Le commissaire

Le commissaire

Gérard Streiff

Strasbourg, mai 68

Cléo, longue fille pâle aux cheveux ras, portait ce jour-là un short rouge et des espadrilles. Elle regardait au loin la vague ondoyante qui occupait tout le boulevard. Mais elle ne prêtait pas vraiment attention au défilé gaulliste qui s’avançait lentement depuis la place des Vosges. Cléo pensait à Bégo.

Elle était assise sur les marches du Palais Universitaire, au milieu d’un groupe compact d’étudiants qui avait l’air d’être au spectacle. Seul Bégo était debout, tel un général qui jaugeait le rapport de forces. Et celui-ci était de l’ordre de dix contre un, carrément, en faveur du cortège.

Bégo (Begovski dans le civil) en imposait. Pas par la taille, il était plus petit que Cléo par exemple, mais par sa dégaine, un visage volontaire à la Nougaro, une touffe de cheveux noirs cascadant sur ses épaules. Il ne quittait jamais une longue veste de cuir sombre. Tout le monde le surnommait « Commissaire », une allusion sans doute aux petits chefs bolcheviks d’antan.

C’était un redoutable orateur, Bégo, malgré sa manie de commencer chacune de ses interventions par un rituel « Tant il est vrai, camarades » tout à fait inutile. Bégo avait aussi une réputation de séducteur, Cléo le savait, elle pensait même qu’il était du genre prédateur. Pourtant ce type l’attirait, son calme, sa gestuelle, même son espèce d’arrogance lui plaisaient. Elle s’en voulait un peu mais pas trop.

Les gaullistes et les étudiants étaient à présent séparés par une esplanade, à peine l’espace d’un terrain de foot. La marche, ouverte par les notables, devait bientôt bifurquer, prendre à droite, forcément, pour longer les quais de l’Ill. C’est ce qu’avait annoncé la presse le matin même,

Or la tête du cortège sembla hésiter. La foule grondait. Des cris s’élevaient : « Le chiffon ! Le chiffon ! » Les plus remontés des manifestants désignaient en effet le drapeau rouge qui flottait sur le toit du Palais U depuis plusieurs jours.
Une douzaine de types, au gabarit de légionnaires, bibis, bombers et jeens, débordèrent le service d’ordre officiel et se mirent à courir vers le centre universitaire. Comme s’il n’attendait que ce signal, le reste du défilé suivit le mouvement.
Bégo restait imperturbable mais un vent de panique parcourut le public des marches. Cléo hésita puis reflua vers l’université, un palais carré de style italien mais façonné à la prussienne avec une cour intérieure dominée par une verrière et encadrée par des arcades sur deux étages.

Les jeunes gens eurent juste le temps de fermer les momumentales portes vitrées ; les activistes étaient déjà aux pieds de la volée des marches.
Bientôt, de part et d’autre de la baie vitrée, il y eut un bref face à face. Cléo, en retrait, était fascinée par le spectacle de ces assaillants qui rugissaient « Le chiffon ! », « A Moscou ! »,
face à Bego qui les narguait comme on provoque des fauves en cage.

Une première vitre explosa. Le bruit résonna de manière tonitruante dans l’enceinte du palais. Une deuxième vitre se fracassa, une troisième, bientôt toute la largeur des portes vola en éclats, pulvérisées à coups de pierres ou de bâtons.

Bego et de rares étudiants firent mine encore de s’opposer aux premiers envahisseurs. Le vacarme était général.Cléo fila sans demander son reste vers les sous-sols. Elle traversa le département de musicologie. D’une salle provenait un air de piano, probablement le premier concerto de Rachmaninov, se dit-elle. Qui était cet extra-terrestre qui pouvait ainsi répéter au milieu du chaos ? Elle longea le couloir de « Théo Pro » et arriva vite à l’extrémité du bâtiment, section « Théo Catho » qui était de plein pied avec un vaste jardin botanique bordant l’arrière du Palais U.

La jeune femme enjamba la fenêtre et fila sans gloire, mais rassurée, alors que le vacarme croissait dans son dos.

« Le chiffon » fut promptement descendu de sa hampe mais les manifestants ne s’attardèrent pas dans le Palais, aussitôt réoccupé par les étudiants. Dans la foulée une AG décida de confectionner une affiche pour dénoncer l’agression. Cléo, de retour, chercha Bégo. En vain.
Elle se porta volontaire pour le collage. Avec Racine, un étudiant de Lettres. Elle n’avait pas vraiment la tenue adéquate mais il y avait le feu. On les chargea de s’occuper du secteur de l’avenue Leclerc.

Evidemment ils se firent arrêter par une patrouille de flics alors qu’ils venaient de coller leur première affiche. On les conduisit au commissariat du Wacken. Le lieu était en état de siège ; on les fit d’abord attendre dans l’entrée puis ils durent emprunter un véritable labyrinte de couloirs donnant sur d’inombrables bureaux. Ils étaient au cœur d’une ruche, ça criait, ça gueulait, ça s’interpelait. Ils se sentaient entrainés dans une sorte de course sans fin.
Passant devant une des portes ouvertes, Cléo crut voir Bego. Mais déjà on la poussait plus avant.
 Merde ils ont arrêté Bégo, dit-elle mezzo voce à Racine alors qu’on les menait dans un bâtiment annexe où on les fit poiroter encore, pour rien, deux longues heures. Le flic qui s’occupa de leur « affaire » n’avait pas l’air bien méchant.
Contrôle d’identité, menace bougonne, n’y revenez plus. On confisqua leur pot, leur pinceau et leurs affiches.

