Polar/2013 : le dossier de la Revue du projet

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Le polar imagine 2013

CHAPO
En bande organisée

Pour son dossier de rentrée, « la Revue du Projet » a sollicité des auteurs de polar. La commande ? une nouvelle (noire ou rose ou verte...), courte ( 6000 signes), sur 2013. Comment imaginent-ils l’avenir proche ? 2013, ce n’est pas tout à fait de la science fiction, à peine de l’anticipation. Une vingtaine d’auteurs ont accepté de participer à l’exercice. Merci à elles et eux.

Attention, ces écrivains ne sont pas des adeptes de la boule de cristal ni du marc de café, ils n’ont (probablement) aucun don divinatoire, peu de compétence en matière de prospective. Ce qu’ils nous racontent ici est pure invention, tout droit sorti de leur imaginaire. Mais leurs libres histoires nous en apprennent sur le monde réel sans doute autant que bien des traités. Ils divaguent mais ce qu’ils nous donnent à voir est plus vrai que vrai.

Comme le dit le sociologue Luc Boltanski dans « Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes » ( Paris, Gallimard, 2012), le roman policier a en commun avec la sociologie « la mise en question de la réalité apparente, pour atteindre une réalité qui serait à la fois plus cachée, plus profonde et plus réelle ».

Le polar, en effet, aime se coltiner au réel, au monde. (Un réel, soit dit en passant, qui tend à se réinviter dans la littérature en général, dans la « blanche » comme on dit dans « la noire », ou au théâtre, voir le dernier festival d’Avignon). Du côté des polardeux, c’est une vieille tradition que de questionner la société, depuis Dashiel Hammett jusqu’à Patrick Manchette en passant par Henning Mankell ou Jean Amila-Meckert ( A ne pas manquer, à ce propos, l’exposition que lui consacre la BILIPO, la Bibliothèque des littératures policières, 48 rue du Cardinal Lemoine, Paris 5è, intitulée « Meckert-Amila : de la Blanche à la Série Noire ». Jusqu’au 13 octobre.)

Ces derniers temps, les gens du polar semblent avoir repris goût au débat public. Ils ont été nombreux par exemple à voter ou/et à appeler à voter Jean-Luc Mélenchon (voir la pétition jointe). Comme beaucoup, ils furent heureux de la campagne et frustrés du résultat. La droite est dans les choux, allélouia, pourtant le monde de 2013 que ces auteurs nous annoncent ici est plutôt inquiétant. S’y bousculent fachos de tout poil, manipulateurs cathodiques, « sorcières » redoutables, politiciens madrés, agences de sécurité, goinfres de la finance, médias sans vergogne, salauds ordinaires, rage et racisme . « Paranoïa » diront les grincheux. Nous verrons au contraire dans ces pages une belle libido, une énergie communicative à décortiquer, alarmer, critiquer, résister.

On a presque envie d’ajouter que si ces auteurs n’étaient pas venus à la politique, c’est la politique qui serait venue à eux. Crime et politique en effet n’ont jamais fait si bon ménage. Sans aller jusqu’à « Gomorra » de Roberto Saviano, on est tenté d’écrire que la dérive criminelle de la vie publique, en ces temps de finance triomphante, dans bien des pays, se banalise. La mondialisation, c’est aussi la mondialisation du crime.

Dans un essai paru juste avant l’été, « Une histoire criminelle de la France », chez Odile Jacob, signé Alain Bauer et Cristophe Souliez, on peut lire par exemple : « Le crime et la finance ne vivent plus seulement côte à côte. Une partie de la finance mondiale a choisi d’investir avec le crime, et parfois dans les activités criminelles ».

L’actualité nous offre une cascade de « faits divers » où financiers, puissants et brigands bambochent, des caves du Vatican à la banque de la Reine d’Angleterre, des petits arrangements de Sciences Po aux grandes arnaques de JP Morgan, des fraudes de Barclays, UBS ou Crédit Suisse, détournant les taux de référence des produits financiers ( une valeur de 500 000 milliards de dollars, tout de même...) jusqu’au blanchiment de l’argent de la drogue par HSBC.
Au début de l’été ( Le Monde, 28 juin 2012), un collectif de 82 magistrats cosignaient une tribune intitulée « Agir contre la corruption ». Cet appel de juges rappelait que ces dix dernières années, en France, et singulièrement sous Nicolas Sarkozy, tous les dispositifs de lutte contre la délinquance financière avaient été fortement démantibulés. Sarkozy, d’ailleurs, s’y était engagé, devant le MEDEF (réuni en Université d’été) le 30 août 2007 : « (Trop) de contentieux viennent embarrasser nos juridictions correctionnelles et notre droit pénal. (…) La pénalisation de notre droit des affaires est une grave erreur, je veux y mettre un terme. » Message entendu. L’Etat s’est désengagé, laissant les affairistes affairer. Le juge Jacques Gazeaux, qui a passé six ans au pôle financier de Paris, peut, en cet été 2012, affirmer : « On ne lutte plus contre la corruption ! ». Et à la question « La France est-elle un pays corrompu ? », il répond, catégorique : « Oui, bien sûr. »

C’est un peu comme si le crime, en un siècle, avait changé de stature, d’ampleur, d’ambition. Il y a juste cent ans, en 1912/13, c’était l’époque de la bande à Bonnot où des nanars modernistes ( ils opéraient en voiture quand les flics étaient encore souvent à cheval) braquaient la Société générale. Aujourd’hui ce serait plutôt la Société générale, allons, restons prudents, disons : ce serait plutôt les banques en général qui opèrent en « bande organisée » et braquent le pauvre monde.
Le crime prospère, le polar aussi. Fatalement.

Gérard Streiff

Les huitres, ça ne se garde pas
Jeanne Desaubry

Avril 2012
Deux heures ! Merde ! Putain de prostate !
Monsieur Meunier tâtonne des orteils, le pavé est froid, où sont ses savates ? Se traîner jusqu’aux toilettes, pisser trois gouttes, ne pas tirer la chasse, les voisins ont râlé, ces emmerdeurs, comme s’ils se gênaient pour mettre la radio à fond, leur radio de bobos gauchistes... Mais après tout, ça fait des économies…
Boire un verre d’eau à la cuisine…
Là-bas, une fenêtre est allumée.
Ça fait des mois que cette fenêtre reste allumée, nuit après nuit. Et chaque fois, la question : qu’y a-t-il derrière cette fenêtre ? A cent-cinquante, deux cents mètres de là, cette tache de lumière, toutes les nuits… Quelle maison ? Quel appartement ?
Et puis au matin, la question lancinante disparait, avalée par les soucis du jour.
C’est que les journées de monsieur Meunier ne sont pas plus agréables que ses nuits. Il y a cette saloperie de concierge qui ne lui monte jamais son courrier, elle le fait exprès, ses lettres prennent toujours deux jours de retard. Ça, c’est depuis qu’il a gueulé parce que le local poubelle puait. Il y a aussi le gamin du troisième, qui hurle tous les jours à la même heure. Une bonne fessée de temps en temps, ça ne fait pas de mal, le môme doit être insupportable. Mais s’il pouvait gueuler moins fort !
De toute façon, dans l’immeuble, il ne parle à personne et personne ne lui parle.
Meunier descend tous les matins acheter son pain et son journal, parfois une tranche de jambon, et les jours de marché, il pousse jusqu’à la place pour acheter un petit filet de poisson. C’est pas avec sa retraite qu’il pourrait se payer des ortolans tous les midis.

***

Finalement, ce sont les sacs poubelle qui lui ont offert la solution. Noirs, en plastique épais, au moins du deux cents litres. Ce matin là il pleut, le camion est en retard, les éboueurs font fissa. Et puis en voilà un a qui glisse. Faut dire, les équipes elles sont toutes africaines ! Alors faut pas s’étonner si le travail est fait à moitié. C’est pas que monsieur Meunier soit raciste, mais enfin… On se comprend à demi-mot… Le boulot bien fait, c’est plus forcément la priorité, hein ?
En tombant, le grand noir a laissé échapper un sac qui s’est ouvert, répandant son contenu au sol. Meunier n’a jamais vu ça. Des milliers de bouts de tissus. Des chutes, toutes de la même couleur. Le retraité s’arrête, stupéfait : comment a-t-il pu passer tous les jours devant cette maison sans remarquer le nombre de bacs jaunes ? Un portail en fer, une allée qui passe derrière un pavillon en pierres meulières, et puis tout au fond, une autre maison plutôt décrépite. On n’en voit pas grand-chose, et encore en se décortiquant le cou pour mettre l’œil en face d’une fente dans le métal.
Son cabas à la main, sa baguette, son journal, il manque à monsieur Meunier un béret pour incarner la France honnête et qui bosse bien, celle qui vote bien, et n’oublie pas de surveiller ses voisins.
Meunier n’est jamais rentré si vite chez lui. A sa fenêtre de cuisine, le voici qui prend des repères. De chez lui, on voit moins bien, l’angle limite la visibilité. Mais oui, ça doit être ça…
Au bout de quelques jours, il en est certain : un atelier clandestin. Ils sortent des poubelles tous les jours, et il y a toujours des sacs en plus des bacs de recyclage. Comment a-t-il pu passer si longtemps à côté de ça, bon sang !
Monsieur Meunier n’a pas internet, tout ça c’est pour les jeunes qui ne foutent rien de leurs journées au lieu d’aller bosser. Mais une feuille et un crayon c’est tout aussi bien. Il est assis à sa table de cuisine, il tire la langue. Il y a longtemps qu’il n’a pas écrit, à part le mot anonyme qu’il a accroché à la porte de son voisin du-dessus après une nuit agitée. Cette fois il s’applique. Il a décidé de ratisser large. Faire le modèle, puis, une fois qu’il en sera content, le recopier trois fois. Faudra bien que quelqu’un réagisse.
Le procureur de la République, la Sécu, le commissaire de la ville. Trois enveloppes, trois timbres.
Devant la boite aux lettres, Meunier sourit. Ça leur fera les pieds à tous ces salauds qui viennent piquer le boulot des Français. Et ça paierait pas de droits de douanes, ni d’impôts, ni de taxes, alors que lui il se contente d’une retraite misérable ! Si tout le monde réagissait comme lui, si tout le monde se défendait un peu, tiens, il y aurait encore des usines en France. De son temps, le boulot manquait pas. Aujourd’hui, un père de famille doit choisir entre s’inscrire au chômage et bosser au noir. Heureusement, il y a des hommes politiques qui comprennent ça. Et même des femmes. Tiens, sa lettre, l’idée lui est venue après un discours de la fille de son père. Pas les mêmes coups de mentons, mais efficace, la fillette !

Pour mieux guetter, monsieur Meunier a ressorti une vieillerie qui lui vient de sa mère. Ne jamais rien jeter, c’est le secret. Les jours passent, le vieux s’impatiente. Il bâcle les courses, ne quitte plus son poste d’observation.
Nuit après nuit, la fenêtre s’obstine à rester allumée, le narguant.

Quand les fourgons de police arrivent, il est aux premières loges.
Il abandonne ses savates. Il passe une veste. Il se hâte, aussi vite que ses vieille guiboles arthritiques lui permettent. Son cœur tape, il n’y croyait plus.
Il y a les voitures avec des flics en civil, et deux fourgons.
Meunier arrive au bon moment. Derrière le cordon qui a été tendu, il a le temps de voir tout un tas de face de rats escortées d’une main de fer par des hommes en uniforme. Des hommes, des femmes. Il y en a une qui a un petit sur la hanche et qui pleure en trébuchant tous les deux pas. Comédie ! Les autres ont l’air hébété, leurs yeux clignent dans la lumière.
Rentrez chez vous, monsieur, il y a rien à voir ici.
La première fois, Meunier a reculé d’un pas, sans rien dire. Il continue de se délecter du spectacle. Ce sont des sacs qu’on sort maintenant, les mêmes que ceux qu’il a déjà vus sur le trottoir. Ils portent des étiquettes qu’un flic remplit soigneusement.
Qu’est-ce qui se passe ? Du bruit, des cris, de l’agitation… Meunier se rapproche de la limite. Un homme se débat comme un beau diable entre deux policiers plus hauts que lui d’au moins deux têtes. A peine plus grand qu’un gamin, il baragouine à toute vitesse. Les traits déformés par la rage, il essaie à toute force d’échapper aux gars qui le cramponnent, indifférents. Dans sa fascination, Meunier s’approche à toucher le dos d’un policier qui monte la garde. L’homme se retourne.
On vous a déjà dit de rentrer chez vous. Il y a rien à voir ici ! Allez ! Dégagez !
Non mais dites donc, jeune-homme, vous pourriez avoir un peu de respect pour un homme qui a l’âge de votre père. Je suis un bon Fançais moi ! C’est moi qui les ai dénoncés ces niaquoués là !
L’homme toise Meunier. Pas un mot, mais une expression de dégoût profond marque ses traits un instant avant qu’il ne hausse une épaule et ne se retourne.

***

1er Janvier 2013
Sur la table, les restes de la veille. Comme tous les ans, son fils a dit qu’il passerait peut-être et n’est finalement pas venu. L’immeuble a résonné toute la nuit d’échos de fêtes à tous les étages.
Meunier jette les huitres. Il n’a pas réussi à en avaler une seule. Il mange de moins en moins, il maigrit. Le crabe doit l’avoir attrapé. Mais il n’ira pas chez le médecin, pas envie de savoir.
Il ne dort plus du tout.
L’autre nuit, il était planté devant sa fenêtre de cuisine, comme bien souvent. Il a soudain remarqué que la fenêtre était de nouveau allumée.
Depuis combien de temps a-t-elle réapparu ? Il ne sait pas. Il en éprouve un sentiment étrange, une sorte de contentement. Il se sent soudain moins seul.
Il y a eu tous ces changements de politique auxquels il ne comprend pas grand-chose. Assez pour savoir qu’une nouvelle lettre ne serait plus suivie d’effets.
Alors, il reste à sa fenêtre à regarder la lumière, là-bas. Il redoute à présent qu’elle s’éteigne et l’entraîne dans sa nuit.

