Lea et Luis

Nouvelle parue dans La Marseillaise, avril 2018
vers un livre été 2018

Léa et Luis

Un souffle d’air chaud gifle Léa quand elle se hisse sur le toit.
De la place monte une rumeur faite de cris, de rires, de bavardages incessants. La jeune fille repère tout en bas la statue de ce vieux grec dont elle a oublié le nom, son monument raconte l’histoire d’un athlète qui s’est coincé la main dans un tronc d’arbre et s’est fait bouffer par des loups ou des lions.
Et elle, Léa, qui est-ce qui l’a donc piégé ? et par qui est-elle en train de se faire bouffer ?

La jeune fille a accédé à la toiture sans trop de problème. Il faut dire qu’elle a préparé son coup. Elle est venue en reconnaissance la veille. Au rez-de-chaussée, la porte de l’immeuble est toujours ouverte dans la journée. Dans les escaliers, elle n’a croisé aucun locataire. Au dernier étage, une échelle télescopique donne sur une trappe. Se hisser sur le toit a été un jeu d’enfant, ce qu’elle est d’ailleurs, une enfant.

Les bruits de la ville lui parviennent très nets. Enfin ce n’est pas toute ville qu’elle entend, juste le bruissement du Cours d’Estienne d’Orves. Elle pourrait presque suivre certaines conversations aux tables des cafés si elle le voulait.
Sa mère parlait de la Place aux huiles. Léa n’a jamais compris si c’était une blague, si cette place était le rendez-vous des cadors, le carrefour des VIP, le QG des stars. Place aux huiles.

Devant elle, le toit descend en pente douce, c’est comme une invitation à s’envoler. Sa mère, au fait, qu’est-ce qu’elle dirait si elle la voyait là ? C’est un peu tard pour lui expliquer le pourquoi du comment. En vérité sa mère s’en fout un peu de ce que Léa peut bien penser, dire, faire ou ne pas faire. Elle n’avait qu’à la regarder plus tôt, sa mère ! Mais elle n’a rien vu, rien compris.

Léa elle-même a un peu de mal à comprendre comment elle en est arrivée là. La faute à qui ? au hasard ? S’il faut trouver un début à son histoire, on va dire que tout a commencé ce jour de printemps dernier où elle a rencontré Luis G. au CDI du collège Camus. Un quadra, rond comme un bouddha, rassurant et drôle. Luis était venu parler du jeu en général et de tout type de jeux, de cartes, de l’oie, d’échecs, de crapette, etc. Il n’arrêtait pas de manipuler des cartes tout en parlant. Il avait un bagout formidable et sut captiver, presque hypnotiser, la demi douzaine d’élèves, des 3e, comme elle. Léa en fin de séance s’etait faite dédicacer la première page de son cahier de français. Elle s’était permise de lui demander son adresse mail ; il la lui avait donnée sans problème, avec son numéro de portable en prime.

Le soir même Léa lui faisait signe, un petit SMS, bonsoir, merci. Ils prirent l’habitude de se faire un petit coucou les jours suivants. Luis lui conseilla plusieurs sites de jeux et de magie. Elle les consulta, apprécia. Puis elle parla peu à peu à Luis de ses petits coups de déprime, de sa famille, de son manque de famille plutôt, un père inconnu au bataillon, une mère par intermittence ; elle rêvait de changer de génitrice, le type même de rêve d’ado idiot, confessa-t-elle. Il l’écouta, la rassura. Mise en confiance, elle lui parla plus tard de choses plus intimes. Un jour, sans qu’il le lui demande, elle lui adressa même une photo d’elle, à demi dénudée. Cadeau, ajouta-t-elle bêtement.

C’est à cette époque que Luis lui parla de la légende de la baleine bleue. Elle n’avait jamais entendu parler de cette histoire. Ce cétacé, disait-il, était capable de se suicider en s’échouant volontairement sur une plage. Oui mais encore ? Luis n’en dit guère plus. Intriguée, la jeune fille se mit aussitôt à surfer sur le net et découvrit assez vite le fameux « défi de la baleine bleue ». C’était un nouveau jeu, complètement morbide, que Léa trouva aussi effrayant qu’attirant. Il s’étalait sur cinquante jours. Il s’agissait, chaque jour, d’affronter un nouveau défi. Les difficultés allaient crescendo. Ça démarait cool puis ça montait en tension, les épreuves étaient de plus en plus rudes mais malgré tout surmontables, jusqu’à l’ultime défi, qui était le rendez-vous avec la mort.

Ils en parlèrent longtemps, Léa et Luis. Elle dit sa peur, une peur panique, il la rassura, prétendit qu’elle ne risquait pas grand chose à s’affronter aux premiers défis, juste pour voir ; il promit de l’accompagner dans l’aventure. Comme coach, pas comme participant. Elle finit par céder. « Prête ? » « Prête ! ».
La première semaine, Léa dut écrire un mot sur sa main, parler avec une baleine, dessiner une baleine sur une feuille, puis sur son bras. Tout ça, elle savait faire. « Une semaine peinarde ! » selon Luis.

