Paella (Catalans, 2019)

PAELLA

Envoyée spéciale de Sud-Info au procès des indépendantistes catalans, Chloé Bourgeade avait pris l’habitude d’arriver très largement en avance dans la salle du tribunal suprême de Madrid. Ce lieu la fascinait. Tout était fait ici pour intimider le pékin, taille de la salle, sombritude des boiseries, disposition des tribunes.
Tout ce décorum formait un mélange étrange, une sorte de mixte entre une salle de l’Inquisition, du moins c’est ainsi que Chloé l’imaginait, et un club XXL pour vieux messieurs fortunés et libidineux.

La journaliste aimait aussi observer comment les différents protagonistes prenaient progressivement place dans leur petit théâtre, magistrats, avocats, prévenus. Tous faisaient leur entrée selon un protocole méticuleux, une mise en scène très calculée et très personnelle.

Le procureur Jaïme Romero faisait toujours son entrée le premier, alors même que le tribunal était à moitié vide. Le bonhomme avait manifestement un petit côté maniaque, disposant devant lui ses dossiers, dont il changeait plusieurs fois l’ordre sur son pupitre.
Puis venait l’avocate de l’État, Rosa Maria Peone. Elle contemplait la salle de longs moments, faisaient des gestes peu discrets vers telle ou telle connaissance repérée dans l’assistance.
Enfin le président du tribunal, Carlos Mesles, arrivait toujours un poil en retard, d’un pas altier, entouré d’une petite cour avec laquelle il semblait échanger des informations de la plus haute importance.

Ce matin-là, Chloé remarqua tout de suite que l’avocate n’était pas dans son assiette. Rosa Maria Peone, d’ordinaire vive, limite exhibitionniste, regardait ses chaussures, fort jolies au demeurant. Il est vrai que presse internationale n’avait pas été très tendre avec elle la veille, trouvant ses envolées trop agressives.
Le président Carlos Mesles, lui, entra à petits pas pressés, ce qui n’était vraiment pas son genre, affichant une pâleur inhabituelle. Il semblait ignorer son entourage.
Enfin le procureur Jaïme Romero franchit la porte du tribunal largement en retard, s’attirant les regards étonnés du public. Il s’assit avec hésitation comme s’il redoutait de prendre place sur sa chaise.

Chloé fit remarquer à son collègue - et photographe - Laurent Wagner cet inhabituel cérémonial. Wagner était un compagnon charmant et drôle mais un tantinet bavard.
Nos deux journalistes aimaient échanger avant le début des travaux leurs impressions et commentaires sur les « sorties » des inculpés ou des magistrats, sur les dernières inventions des médias aussi. Accessoirement Wagner donnait des conseils sur les restaurants des alentours, sujet sur lequel il était intarissable.

La veille, d’ailleurs, Wagner dînait dans un établissement proche dont il avait déjà oublié le nom. Il fit remarquer que, justement, à la table voisine de la sienne, s’étaient retrouvés le procureur, l’avocate de l’Etat et le president du tribunal. Ils avaient pris le même menu que lui, une spectaculaire paella catalane. Wagner ne résista pas à en détailler, avec application, la recette : moules et leurs coques, poulet coupé en morceaux, porc maigre coupé en dés, chorizo et saucisses en rondelles, coques et amandes d’Espagne, crevettes et langoustines, huile d’olive, du vin aussi. Bref un plat spectaculaire, par sa taille plus que par sa composition.

La salle du tribunal remplie, tout le monde ayant rejoint son poste, une nouvelle journée du procès pouvait commencer. Là survint le premier hic. L’avocate de l’Etat se dressa en manquant de renverser sa chaise et quitta la salle à vive allure. Les juges échangèrent quelques regards surpris. Le president, d’une voix faible, donnait la parole à la défense quand, à son tour, le procureur sembla jaillir de son siège comme s’il avait reçu une décharge électrique et prit le même chemin que l’avocate. Des murmures enflaient dans la salle.
Le président brandissait déjà son marteau pour imposer le silence mais il reposa vite fait l’instrument et, sans transition, s’enfuit, il n’y a pas d’autre mot.

Stupéfaite Chloé se tourna vers son collègue. Un rictus bizarre barrait le visage de Wagner et son teint virait à l’olive. Il bafouilla un semblant d’excuses et se retira penaud du banc de presse.

On apprit peu après que le procès était ajourné en raison d’une galopante gatro.

Gérard Streiff



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