¹ai vu que le journal était alléché
par ma proposition, je leur ai vendu le document à prix d¹or. Pourquoi je me
serais gêné,non ?
 Mais pourquoi, alors, vouloir le tuer ?
 Holà, attention inspecteur...
 Capitaine, rectifia l¹autre.
 Capitaine, oui, pardon. Là, je vous arrête tout de suite. Le bulletin de
salaire de Piranas, c¹est moi ; j¹assume. Je plaide coupable. Mais le reste,
c¹est pas moi, c¹est pas mes oignons. Là, je ne suis pas dans le coup !
 Les injures dans le haut-parleur ?
 C¹est pas moi ! hurla le petit bonhomme, tapant du poing sur la table.
D¹ailleurs, j¹étais dans la salle pendant l¹incident, il y a des témoins, un
paquet de témoins.
 Et les fiches du présentateur, mélangées, sabotées ?
 Rien à voir là-dedans, je vous le jure !
 Eh bien je vous crois, figurez-vous ! »

Chapitre 11
Un fantôme dans les cintres

La réponse du policier prit Chauffeur de court. Comme quelqu¹un qui
s¹apprêtait à mener une longue bataille, à vendre chèrement sa peau et qui
soudain ne trouvait plus d¹adversaire en face de lui. Le public prenait un
intérêt passionné à cet échange. Sophie en avait le vertige. Elle regarda,
littéralement effrayée, son père qui grimaçait et haussait les sourcils en
signe de perplexité. Simsolo jouait avec les nerfs de l¹assistance en
comédien consommé.
« Oui, je vous crois et voici pourquoi... »
Il prit l¹enveloppe devant lui, en sortit une feuille qu¹il déplia
lentement. Et en lut des extraits :
« ... Ce type m¹avait promis de me faire tourner dans un film. Un casting
d¹enfer. Une promotion assurée... »
Il fit une pause, reprit :
« ...J¹ai tout laissé tomber, j¹ai interrompu mes études, je me suis
brouillé avec les miens, avec mon petit copain, j¹ai tout quitté pour lui,
pour ce rêve... »
Sophie mit soudain un visage sur l¹auteur de cette lettre.
« ... J¹ai attendu. Pendant des semaines. Chaque fois qu¹on se voyait, il me
disait que c¹était pour bientôt, pour plus tard, toujours plus tard ; que je
devais être patiente. Il répétait aussi qu¹il était attaché à moi... »
Le flic retourna la lettre, continua :
« ... car je l¹ai cru. Jusqu¹au jour où j¹ai croisé les copines de « La vie
des autres 3 ». J¹ai réalisé qu¹il leur avait promis exactement la même
chose. Il nous a pris pour des dindes ; on était des dindes ».
Aurélie ?! Pour Sophie, cette lettre ne pouvait être que d¹Aurélie, la jeune
fille aux cheveux rouges, la « petite reine » d¹un soir, celle qui fut
encensée lors du lancement du « Radeau » avant de se voir, une semaine plus
tard, interdite d¹entrée, même dans le public. Celle qu¹elle avait vue
hanter les plateaux, ignorée de tous. Aurélie, la noyée !
Simsolo haussa la ton :
« Aurélie, car c¹est d¹elle qu¹il s¹agit, avait compris que tout était
mensonge, que les promesses étaient du vent. Est-ce que je dois continuer ?
 »
Déjà mal en point, Audimat se rapetissait sur sa chaise.
« J¹y suis pour rien... bredouilla-t-il, presque inaudible.
 C¹est ça, gronda le capitaine, vous n¹y êtes pour rien ?! Oh, bien sûr, ce
n¹est pas vous qui l¹avez jetée dans la piscine, c¹est vrai. Aurélie s¹est
suicidée, elle l¹annonce dans cette lettre qu¹elle avait laissée bien en
évidence dans son studio. Mais vous l¹avez poussée... à bout, après lui
avoir promis monts et merveilles, une carrière facile au cinéma, une vie de
star. Et sans doute aussi le grand amour ! Alors que vous n¹aviez en réalité
rien à lui proposer, rien à lui donner. C¹est pas vrai, M. Piranas ?
 Mais c¹était un jeu...
 Drôle de jeu que de vendre à ces enfants de la gloire de pacotille,
d¹abuser de leur naïveté ! Quelle proie facile, non ?
 Vous parlez d¹une enfant ?! Elle a tout de même voulu me tuer !
 Elle vous a ridiculisé, simplement ridiculisé, nuance ! Elle le reconnaît
aussi. La mystérieuse voix qui venait de la régie ? C¹était elle. Les fiches
mises en désordre ? Encore elle. Elle l¹écrit, noir sur blanc. Elle se
vengeait, et ma foi, ce n¹était pas bien grave comme offense.
 Et le projecteur ? Je l¹ai pas inventé, le coup du projecteur ! ânonna le
journaliste défait.
 Exact, reste le projecteur, dit le flic.
 Vous voyez bien, gémit l¹autre.
 Le problème, c¹est qu¹Aurélie n¹y est pour rien... »

