Les refusés 2017

Dédié à Jean-Luc Bizien

Le môgicien

« Ici, le môgicien… »
Jean-Pierre Bourgeade tendit l’oreille. Il était de permanence Place Beauvau. L’équipe du standart travaillait H24 et lui, toutes les nuits, depuis des mois, secondait ou conseillait le staff des standardistes.

Il avait fait un peu le tour de la « maison ». En fin de carrière, il avait opté pour ce poste, ingrat aux yeux de certains collègues mais qui lui allait comme un gant. Insomniaque de naissance, il aimait passer ses nuits à bavarder avec la communauté noctambule.
Certes les messages reçus au ministère étaient pour l’essentiel d’ordre professionnel ; ils émanaient de préfectures, de commissariats, d’autorités diverses, de touristes en perdition parfois. Mais quelques jobards parvenaient toujours à se glisser entre deux informations administratives et donnaient un brin de piquant à ces heures d’écoute. C’était le cas du môgicien.

Celui-ci devait être originaire du Québec, il en avait en tout cas l’accent, jusqu’à la caricature. Depuis deux ou trois mois, depuis mai très exactement, il se manifestait presque toutes les nuits. Entre une et deux heures du matin. Il balançait vite fait son message et ne cherchait jamais l’échange. Le plus souvent, il faisait dans la généralité. Hier par exemple, le message était :
« Ici le môgicien, les sanglots longs des violons, je répète : les sanglots longs des violons… » et il s’était arrêté, net.

Allait-il annoncer cette nuit que les carottes étaient cuites ? Jean-Pierre Bourgeade lui trouva un débit plus précipité.
« Ici le môgicien, ça va chauffer à la Madeleine ! Je répète : ça va chauffer à la Madeleine ! »

Il y avait dans le ton une légère inflexion, limite mise en garde, mais Bourgeade n’y prêta pas une attention particulière. Le jour suivant, le soir suivant pour être plus précis, le fonctionnaire participa à la traditionnelle réunion de travail, préalable à la nuit d’écoute. A ce briefing, les différents services de la « maison » faisaient le point sur les sujets d’actualité. Il y apprit qu’on avait déjoué un attentat dans l’après-midi même à la Madeleine. L’info était confidentielle, les médias n’avaient pas eu vent de la chose qui devait rester secrète.

Jean-Pierre Bourgeade sursauta. Il informa illico ses collègues, non sans une certaine gêne, de l’existence du môgicien et de son dernier message. Autour de lui, on rit d’abord puis on se tut, intrigués.
Le clown n’était pas drôle. Une menace terroriste venue du Québec, c’était nouveau. Complètement nouveau. L’assemblée des experts était perplexe.

Cette nuit-là on décida de mettre le môgicien sur écoutes. Fidèle à ses habitudes, le messager canadien téléphona au milieu de la nuit.
« Ici le môgicien, ce qui n’avance pas recule, je repète, ce qui n’avance pas recule. »
Le môgicien semblait être revenu à un discours plus convenu. Jean-Pierre Bourgeade apprit que les services l’avaient fixé.
On allait le localiser très vite. Surprise. Le môgicien téléphonait de France. De Paris. Jean-Pierre Bourgeade frissonna. Ses collègues le regardèrent de travers, comme s’il y était pour quelque chose…

Mieux ou pire : le message venait du centre ville, du côté du Faubourg St Honoré. « En fait ça vient de l’Elysée ! » laissa finalement tomber le chef des grandes oreilles, blême, en retirant son casque.

L’info plongea le groupe dans un état de fébrilité proche de la panique. Une taupe à l’Elysée, une taupe terroriste qui plus est, manquait plus que ça. Après une campagne présidentielle calamiteuse, voilà que la série noire continuait.
« Si Le Canard Enchaîné savait ça… » ne put s’empêcher de soupirer un participant à la réunion.

