Art Pepper

Nouvelle pour le recueil sur Art Pepper ( piloté par Dominique Delahaye, printemps 2O19)

Mambo de la pinta

« (La musique ) montait, montait si vite, si fort, qu’on avait envie de lever les yeux pour voir si elle ne faisait pas des trous dans le plafond. »
David Goodis, « Vendredi 13 »

Il ne se passait jamais rien Via Fani. Beppe en savait quelque chose. Depuis qu’il était à la retraite, depuis pas mal d’années maintenant, Beppe Borselli passait le plus clair de son temps, quand il faisait beau, et Dieu merci il faisait souvent beau à Rome, dans le minuscule jardinet en bas de son appartement, à observer la rue. Son poste d’observation ? Une table et un fauteuil légèrement défoncé au pied d’un acacia interminable.

Beppe habitait l’immeuble qui faisait l’angle de la Via Fani et de la petite Via Stresa. Le quartier, résidentiel, était calme. Et vert. Ancien carabinier, Beppe était à l’écoute des moindres faits et gestes du voisinage. Question d’habitude. Il aurait aussi pu faire un excellent concierge. Ce sera peut-être le cas dans une autre vie. La rue, très légèrement pentue, n’avait plus de secret pour lui. Beppe en connaissait tous les petits rites, l’heure où une voisine du quatrième ouvrait ses volets, le bruit du camion de ramassage des ordures, le couinement de la vespa du fils Grimaldi. Le seul incident qu’il signala un jour au commissariat du quartier fut le déménagement « à la cloche de bois », comme disent les Français, d’un locataire dont les autorités n’avaient jamais retrouvé la trace, soit dit en passant.

Les flics de l’arrondissement le charriaient volontiers. « Alors, Beppino della Fani, tout est sous contrôle aujourd’hui ? » Oui tout était sous contrôle, assurait-il. Il n’y avait vraiment rien à signaler. Ou alors, peut-être, le passage répété d’un jeune homme, cette semaine, sur le trottoir d’en face. Il était là assez tôt dans la matinée. Ce « ragazzo » n’était manifestement pas du coin, mais bon, on est dans pays libre, pensait Beppe, on ne pouvait tout de même pas empêcher les gens qui n’étaient pas d’ici de parcourir la Via Fani. On ne pouvait pas non plus signaler aux pandores les allées et venues de tous les inconnus, de tous les passants. Encore que ce jeune homme faisait plus que passer, il traînait, il s’attardait. Comme s’il prenait des notes. Sans doute un type d’une agence immobilière à la recherche d’une bonne occase. Bref, R.A.S.

Beppe occupait ainsi son temps. Ses matinées plus exactement. Car ses après midi, Beppino della Fani, qui était un homme d’habitudes, ses après-midi, donc, il les réservait à sa passion secrète, et sa passion, c’était la danse. Il s’y était mis sur le tard à la danse, avec Graziella, son épouse. Leur couple avait fait, un temps, l’admiration des fidèles du « Capricio », un dancing prisé par les anciens romains. Et pas très éloignée de la rue Fani.

Beppe, à présent veuf, avait l’impression d’entretenir le culte de sa Graziella en continuant de fréquenter le « Capricio », non seulement le dimanche, jour du seigneur et du grand bal, mais tous les après-midi, assidument : dans une petite salle annexe de l’établissement, il perfectionnait sa technique. Une ancienne prof de danse, Madame Moreno, sexa encore pétulante, lui faisait, bénévolement, travailler ses pas. Il s’entraînait avec méthode. Et avec soins. Pas question de danser en tenue négligée. Beppe mettait son costume de bal, pour ainsi dire, un pantalon noir, ample, une chemise blanche, bouffante et des mocassins crème.
Il comprenait bien que c’était complètement ridicule, à son âge, cet acharnement à bien faire. Il s’était bien gardé d’ailleurs d’en parler à son fils Carlo mais ces deux-là se voyaient si peu que ce n’était guère difficile de garder le secret.

Beppe aimait le tango, bien sûr, et puis tout ce qui venait d’Amérique de sud, de Cuba. Le merengue, la rumba, le bachata, le cha cha cha. Ces dernières semaines, sur l’insistance de sa monitrice, comme il appelait Madame Romero, il s’était attaqué au mambo, qui n’est pas très loin de la salsa finalement.