Dernier ouvrage paru : Dunes froides, Krakoen
Cessez le jeu !
Didier Daeninckx

C’est une ménagère de moins de cinquante ans qui découvrit le premier cadavre alors qu’elle promenait son labrador près du square du général Laperrine, comme chaque matin, à l’orée du bois de Vincennes. Le corps était dissimulé sous les feuilles dont les platanes se débarrassent à cette époque de l’année. Quand les policiers le dégagèrent de son linceul végétal, ils constatèrent qu’il s’agissait d’un homme d’une trentaine d’années, qu’on l’avait proprement égorgé. Sa tête reposait sur un enjoliveur de roue de voiture qui lui faisait comme une auréole.
Le deuxième assassiné fit l’ouverture du journal régional d’Aquitaine le lendemain. Ce fut cette fois un machiniste bordelais venu prendre son travail, au dépôt, qui le trouva assis à sa place, aux commandes de son tramway. La gorge béante, il s’était vidé de son sang qui gluait sur les manettes. La victime, un retraité des postes, habitait Libourne où il avait occupé jadis un siège, au conseil municipal.
La troisième personne à perdre la vie, cette semaine-là, en se frottant le gosier sur une lame de rasoir, fut une jeune intermittente du spectacle d’à peine vingt ans. Un vigile du Super Mammouth de Grandville la retrouva dans la chambre froide, suspendue à un crochet de boucher, au milieu des carcasses de moutons.
Le quatrième individu proprement saigné le fût chez lui, dans le quartier de l’Estaque, à Marseille. Le tueur avait pris soin de l’installer devant sa télévision avant de glisser la cassette d’un vieil épisode de Thierry La Fronde dans le magnétoscope.
Le dernier crime de la série, le plus sordide, eut la ville de Caen pour cadre. La cible était cette fois un agriculteur normand que le meurtrier avait charcuté au larynx, comme à son habitude, et dont il avait enfoui la dépouille sous des centaines de kilos de pommes destinées à être transformées en cidre bouché. Il s’en fallut d’ailleurs de peu que le cadavre passe à la moulinette pour rendre son jus au milieu des fruits mûrs.
Les limiers de Paris, Bordeaux, Grandville, Marseille, de Caen travaillèrent chacun de leur côté avant que l’aveuglante similitude du mode opératoire ne les oblige à coopérer. On avait, d’évidence, affaire à un killer en série. Afin de ne pas froisser les susceptibilités, les patrons des différentes sections régionales concernées confièrent la coordination de l’enquête à un collègue lyonnais, une ville épargnée jusque-là par le surineur. Leur choix ne pouvait être plus judicieux : dès qu’il eut pris connaissance de l’ensemble des dossiers, le lieutenant Rémusat se frappa le front du plat de la main. Il estomaqua ses confrères en déclarant.
Je crois savoir d’où ça vient !
Il n’en dit pas davantage et retourna chez lui pour visionner quelques unes des huit mille cassettes vidéo dont les tranches multicolores tapissaient les murs de son appartement. Il enregistrait tout, c’était son dada. Trois heures plus tard, il retrouva le cénacle des enquêteurs et livra sans coup férir le nom du tueur multirécidiviste.
Il s’appelle Frédéric Latenaire. Ne cherchez pas dans vos dossiers, il n’a jamais été condamné. C’est un débutant.
L’émoi était tel dans le pays qu’on se décida à l’appréhender, une fausse piste valant mieux que l’immobilisme. Arrêté sur son lieu de travail, un atelier d’aéronautique toulousain en difficulté, l’homme ne se fit pas prier pour reconnaître ses crimes, mais il se refusa à en livrer les mobiles. Ce fut le lieutenant Rémusat qui les dévoila à la barre, lors du procès en Assises, quelques mois plus tard.
Je suis un fana de jeux télévisés, Monsieur le Président. J’ai la collection complète des enregistrements de La famille en Or, du Juste Prix, des Chiffres et des lettres, de La Roue de la Fortune, de Qui veut gagner des Millions, de Qui veut prendre sa place ?… Dès que j’ai lu les procès-verbaux des différentes enquêtes, je me suis souvenu d’une émission diffusée, il y a environ un an. Un concurrent avait été éliminé parce qu’il ne se rappelait pas du nom de la plaque ronde qui décore les roues de voitures…
- Un enjoliveur… murmura le public.
- Exactement ! Ça m’a fait penser à celui qu’on a découvert sous la tête du premier cadavre. Puis un autre participant à la même émission avait subi un sort identique, le renvoi au néant, en ne trouvant pas le nom du véhicule urbain roulant sur rails…
- Un tramway… susurra le public.
- Parfaitement ! Après, tout s’enchaînait. Le troisième ne connaissait pas le nom du dictateur italien Mussolini qui a fini sa vie pendu à un… crochet de boucher. Le quatrième joueur ne savait pas que c’était Jean-Claude Drouot qui jouait le rôle de Thierry La Fronde, dans un célèbre feuilleton des années soixante. Le dernier, enfin, avait buté sur la signification de « palindrome », qui désigne un mot qu’on peut lire dans les deux sens, comme Éve, la femme initiale, pour laquelle Adam croqua…
- La pomme, compléta le public.
Le juge s’était alors impatienté.
-Nous sommes dans l’enceinte d’un tribunal, lieutenant. La barre devant laquelle vous vous tenez n’est pas le pupitre de Questions pour un champion ! Quel rapport cela a-t-il avec la série des crimes de Latenaire ?
-C’est très simple : j’ai découvert qu’il a participé à un jeu télévisé en même temps que les cinq victimes… Le Maillon faible… Elles ne sont pas parvenues en finale, mais, dès le premier tour, elles l’avaient toutes expulsé en inscrivant son prénom sur leur ardoise, au feutre noir, alors qu’il était le seul à ne pas avoir commis d’erreur. Il n’a pas supporté cette injustice, cette humiliation subie devant des millions de téléspectateurs… Il voulait laver son honneur. C’est devenu une idée fixe. Il a fini par éliminer méthodiquement ses éliminateurs.
Le policier fut interrompu par de longs hurlements de l’accusé, des cris de bête blessée dans lesquels on parvenait à comprendre :
-C’est faux ! Je ne suis pas le maillon faible… Non, je ne suis pas le maillon faible…
Les jurés de la cour d’Assises n’eurent même pas à écrire son nom sur un petit papier pour confirmer sa culpabilité. Ils savaient aussi que la prison n’était pas la solution. Un collège de psychiatres étudia Latenaire sous toutes les coutures et se prononça pour l’irresponsabilité. Il fut transféré, pour le reste de son existence dans une unité de soins psychiatriques intensifs. Il partage aujourd’hui le sort de dizaines d’âmes faibles. Le personnel médical le traite exactement de la même manière que les autres malades. À une exception près : sa présence est interdite en salle de télé.

Avec l’aimable autorisation de D.D. Extrait de « L’Espoir en contrebande », Cherche Midi, Goncourt 2012 de la nouvelle. Son dernier ouvrage paru.
L’invisible
Jerôme Leroy

Je m’appelle Maréchal. Philippe Maréchal. J’habite à Serigny-le-Cocu, dans la Sarthe. On est 231 inscrits. Il y a eu 130 voix pour Marine Le Pen. Dont la mienne. Et j’en suis fier. Je suis « la France invisible ». Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Jean-Pierre Pernaut sur TF1. Je suis la France qui travaille, moi. Pas comme tous les assistés. Je vais voter Sarkozy aux deuxième tour. Sarkozy a compris le message. Assez d’assistanat. Assez d’Arabes. Assez d’insécurité.
Par exemple, la semaine dernière, au bal du samedi de Trouvallé-le-Minus, le fils Maudru a pissé sur l’orchestre et il s’est battu avec le bassiste. L’insécurité, c’est un drame, je vous dis. Il a fallu faire venir une ambulance du Mans. Oui, il n’y a plus de médecin à Serigny-le-Cocu ni à Trouvallé-le–Minus. Forcément, avec l’insécurité. Il n’y a plus de poste non plus et ça c’est aussi de la faute à l’insécurité.
Le fils Maudru, toujours, ce voyou. Il est pas immigré, mais c’est tout comme : il vient de Biroute-La-Tondue près de Jouy-en-Consanguine, à 15 bornes. On l’appelle Biroute-la-Tondue à cause de ce que le village a tondu une fille qu’avait couché avec les Allemands. Faudra penser à tondre celle qu’ont couché avec les Arabes. En même temps, comme Arabe, je connais que Mouloud, le chauffeur du bus scolaire. Un assisté qui bosse dix heures par jour pour conduire nos enfants blancs à la dernière école du coin. Moi, des enfants, j’en ai neuf. Manquerait plus que ma femme, la Josette, avorte ou prenne la pilule comme ces salopes du Mans. On est catholique, nous. Même si je vais jamais à la messe. Les allocations familiales, on les mérite. Comme je mérite l’allocation adulte handicapé pour mon ainé de 25 ans qui est un peu retardé. A Serigny-le-Cocu, les mauvaises langues disent que c’est parce que la Josette l’aurait fait avec son frère.
Mais bon, on n’est pas des assistés quand même, on est des invisibles. C’est la télé qui le dit, donc c’est vrai. C’est comme les subventions de Bruxelles pour que je me tourne les pouces et que je fasse pas trop de lait ni de céréales, je les mérite. Pas comme cette feignasse de Mouloud qui fait le prétentieux parce que sa fille est au lycée, au Mans. Avec mes impôts, évidemment. Et la préférence nationale, alors ?
Donc, le premier mai, je serai à la Concorde, à la fête du « vrai travail » comme elle a dit Marine Le P.., euh pardon, comme l’a dit Sarkozy.
Et les copains dans le car, quand j’arriverai avec les mômes et Josette, il feront : « Ah, enfin, Maréchal, te voilà. »
Et ils rigoleront. Un jour, faudra quand même que je leur demande pourquoi.

Dernier ouvrage paru : Le Bloc, Série Noire

TGV EXPRESS Paris-Lyon , 6 mai 2013
Chantal Montellier

Judith Alessandrini, une plasticienne sexagénaire, cherche sa place dans ce train bondé. Tous ces voyageurs inquiets, nerveux… Ca ressemble à une sorte d’exode. Mais un exode sans panique, presque « cool ». Tous font semblant d’être calmes, détendus, souriants comme s’ils partaient en week end, en vacances... mais en réalité !

En réalité, c’est l’angoisse. La grande. Celle qui sert le cœur, noue les tripes, donne la nausée, fait vaciller…
Judith se sent comme un déserteur, une fuyarde. Elle fuit la vie dans la capitale, devenue impossible. Trop chère, trop dure, trop dégradée…
Le quartier de l’artiste, dans le 18e, est devenu en quelques mois une sorte de Bowery, cette partie du sud de Manhattan, qui fut le symbole de la grande dépression économique des années 30.

De plus en plus de parisiens, de tous milieux, mangent désormais, comme aux Etats Unis, grâce à ce qu’on « appelle des « food’s tickets ». « Food’s tickets ! » Comme si les mots « tickets de nourriture » étaient trop difficiles à prononcer. Américanisés jusque dans la récession, la dégringolade. Après le « rêve américain » le cauchemar ! Le Soleil vire au Vert ici aussi (*).

***

Flamby, le président des bobos, élu en mai 2012 n’a rien pu faire contre le monde de la finance. Même pas deux ans de "résistance » pour l’honneur, comme un Mitterrand. « la gauche a été au gouvernement pendant 15 ans et nous avons ouvert les marchés à la finance et aux privatisations, libéralisé l’économie, il n’y a rien à craindre ! » avait-il déclaré à la presse anglo-saxonne au début de sa campagne.
Même si les illusions étaient petites, la déception est grande et a évolué très vite en dépression pour les uns, en révolte pour les autres.

Sur la plate forme du train prêt à partir, Judith échange quelques mots avec une amie, via son téléphone portable :
 Oui, oui, Val, ça y est, je m’en vais. Je quitte Paris. Je n’en peux plus. Mon quartier est devenu invivable. Comme il y a pas mal de gens de couleur, les racistes de Le Pen s’en donnent à cœur joie… J’ai pris des coups plusieurs fois en tentant de m’interposer... Ils s’en prennent même aux enfants… Je ne tiens plus ! Je vais dans le Forez, chez un ami qui va m’héberger quelque temps… Je te donnerai son mel. Bises… Oui, à toi aussi ! Bon courage.

« Tout ça est dément, songe t-elle… ce train de l’angoisse, de la fuite, et moi là dedans avec ma valise, mon ordinateur portable et mon chat assommé par les tranquillisants. »

***

Sur les sièges en face de la plasticienne, deux hommes de sa génération, d’apparence prospère, style profs du supérieur à la retraite, un chauve portant des lunettes à monture d’acier, et un bronzé ventripotent.
 Figure-toi Christian, soupire le chauve, que j’ai une polyarthrite
 Aïe ! Moi c’est les dents...Aaargh ! Ce n’est qu’un début la déglingue continue. Enfin, on en a bien profité quand même !!!

« Et après vous, les mouches », pense Judith.

A sa droite, près de la fenêtre, une jolie jeune fille aux cheveux bruns et bouclés, très sexy. Ecouteurs sur les oreilles, elle est plongée dans un vieux polar des années 80 : ”C’est toujours les autres qui meurent” de Jean-François Vilar. Judith se souvient de ce livre qui se situe dans le Paris de 1981, peu après l’élection de l’homme à la rose et aux dents limées. Le narrateur, Victor Blainville, gauchiste tendance Trotsky, aime photographier les passages parisiens. Un jour, il tombe en arrêt, passage du Caire, devant ce qu’il prend d’abord pour un mannequin installé dans la position -obscène- de la dernière œuvre de Marcel Duchamp, “Étant donnés…” En regardant mieux, il se rend compte qu’il s’agit d’une vraie femme en chair et en os, et qu’elle est morte, assassinée.

Début 80, un peu moins pauvre qu’aujourd’hui, elle avait un atelier près de la Bastille. Jean-François n’habitait pas loin et il se croisait souvent chez une libraire et dans des vernissages. Ils avaient sympathisés et déjeunaient parfois ensemble, de préférence autour d’un plateau de fruits de mer. Entre deux huitres ils parlaient des peintres surréalistes. Judith aimait surtout la mexicaine Frida Khalo et soutenait que les femmes de cette mouvance étaient de bien meilleures artistes, plus inspirées et plus originales, que les hommes. Féminisme outrancier ? Non ! conviction sincère. Vilar, lui, ne jurait que par Marcel Duchamp.

A quelques décennies de distance, dans ce train de la survie, Judith Alessandrini s’interroge sur ce livre du passé : -Pourquoi ce choix de “Etant donnés... »
Une « œuvre » de ce Duchamp qu’elle n’a jamais compris et qu’elle trouve obscène. Elle l’avait avoué à Jean-François : « Etant donnés… On y est condamné au voyeurisme, car on ne voit rien d’autre qu’un sexe de femme, un con, celui de la femme mise à nu.
Ton Duchamp fait de nous des voyeurs »
Vilar, pas complexé, avouait qu’il en était un.

« La femme mise à nue… » Mais, ne sommes nous pas toutes des « femmes mises à nues… ? Ne l’ai-je pas été moi même trop souvent ? » se demandait Judith, les yeux posés sur la jeune fille brune aux cheveux bouclés. Elle songe à 68 qui a commencé par une révolte d’étudiants pour pouvoir « jouir sans entrave » et s’est terminé par les aventures sexuelles d’un « babouin » présidentiable, DSK.

Les hommes prospères, eux, n’ont d’yeux que pour la jolie lectrice de JFV. Ils la bouffent littéralement des yeux, ils en bavent malgré leur âge avancé (ou est-ce à cause de lui ?). Quand par hasard leur regard se pose sur Judith, c’est avec la plus totale indifférence. Il faut dire qu’elle a passé l’âge d’être consommée. « Je ne suis donc plus une proie, en principe, songe t-elle. C’est toujours ça… »

Quittant un instant la désirable beauté brune du regard, le prénommé Christian explique : -J’ai acheté une maison dans la Haute Loire. Avec Chouchou on va y faire un jardin potager et élever des poules, quelques moutons. Faut organiser la survie, sauver ses fesses. Paris n’est plus sûr, même dans les beaux quartiers.