La semaine suivante, le coach fit le mort ; c’est elle qui dut le solliciter. « On continue ? » proposa-t-il. « On continue ! »
L’enjeu montait d’un cran. Léa dut se réveiller en pleine nuit. A 4h20 très exactement. Elle avait mis le réveil, en faisant gaffe de ne pas déranger sa mère. Elle devait alors écouter des musiques tristes, puis regarder sur Youtube des vidéos prônant le suicide. Une semaine fatiguante qui lui valut de petites cernes sous les yeux. Mais cela restait supportable ; et puis ces nuits passées seule devant l’écran lui donnaient l’impression d’être une rebelle. Et elle aimait ça.

Léa vient d’ouvrir ses bras en croix. Un type au dernier étage du bâtiment en face la regarde. Serait-ce Luis ? Il lui avait dit qu’il serait à ses côtés, en permanence. Mais non, ce n’est pas lui. Elle oublie l’intrus.

Elle se souvient très bien de la troisième semaine du jeu. Elle dut se plier à plusieurs exigences dont la plus étrange était : ne plus parler à personne. Facile à dire à première vue. Cela n’avait l’air de rien mais cet exercice fut très douloureux. Ne parler à personne, ça voulait très concrètement dire : ne plus adresser la moindre parole à sa mère, à ses voisins de pallier, là, ça passe encore, mais ça concernait aussi les copines, c’était déjà plus dur, et les profs, et là ce fut la maxi galère.
Elle réussit à fermer sa bouche des heures durant, motus, malgré les mille et une pressions ou sollicitations ou menaces. Elle avait un peu l’impression d’être en apnée. Cent fois, elle eut l’envie de reprendre son souffle, d’exploser, de hurler. Mais elle tint bon. Tout le monde se demandait ce qui lui arrivait, sauf sa mère qui n’avait à peu près rien remarqué Elle se fit pas mal d’ennemis cette semaine-là mais, curieusement, elle était fière d’elle et Luis la félicita.

« Stop ou encore ? » dit-il. « Encore »
La semaine suivante, elle se charcuta. Elle devait se scarifier, se frapper, se couper les lèvres. Une expérience spectaculaire, plus repoussante que douloureuse. Elle eut droit en fin de semaine à l’infirmier scolaire ; elle prétendit – elle avait retrouvé la parole !- qu’elle avait fait une chute de vélo et l’autre goba l’explication.

C’est la cinquième semaine qu’elle commença à rechigner. Léa avait été jusque là plutôt docile mais Luis lui suggéra alors une épreuve « sportive », ce fut le mot employé. Elle devait monter au sommet d’une grue. Mission impossible, dit-elle ; elle avait des vapeurs quand elle était en équilibre sur une chaise, il était donc impensable qu’elle escalade une grue ! Ce fut l’occasion du premier accrochage avec Luis. Il la cajola, puis martela l’idée qu’elle était capable de passer cet exercice – n’avait-elle pas réussi toutes les épreuves jusque là ? Enfin il la menaça. Tu t’exécutes ou je dis tout ?
Elle ne lui demanda même pas ce qu’il voulait dire par là car en fait ce nouveau défi l’obnubilait, la tourmentait. Une fois encore, elle céda.

Il y avait un chantier de construction non loin de chez elle ; un samedi matin, alors que l’endroit était désert –et non gardé, elle se glissa entre deux palissades, accéda aux premières marches de la grue et grimpa. Ce fut interminable. Les yeux fermés, les mains moites, le ventre en feu, elle attaqua un barreau puis l’autre. Elle accéda à la cabine, au niveau de la flèche de la grue et adressa à son mentor un SMS : « Ayé ». Un miracle que personne ne l’avait vue, excepté Luis qui suivait de loin l’ascension.
Elle oublia de fermer les yeux lors de la descente et ressentit une peur encore plus violente que pour la montée.

On approchait de l’ultime défi, le cinquantième, qui devait tomber le 13 juin. « Tu vas te jeter du haut d’un toit ! » la provoqua Luis qui répéta qu’il serait là, « comme d’habitude ». Peut-être est-il d’ailleurs un des clients d’une des tablées des restaurants de la place, s’apprétant à filmer la scène.
Léa se sent traversé par mille picotements, de froid ou d’effroi, ou des deux.

Cette fois, elle lui avait dit farouchement non. « Dégonflée ! » réagit-il. « Tu peux pas renoncer après la 49e épreuve ! C’est impossible ! »
Cette fois ces menaces étaient plus précises. Si elle ne relevait pas l’ultime défi, il contacterait sa mère, pour lui révéler tout le mal que Léa pensait d’elle ; et puis il lui rappela la photo d’elle dénudée. « Tu refuses et je la diffuse à tous tes contacts Facebook » et il énuméra une bonne dizaine de noms. Il ajouta pour faire bonne mesure tous les contacts du collège. Comment savait-il tout cela ? il avait piraté ses comptes ? Léa imaginait la réaction de ses proches si’ils recevaient ce lien.

L’autre voisin, à sa fenêtre, s’agite, fait de grands gestes. Mais il va tout faire foirer ce con, se dit Léa. Alors elle court vers le bord du toit et bascule dans le vide, comme aspirée par la place. La dernière chose qu’elle voit est le grand logo de La Marseillaise. Bleu. Comme la baleine.

Gérard Streiff

Dernier ouvrage paru : Grognards.net aux éditions Helvetius



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