Article/Revue/12

Revue 12
été 2019

Grands patrons
Autocrates et tyrans

Longtemps l’incarnation parfaite du grand patron, Carlos Ghosn représente aujourd’hui à la caricature la face sombre de ce type de managers, leur irresponsabilité, les phénomènes de cour qu’ils suscitent, l’absence de contrôle et de contre-pouvoir, le tragique laisser-faire qui les entoure. Bien d’autres exemples rappellent la nécessité d’en finir avec ce type de gestion et de donner de vrais pouvoirs aux salariés.

Le dossier Ghosn est exemplaire. Longtemps le personnage a bénéficié d’une parfaite complicité de la part de tous les pouvoirs, politiques, financiers, médiatiques. Au moment de sa chute, ministres et chroniqueurs prirent longtemps encore sa défense, envers et contre tout. La solidarité de classe chez eux n’est pas un vain mot. Le boss suprême, capable -disait-on- de diriger plusieurs multinationales à la fois et de faire un tour du monde par mois pour piloter ses usines, semblait intouchable. Il a fallu des mois à la direction de Renault pour lui retirer la confiance du groupe français... et les avantages liés. L’affaire n’est pas close mais l’essentiel est connu.

Cette histoire de grand patron starifié, puis disqualifié, est finalement assez classique, les symptômes sont toujours les mêmes : personnalisation à outrance, mythe de l’homme providentiel que les multinationales se disputent à prix d’or à l’occasion de mercatos qui n’ont rien à envier à ceux des footballeurs. Des plumitifs brodent alors leur épopée, les médias en rajoutent, en font des icônes, des héros de la performance éternelle. Mais peu échappe à leur fatal destin, la carrière de ces individus souvent finit mal (toutes proportions gardées, car c’est aussi le genre d’hommes à toujours conserver quelque part une poire pour la soif).

Des exemples ? Bill Gross, dit « le roi des obligations ». Cet ancien joueur de black-jack a disposé un temps d’un fonds de 2000 milliards de dollar à la tête de la société Pimco. Il a du quitter le job car il avait « perdu la baraka » (dixit Bertille Bayart du Figaro)…Ou Jeff Immelt, PDG de General Electric. Le bonhomme sillonnait le monde en jet privé, suivi d’un second avion, mais vide. Il avait peur de tomber en panne avec le premier. Macron s’est plusieurs fois affiché à ses côtés, jusqu’à sa chute. Ou Martin Sorrell, cador du monde de la pub avec WPP, la plus grosse structure de publicité au monde. Il a du être exfiltré d’urgence de son poste. On a parlé de détournement de fonds et de pratiques « inappropriées » avec le personnel féminin. Ou encore Elon Musk, PDG d’une flopée d’entreprises dont Tesla et SpaceX, milliardaire facétieux, obligé par le gendarme de la bourse américaine de quitter lui aussi son poste de Président du Conseil d’administration de Tesla pour comportement irresponsable. Ou Travis Kalanick, fondateur d’Uber. Avec ses méthodes scabreuses, il a été condamné à démissionner en 2017. Les reproches qui lui ont été adressés sont nombreux : mauvaise gestion, personnage brutal, immature, irrespectueux, sexiste…
La liste est longue. Il faudrait encore parler de Marcus Agius de Barclays (2012), de Dick Fuld de Lehman Brothers (2008). Et, sans remonter à Mathusalem, évoquons Loïk Le Floch-Prigent d’Elf (1994), Jean-Yves Haberer du Crédit Lyonnais (1993) ou Daniel Bouton de la Société générale (affaire Kerviel), non sanctionné pourtant par son CA.
Une mention à part pour Bernard Madoff, l’escroc en chef ! Ce dernier dirigeait une des principales sociétés de bourse américaines, réputée pour son « sens de l’innovation » ; il pouvait promettre un taux de profit de 17 % l’an et trouver assez de gogos pour le suivre dans ses aventures. Madoff, arrêté en 2008, a écopé de 150 ans prison (il en a 80). Le problème, c’est que personne ne lui demandait des comptes alors qu’il travaillait tout de même avec les plus grandes sociétés de la planète, françaises y comprises (BNP Parisbas, Axia…). On a parlé d’un détournement de 65 milliards de dollars.