 Le chauve, prénommé Edouard, approuve : - C’est vrai. Paris n’est plus sur… Le cerveau reptilien est de retour partout !

« Pourquoi ? Il était parti ? » se demande Judith.

 Ouais ! Ca griffe, ça mord, ça saigne… approuve Christian.
 L’effondrement s’accélère et le tour de la France arrive. Ca devient vraiment sérieux. Il commence à y avoir des problèmes de bouffe… Je vais retirer mon épargne de la banque avant qu’elle soit vampirisée.
 Si tu veux mon avis, y’a qu’une seule chose à faire : se ré-en-raciner. Avoir une Base Autonome Durable, une BAD… reconstruire de l’autonomie. J’ai aussi acheté des armes et je m’entraine. Ca énerve Chouchou, mais c’est pour son bien et celui des enfants. Notre bien à tous.
J’apprends la menuiserie, la plomberie. La semaine dernière j’ai même fabriqué des latrines… Chouchou, elle, fait des conserves… On a des copains avec nous, on est un groupe de sept…
Et toi ? Tu t’organises ?

-Moi ? Je pars vivre au Brésil avec Carlotta. La qualité de vie est bien meilleure qu’ici et puis c’est son pays d’origine, il lui manque. On a acheté un ranch sur la côte du nord-est de Sao Paulo.. On a vue sur la mer, chutes d’eau et piscine en même temps. Le paradis. On a aussi des pâturage avec du bétail. C’est un couple de fermiers qui s’en occupent.

 Pas mal ! La France va pas te manquer ?

 Les aéroports fonctionnent encore.

 Certes… Mais ça coûte des ronds.

 On en a. J’ai épousé une femme riche, camarade ! Laide, mais riche !
 On peut pas tout avoir ! Quand tu penses qu’en 70, on était marxistes !(rires)
 Il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais.
 Alors on doit être très très intel… !

Christian ne put jamais finir sa phrase. Une bombe posée sur la voie par des « terroristes » expédia le train et tous ces passagers dans le décor.
Le chat fut sauf et retrouva instincts et liberté.

Dernier ouvrage paru : Marie Curie. La fée du radium. Editions Dupuis.

2013 et des poussières…
José NOCE

Quand il levait les yeux de ses papiers, ou mieux, quand il reposait sa tête sur le bord du haut et dur dossier de son siège, il la voyait distinctement, dans chacun de ses détails, dans le moindre trait, comme si son regard acquérait quelque chose de subtil et d’aigu et que le dessin renaissait dans toute la précision et la méticulosité avec lesquelles, en l’an 1513, Albrecht Dürer l’avait gravé.

Leonardo Sciascia (Le chevalier et la mort)

Le haut commissaire Chevalier était perplexe.
Certes il pouvait passer pour un défenseur des Beaux Arts.
Parce qu’il avait vaguement peint lui-même à l’aquarelle des genres de marines mystiques, avec l’eau bénie par Monseigneur le Cardinal Chiache en personne.
Mais de là à ce que pour son cadeau de départ on allât lui offrir une très vieille allégorie gravée ?
Sur le coup il avait cru à une farce grossière.
Le vrai cadeau officiel allait lui arriver ensuite escorté des rires gras des collègues en livrée impeccable.
Que nenni !
Attention, lui avait-on précisé devant son air contrit, ce n’est pas l’original d’accord, mais quand même une excellente copie certifiée d’époque, cachet de cire et tout le tralala. Vu le prix astronomique demandé ! D’ailleurs cette gravure allait bientôt fêter ses 500 ans et quelque, cinq siècles, un demi-millénaire ! Une valeur sûre, une sorte d’investissement culturel…

En outre son cher mentor était fini, liquidé.
Or, il avait suffisamment fait briller ses dorures pendant le quinquennat bling bling, le tout récemment investi haut commissaire, pour profiler bas, et dés lors faire précipiter tant qu’il en était encore temps son départ en retraite dorée.
Toute façon il n’aurait pas tardé à sauter, question de jours !
Avant la haine autour de lui était diffuse et polie, dorénavant elle était infuse et pleine d’échardes.
Depuis la mi mai 2012 ses subordonnés ajoutaient à la déférence réglementaire des épices d’ironie cavalière.
Derrière chaque salut huilé il pressentait des bras d’honneur et des majeurs phalliques, des onomatopées corporelles.
Il avait donc proposé de joindre l’utile à l’agréable, et de réunir le même soir, en toute simplicité, son pot de retraite anticipée et celui de l’an neuf.
Il se retrouva en fin d’après-midi très arrosée, à sa demande expresse, avec l’injonction ferme qu’on ne le dérangeât sous aucun prétexte, pour la dernière fois dans son bureau immense tapissé exclusivement de photos officielles de l’ex président.
Oui voilà, qu’ils continuassent donc à festoyer un peu sans lui. Il partirait le dernier, comme d’habitude. C’est ça en taxi, avec ses derniers cartons …
Il rangea fébrilement les notes codées, les dossiers sulfureux, les fiches des subversifs recensés en cinq ans d’écoutes illicites, d’une carrière fulgurante récompensée de moultes décorations tricolores.
Quant au petit carnet noir fermé par un fil de fer spécial dissimulé dans le tiroir secret, lui il eut droit à sa poche révolver maintenant disponible.

Au bout d’une heure de repli stratégique, papiers minutieusement détruits ou remisés par devers soi, il ne lui restait plus face à lui que son cadeau, posé côté pile pour conjurer le sort.
C’était écrit dans un cachet ancien : Le Chevalier, la Mort et le Diable. Gravure au burin sur cuivre, cop. XIII, cabinet d’estampes, inv…
Il la retourna lentement avec appréhension.
Il voyait maintenant les deux extrêmes topographiques du dessin morbide en noir et blanc avec une acuité démentielle.
Le chien courant sous le cheval du chevalier en armure, heaume levé, et le château perché au loin.
Entre les deux il ne voyait quasiment plus rien.
Ou plutôt si, il voyait des formes, mais il ne distinguait plus leurs détails, même avec ses nouvelles lunettes, même en se rapprochant tout contre.
Sauf peut-être, et encore à force de cligner les yeux larmoyants, ce graphe étrange rajouté visiblement à la main, minuscule, courant le long de la corne du diable : Dégage !
Ça dansait comme dans le désert sous le sirocco.
Il eut l’impression subitement que la gravure était en relief ajouré.
Et vu le nombre impressionnant de petites bulles englouties juste avant, il pensa largement avoir dépassé les trois D, en gloussant in petto...
Il s’écroula sous l’effet conjugué d’un choc brutal du côté du cœur et d’un fou rire aviné consécutif à sa propre plaisanterie sur les D pipés.
Les conversations énervées, la musique, étouffées par le blindage cessèrent alors brusquement derrière la porte capitonnée.
Petit à petit l’énorme porte s’ouvrit en grinçant, avec la tessiture d’une chauve souris hurlant son i panoramique crescendo devant des micros d’inégale qualité.

Je supervise tout comme prévu !, dit l’inspecteur chef Leonardo Ray à voix basse, sortant de son étui le révolver de service du haut commissaire. Vous, assurez le reste !
Derrière lui à la queue leu leu, en civil ou en uniforme protocolaire on attendait patiemment son tour d’entrer en scène.
On effaça toute trace ambigüe.
On élimina scientifiquement les indices pharmaceutiques.
On préempta le petit carnet noir.
Et pile au coup de feu final on fit sauter dans la liesse unanime un gros bouchon de liège millésimé …

Madame Solange Chevalier ivre de grands crus classés déglutis en solo, réveillée par des feux d’artifice abscons, hystérisa au téléphone l’absence manifeste de son époux très haut placé.
On finit par retrouver le 1er janvier 2013 et des poussières, enfermé à l’intérieur de son bureau, feu Monsieur le haut commissaire divisionnaire Henri Chevalier, la tempe grossièrement perforée par son arme personnelle.
Son nez aquilin avait cessé d’égoutter son sang sur une coupe en cristal brisé.
La main droite agrippait encore l’arme fatale au dessus d’une gravure édifiante en noir et blanc maculée de rouge bistre.

Quand avec précaution on examina l’allégorie souillée, on découvrit qu’à la place du visage de la Mort, était grossièrement découpée et contrecollée la tête du candidat sortant…

Dernier ouvrage paru : « Le monde est un bousillage », Krakoen.

FATIGUE
Mouloud Akkouche

Nuit du 4 janvier 2013,

Six ans après avoir tué mon fils, j’ai trouvé un boulot de concierge à Sciences Po Paris. Attablé derrière un micro, je fixe le grand amphi désert. Dans quelques heures, ce sera la cohue : les élèves ont invité des anciens de l’école devenus des personnalités publiques. Du beau linge au mètre carré.
Je vérifie la présence des haut-parleurs posés hier soir et descends de l’estrade. Regagner ma loge ou pas ? Pourquoi pas me balader dans les travées ?Un nom est scotché sur chaque siège. Nombre de politiques de gauche et de droite ayant traîné leurs guêtres « Rue Saint Guillaume » se retrouveront. Le nouveau président et son prédécesseur assis très près. Sans compter des patrons de presse, animateurs télé, universitaires, cinéastes, écrivains…
Bastien, mon fils, a étudié ici presque deux ans.
Je remonte sur l’estrade et branche le micro central. « Un, deux… un, deux…. ».

Papa,

Pas facile de te dire tout ça de vive voix. Je préfère te l’écrire. Depuis des années, tu bosses comme un fou pour que je puisse étudier sans me soucier du fric. T’es brillant fiston, faut que tu te barres de ce quartier. Combien de fois tu me l’as dit ? Mais désolé, je t’annonce que je vais tout plaquer. Pourquoi ? Pas à cause de la difficulté des études ; je fais partie des meilleurs élèves. Non, il s’agit d’autre chose, une chose invisible. Très profonde.
Ici, je ne me sens pas chez moi. D’autres, venant du même milieu que moi, s’y sentent bien et vont décrocher à terme de bons postes dans le public ou le privé. Un ascenseur social pour eux. A quel prix ? Pour réussir, ils ont dû singer les élèves « habituels » de cette école, se vêtir comme eux, rire aux mêmes plaisanteries… Bref, se conformer à leurs règles. Ici, nos mots du quotidien, ceux de mes copains de la « cité de l’Espoir », n’ont plus la moindre valeur. Finis les « Narvalo, dikave, nachave, quérave »… Ces expressions sont-elles sales ? Et nos vannes de quartier, les tiennes aussi papa, sont qualifiées de vulgaires. Pas de ça entre gens de bonne compagnie. Bien sûr, ils apprécient certains humoristes utilisant notre langage quotidien ou dans des fictions télé ; friands d’exotisme de périphérie. Pourtant, j’ai essayé d’effacer, de tuer en moi ces mots et cet humour soi-disant vulgaire, pour leur ressembler. En vain. Sache que les profs et les autres élèves ( quelques-uns sont des amis) ne sont responsables d’aucune manière de mon malaise. Juste que la greffe sociale n’a pas pris. Pas assez armé pour devenir un tueur « made in Sciences Po » ? Tueur policé.

J’écarte le micro et promène mon regard dans la salle. Etrange silence. Pas pire que quand je l’ai trouvé sur son lit, une boîte de comprimés vide sur la moquette.
Pourquoi l’avoir poussé à continuer ?
Depuis sa mort, je n’ai plus quitté sa chambre , j’ai voulu vivre ce que je lui avais fait endurer. Lecteur que du « Parisien » et de « l’Equipe », je me suis avalé tous ses livres d’Histoire, droit, économie, appris par cœur ses cours. Me mettre dans sa peau. La chair de ma chair que j’avais poussé au suicide.

Il avait laissé un Post-it sur son bureau :

Si la classe capitaliste ne formait qu’un seul parti politique, elle aurait été définitivement écrasée à la première défaite dans ses conflits avec la classe prolétarienne. Mais on s’est divisé en bourgeoisie progressiste et en bourgeoisie républicaine, en bourgeoisie cléricale et en bourgeoisie libre-penseuse, de façon à ce qu’une fraction vaincue peut toujours être remplacée au pouvoir par une autre fraction de la même classe également ennemie. C’est le navire à cloisons étanches qui peut faire eau d’un côté et qui n’en demeure pas moins insubmersible

Jules Guesde

L’école sécurisée par les flics, des invités s’installent peu à peu dans l’amphi. Certains, farouches adversaires devant les caméras, s’embrassent. Tous vêtus et parlant de la même manière, uniformisés comme les cagoulés au pied des barres. Des photocopies avec sourire. Quand la salle est pleine, je me dirige vers ma loge.
L’étudiant, plutôt un p’tit gars sympa, me bouffe du regard. Il est bâillonné et menotté à son siège. Je compose le numéro du directeur. « Je veux diffuser la lettre de mon fils avant le début de la réunion. Si vous refusez, je fais sauter ma loge avec l’élève. ». Un membre de la sécurité négocie derrière la porte. « Je vous donne dix minutes, pas plus ! ». Il s’éloigne.

… « Sans doute naïf, je pensais que ma présence à l’IEP serait un jour utile pour mes proches, faire entendre leur voix. Trop lu Jack London, Zola, Russel Banks et d’autres. Une grosse erreur. Ici, la majorité travaille -consciemment ou inconsciemment- pour perpétuer le pouvoir et les privilèges d’une minorité : la leur. Certes, je crache dans la soupe, une soupe que je ne peux plus avaler. Incapable de mettre un mouchoir sur mes origines sociales. Pourquoi péréquation ou aporie seraient des termes plus dignes que enculé ou narvalo ? Je refuse de me soumettre à leur langue, les laisser souiller ma langue et mes « madeleines de quartier ». Mon enfance vaut leur enfance, mes souvenirs aussi importants que les leurs. Faut que je quitte cette putain d’école ! Je sais bien que ma décision te mettra les boules, à maman aussi. Je suis bouffé de culpabilité en pensant à tous vos sacrifices. Mais je dois arrêter de me mentir et vous mentir. Prendre une décision.
De plus en plus tiraillé à l’intérieur, je ne ressemble plus à mes potes de la cité ; ils ne m’ont jamais adressé le moindre reproche mais je sens le poids de leur regard. Et ne veux pas ressembler à mes amis de Saint Guillaume. Je n’arrive plus à tenir le grand écart. Si ça continue, je vais devenir barge.
Trop fatigué pour résister.

Bastien,

Ma voix, entendue à l’intérieur de l’école et dans la rue, laisse place au silence. Peu avant, plusieurs de ses copains de la Cité de l’Espoir avaient investi le centre opérationnel du métro, d’autres celui du RER et d’une gare. La lettre de Bastien diffusée par les haut-parleurs de service. Elle circule aussi sur les réseaux sociaux.
Derniers mots d’une fatigue invisible.

Dernier ouvrage paru : Si à 50 ans, t’as pas ta Rolex, chez ATELIERS IN8 .