Il fallait mettre tout de suite l’équipe du Président dans le secret. Oui mais qui contacter précisément ? S’agirait pas de tomber sur la taupe, tout de même.
Nouvelle réunion de crise avec le ministre de l’Intérieur, petit vieillard qui avait des airs de de Max Schreck, l’interprète de Nosfératu de Murnau. On l’avait sorti du lit et le papy grinçait.
« J’espère que ça vaut le coup ! » répétait-il en boucle.
Personne n’osait moufter autour de la table. Il était près de trois heures du matin et le chœur des permanenciers semblait avoir épuisé sa réserve d’adrénaline.
Avec l’accord du ministre, on décida de ne rien décider, et donc de ne prévenir personne, pour l’instant, d’attendre la nuit suivante, où toutes les « oreilles » seraient dirigées sur le palais présidentiel.

Jean-Pierre Bourgeade passa une journée d’enfer. Bourré de somnifères, il fut pourtant incapable de fermer l’œil. Excité comme une puce, il prit son poste en début de soirée dans un état second.

A une heure trente exactement, le Môgicien était au bout du fil. « Ponctuel l’animal » susurra le ministre qui semblait prendre goût au jeu.

« Ici le môgicien, Robert007&&DRH@, je répète Robert007&&DRH@. » Et ciao, bonsoir, terminé.

C’était quoi ce charabia ? C’est alors que le conseiller spécial du ministre, tendance Manifpour tous, un bellâtre d’ordinaire très réservé, qui ne quittait jamais son duffle-coat olivâtre, se leva d’un bond, comme s’il venait de prendre une décharge dans le cul, excusez l’expression.

 C’est pas vrai ! Mais c’est pas vrai ?! dit l’homme au manteau. C’est quoi ce bordel ! ajouta-t-il, et ce devait être sans doute son premier juron public.

On le regarda.
 Vous savez ce qu’il raconte, le corbeau canadien ?
 …
 Mais il est en train de donner le code secret d’utilisation de la bombe atomique ?!

Dans un premier temps, personne ne comprit ce qu’il venait de dire. La bombe ? quelle bombe ? Et puis toute l’équipe se figea : le Môgicien était en train de livrer le mode d’emploi de la force de frappe ! La force de frappe française ?!

Le vieux ministre toussa à s’en étrangler. Suivit un pesant silence que brisa le chef des grandes oreilles, confirmant l’horreur de la situation :
« Ça vient du bureau du Président !

On avertit cette fois en catastrophe son chef de cabinet. Fort heureusement, il ne dormait pas. Il assura, prodigieusement agacé, que le Président était dans son lit, que personne n’avait accès à son bureau de nuit, ni à fortiori à ses lignes. Le ministre insista et lui demanda de vérifier. L’autre refusa, gronda puis s’inclina, vexé.

On entendit des bruits de pas, de porte qui couine et qui s’ouvre puis un très léger son, difficile à interpréter, un hoquet peut-être, suivi de cette phrase à peine chuchotée :
 Les gars, vous feriez bien de venir !

A cette heure, le quartier était désert. Toute l’équipe du ministère présente à la réunion effectua pedibus le trajet en quelques minutes à peine.
A l’Elysée, elle emprunta la porte des visiteurs du soir, la bien nommée, et fut vite introduite dans le bureau présidentiel.
Le Président, en peignoir blanc, était prostré dans un fauteuil Voltaire et répétait :
« Ici le môgicien … »

Son médecin personnel lui tapotait le bras, très paternel, semblant lui murmurer des mots d’apaisement. Il venait de lui administrer un puissant tranquillisant.
Le Président avait disjoncté. Le grand bug. Est-ce que la campagne électorale avait été trop dure ? avait-il subi trop de pression ? avait-il pris la grosse tête au point de la perdre ? Et pourquoi se mettait-il à imiter l’accent du Québec, lui d’origine picarde ?
Restait ce fait accablant : la nuit, il divulguait par téléphone, et sans doute aussi sur les réseaux, les secrets d’Etat. Trop de stress, dit Nosferatu, c’était fatal. Trop de stress, opinaient les collaborateurs.

Jean-Pierre Bourgeade devait garder longtemps l’image du Président quittant son palais en titubant, entre deux immenses huissiers. Il portait une espèce de camisole aux manches interminables, prolongées par des lanières de cuir parsemées de pointes acérées et bredouillait : « Ici le môgicien, l’air du temps est timbré, je répète, l’air du temps est timbré. »

Gérard Streiff



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