L¹émotion dans la salle était à son comble. Les gens ne tenaient plus en
place. On n¹entendait que toussotements, murmures, bruits de chaise. Un peu
comme à l¹entracte, au concert, entre deux parties d¹un spectacle. Chti se
frottait nerveusement les mains. Bruel était bouche bée. Loana pleurait.
Sophie tremblait, de froid sans doute. Eric la prit sous son aile.
Magistral, le flic continuait sa démonstration. Il prit la cassette et
l¹introduisit dans le lecteur. Le silence se fit aussitôt dans le
restaurant. A l¹écran apparut le studio où se déroulaient les émissions
publiques du samedi soir. La caméra, située au fond de la salle, un peu en
hauteur, prenait tout le hall sous un angle panoramique : au premier plan,
les tribunes du public, puis le plateau, enfin les cintres, tout tenait dans
le cadre. Le lieu était désert si ce n¹était, minuscule, assis au milieu de
la scène, Audimat. Rien ne se passait.
« Vous avez bien sûr reconnu le studio n°2 », dit le flic, professoral. Le
public suivait, avide.
« Vous voyez la date du tournage s¹inscrire en bas, à droite de l¹écran.
Elle indique qu¹on est dimanche dernier, vers 10 heures du matin. On
distingue, assez mal Piranas qui entre sur les planches mais tout de même,
c¹est bien lui, là,. »
Du doigt, Simsolo désignait le présentateur. Ce dernier, observant son
personnage à l¹écran, semblait ragaillardi, comme le cabotin qu¹il était.
« Ce film est le produit d¹un pur hasard. C¹est le caméraman concerné qui a
attiré mon attention sur cette bobine. Il voulait ce matin-là expérimenter
une nouvelle forme de cadrage, tester un nouvel angle de vue. Et puis, pour
une raison qu¹il ne s¹explique pas, il a laissé sa machine tourner. En la
visionnant, peu après, il a eu une surprise qu¹il m¹a fait partager depuis
et je l¹en remercie. »
D¹un petit geste de tête, il salua dans le public un jeune homme rouge de
confusion.
« Donc on a vu Piranas entrer, il s¹installe, il attend. Puis on va assister
à l¹épisode du projecteur. Là, regardez ! »
L¹assistance repéra en effet sur le petit écran la chute d¹un objet, le
sursaut de l¹animateur.
« On ne voit rien » râla Eric.
Simsolo arrêta la bande, actionna la marche arrière, remontra la scène. Il
refit cette manipulation plusieurs fois, au ralenti.
« Si vous observez maintenant la scène plus attentivement, vous pourrez
noter, c¹est vague mais incontestable, un mouvement du côté des cintres ».
Il figea l¹image : une ombre traversait une des passerelles suspendues
au-dessus du plateau.
« J¹ai demandé à notre technicien de mieux cadrer ce fantôme, de lui donner
de l¹épaisseur... »
L¹objectif se focalisa sur l¹ombre, qui peu à peu finit par occuper tout
l¹écran. Cela restait vague mais, en appréciant la silhouette, les
vêtements, on pouvait au moins s¹assurer d¹une chose : c¹était une femme.
« Et quelle femme était présente dans le studio ce matin-là ? quelle femme
pouvait avoir intérêt à la disparition du journaliste ? Aurélie ? Mais, elle
ne parle pas de ça dans sa dernière lettre. Pourquoi l¹aurait-elle caché ?
Elle n¹avait plus rien à perdre. Et puis des témoins l¹avaient vue ailleurs,
en ville, ce dimanche matin. Donc, si ce n¹est pas Aurélie, je repose ma
question : qui souhaitait une disparition accidentelle, professionnelle si
j¹ose dire, de Piranas ? Qui pouvait sauter sur l¹occasion, passez moi
l¹expression, pour réclamer légitimement l¹arrêt de l¹émission ? »
La salle murmura.
« Pour cas de force majeure, comme ont dit dans les contrats. »
On entendit un remue-ménage dans le fond de la salle. Brocoli voulait
quitter les lieux en douce mais un adjoint du capitaine se tenait devant la
porte.
« Restez avec nous, Madame Brocoli. On partira tous ensemble, d¹accord ? »
La représentante de CB-Canal Branché était rouge pivoine. Le gros flic
attaqua :
« Je me trompe si je dis que c¹est vous là, à l¹écran ?
 Foutaises !
 Mon hypothèse, voyez-vous, est la suivante :ça ne marchait plus très fort
entre vous et Piranas, depuis quelques temps. Depuis que vous aviez compris
que Le Radeau prenait l¹eau, si j¹ose dire. Sans parler de votre agacement à
le voir butiner ces jeunes filles en vous oubliant un peu. En constatant la
chute d¹audience de l¹émission, vous en avez beaucoup voulu au présentateur,
comme si c¹était lui le responsable de ce fiasco. Après son cafouillage en
direct, vous êtes venue à l¹idée, radicale mais pas si absurde après tout,
de votre point de vue, de l¹éliminer. Vous aimez bien éliminer, Brocoli,
n¹est-ce pas ? Moins par rancoeur, ni jalousie, que par intérêt. Le
journaliste mis hors-jeu, cela signifiait que l¹émission était gelée. Dans
ce cas, l¹assurance allait payer tous les dédommagements et vous, la
productrice, vous pourriez tourner la page, sans trop de risques, oublier
cette émission ratée. L¹honneur était sauf, le porte-monnaie aussi ; je me
trompe ?
 Piranas était un nul, se contenta de répondre Brocoli.
 De... de quel droit... » fit mine de se fâcher l¹animateur mais le coeur
n¹y était pas.
La dame n¹ajouta rien de plus, pas un mot de regret, pas la moindre
explication. Le flic était arrivé au bout de sa démonstration. Il n¹insista
pas, eut le triomphe modeste et se contenta de libérer l¹assistance,
abasourdie. Le public se dispersa dans un silence pesant.
Sophie, cassée par trop d¹émotions, se laissa aller dans les bras de son
père. Son vieil ami Chauffeur était un pépé aigri ; Audimat un nigaud doublé
d¹un menteur ; Brocoli, une tueuse ; et Aurélie était partie.... Cela
faisait pas mal d¹informations à ingurgiter pour une seule matinée.