Le parapente

Gérard Streiff

A Pia Petersen

Adrien Poupard prit son élan, il s’avança à grandes enjambées, son parapente était parfaitement déployé. Du collet d’Allevard, il allait se jeter dans le vide, une nouvelle fois, et voler. Il ne se lassait pas de sa façon de s’envoyer en l’air, de planer, bienheureux, comme son héros Sam Lowry, dans Brazil de Terry Gilliam. C’est alors qu’il croisa, un éclair, une nanoseconde, le regard narquois d’un de ses collègues, qui se tenait un peu isolé sur le replat herbeux, à sa droite. Et Poupard comprit. Que ce serait son dernier plongeon. Un courant ascendant le porta très haut quand sa voilure se scinda instantanément en deux, comme sectionné au kuter. Il sembla un instant figé dans les airs, puis sa chute commença. Et toute l’histoire lui revint en accéléré.

La journée pourtant avait bien commencé. Dans le TGV de Paris, il avait ramassé sur un siège un « gratuit » et lu son horoscope. « Balance ( il était né fin septembre) : Entreprenant, vous aurez le chic pour soulever des montagnes ! ». Il ne croyait pas un mot de toutes ces conneries mais l’information lui avait tout de même fait plaisir, comme quoi... Adrien Poupard était conseiller financier au Crédit Général. Quadra et célibataire, il avait fait toute sa carrière dans la banque. Il aimait ça, la bureaucratie du chiffre, la procédure budgétaire, « l’étiquette » de la trésorerie. Dans le milieu, il était connu et respecté. Plusieurs fois, on lui avait proposé de passer au « Central », à la Défense, salle des marchés, de devenir trader ; il aurait mieux gagné sa vie, c’est clair, mais il préférait pourtant le contact de la clientèle. C’est pas qu’il aimait les gens, il prenait même souvent un vrai plaisir à les dominer, les humilier, mais justement, c’est ce contact-là qui lui aurait manqué au Desk des traders.

Depuis l’automne 2012, deux grandes activités occupaient ces journées : il conseillait les gros clients pour leur « placement de sécurité », ce que la presse populaire -et populiste- appelait évasion fiscale ou fraude. En ce domaine, Adrien Poupard s’était spécialisé sur la Suisse, valeur sûre, éternelle, osons le mot. Et puis il vendait aussi une série de titres de banques ibères, du « Caixa catalunya » ou du « Banco de Valencia » ; en clair il se débarrassait de l’espagnol ( du grec, il n’en n’avait plus, tout avait été bazardé en un temps record durant l’été). Comme il était méthodique, Poupard faisait la Suisse le matin et l’Espagne l’après midi, façon de parler.

Ce train-train aurait pu durer, Poupard était plutôt satisfait de son existence, il n’était pas du genre à se plaindre. Il avait fait ses classes sur le terrain, il connaissait toutes les ficelles de son métier et était devenu au fil des ans un excellent commercial. Qui, au Crédit Général, assurait les meilleures ventes de toute l’Ile de France, même pour les placements les plus scabreux ? Poupard ! Qui était capable de vendre des petits pois qui ne veulent pas cuire sans jamais s’attirer le moindre problème ? Poupard, encore et toujours Poupard. Indifférent, méthodique, c’était un vrai « professionnel », un désespéré tranquille que rien n’émouvait. Il ne faisait pas de politique, écoutait peu la radio ni ne regardait la télé. Quand, récemment, une bande d’Indignés avait envahi les bureaux de l’agence aux cris de « Occupons le marché ! », il avait trouvé l’initiative non seulement ridicule mais révoltante. Son seul dada, c’était le parapente, qu’il pratiquait le week-end, dans les Alpes, avec un groupe de collègues de l’agence.

Bref Adrien Poupard était un battant, un banquier de fer. Mais, ces dernières semaines, il s’était passé dans sa vie un minuscule événement. Un client lui avait offert un livre ; c’était un de ses clients de l’après-midi, un libraire qui avait fait faillite, notamment parce que la banque, donc Poupard, lui avait refusé un crédit. L’ex libraire distribuait les ouvrages qu’il avait pu sauver de sa vitrine. Poupard s’était ainsi retrouvé avec un vieux roman noir de Jean Meckert, « Les coups ». Le destin du héros, jeune prolo très à cran des années trente, n’avait pas grand chose à voir avec sa propre histoire. Et pourtant... Au début, lui qui ne lisait jamais rien d’autre que des livres de compte ou des traités de fiscalité, avait tourné autour du bouquin, puis il l’avait rapidement feuilleté, puis picoré et finalement il l’avait lu. Et relu ; et aimé. Il en parcourait volontiers des morceaux quand il avait une pause. Félix, le héros, l’avait étonné, puis troublé, remué.

Et Poupard, depuis une petite semaine, s’était mis à parler littérature avec ses clients. Pas avec ceux du matin, pas avec les clients à « fort potentiel », les CFP comme on disait dans le jargon ; eux étaient des obsédés de la monnaie et n’entendait que des mots comme fonds, finances, ressources ; tout ce qui ne tournait pas autour de l’oseille était pour leurs oreilles une langue étrangère. L’après midi, c’était pas le même public. Poupard faisait face alors à des gogos à qui il fallait fourguer des placements pourris. Curieusement, il se sentait à présent un peu plus proches d’eux ; il les regardait et se demandait comment aurait réagi le héros de Meckert avec ce genre de clients. C’était idiot comme association d’idées mais c’était ainsi. Une fois sur deux, il ne se donnait plus la peine de dérouler l’argumentaire de la banque, il lui arriva même de mettre en garde ses vis à vis sur la filouterie dont ils risquaient d’être les victimes. Evidemment, ça ne pouvait pas durer.

« Vous êtes malade, Poupard, ou quoi ? » Hier, c’était un vendredi, un vendredi 13, un client avait voulu absolument de l’espagnol ; Poupard avait tenté de le dissuader ; le type s’était plaint auprès du responsable du bureau, qui convoqua illico l’agencier. Il joua les incrédules puis, devant l’acrimonie du boss, il parla de son subit dégoût pour les opérations qu’il devait mener, il évoqua même la vanité de l’argent. Son chef se braqua, l’insulta. Poupard à son tour monta sur ses grands chevaux et, sans transition, déballa tout : les fonds d’origine improbable qui avaient transité tout au long de l’année passée sur des comptes dont il avait gardé la copie ; les fripoulleries diverses dont il avait été le témoin ; la liste des comptes cachés qu’il semblait connaître par coeur ; les noms de gros clients en indélicatesse avec le fisc, etc
« C’est bien ce que je pensais, z’êtes vraiment malade, Poupard ! » lança le chef en le chassant de son bureau. Toute l’agence avait entendu l’esclandre mais les collègues, unanimes, détournèrent la tête quand il retourna à sa place.

Adrien Poupard entendait encore la voix de son chef alors qu’il voyait le sol s’approcher. « ...malade Poupard... ». Il eut juste un dernier regret, celui de ne pas pouvoir choisir son point de chute. Tant qu’à faire, il se serait bien rétamé la gueule sur l’agence locale du Crédit Général.

Dernier ouvrage paru : « La mer oubliée », Editions du bout de la rue (jeunesse).

Et le Falcon fut foudroyé...

Maxime Vivas.

L’histoire ci-après du sort tragique d’un homme et de ce qui s’ensuivit me fait douter de la perspicacité de Marx selon lequel se sont les masses qui font l’histoire.

Car, figurez-vous que, moins d’un an après son élection, le président de la République nous a quittés. C’était un homme admirable que les Français avaient pris en 2010 pour un notaire ventripotent, mais qui avait, en 2011, changé de lunettes et perdu des kilos. Résultat, en 2012, le peuple souverain avait souscrit au dicton sur l’intérêt des merles quand on manque de grives.

Or, c’est parce que la foudre a carbonisé en 2013 le Falcon dans lequel il voyageait, à moins que ce ne soit parce qu’un pneu de sa voiture a éclaté à 170/180 kilomètres à l’heure, ou plutôt, me souffle-t-on, parce qu’il a subi un œdème de Quincke consécutif à l’expérimentation d’une nouvelle teinture pour les cheveux, peu importe, en tout cas, le président est allé rejoindre Jean Jaurès (ou Guy Mollet ?) et je suis devenu le chouchou des sondages et de l’establishment médiatique.

 Quels ministères formeraient à votre avis un gouvernement idéal ?

C’est Alain Duhamel qui voulut savoir ça. Je n’avais pas intérêt à éluder. Duhamel, c’est un pro de chez Pro. Il est ou a été chroniqueur au Monde, à Libération, aux Dernières Nouvelles d’Alsace , à Nice-Matin <http://fr.wikipedia.org/wiki/Nice-Matin> , au Point <http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Point> , à Europe 1 <http://fr.wikipedia.org/wiki/Europe_1> , à France Culture <http://fr.wikipedia.org/wiki/France...> , à RTL <http://fr.wikipedia.org/wiki/Radio_...> , à Canal +, à France 2 et j’en oublie. A 73 ans, après 50 ans de métier de pédagogue expliquant la politique aux Français, l’homme reste rusé comme un Jack Lang.

J’avais préalablement convoqué mon équipe de campagne dans mon bureau pour préparer l’émission. C’est mon fidèle Eric W. Faridès qui a parlé d’anaphore, tandis que le reste du staff se divisait en trois : les uns ouvrant des yeux comme ça, d’autres plongeant dans leurs notes, d’autres approuvant de la tête pour faire croire qu’ils avaient compris.

 Comme vous le savez, a dit Faridès en se levant : l’anaphore est une figure de rhétorique qui consiste à commencer des phrases <http://fr.wikipedia.org/wiki/Phrase> par les mêmes mots. Le procédé rythme le propos, souligne et muscle l’idée, sur fond incantatoire agrémenté d’une tonalité naturellement musicale.

Il s’est approché du paper-board en ajoutant que l’anaphore produit un effet de symétrie.

Avec un feutre noir, il a tracé le schéma suivant :
A_____ / A_____
 Parfait, ai-je dit sans avoir compris un traître mot à son embrouillamini. Prépare-moi à tout hasard un texte anaphorique dans lequel je parlerai de la composition de mon futur gouvernement.

Ce qu’il fit, ce que j’appris par cœur et que je pus débiter en faisant mine d’improviser.
Et ce qui donna ceci devant 10 millions de téléspectateurs :

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la répartition des richesses et de l’abolition de l’insécurité sociale.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de l’émancipation au travail, de l’autogestion et de la citoyenneté dans l’entreprise.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la hausse des salaires et de la baisse du précariat.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère chargé de l’organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la taxation des mouvements spéculatifs, en charge de la lutte contre la corruption.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère des nationalisations, en charge de la lutte contre la délinquance patronale.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère du droit du sol et de l’immigration amie.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère du « présider autrement » et de la moralisation de la vie politique.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère du partage des savoirs, de la création, de la recherche et de l’Education Populaire.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la libération des médias, de la liberté de la presse et de son indépendance à l’égard de l’Etat et des puissances d’argent…

 Moi, président de la République, il y aura un ministère des transports gratuits à toutes heures.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de l’Europe sociale.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de l’écologie réelle, du vivre mieux, du bio, du commerce équitable, de la planification.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la réquisition des logements vides et de la mixité sociale.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère des métiers, de l’apprentissage réel, des arts et des artistes.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la sécurité sociale et de la santé pour tous.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère du sport, avec et sans médaille, coupe ou podium.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère chargé d’inventer d’autres mondes possibles.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la solidarité entre les peuples et de l’affranchissement au traité de Lisbonne.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère chargé d’enrayer la justice à deux vitesses.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère chargé de veiller à la liberté, à l’égalité et à la fraternité.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la laïcité.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de « l’humain d’abord », des « vies qui valent plus que leurs profits » et de la société solidaire.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la paix et du désarmement.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère de la coopération avec les pays en voie de développement et de la réorganisation des échanges mondiaux.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère chargé de faire la synthèse des cahiers de doléances.

 Moi, président de la République, il y aura un ministère en charge de la mise en place d’une Constituante.

Mon conseiller avait ajouté un « Ministère de la suppression des ministères », mais j’ai préféré ne pas en parler. Trop de promesses tuent les promesses.

Ma femme m’a secoué l’épaule en me reprochant de déclamer dans mon sommeil « en répétant toujours la même chose ». Il était 2 heures du mat’. Un peu tôt pour lui parler d’anaphore.

Maxime Vivas. (avec la complicité de François Hollande, d’Eric W. Faridès, de la foudre, du pneu éclaté, de l’œdème de Quincke et peut-être même de Karl Marx).

Dernier livre paru : “Paris, terre d’asile” (humour), juin 2012, Editions Le Léopard Démasqué.

La défaite du dormeur
Max Obione

Karim roule un brin d’herbe boisé entre son pouce et son index. Il en mordille l’extrémité, un léger goût sucré s’épanche. Il reconnaît cette saveur ; quand leurs bouches se joignent, quand leurs langues s’épousent, les baisers d’Iola ont aussi ce goût de miel et d’eau fraîche.
Quelques souffles de vent font frissonner la surface du lac. Allongé sous leur saule, au détour d’un bosquet qui les dissimule aux promeneurs, Karim attend Iola. Il a roulé plusieurs fois sur lui-même pour rabattre les herbes hautes afin d’accueillir le corps fragile, le corps si beau, si gracile, si élancé de Iola.
Tout à l’heure, elle s’allongera sur ce tapis végétal, fermera les yeux avant qu’il ose avancer la main vers son épaule. Karim sentira son cœur s’emballer dans sa poitrine, comme toutes les fois, son sexe se raidir. Enfin, sa main touchera l’épaule de Iola, avec douceur, pour éprouver cette présence près de lui. Puis, d’un imperceptible rampement Karim s’approchera à la toucher, presque, son visage dominera le sien, elle ouvrira alors les yeux.
Le soleil joue avec le saule, le feuillage agité inonde la cachette d’une grêle de lumière.
Elle est toujours venue, elle n’a jamais rompu une promesse. Depuis leur premier rendez-vous près de la station de bus, devant Pôle emploi, boulevard Gabriel Péri.