Son disquaire, près du Colisée lui avait fait découvrir une petite merveille qui venait juste d’arriver d’Amérique. Le dernier album d’Art Pepper, qui comportait "Mambo de la pinta"n enregistré à Los Angeles l’année précédente.
Le tempo était très rapide mais ils avaient décidé, Mme Romero et lui, de faire avec.
Le morceau s’ouvrait sur des petits coups secs de baguettes, comme pour inviter le public à prendre place. Tac tac tac.
Puis une ritournelle très latino se répétait une demi douzaine de fois avant que le saxo ne s’envole, monte, monte, sans que l’on ne perde jamais le rythme de base du mambo. La mélodie se terminait avec l’air inaugural, la boucle était bouclée.

Un jour, exceptionnellement, on était à la mi mars, Mme Romero, prise par divers rendez-vous et ne pouvant se rendre au « Capricio », lui proposa de passer chez lui, un matin. Cela bousculait ses petites habitudes mais il accepta sans trop barguigner. Tant pis pour le jardinet et la garde de la Via Fani.
Ce matin-là, Mme Romero portait une robe légère, blanche avec des dessins bizaroïdes et ses traditionnels hauts talons roses. Elle refusa le café que Beppe lui offrait et proposa de passer tout de suite aux choses sérieuses. Il revêtit son habit de danse, on repoussa les rares meubles contre les murs, la cérémonie pouvait commencer.
Beppe mit la musique à fond, Mme Romero laissa faire.
Juste avant l’entrée en scène, l’ex carabinier, très concentré, mima les gestes qu’il devrait faire. Il connaissait le protocole par coeur. Le mambo se dansait sur un rythme musical 4/4 et le pas de base se faisait sur 8 temps, correspondant à 12 mouvements. 1 et 2, 3 et 4, 5 et 6, 7 et 8, avec un petit arrêt dans les mouvements sur les comptes pairs. Mais Mme Romero était adepte de la séquence 1, 2, 3, pause, puis 5, 6, 7, pause.

Beppe avait pris l’habitude de compter, à voix haute, les mouvements. 1, 2, 3, pause, 5, 6, 7, pause. Ce n’était pas très romantique mais ça le rassurait. 1, 2, 3, pause, 5, 6, 7, pause. De toute façon, avec Mme Romero, tout redevenait simple.
Les deux danseurs se firent face, leurs pas étaient réalisés “en miroir”, une expression qu’elle répétait volontiers. “En miroir”.
Très vite Beppe se lâcha, pas bascule gauche, pas bascule droite, pas en avant, pas en arrière. Ils se tenaient la main, ils s’effleuraient du bout des doigts. Ça bougeait tout le temps, et bien. Beppe était parti. Exténué d’emblée mais heureux.

Le disque tourna en boucle et ils dansèrent ainsi un bon quart d’heure. Beppe glissait comme un vrai professionnel, oubliant tout, l’appartement, la via Fani, les voisins, sauf le corps de Mme Romero, sa chaleur, son odeur. Il cotoyait un vertige fabuleux.

Le couple bien sûr ne prêta pas attention au bref crissement de pneus qui venait de la rue. Un véhicule, sorti de la via Stresa, avait bloqué un convoi officiel sur la via Fani. Des jeunes gens mitraillèrent aussitôt les voitures immobilsées. Ils exécutèrent Oreste Leonardi, Francesco Zizzi, Domenico Ricci, Raffaele Iozzino et Giulio Rivera. Beppe apprendra plus tard qu’il s’agissait de quatre gardes du corps et d’un chauffeur. Puis les jeunes assaillants arrachèrent à son siège le survivant du carnage et ils disparurent.

Les danseurs étaient à présent collés l’un à l’autre, en nage. On aurait pu croire qu’ils venaient de faire l’amour, se dit Beppe, malicieux. Mme Romero décida d’une pause. Elle arrêta le tourne-disques, Beppe prit son temps pour redescendre sur terre. C’est alors qu’il s’étonna de l’étrange silence de sa rue Fani. Il devait se passer quelque chose. Beppe sortit dans le jardinet. Le silence persistait. Arrivé au portail, il vit plusieurs véhicules arrêtés en quinconce, pare-brises explosées, portes criblées, à demi ouvertes. On devinait des corps affalés, du sang partout.
Beppe s’appretait à sortir mais un homme, un civil aux manières fermes, un flic pensa-t-il, lui intima l’ordre de rentrer chez lui. C’est là qu’un flash de la RAI lui apprit qu’Aldo Moro venait d’être enlevé, Via Fani.

Gerard Streiff



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