Tous ces individus ont été, un moment, adulés, tous sont devenus des tyrans, des autocrates.
Histoires anciennes, diront les libéraux, les leçons ont été tirés. Enfumage !
Prenons la simple question du « prix » de ce genre de « leaders ». Quand la banque espagnole Santander, il y a quelques semaines encore, a voulu se payer un des patrons de la banque suisse UBS, Andrea Orcel, UBS en demanda 50 millions d’euros. Patrick Pouyanné, PDG de Total, empoche lui près de 4 millions d’euros (hors actions de performance) mais il susurre qu’il n’est pas le mieux payé du CAC 40… Ben Smith, patron d’Air France-KLM, touche 900 0000 euros de fixe...et 4,5 millions de non-fixe, un supplément intitulé « variable et attributions d’actions comprises ».
Une récente étude d’ATTAC rappelait que les PDG du CAC ont gagné en moyenne 257 fois lez SMIC et qu’il faudrait 95 ans à un employé pour empocher le salaire annuel de son patron.
Quand un micro se tend, le ministre de l’Economie Bruno Lemaire surjoue parfois l’indignation et critique ces salaires de patron « 200,250 ou 300 fois supérieurs à celui des salariés les plus modestes ». Paroles, paroles. La seule réponse apportée à ce jour à ces invraisemblables rémunérations a été un tour de passe-passe. Désormais, on tronçonne ces revenus (ou plus exactement leur intitulé) en une multitude de séquences : il y a le salaire fixe, les bonus, les actions gratuites, les actions de performance, les clauses de non-concurrence, les bonus de bienvenue à l’entrée et les bonus de départ à la sortie, les retraites-chapeau sans oublier les primes à l’occasion de grandes opérations financières. Bonjour la transparence. Un vrai jeu de bonneteau.

Le système en place semble conscient de ce risque d’autocratie patronale et il n’est pas opposé à établir des contre-pouvoirs à ces roitelets. Mais la seule force de contrôle qu’il peut envisager n’émanerait que des actionnaires et des investisseurs. Pas question de donner la parole aux salariés et à leurs représentants. Monte pourtant aujourd’hui, comme le rappelait le congrès d’Ivry du PCF, l’exigence d’une appropriation sociale des moyens de production, d’échange et de financement, de la gestion des entreprises, des pouvoirs de décision et des critères de gestion au service de l’efficacité sociale s’appuyant sur des formes de propriété et de pouvoir nouvelles. Des pouvoirs d’intervention directe, décentralisés, afin d’arracher au capital la maîtrise des leviers de pouvoirs.

EXTRAITS

On a laissé faire…

« La communication hyperpersonnalisée autour d’un chef d’entreprise ne crée pas que des icônes. Elle crée aussi des enfants terribles (…) et surtout des autocrates et des tyrans. La combinaison entre l’adulation et la pression inhérente à la gestion d’une multinationale est toxique. Et cela est rendu possible par l’effacement des contre-pouvoirs au profit de phénomènes de cour. (…) On peut et on doit ramener sur terre les pieds de ceux qui commencent à avoir la tête dans les étoiles. Les signaux de la starisation à outrance sont toujours les mêmes : confusion entre la cause de l’entreprise et celle de son patron, et mise à l’écart des fortes têtes. Reprenons l’exemple de Carlos Ghosn. Si l’ex-PDG de Renault et Nissan a franchi les limites de l’éthique, et peut-être – la justice japonaise en jugera- de la loi, c’est aussi qu’on l’aura laissé faire... »

Bertille Bayard, Le Figaro, 13/2/19



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