Ce jour-là, le prof de maths avait vomi en classe, la honte. Puis le prof est tombé en syncope. Affolement, Samu, bordel et tremblements ! L’après-midi libre ! A la sortie du lycée, les garçons et les filles de la Seconde F se dispersèrent, seuls ou en groupe.
Un temps plus tard. Karim la vit arriver, air détaché, innocente. Ils montèrent dans le bus, comme deux étrangers s’ignorant. Restés debout, leurs mains saisirent la barre centrale, leurs mains distantes à deux doigts l’une de l’autre. Ils interdirent à leurs mains de se rejoindre sous les yeux des passagers. Indifférents aux regards de ces derniers, ils descendirent huit stations plus loin. Ils marchèrent le long des rues silencieuses de la ville, côte à côte, mais corps séparés par une barrière visible de plusieurs centimètres qui demeurera infranchissable durant des semaines. Tant la transgression de la première fois les inhibait. Ils ne virent rien, ni les vitrines, ni le Mac Do. Ils longèrent une rue ombreuse sous les ramures de grands platanes. Ils s’arrêtèrent devant la devanture d’un coiffeur, de vieilles réclames sur carton vantaient les produits pour cheveux qui n’existaient plus. « La brillantine Roja enchante vos cheveux », « Avec Pento, soyez dans le vent ». Ils rirent aux larmes en examinant la chevelure gominée des mannequins ayant posé pour la photo, et, par inadvertance, leurs mains se touchèrent pour la première fois, et ils devinrent sérieux instantanément submergés par leur audacieuse maladresse. Trois rues plus loin, ils achetèrent deux canettes de Coca, les burent en continuant de marcher, puis ils chantèrent à plein gosier un tube rap qu’ils découvrirent aimer tous les deux, ils jetèrent les canettes vides dans une tranchée de chantier. Ils arrivèrent sur la place principale remplie de monde, mais ils ne virent personne, ils n’entendirent aucun bruit, aucune conversation, ils n’écoutèrent que leurs voix, que leurs petits cris d’insouciance joyeuse. Ils s’amusèrent avec un vrai plaisir d’enfance, pleine de rires, de fêtes, d’insouciance et de concorde.
Avant-hier, aucun nuage n’assombrissait la lumière de leurs yeux quand ils se séparèrent en promettant de se retrouver, une nouvelle fois, dans deux jours, interminables, aujourd’hui même, sous leur saule, comme d’habitude. Certes une habitude qui comptait peu de fois. Ces échanges de baisers et de serments, volés, enfreignant l’interdit, l’oppression de la cité, le danger, ces mains courant à la recherche de l’autre, ces yeux noyés dans le gouffre infini du regard de l’autre, ces peaux si peu découvertes émues sous les caresses, cette pointe d’un sein menu entrevue dans l’échancrure de son sweat, cette bosse bosselant son jean, toute cette collection d’instants et d’images, de sensations et de bonheurs furtifs, était leur richesse commune volée au temps, aux conventions, le fruit de leur liberté et de leurs désirs. Une seule fois aurait pu résumer, à elle seule, toutes les autres fois.

Pour tromper son attente, il se remémore le dernier poème que Monsieur Misrahi, le prof de français, a demandé d’apprendre par cœur. Ainsi a-t-il découvert François Villon, Victor Hugo, Charles Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, Tristan Corbière, Apollinaire, Aragon, René-Guy Cadou...
Iola aime également Monsieur Misrahi. Elle sait que la langue des poètes donne corps à sa liberté qu’on veut lui dénier. Les autres élèves se moquent du prof, un feuj, un bouffon à leurs yeux d’incultes, tandis que Karim découvre les mots pour dire combien il aime, combien il désire, combien la poésie illumine ses nuits noires, et gomme toute cette merde ambiante faite de rejet, de misère, de came et de baston. Il aligne les vers dans sa tête :

C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Quelques nuages passent, l’air devient plus frais. Le temps s’écoule, Karim frissonne. Au loin sur le lac, un moniteur crie après les apprentis navigateurs de la base nautique. Karim avale sa salive, le peu dont sa bouche asséchée dispose. Pourquoi tarde-t-elle autant ? L’anxiété l’envahit, il se retient de se mettre debout pour scruter le sentier qui mène à vingt mètres de l’endroit où il l’attend. De peur d’être découvert, il demeure assis, emprisonnant ses genoux dans ses bras refermés, il imprime à son buste un mouvement d’avant en arrière.

…il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Il prie maintenant. Il invoque la déesse Iola en murmurant son nom de façon répétitive et lancinante. Il souffre de son absence comme un camé en manque. Est-il tombé raide dingue de cette copine de classe ? Il n’a pas le temps d’approfondir ce mystère que sa tempe explose sous un impact bousculant sa masse crânienne. Il tombe sur le côté, le nez sur deux paires de Converse. La douleur le foudroie. Les trois frères de Iola : Moussa, Bakar et Djib, le tatanent furieusement. Ils hurlent qu’il y a offense, ils parlent d’honneur de Iola, ils injurient le voleur de sœur, ils crient qu’ils vont le fumer, cette saloperie de reubeuh ! Karim protège sa tête, se recroqueville sous les coups. Une lame pénètre son côté, un éclat de douleur le transperce, une fulgurance, un mal absolu, il défaille, demande grâce, prend le temps de crier son amour, cette fois-ci il est temps d’en être persuadé, la pique réitère sa déchirure dans son flanc. Encore un coup dans la tête et les trois agresseurs s’enfuient, Djib jette le poinçon dans le lac.
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Karim fut découvert moins d’une heure plus tard par une mémère à chien. Son corniaud mordillait la basket du blessé et n’en voulait point démordre. Les secours emportèrent Karim à Mondor. Les lésions au foie n’étaient pas irrémédiables, son nez cassé lui donnerait un air méchant. Et méchant, il voulait l’être désormais !

Juin 2012

Derniers ouvrages parus : L’ironie du short et Gun (Krakoen)

No pasaran !

par Max Obione

« Les volets de la bicoque de Jesus-Maria sont fermés. Mais je sais qu’il est présent. Je pousse la grille et gravis les marches du perron. J’attends dix secondes après avoir frappé quelques coups codés sur la vitre de la porte d’entrée.
— Salut, el niño !... Entre !
Jesus-Maria, tout racorni par les ans, trottine jusqu’à la cuisine. El niño Azuro, ainsi m’appelle-t-il depuis mon enfance. Sur la table, les pièces d’un fusil d’assaut démonté qu’il nettoie comme un orfèvre décrasse un bijou de grande valeur. Je ne cherche jamais à savoir d’où proviennent toutes ces armes et tous ces explosifs et à quels réseaux ils sont destinés.
Puis nous descendons à la cave et, par un boyau étroit tapissé de caisses de munitions, nous débouchons dans un réduit où Jesus-Maria règle d’ordinaire ses affaires, tire des tracts et fabrique en outre des faux papiers, en tout genre, pour la cause. Sur les murs, des banderoles défraîchies renvoient à des slogans, des mots d’ordre, à des luttes anciennes. Il y a très longtemps, je lui ai demandé ce que voulait signifier : « Silencio verdugos de octubre » . Jesus-Maria lui avait alors relaté la répression de la révolte ouvrière, du côté d’Oviedo, en octobre 1934, par les régiments marocains commandés par le général Lopez Ochoa, et les élections victorieuses qui avaient suivi...
— Tu es toujours sur la piste des vermines ? questionne-t-il dans son français rocailleux des Asturies.
— Des féroces, tu peux me croire !
— T’as besoin de gros calibre alors ? Au fait Azuro, tu la connais toujours ?
— Naturellement !
Aussitôt j’entonne :
Si la bala me da,
si mi vida se va,
bajadme, callados
a la tierra.
Jesus-Maria me regarde. Il doit se dire comme il a grandi le petit orphelin depuis l’époque où sa tata le conduisait chez l’Espagnol afin qu’il lui parle de son père, et des batailles perdues, tandis que mon oncle bougon, incorrigible réactionnaire, attendait dehors, dans la 203 Peugeot !
Je pointe de l’index un cliché jauni punaisé au mur :
— Tu as toujours la photo ?
Cette photo légendée « Terrain de Larmonaca près d’Alicante, pilotes britanniques instruisant les recrues des FARE » m’avait emballé quand je la vis la première fois. Elle représente quelques Polikarpov alignés derrière un groupe d’homme en tenues disparates. Avec sa silhouette courtaude, avec sa gueule ronde de bouledogue, massif et puissant, avec ses gouvernes de profondeur en forme de nageoires caudales de grand cétacé, ce zinc de chasse soviétique dégage une impression de force compacte. « Un gros moteur avec des ailes autour ! » Jesus-Maria lui avait relaté, souvent, les exploits des pilotes Trevor Spano ou Frank Degling. Jesus Maria soutenait que c’était mon père qui avait pris cette photo. Mon père enrôlé dans les brigades internationales durant la guerre d’Espagne, affecté dans une escuadrilla de moscas. Et il me plait toujours de le croire.
Le vieux lutteur, toujours fidèle aux combats de sa jeunesse, reprend son antienne, persuadé qu’il faut dézinguer les fachos avant que ceux-ci ne vous plombent.
— Sois sans pitié, petit frère ! Ne recommence pas les erreurs de tes pères. On ne discute pas avec les rats, on ne raisonne pas les rats, on dératise sans sommation, c’est tout !
Mon vieil espingo a la recommandation saignante, les circonstances s’y prêtent ; progressivement, le pays touche le fond du trou qui marque le début de l’irréparable. En toute légalité électorale, la marée brune a submergé les digues pour envahir le pays dans ses moindres recoins ; la peur hideuse, la peur de tout, des demain sans blé, et à propos de tout, surtout de l’autre, de l’inconnu, du différent, de l’étranger, avait fait son œuvre de sape, aujourd’hui le fascisme ne rampe plus, il avance à sale gueule découverte, les fractions les plus fragiles du peuple ayant pactisé avec la bête immonde, rejointes par les possédants gros et petits, égarées qu’elles étaient par les discours simplistes, racistes, effrayées par les ravages du capitalisme sauvage mondialisé. Nombre de politicards les ont précédés en plongeant leur cuillère dans la gamelle brune. Il est vrai que le capitalisme nous refait sa énième crise. Les pauvres en reprennent plein les dents comme toujours. Les affamés du sud montent à l’assaut des frontières reconstituées. Le pays a retrouvé son vieux Franc. On a mis des muselières sur les grandes gueules de la presse. On a raffûté le couperet de la guillotine. On a expurgé les bibliothèques publiques de tous les auteurs déviants. Et crime impardonnable pour moi : ils ont osé virer des rayons toutes les œuvres de Jules Vallès. Enfin, la machine à bourrer les têtes, la télé, est aux mains du Parti unique.
Mais, sous le calme apparent de l’ordre régnant, chaque jour, des ébranleurs d’édifices, des fouteurs de zone se démènent clandestinement. De mon côté, je résiste dans la clandestinité, à ma manière ; mon tempérament me porte à m’activer dans les GAAF, groupes d’action antifascistes, je milite activement dans un groupuscule. Sans en référer à quiconque, le GAAF « Manouchian » rectifie les déloyaux, les abjects, les fumiers premier choix, les écumants de morgue, les enculés de première classe, les égoïstes, les crevures magnifiques, les cons somptueux, les courtisans de tout poil, les illégitimes en tout genre, les crapules officielles, les méprisants, les impudents, les pourris jusqu’à plus profond que l’os, les violeurs de parole donnée, les fachos, les traîtres, les félons. Mes amis appellent ça : la « rectification individuelle », leur côté bande à Bonnot en quelque sorte, en référence à une vieille engeance d’anars braqueurs du début du siècle précédent.
Je demande un nouveau flingue à Jesus-Maria, avec son silencieux pour remplacer celui que j’ai refilé à ma copine Monette Duchemin du groupe « Rosa Luxembourg » d’Aubervilliers. J’explique ensuite qu’on monte un nouveau service action. Jesus-Maria roule des yeux ronds paraissant manifester de l’admiration teintée d’un chouïa d’incrédulité. Il tire un tiroir et en sort un superbe 9mm et me le tend.
J’arme le Taurus, la culasse émet un son rassurant. Je vise pour du beurre une cible imaginaire.
— Voici ton nouveau joujou ! s’écrie Jesus-Maria en hochant la tête. N’oublie pas la boite de cartouches. Je te mets deux chargeurs en plus.
— Cette fois-ci, on est fin prêt pour engager le combat. Un combat sans merci !
Je ne reconnais pas ma voix, elle est sombre soudain, comme pénétrée par l’importance dramatique des heures à venir.
— Bravo el niño !
J’explique combien nous sommes pressés d’en découdre, qu’il ne faut pas que notre colère retombe.
Jesus-Maria est abasourdi par ma détermination et apprécie visiblement le grain de folie que nous mettons dans notre œuvre de salubrité publique.
Je termine :
— Merci ! Et puis, donne-moi quelques paquets de tracts !

Les poches de ma parka pèsent une tonne désormais. Sur le perron, je serre Jesus-Maria dans mes bras.
— Adios !
Je démarre à fond de train dans un boucan du diable. Il faut que je pense à changer le pot d’échappement de mon scoot. Ce serait bête de se faire gauler pour une connerie pareille. »

*

Il relut à l’écran le texte qu’il venait d’écrire. Ce scénario est-il plausible ? se demanda-t-il. Effrayé de sa réponse, il surligna le tout et appuya sur la touche Suppr.
Juin 2012

(Texte largement inspiré de Calmar au sang, polar du même auteur publié aux éditions Krakoen)

Derniers ouvrages parus : L’ironie du short et Gun ( Krakoen)