A peine libérés, ils retournèrent au Palais U. La soirée était déjà avancée. Ils tombèrent sur une nouvelle AG, nocturne. C’était la mobilisation H 24. L’aula était noire de monde, la nouvelle de l’attaque du Palais U avait rameuté un peuple fou. Et les infos radio sur les émeutes à Paris, diffusées par haut-parleur, enflammaient l’assistance.

Bego était au micro. Il avait donc pu s’en sortir, lui aussi. Cléo voulut aller le saluer et plus si affinités mais la foule était si dense que cela lui fut impossible. L’AG était survoltée et Bego, au mieux de sa forme, « Tant il est vrai, camarades… », proposa l’organisation immédiate d’une manif !
Une idée un peu folle mais la tension était telle que sa suggestion fut immédiatement et massivement votée. Une manif de nuit, c’était une nouveauté pour Strasbourg.

Le cortège fut aussi fourni que les défilés diurnes des dernières semaines. Il n’était pourtant pas loin de minuit. Les
lumières des réverbères donnaient aux manifestants une sorte de solennité blafarde. Tout le monde était étrangement sérieux. Il n’y avait pas l’ombre d’un flic jusqu’au cente ville.

Cléo entreprit de rejoindre Bégo. La manif avançait vite, ses rangs étaient serrés. Elle ne réussit à s’approcher du « Commissaire » que vers la place Kléber. Il lui avait fallu, pour cela, remonter tout le défilé. Bégo venait de lancer un nouveau mot d’ordre, ériger une barricade. Un glacier et une brasserie avaient eu la mauvaise idée de ne pas rentrer leurs tables et leurs chaises. Tout ce matériel se vit aspirer par les jeunes gens qui fabriquèrent une barricade symbolique, pas très compacte ni très haute, mais une barricade tout de même.

 Contente de te revoir, dit Cléo, une phrase un peu bête qu’elle se reprocha aussitôtt.
 On se connaît ?
 Cléo, de Sciences Po.
 Salut. Bégo. On se voit après si tu veux ?
 OK. J’ai eu vachement peur qu’ils te gardent !
 Qui ça ?
 Les flics !
 Pourquoi ?
 J’étais au Wacken cette après midi.
 Et ?
 Arrêtée pour collage.
 Et alors ?
 Et alors, je t’ai vu ?
 Où ça ?
 Ben au Wacken !
 Qui ?
 Toi !
 Ben non.
 Non, quoi ?
 Ben t’as confondu, j’étais pas au Wacken.
 Quoi ?
 J’étais pas au Wacken, je te dis, t’entends, Chloé !
 Cléo ! Mais…
 Je te redis, Cléo, J’ETAIS PAS AU WACKEN, OK ?

Bégo était furieux. Il en devenait grossier.
 Et là tu m’emmerdes, carrément. Tu vois pas que j’ai autre chose à foutre !
 Mais Bégo ?!
 Quoi Bégo, quoi Bégo, dégage !

Un tumulte s’éleva alors dans les troupes étudiantes. A l’autre bout de la place, une armada de Crs venait de surgir. Les agents chargèrent sans sommation. Les autorités étaient pressés d’en finir. Les flics n’eurent guère de mal à enfoncer les lignes étudiantes. Les chaises, les tables valsèrent. ça courait dans tous les sens. La manif tournait à la dispersion sauvage.

Cléo s’accrochait à Bégo. Pas question de lâcher le bonhomme. Humiliée à mort, elle entendait poursuivre coûte que coûte leur échange. Ça faisait un peu scène de ménage sur fond de guerre civile.
Pris dans le mouvement de reflux, ils s’engagèrent ensemble dans une ruelle sombre, l’impasse Krutenau, les pandores aux trousses. Des échauffourées y éclatèrent dans la plus grande confusion.
 Tu me parles pas comme ça, hurlait la fille aux oreilles du « commissaire », tout en balançant sur les uniformes des moules à kugelhopf qui traînaient par là.
Surexcité, Bego la saisit par les épaules et la bouscula, elle fit une mauvaise chute.

Peu après, on le vit sortir de l’impasse tenant à bout de bras la grande Cléo, désarticulée.
La photo du nain brun et de la géante rouge fera la Une quelques heures plus tard de la première édition des DNA, les Dernières Nouvelles d’Alsace.
Au milieu du chahut général, cette apparition suscita aussitôt une même clameur : « CRS SS ! ».
La scène impressionna le sous préfet qui était aux premières loges cette nuit-là. Il comprit tout de suite le profit qu’allait en faire les étudiants. Il prit sur lui d’ordonner aux policiers de cesser leur poursuite et de se replier.

PS : on apprit, mais bien plus tard, que le « commissaire » Begolovski, en mai 1968, n’était en fait qu’inspecteur-stagiaire au commissariat du Wacken.

Nouvelle publiée dans le recueil que j’ai piloté, " Sous les pavés la rage ", 2018, Arcane 17, trente nouvelles (à parité !) sur 1968.



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