Simsolo refusa l¹invitation dEric à déjeuner. Il tenait à accompagner
Brocoli chez le juge d¹instruction. Le capitaine était sur le point de
partir quand Sophie s¹étonna auprès de lui :
« Mais, et le journaliste ?
 Quel journaliste ?
 Le rédacteur en chef de Télécoulisses !
 Et alors ?
 Il devait venir témoigner, avez vous dit. Il est toujours dans la salle
d¹à côté ?
 Je l¹avais déjà oublié. Non, rassurez vous, il n¹y a personne à côté.
  ?!
 C¹était une astuce, un mensonge, si vous voulez. Ce rédacteur avait
évidemment refusé de me livrer son informateur. Il entendait protéger ses
sources, disait-il. Mais j¹avais cru tout de même comprendre de qui il
s¹agissait. Alors j¹ai bluffé.
 C¹était risqué, non ? Si le corbeau s¹en était douté ? S¹il n¹avait pas
réagi ?
 J¹étais à peu près sûr de mon coup. Certes, il y a toujours une part de
risque dans une enquête. Si le coup du journaliste surprise n¹avait pas
marché, j¹aurais improvisé, trouvé autre chose... »
Le capitaine ne se démontait pas facilement. Drôle de métier, se dit Sophie.
Le policier salua la jeune fille puis apostropha son restaurateur de père :
« Cher monsieur, au plaisir ! Et surtout, n¹oubliez pas, la télé rend fou !
 »

Le lendemain, Sophie retrouva sans entrain son collège. Elle s¹était juré de
ne répondre à aucune question. Ça tombait bien : on ne lui en posa pas. On
remarqua à peine son arrivée d¹ailleurs. Ruche bourdonnante, sa classe était
agitée par une même rumeur : la chaîne ADO allait bientôt lancer, paraît-il,
« La vie des autres, n°4 », un must de la télé-réalité. Qn parlait d¹un
possible retour de Piranas. Sophie haussa les épaules. Sa voisine lui
demanda :
« Ben quoi, t¹aimes plus la télé ? »

Fin



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