Les chiens aboient

Thierry Daubrège

 Ici, on sera bien.
Dans une épingle à cheveux à couper le souffle, à un endroit trop étroit pour un camping-car, il reste une belle place. Ils pourront suivre les cyclistes au ralenti le long de la courbe, voir la caravane, pique-niquer en écoutant la radio, parfait. Immobile sur son fauteuil de camping, un vieux posé là attend les coureurs du Tour à l’ombre d’un parasol attaché à son dossier par un sandow. Sur son T-shirt : « 100 ans, même pas peur ! »
La Casse Déserte menant au col de l’Izoard tremble sous un soleil de plomb. On se sent petit dans ce paysage lunaire. Après eux, jusqu’au sommet, plus une place alors qu’il n’est que neuf heures, le passage du peloton est prévu pour quinze.
On a eu raison de se lever tôt.
Bernard essaie de sourire, Carole essaie d’y croire. Il n’a pas la force. Il sent qu’il n’a plus la force de rien, qu’il se laisse aller.
 Laisse le boulot, pense à autre chose, profite de la journée…
Cet attachement idiot à sa boîte, l’idée qu’en tant que délégué syndical, il aurait dû faire partie de la charrette, vivre le drame avec les copains… Carole n’est pas de son avis. Elle l’a félicité de s’en être tiré, d’avoir gagné au moins deux ans, la maison à payer, les gosses... Pour lui, c’est une trahison. En première ligne, on aurait dû le virer d’abord.
Des amateurs grimpent le col en ahanant, les applaudissements leur donnent des ailes. A vélo, on obtient de droit une place au sommet, tout près des dieux de la petite reine.
Il avait voulu savoir. Pourquoi pas lui, le meneur ? Pourquoi les autres et pas lui ?
 Ah mais ! Avec qui négocierait-on alors ? Ils vous écoutent, ils ont confiance en vous. Ceci dit, n’imaginez pas que vous êtes fonctionnaire, hein, aujourd’hui, on vous garde mais demain… Le DRH lui avait tapé sur l’épaule. Si vous n’étiez pas là, ce serait pire.
Il savait de quoi il parlait, le DRH. Lors de la séquestration, quand un copain de l’atelier s’était rué sur lui en gueulant « Foutez-le par la fenêtre, crevez ce salaud ! », il avait pâli. A plusieurs, ils avaient calmé le gars. Sa lettre de licenciement en poche, il avait remercié Bernard. « Sans toi, je serais en taule, ce serait pire. » Mais n’éviter que le pire à tout le monde, ce n’est pas le syndicalisme dont rêve un militant.
Une clameur le ramène à la réalité. En danseuse, un unijambiste avale la montagne. Tout le monde se lève, sifflets, bravos, hourras… L’espace d’une côte, c’est un héros. Bernard distingue la souffrance et la folie sur son visage, de son fauteuil pliant l’ancêtre l’encourage le poing levé.
La moitié des copains partie, la boîte parut vide. Un week-end, les machines délaissées disparurent, les rescapés vivaient en sursis. Le changement ? Le progrès ? Tu parles ! Qu’est-ce que ça lui faisait qu’on marie les homos et les curés, qu’on puisse se faire inséminer sur catalogue, qu’on récrive le passé à coup de lois mémorielles, qu’on institue des quotas de noirs, de beurs, de femmes, qu’on fasse voter les étrangers, qu’on protège des animaux mieux que les hommes, qu’on sacralise les différences, qu’on préfère Bruxelles à Paris… Tout ce qu’il voulait, lui, c’est bosser, vivre tranquille, normalement.
Autour d’une voiture publicitaire, les bras s’agitent, les voix enflent, un groupe discute avec le chauffeur. Le temps qu’il s’approche, elle redémarre et s’arrête un peu plus loin. Un spectateur écœuré :
 J’y crois pas !
 Qu’est-ce qu’il y a ?
 « Natura 2000 » ! La caravane a interdiction de distribuer sa pub, pas de papiers, rien sur la chaussée, aucune trace, la survie de la planète ! N’importe quoi ! Y’a que les écolos pour inventer des trucs pareils. Pour un peu, je me barrerais.
Supprimer la pub, à priori, Bernard aurait été pour, mais pas aujourd’hui, pas un jour de fête.
 On n’est pas obligé d’accepter.
 Ah oui ? Tu veux qu’on fasse quoi ?
 On barre la route. On empêche le passage du tour. En cinq minutes ils cannent.
Les deux hommes se toisent, le groupe attend. Sourires. Chiche ! Par magie, une dizaine de voitures entravent la chaussée, Bernard dirige la manœuvre, sur l’envers d’une banderole destinée à un champion, on écrit au marqueur « Touche pas à mon Tour ». On coupe les moteurs, on tape dans le dos de Bernard, on rigole, tout fier de la bonne blague. De son fauteuil, le centenaire vocifère :
 Allez-y les gars, comme en 36 ! Lâchez rien !
C’est l’instant de grâce, de fraternité, le bonheur de désobéir. Plusieurs véhicules publicitaires sont immobilisés, un hélicoptère bleu hache le ciel, trois motards remontent les lacets.
 Circulez ! Dégagez la route !
Quolibets, jets de pierres, bras d’honneurs, les policiers battent en retraite et rapportent à la hiérarchie. Les caméras de télé flairent l’audimat, encerclent Bernard. « Pas de pub, pas de Tour ! ». Un reporter avide de scoop tente une interview mais il les connaît trop, pas question de pérorer. D’une voiture banalisée, un flic en civil facilement identifiable s’approche et serre des mains, des dents plein son sourire.
 Gâchez pas la fête les gars, le peloton est à moins de trente minutes, soyez raisonnables, vous prenez les spectateurs en otage.
 C’est vous qui gâchez la fête, Natura 2000, on s’en fout, c’est pour les bobos qui ne font du vélo qu’en ville.
 Ouais, nous, c’est pas la vélorution qu’on veut.
 On va réfléchir, revenez dans une heure !
 Oui au retour du tour !
Bernard parlemente. Contre un engagement sur l’honneur, il accepte de lever le barrage. Morose, déçu, on range les voitures. Un rebelle regrette :
 On aurait dû aller jusqu’au bout histoire de vivre quelque chose.
 Vaut mieux une petite victoire qu’un échec.
La caravane ne lâche des tonnes de bonbons, échantillons, rafraîchissements qu’à l’endroit de la révolte. Personne n’est dupe. Ailleurs, Natura 2000 les nargue. En un clin d’œil, le peloton passe, on remballe. Le vieux tape sur l’épaule de Bernard, le fixe de son regard clair et lui dit, bien en face :
 Collabo.
L’évidence lui brise les reins. Il aurait dû lyncher le DRH.

Dernier ouvrage paru : Océano Police, Coop Breizh
Ça va !
Antoine Blocier

J’ai eu chaud.
L’année dernière a été l’une des plus troubles de toute mon existence, pourtant déjà riche en coups tordus et autres organisations sociétales dont j’ai le secret. Je ne sais pas ce qui m’a pris de jouer l’empathie. Un vrai rôle de composition. M’apitoyer sur les faibles, esquisser un semblant de début d’hypothèse de justice et autres fariboles sociales, ce n’est décidément pas mon truc. En 2012 pourtant j’ai essayé cette stratégie en France. Mais bon, le pacificateur n’est pas crédible lorsque c’est lui qui a créé le désordre… Le désordre… Tout compte fait, rien de tel pour que tout reste dans l’ordre.
J’ai eu chaud, mais fausse alerte : il n’y avait pas de quoi.

Alors 2013… Quel panard ! Depuis le temps que les petits frenchies me les brisaient menu, avec leurs états d’âme de pacotille – un jour libéraux, le lendemain révoltés, mais toujours à la ramener avec leur « particularisme hexagonal » - j’avais décidé de frapper un grand coup. Quand ils l’ont reçue en pleine poire, ma main invisible, ça leur a fait tout drôle. Ils ont été sonnés quelques jours puis ils se sont gentiment et rapidement remis au boulot, un mouchoir sur leurs velléités humanistes. Il ne faut jamais désespérer des peuples à la dérive, tôt ou tard ils rentrent dans le rang. Alors, ça va.
Je n’ai jamais vraiment eu besoin de m’impliquer en direct sur le mouvement de monde, il y a toujours des types qui croient suffisamment en moi pour légiférer, dérèglementer, imposer, manipuler, trahir et encaisser. De ce côté-là aussi, ça va.
Tant qu’elle gesticulait, la France ne parvenait qu’à me soutirer un mince sourire. Je ne suis pas chatouilleux. Le seul truc drôle qu’elle a tenté, c’est toutes les fois où elle s’était dotée de gouvernements dits « de changement ». Ce que j’ai pu me marrer de voir tous ces électeurs/consommateurs gober, comme un seul homme, les bobards des candidats putatifs aux rênes du pouvoir. Aucun n’osait me remettre en cause car je suis tout simplement IN-CON-TOUR-NABLE. C’est la force des religions puissantes. Ça va… Ça va.
En 2012, pour pimenter leur rata électoral, je l’avais saupoudré d’une sacrée dose de Brun. Pas du Brun brutal qui arrache la gueule, mais du Brun plus soft à avaler. Soit, il est toujours aussi indigeste avec les mêmes effets côté hémorroïdes, mais tellement plus racoleur. Plus vendeur. Dans la grande lessiveuse des idées, j’ai savamment oublié de trier les couleurs. Résultat : le Brun a déteint sur le Bleu, déjà un peu passé je le reconnais bien volontiers. Le Bleu a bavé, dégouliné et a fini par se fondre dans une espèce de marronnasse informe. A tel point que le Rose a profité de la vague et s’est mis, lui aussi, à ripoliner quelques mesurettes de cette chatoyante teinte virant à l’ocre, premier stade de la Brunisation qui va me permettre de couler mes vieux jours en toute sérénité. Ça a marché au-delà de mes espérances. Vraiment, ça va.
Il m’arrive encore de me surprendre, c’est dingue ! Je ne connais rien de plus reposant qu’une sieste à l’ombre brune d’un continent dont les soubresauts sont de légers frémissements, un vent apaisé sur mon visage serein. Sérieux, ça va. Ça va bien.
Pour m’être agréable, mon nouveau porte-parole a déjà renié quelques-unes de ses promesses. Les smicards avaient espéré… Tant pis pour eux ! Plus les salaires sont bas et l’emploi précaire, et mieux je contiens les grèves et les mouvements sociaux. Les syndicats comptent pour peanuts, quand on se bat d’abord pour sa pomme. Ça va.
Mieux : les plans de licenciements massifs font grimper les cours à la Bourse et les actionnaires aux rideaux. Dans mon univers, une mauvaise action économique est toujours récompensée par une action – de grâce ? – en hausse. Ça donne du tonus aux bonus. Alors oui, ça va.
Les eurocritiques en sont pour ravaler leurs larmes. Les coups de menton volontaires et le verbe haut, c’était pour impressionner les électeurs, pas Londres, pas Berlin et encore moins la Commission européenne, les plus prosélytes de mes fidèles. Alors, bien sûr, ça va.
Rien ne se vend plus, mais tout s’achète quand même. Surtout l’honneur et les convictions les plus trempées. La corruption bat son plein. Nom de Moi, ça va.
La dissuasion nucléaire va continuer à prospérer. Des tensions dans le monde et du pognon à ramasser à la pelle… Partout la guerre : des armes à inventer, à produire, à vendre et à utiliser… pour inciter à inventer de nouvelles armes, plus performantes, plus sélectives. Pour les produire, les vendre et les utiliser. Je me souviens quand j’avais développé le concept de « guerre propre », des bombes intelligentes qui ne touchaient que les infrastructures. Quelle poilade ! Franchement, ça va.
La population est sur le qui-vive. Les Français regardent de travers les Roumains, qui espionnent les Portugais, qui craignent les Asiatiques, qui épient les Maghrébins, qui se méfient des Africains. Et dans les sous-groupes, les chômeurs jalousent les manœuvres, qui lorgnent sur les cadres, qui bichent sur la Direction, qui craint les patrons. Puis ceux qui triment sur les chantiers contre ceux des champs et les deux contre ceux des bureaux… Alors que tous, sans exception, n’ont qu’un seul et unique Maître : moi… une seule et unique religion : tirer son épingle du jeu… Or c’est moi – enfin, ma main invisible – qui fixe les règles sans les fixer, qui organise sans organiser. L’apparence de la spontanéité comme paravent d’une religion très cadrée. Sincèrement, ça va.
Les Droits-de-l’hommistes réclament un meilleurs partage du gâteau. Qu’ils arrêtent avec ça, il y en a pour tous. Pour ceux qui cuisinent le gâteau et pour ceux qui le mangent. A chacun selon ses capacités et à chacun selon ses besoins. Pas ma faute si les riches ont meilleur appétit. Les pauvres n’ont droit qu’aux miettes ? La belle affaire. Pour qu’ils les aient, ces miettes, il faut bien qu’il y ait déjà un gâteau. Je compte bien sur l’équipe du Nouveau pour faire avaler cette pilule-là à ses aficionados. Pas de soucis, je l’ai formatée pour. Ça va.
Les sans-abri sont expulsés des ponts et des bouches du métro où ils s’entassent avec femmes et enfants. Là, je tique. C’est une erreur, va falloir que je rappelle à l’ordre. C’est justement de voir ces familles à la rue qui autorise le délire sur les prix de l’immobilier. Si leur misère se cache, plus personne n’aura peur de leur ressembler un jour. Et je fais comment, moi, pour légitimer la spéculation dans la pierre et soutirer les subventions aux états ? Globalement, côté immobilier, pour l’instant ça va.
On transforme les braves en extrémistes et les idéalistes en irresponsables. Les salauds sont à la une des journaux, on magnifie leur sens des affaires et leur fermeté. Les média s’inspirent encore et toujours de ma Bible. Leur catéchisme cathodique est tout à ma gloire. Ça va.

En ce mois de mai 2013, je me penche sur mes ouailles. Bien obligé. Je sens bien qu’un courant de mécréance tente de s’organiser, incitant les fidèles à se détacher de moi. Voire à créer un autre modèle de référence. C’est une spécialité dans ce pays : en mai, on s’excite, on se fait peur, on gesticule pour, en bout de course, fermer sa bouche. Ce qui change cette année, c’est que les gens commencent à comprendre que je pourrais être mortel, moi aussi. Normal, ils sont déçus. Après avoir mis tous les pouvoirs dans les mains du Nouveau, ils constatent que rien ne change, qu’ils ont avalé quantité de couleuvres, comme autant de belles paroles.
Alors, je la joue modeste. Profil bas pour mieux gagner, pour gagner plus. C’est de la spiritual strategy. D’accord, d’accord, je ne suis pas toujours au top, il y a bien ça et là des dysfonctionnements… Je suis un système imparfait, soit, mais y en a-t-il un autre crédible ?
Jusqu’à présent, j’avais suffisamment de relais efficaces pour ne pas avoir à me mouiller directement. Mais là, les Frenchies commencent à me courir. Ils ne vont pas encore changer. Manquerait plus qu’ils me renient, détruisent les édifices où s’organisent la dévotion de mes valeurs, brûlent les missels du dogme et pendent haut et court mes missionnaires. Ces hérétiques sont capables de pondre des lois républicaines pour contrer la loi divine. Où irait la foi, avec des apostats au pouvoir ? Y’a des coups de pied au culte qui se perdent.
J’en ai marre et je voudrais bien me reposer en paix. Alors je vais ressortir le coup des Croisades contre les infidèles, les adeptes de la décroissance, du partage... Pourquoi pas le communisme, tant qu’on y est ? Y’aura des dégâts, on les tuera tous et je reconnaitrai les miens. Il faut faire des exemples, pour que les autres se souviennent durablement qui est le Patron.
Le pognon, le fric, le flouze, le grisbi, l’oseille… quel que soit le nom que l’on donne à mon catéchisme, le seul monothéisme transcontinental qui transcende toutes les autres religions, c’est MOI ! On m’appelle le Marché, l’Argent, les Avoirs, la Fortune, la Richesse, la Bourse… bref, le Capital. Et l’on ne s’attaque pas au Capital, comme ça, sans biscuits idéologiques forts. Le Nouveau et sa clique ne suffisent plus ? M’en vais leur balancer une petite récession. Leur « rigueur » fera pâle figure, c’est le tissu industriel qui va morfler.
Et l’agriculture.
Et le tourisme.
Je vais le zigouiller cet incontrôlable pays.
Je vais peut-être leur laisser la culture. Bien utilisée, elle fera passer le reste en douceur.
Mais, pour l’instant, ça va !

Dernières parutions : Camping Sauvage et Désordre du Temple
A paraître (septembre 2012) : Maëlys et ceux des caravanes et Ligne 13
Le tout aux éditions Krakoen.

L’AFFAIRE DE 2013
Francis Mizio

L’affaire a éclaté tout début 2013, éclipsant celle qui s’était étalée depuis fin 2012, écœurant tôt ceux qui avaient placé tous leurs espoirs dans le gouvernement.

Le témoignage de celui qui avait eu vent de l’affaire fit une trainée de poudre. Il rendit les gens cois et les gazettes surchauffées. Les premières réactions sur ces révélations, quoique jugées incomplètes ou fantaisistes, furent littéralement outrées. On ressuscita des mots : « abracadabrantesque », « menteries »… ; on fit dans le médical mélangeant des notions à un point cacophrène et schyzophonique. L’affaire était –franchement- invraisemblable. « Enorme » estimaient certains.

De fait, elle tombait mal. Beaucoup avait à y perdre, mais beaucoup à y gagner. Tout l’échiquier risquait d’être à revoir. Il y avait de la tectonique politique dans l’air. Mais quoiqu’il en fut, l’affaire ne put laisser indifférent dès lors qu’apparurent les témoignages contradictoires, prouvant à ce stade que l’affaire était soit nulle et non avenue, soit inexistante.

On s’interrogea, mais faute de réponse trouvée en soi, on interrogea l’autre. Des micro-trottoirs furent dans l’urgence diffusés par les télés et radios : les gens qualifiés de « vrais » devaient bien avoir un avis sur l’affaire ? Toutefois, les résultats retracèrent simplement la géographie des camps qui se mettaient en place. Certains, à vue de ces émissions désinvoltes dans le traitement, sinon cyniques, juchés sur des tribunes de bois comme de papier, dénoncèrent un goût du scandale, une idéologie de café de commerce, une fascination pour le mortifère de l’époque.

L’affaire à peine révélée, battait déjà son plein.

Un journaliste confia à un site web de critique des médias comment s’était déroulée une récente conférence de rédaction, là où il travaillait. En substance il avait été dit : « Emparons-nous de cette affaire ; elle ne doit pas profiter aux concurrents. Trouvons un angle intéressant pour notre journal sur l’affaire, afin d’être pilote sur ce coup ». Evidemment, avec de telles pratiques en escalade symétrique, l’affaire prit de l’ampleur au point que même les acteurs de l’affaire s’interrogèrent, dans les colonnes et sur les écrans, de l’écho démesuré qu’elle se trouvait désormais avoir dans les médias. Cela les dépassait. Eux-mêmes se demandaient si l’affaire n‘était pas encore plus importante qu’ils ne l’avaient a priori soupçonné.

Il fut tôt dit que l’affaire aurait embarrassé le gouvernement, bien silencieux. On imagina des barbouzes et des intrigues florentines. Pourquoi, après avoir parlé, le témoin clé de l’affaire gardait-il le silence ? Cela ne signifiait-il pas que l’affaire cachait quelque chose… de pire ? Une autre affaire, évidemment ?

On continua de s’enflammer. Cela prenait une tournure toujours plus complexe. Trop, sans doute… et l’on commença légitimement à chercher à qui l’affaire pouvait bien profiter.

Vint le moment où la France fut divisée en deux par l’affaire. On titra sur ce point, accentuant malgré soi la division. Dans les cours de récréation il y eut jusqu’aux enfants à se disputer, défendant sans le comprendre l’avis de leurs parents. Dès lors que les paroles devinrent trop abondantes, on s’en remit, de façon rationnelle, à des méthodes d’analyse scientifique. Il fallait faire le point. On le fit avec rigueur, publiant des sondages. Les graphiques divers et variés, coloriés et abscons, parfois interactifs et sonorisés avec des points à cliquer renseignèrent, mais n’éclairèrent pas. On venait de passer à autre chose : on parlait de l’affaire comme un objet curieux, tel un étron posé au centre de la maison, sans plus se préoccuper de qui l’avait commis mais de l’odeur qu’il dégageait. Ce discours sur le discours -car la chose s’emballait toujours plus- occupa les pages de tribune, les « Rebonds », les « Horizons », les commentaires haineux et caricaturaux bourrés de fautes et de bêtises sur le web, les messages de 140 signes sur une messagerie vaine, et les statuts sur un réseau fourbe.

Tout le monde s’étant exprimé, on interrogea sur le sujet de l’affaire des sportifs, des chanteurs, des personnalités qui n’avaient rien à voir avec l’affaire, mais, étant écoutés et admirés, pouvaient guider le public dans sa quête stupéfaite d’opinion tranchée. On alla jusqu’à convoquer un psy et un sociologue. Ils devisèrent, s’entre-complimentant sur leurs derniers ouvrages opportunément parus. Ils levèrent des points intéressants. A savoir que l’affaire avait un rôle et un sens. Il y avait ce qu’elle révélait de nous, de notre société, de nos choses enfouies depuis la grotte et la famille de province. L’affaire voulait nous dire quelque chose. Hélas sur ce qu’elle voulait nous dire, ils ne parvinrent à s’entendre. On discuta par la suite beaucoup des noms d’oiseaux qu’ils s’envoyèrent, perdant toute civilité avant la publicité. De l’affaire expliquée, on ne parla point, mais cela fut déploré comme un simple dommage collatéral.

L’affaire devint un bruit de fond, une radio qui filait déréglée entre des dizaines de fréquences.
« Il est temps de poser les éléments clairement, car le public à besoin, sinon le droit de savoir, d’y comprendre quelque chose » : tels furent les propos de l’auteur du livre sur l’affaire qu’on invita dans des pages et sur des plateaux, devant des micros et un public sage qui applaudissait. On parla, faute d’évoquer le contenu du livre, de comment il avait techniquement été édité si vite. Une prouesse. L’imprimeur lui-même s’était personnellement impliqué. La veille encore, la couverture n’avait pas été choisie et cela avait été la fille de l’auteur, 7 ans, qui avait tranché ! Mais ce n’était qu’anecdote car le livre, lui, faisait enfin le point. Il convenait de l’acheter.

Etendue depuis plusieurs mois, l’affaire faisait désormais partie du décor de 2013. On apprit en juin que des étudiants en psy et socio s’étaient mis en tête d’écrire des mémoires, de défendre des maîtrises ou des thèses sur son sujet. Car tout de même, cette affaire était un cas d’école.

Malgré tout le public se lassa. Les beaux jours étaient installés. On songeait aux vacances.

C’est alors qu’une certaine presse dénonça, de façon assez virulente sinon convaincante, dans un numéro double pour la plage, le discours des concurrents sur l’affaire. On tomba des nues. Avions-nous été manipulés ? Le doute s’immisça et c’est à ce moment, qu’ayant jusqu’alors gardé une réserve prudente nécessaire à toute distance analytique, le gouvernement déclara lors d’une conférence de presse largement relayée malgré la canicule et le monoï arrivants que « la véritable affaire, c’est qu’il n’y avait pas d’affaire. » Cette tentative d’extinction des feux fut mal perçue. Elle raviva des théories, des idées de complots. Un dessinateur dans un hebdo, expert du mal de dos des cadres francs maçons et du prix de l’immobilier dans les nuits chaudes, publia un dessin de presse inspiré de celui fameux de Caran d’Ache sur l’affaire Dreyfus. Sur cette nouvelle version on vit des protagonistes identifiables s’écharper autour d’un gâteau mal partagé, vite saccagé : « Ils en parlent » disait la légende. On trouva cela d’un goût douteux. On ricana sur le procédé racoleur permettant de vendre du papier.

La certaine presse revint alors à des considération moins corporatistes, du fait de la réaction du gouvernement : en fait, se demanda-t-elle fort pertinemment, à ce stade de confusion, ne voudrait-on pas étouffer l’affaire ? C’était bien possible : il y avait des exemples de n’importe quoi. Un type connu des services de police, sinon de psychiatrie, et dont il fut établi par la suite qu’il avait abandonné ses enfants et fraudé le fisc, menaça de balancer des révélations supplémentaires liées à l’affaire sur Internet ; réseau dont on rappela à cette occasion les méfaits...

Tout était passé en roue libre. C’était le chaos.

Soucieux de calmer le jeu, un historien fit appel au devoir de mémoire. Il expliqua que ce n’était pas la première fois qu’on se retrouvait devant une telle affaire, tant dans son fond que dans sa forme. Mais personne ne l’écouta. Cela aussi, conclut-il, était déjà arrivé.

L’été 2013 passa. Il y eut quelques augmentations des tarifs d’anciens services publics ; des lois cauteleuses votées dans l’indifférence ensablée par la météo des plages.

La rentrée que l’on avait annoncée chaude et sociale fut occultée par de nouvelles révélations sur l‘affaire. Hélas, tout devenait toujours plus incompréhensible, enchevêtré. On avait oublié le début, il manquait le milieu… Quiconque y comprenait goutte, sauf certains journalistes obsessionnels à en être louches, qui se tuèrent à tout retracer le plus pédagogiquement possible en quelques milliers de mots à peine. On ne lisait plus que les titres, au mieux les accroches et intertitres... Cela, il est vrai, semblait devenir vraiment tout et n’importe quoi. Un dingue, d’ailleurs, eut même de l’audience en prétendant que l’affaire était dirigée contre lui.

Novembre advint. On acheta des chrysanthèmes.

Curieusement, c’est la découverte d’un commerce de tee-shirts, de mugs, de gadgets sur l’affaire proposés par correspondance pour Noël qui relança l’intérêt : on se souvint qu’il y avait bien toujours cette affaire, mais que cela s’était dilué. La presse eut de conserve la même idée en titrant « Faut-il tout reprendre à zéro ? » ou encore clama « Où en est-on sur l’affaire ? ». Dans un intéressant dossier, un sociologue expliqua que si on se posait cette question, c‘était parce que l’affaire avait été un non-événement. Il fustigea sur de nombreux plateaux, et lors de conférences, le business fait autour de l’affaire. Il sortit un livre pour le dénoncer plus fort encore, mais son succès ne fut que d’estime. C’était déjà la trêve des confiseurs.

Les gens étaient las. Il y avait les cadeaux à acheter avec un pouvoir d’achat en berne. Lorsque les témoins clés de l’affaire se rétractèrent fin décembre, on ne fit pas grand cas de l’information. Constatant cette évolution il y eut quelques dernières salves médiatiques, résonnant comme des chants de signes, sinon de cygnes. On posa cette ultime question, un peu désespérée, un peu perplexe : « et s’il n’y avait jamais eu d’affaire ? ». On remettait en cause tout l’équilibre, et il sembla même soudain que celui qui avait révélé l’affaire n’était pas si clair dans celle-ci. Des marionnettes télévisuelles que l’on tenait pour de fins esprits politiques rendirent leur verdict. Elles affirmèrent à une heure de grande écoute qu’on n’allait jamais savoir le fond de l’affaire. Comme toujours, précisèrent-elles. D’ailleurs les journalistes ne s’étaient-ils pas mis à se flageller de mea culpa lyriques et échevelés en comprenant que, depuis le début, l‘affaire n’avait été qu’une affaire médiatique ? Se rengorgeant, un peu honteux mais s’habillant d’une dignité ravivée, ne pointaient-ils pas les dérapages chez leurs semblables comme chez eux-mêmes par souci de rigueur et de déontologie ?

L’an nouveau grésilla là-dessus comme une bougie en fin de vie. Un mensuel de sciences humaines, faisant le bilan de 2013, revint sur l’affaire, traçant son historique, concluant que ces phénomènes n’étaient pas nouveaux. Qu’en effet, ils devaient bien cacher quelque chose ; une faiblesse humaine celée en nous tous, sinon sans doute d’autres squelettes scandaleux dans des placards, malheureusement dissimulés par tout ce tapage qui fut, il fallait en convenir, bien navrant. On parla un peu de totems, de tabous. Il fut même question de sexualité et d’inconscient qui curieusement n’avait pas été convoqués par les services de police aux débuts de l’affaire. En somme, on ne savait rien après cette année agitée, mais on avait tout de même un peu apprit sur soi. C’était déjà ça.

Et puis, mi-janvier 2014, une nouvelle affaire ahurissante éclata - et on ne parla plus que d’elle.

Dernier ouvrage paru : « Alfonso Vermot y Carambar ( inventeur de la devinette) », avec JB Pouy, JP Rocher Editions

Effet rétroactif.
Francis Pornon

Je sonnai sous la plaque indiquant : « Notaire ». Ouvrit une jolie brune, blouse décolletée, jupe serrée. Femme. Avec une jolie petite voix. Je tenais mon arme derrière mon dos. Inutile d’insister, redit-elle, l’étude est fermée, c’est une réunion de famille !
De sa jolie petite voix, avec le sourire et le reste ! J’en avais de la mollesse dans les jambes. Pas dans l’intervalle. Mais alors, pas du tout ! Il y avait si longtemps que cela ne m’était pas arrivé. Je lui souris aussi pour souffler que… j’allais recevoir un gros héritage et que… j’aimerais partir avec elle, très loin, où elle voudrait.
― Mais ça va pas ! Qu’est-ce que vous croyez ? Fichez le camp d’ici ! fit-elle en tentant de refermer.
Alors, réprimant l’envie de pleurer, je ricanai.
― Dommage ! Un ratage de plus !
Le pied dans l’entrebâillement de la porte, je brandis le pistolet et repoussai le battant pour pénétrer dans le vestibule. Au salon, je menaçai tout le monde en lançant de ne pas s’affoler, que tout se passerait bien, je voulais seulement livrer une information en échange d’un service. Ils se figèrent dans un arrêt sur image.
Voilà ! contai-je. Un ami m’avait parlé d’une curieuse histoire dans la ville. Un notaire, en cheville avec un promoteur, avait acheté du terrain agricole en viager à un vieux paysan sans héritier. Le terrain était devenu libre et aussi constructible par enchantement, quelques mois après, à la mort du pauvre paysan. Le notaire était un homme respectable et respecté. Chaque semaine il réunissait dans son salon sa famille jusqu’aux cousins éloignés.
L’intéressé pâlit. C’était évidemment lui, le notaire en question. Ceux de sa famille lorgnaient avec étonnement ou même méchamment. Deux ou trois femmes se mirent à pleurnicher. Pas de souci, ajoutai-je, on pouvait s’arranger. Je ne ferais rien que corriger une injustice. L’arme toujours en main, je demandais seulement un petit travail au patron, ce ne serait pas long.
Le gratte-papier bedonnant ne se fit pas prier. Il me précéda au bureau attenant à son logement. C’était simple, en effet, de reprendre le modèle d’un testament « authentique » déclarant que son auteur était mon père. Avec une photocopie de signature dans les documents apportés, je signai sans difficulté : Albert Camus. Le scribouillard criminel eut un haut le cœur. Le flingue sous son nez le calma vite. Il appela deux personnes du salon pour contresigner. Parmi elles, la jolie brune sans son joli sourire. Je soufflai vers elle :
― Je n’ai pas le choix. Cinquante cinq ans, des rides apparentes et pas mal d’autres cachées, sans ami, sans enfant, sans mère décédée ni père inconnu… et cerise sur le gâteau, le chômage. En plus, la conviction insupportable que ce que j’écris n’aboutit pas parce que c’est insignifiant !
Elle ne cilla pas, signa, tendit la feuille au notaire qui antidata, me donna un double et promit de faire inscrire ça à la date et au registre convenable. Il avait intérêt…
Dans le vestibule, la jolie petite voix sonna dans mon dos. Je me tournai.
― On se calme, fit-elle. Je ne dirai rien, comme tous les autres, d’ailleurs. Mais je suis curieuse. Pourquoi Camus ? Parce que vous écrivez ?
Je rangeai l’arme à ma ceinture.
Oui, oui, j’écrivais ! Mais sans jamais avoir été reconnu ni même édité, sinon à compte d’auteur… Je n’envoyais même plus mes manuscrits. Bref, au lieu des sunlights et surtout de la lumière que je tentais d’écrire, ma vie restait noyée dans un noir épais. Je me demandais combien de temps j’aurais envie de continuer.
Et puis voilà, je venais de lire un article : « 2013 centenaire d’Albert Camus ». En France, les ayant droits (héritiers) des auteurs empochent les droits jusqu’à 70 ans après le décès. Je tirai une feuille de mon porte-document :
« L’Etranger de Camus est le best-seller absolu chez Gallimard : six millions et demi d’exemplaires déjà vendus en France (150 000 par an, en moyenne), les droits de traduction cédés dans 58 pays. Sa fille rappelle que les droits d’auteur (entre 8 % et 14 % du prix du livre) sont divisés entre elle et son frère … »
Figurez-vous, commentai-je, que ma mère a toujours dit avoir « bien connu Albert », Camus de son patronyme. Je n’ai pas les moyens de vérifier. Mais… je le sens. En moi la même exaltation de l’air vibrant et de l’aveuglante lumière. Je suis le second fils de l’écrivain. J’en suis sûr. Du coup, je ne vais pas quitter mon studio pour la rue. Un enfant naturel est maintenant héritier, au même droit que les autres. Un bonheur ! Et une chance… À un euro environ de droits d’auteur par livre, cela fait une manne de 150 000 euros par an au strict minimum, à diviser par 3 pour chacun des trois enfants de Camus (les deux autres et moi …) soit 50 000 pour moi, une fois reconnu enfant naturel. Avec effet rétroactif depuis 50 ans, le total ira chercher dans les 2 500 000 euros !
Il m’a suffi d’acheter un pistolet au rayon des jouets d’un grand magasin. Cela fait plus vrai que vrai, non ? Et de me poster chaque jour à la laverie d’en face. Ah, mon linge est impeccable ! Et moi, j’ai su que le notaire reçoit sa famille chaque samedi.
La fille avait retrouvé son sourire. Elle rouvrit la porte d’entrée en disant simplement :
― Je vois. Seulement, figurez-vous que les droits d’auteur sont remis en question et que, de toute façon, leur durée doit être renégociée. Et puis, en la matière, si par chance le testament n’était pas dénoncé par les autres héritiers et soumis à enquête, il ne devrait pas y avoir d’effet rétroactif.
― Ah bon ? Vous croyez ?… Et d’abord, comment savez-vous ça ?
― C’est mon métier. Et je crains pour vous un ratage de plus !

Dernier ouvrage paru : « En Algérie sur les pas de Jean Boudou », éditions Vent terral ; "A la santé des Pachas", éditions Après la lune (coll. Bel Horizon dirigée par Yasmina Khadra).
Normal(e)

Sophie Loubière

J’avais cuit de la confiture de fraises la veille au soir et la cuisine sentait bon le parfum des fruits tournés en sirop. Mon doux époux réchauffait une gaufre dans le toaster pour le petit qui sommeillait encore, affalé dans le canapé du salon devant la quarante troisième rediffusion d’un épisode de Dino Train. Le visage apaisé par le souffle de la nuit, mais les paupières gonflés comme des prunes, j’attaquai ferme mon mari : et s’il consultait un spécialiste ? Parce que ça relevait du calvaire de supporter un ronflement pareil ; la lutte devenait inégale. Quelle que soit la position dans laquelle je le replaçais, bras rabattu sur le ventre, nuque à l’horizontale, le grognement reprenait forte sur l’oreiller. Les bouchons d’oreille me plongeaient dans un vide sonore abyssal terrifiant dont je m’éveillais en sursaut en plein cauchemar. Etienne devait faire quelque chose. La réponse fut à la hauteur de la pertinence de ma question.
  T’as pas racheté de lait ?
La pluie rabattait déjà sur la vitre une allégresse d’automne au printemps.
Sur l’étiquette des bocaux de confiture, était écrit : confiture de fraises, 5 mai 2012.
Ma vie avait changé.
Radicalement changé.
Mais ça ne datait pas d’hier.
Depuis qu’une radio de service public avait décidé de mettre fin à une collaboration de dix-sept années par l’entremise d’une sorcière aux pouvoirs redoutables - dixit le fiston - je taisais ma voix. Je ne lisais plus de livres (sinon des contes à mon schtroumpf). Je ne recommandais plus les bouquins des autres aux auditeurs (sinon les miens dans certains salons littéraires prout prout). Je n’inventais plus d’émission poil à gratter pour naviguer tel un farfadet sur les ondes, à cheval sur les genoux de Pierre Dac tout en chatouillant la coccinelle de Marcel Gotlib. Alchimiste tutélaire, je ne dosais plus l’émotion et le frisson sur un logiciel de montage audio jusqu’à minuit passé en ayant oublié de faire les courses. Je n’emmerdais plus ma réalisatrice avec mes fignolages au mixage. Je ne jonglais plus avec des CD de musique de film par-dessus la tête de mon assistante ou du gentil monsieur originaire de l’Afrique du Nord venu vider les poubelles de mon mini bureau en open space situé juste en face de quatre ascenseurs - bureau que très étonnamment, personne ne m’enviait. Je ne recevais plus les grands de ce monde à table dans leur restaurant fétiche, cachant sous les serviettes des techniciens de Radio France munis de micros espion et de rudes appétits pour les confidences. Je n’inventais plus par écrit des bêtises gourmandes de mots et de sensations sucrées, des jeux idiots à pratiquer seul dans un parking ou sur le plage. Je ne tenais plus la main de nouvelles plumes tout en leur donnant un coup de pouce avec un enthousiasme de jeune fille. Je n’allais plus voir de films au cinéma pour écouter la musique et sangloter de bonheur - la faute à Alexandre Desplat, encore un compositeur que les Américains nous ont soufflé sur l’échiquier… Je ne croulais plus sous les invitations des attachées de presse (sauf erreur de leur part). Je n’étais plus persona grata dans les soirées pince-fesse (sauf divagation de listing). Je ne recevais plus cent cinquante mails par jour - mais sept, dont cinq courriels commerciaux indésirables. On ne m’appelait plus pour que je parle du dernier chef d’œuvre de Guillaume Musso. Les jours de la semaine, je ne me maquillais plus dans le RER. Le vendredi, je ne courrais plus d’une radio à une autre pour enregistrer une chronique et annoncer la parution du nouveau Craig Johnson. Dorénavant, je travaillais chez moi, à la maison, dans ce bureau d’une surface équivalente à un studio parisien, avec une cheminée et deux fenêtres ouvertes sur un jardin envahi de pruniers et de marronniers, poussés en 9-3. Je travaillais à ma propre personne, ma jolie constellation narcissique, aux héros de mes romans à l’eau de vie et j’avais du temps pour le repassage.

La porte refermée sur le père et le fils, la chienne nourrie des restes de poulet, la vaisselle rangée et les coussins du canapé bien alignés, je remontai dans mon bureau y relire un dernier chapitre en cours de rédaction, une petite nouvelle passée au cirage noir.
Et là, dans un grand élan du cœur, avec la sincérité d’une misérable fourmi, comme des millions de Français, sans attendre autre chose que la possibilité de faire ce métier miraculeux d’écrivain hors limite le plus longtemps possible, je bossais sans être rémunérée à la juste valeur de l’ampleur de la tache, en toute normalité.
Il paraît qu’un président normal, même avec en héritage une dette nationale aussi catastrophique qu’un bon film de genre signé Michael Bay et des milliers d’emplois qui se barrent en couilles dans l’industrie automobile, ça peut redonner plus qu’un espoir, faire refleurir la culture dans les écoles, la fantaisie dans les médias, repulper l’impertinence des journaux et magazines, trouver des sous pour payer correctement ceux qui font tout le boulot et déloger les crabes qui s’accrochent à leurs incompétences, les ambitieux aux pieds crottés.
Il paraît que les sorcières aussi finissent à la retraite.
C’est le fiston qui me l’a dit.
Puisse-t-il avoir raison et qu’un jour, devant, s’ouvrent de nouvelles ondes en chatoiement où poser mes lèvres, chuchoter à l’envie.
Et puisse les prochaines confitures de fraises être bonnes.
En 2013.

Dernier ouvrage paru : « L’enfant aux cailloux », Fleuve noir, prix Lion noir 2012, prix Ville de Mauves 2012.
Premier café
Philippe Masselot

Ainsi, la fin du monde n’avait pas eu lieu…
Ce fut sa première pensée, avant même d’ouvrir les yeux. A l’abri derrière les paupières closes, il sentit son corps s’éveiller, une fois encore, son souffle et son cœur prendre leur rythme de croisière. Il déplaça doucement la main droite, identifia la surface molletonnée du drap. Finalement, il avait regagné son lit, d’instinct, ou au radar, après avoir vidé les bouteilles en l’honneur de cette Saint-Sylvestre qui, au dire de certains, n’aurait pas dû arriver.
Il ouvrit doucement les yeux. Une franche lumière entrait dans la chambre par la seconde fenêtre dont il avait oublié de baisser le volet, la veille au soir.
Il se tourna sur le dos, commença à étendre les jambes mais suspendit son effort quand il sentit venir la crampe dans le mollet. Les toxines du vin blanc… Il se redressa, posa les pieds au sol, et la douleur disparut.
Il avait dormi tout habillé, ou presque : il lui manquait l’une de ses Converses. Machinalement, il chassa l’autre du bout des orteils. La chaussure atterrit à côté de ce qu’il identifia comme une petite culotte de Cassandra.

Trois. Et demi. Preuves indiscutables de sa beuverie de la veille, les cadavres de Muscadet trainaient entre les coquilles d’huitres et de bulots éparpillés à même la nappe. A la vision du chantier, comme disait sa mère, il se sentit d’un coup fatigué et barbouillé. L’odeur de marée basse et de vin aigri chassa toutes ses autres impressions. Il ouvrit la porte de la cuisine et respira un grand coup sans franchir le seuil. Un franc soleil ne venait pas encore à bout des traces de gelée qui blanchissaient la pelouse. Sous le rosier taillé et préparé pour l’hiver il devina une touffe de perce-neiges qui pointaient le bout de leur tige. Encore quelques jours et les petites fleurs seraient là.
Le téléphone le rappela à l’intérieur. Premier coup de fil de l’année…
 Oui, merci maman, toi aussi, une excellente année. Non, je n’ai pas oublié. Treize heures, ça ira ? OK, bye…
Il prépara du café puis entreprit de mettre un peu d’ordre dans la cuisine, l’esprit ailleurs. Le souvenir de sa soirée n’était pas très clair. Il y avait eu les courses, dans l’après-midi, puis sa remarque anodine et les cris de Cassandra, la porte qui avait claqué. Finalement, elle n’était pas rentrée cette fois, le canapé était resté vide. Il s’efforça de ne pas s’inquiéter. Ils n’avaient encore rien bu quand leur dispute avait éclaté, il était tôt. Elle avait dû aller chez les Delcambre. A coup sûr. Il voyait très bien cette petite garce de Julie en consolatrice prête à en rajouter. Car elle n’avait pas pu lui donner les raisons exactes de leur dispute. Toujours la même chose, ses idées à la con…
Le crachotis de la cafetière le ramena vers la cuisine. Il se servit une bonne tasse, se souhaita bonne année en la levant devant lui.
Toujours les mêmes horreurs… Et si on profitait de l’année nouvelle pour repartir de zéro. Trois cent soixante cinq jours tout neufs. Un gamin, un bébé, c’est ça qu’il lui fallait peut-être, qu’elle oublie le reste, ses discours, ses thèses qui ne lui ressemblaient pas…
Il eut soudain très envie d’une présence, qu’on lui parle. Quelle drôle de façon de démarrer l’année, seul entre les reliefs d’un repas en célibataire. Il alluma la radio. Eux non plus, là-bas, à l’autre bout des ondes, ne semblaient pas vouloir profiter de cette nouvelle année pour repartir sur du neuf, chasser toute la merde et se dire : on essaye autre chose ! La même pub pour le nutella qu’hier, que l’année d’avant.
 Bonne année à ceux qui viennent de nous rejoindre. Nous sommes le premier janvier deux mille treize, les infos, Claire Cervajean.
 Bonjour. Moins de voitures brûlées cette année dans notre région, le préfet se félicite des mesures préventives mises en place notamment dans l’agglomération lilloise où le nombre de véhicules incendiés a été divisé par deux par rapport à deux mille douze. Par contre cette nuit une vingtaine de sépultures de soldats juifs et musulmans ont été profanées au cimetière militaire d’Ecoivres, à proximité d’Arras. Nous entendrons tout à l’heure la réaction indignée du conservateur de ces sites. Pour l’heure, nous rejoignons météo-France…
Il coupa la radio : un bruit de moteur, des roues qui écrasent les cailloux de l’allée. Il se leva et vit Cassandra qui descendait de la clio. Il fut soulagé. Comment l’accueillir ? Il se jette dans ses bras, ou feint l’indifférence. Le visage sombre de la jeune femme mit un terme à ses hésitations.
Elle ôta son blouson et le posa sur la première chaise.
 Tu veux un café ?
 Je vais me servir.
Silence café, les yeux dans le vague. Il se glissa sur la chaise qui lui faisait face.
 Alors ?
 Quoi ?
 Bonne année…
 Connard.
Il posa sa tasse.
 Ecoute…
Ça recommençait. Du coup ses arguments de renouveau, le bébé, tout ça lui semblait beaucoup moins évident. Elle posait les coudes sur la table, tenait négligemment son bol à hauteur de son joli visage. Son pull moulait sa poitrine, ses seins sur lesquels il avait encore posé sa tête quelques jours auparavant. D’un coup il eut très envie de lui faire l’amour, de lui crier qu’il l’aimait, de lui montrer. Mais…
Elle avait terminé son café. Elle posa le bol, le regarda, cruelle et moqueuse.
 J’écoute…
Il s’entendit prononcer :
 J’ai écouté la radio ce matin.
Elle pencha la tête en arrière et adressa au plafond un rire silencieux.
Il continua :
 Tu y étais ?
Elle lâcha un petit gémissement. Triomphe retenu.
 Bien sûr. Tu aurais dû y être aussi.
Il secoua la tête. Année nouvelle. Repartir sur des bases neuves. Pas celles qu’il avait envisagées, un temps.
 Non, je ne veux plus entendre ces conneries. Ta race supérieure, les autres dehors…Tout ça, c’est terminé.
Elle continuait d’afficher un sourire imperturbable. Il savait que sa voix tremblait. Il tenta malgré tout une manœuvre désespérée, même s’il n’en avait plus tout à fait envie, histoire de ne pas avoir de regrets, un jour, ou tout à l’heure. Dans un souffle, il ajouta :
 J’avais pensé, toi et moi…un bébé…et puis…
 Et puis ?
 Rien.
Le sourire de Cassandra se transformait peu à peu en rictus de mépris. Il savait ce que cela annonçait. La même scène, les arguments nationalistes cent fois repris, la porte qui allait claquer. Il prit les devants.
 Alors voilà…Je ne crois pas en tes théories. Et même, je crois que je vais prendre le contrepied. Non, tais-toi, cette fois c’est à toi d’écouter. Je t’ai aimé, mais je crois que tout ça c’est en train de se terminer. Je vais avoir mal, très… (il vit son sourire revenir un instant), mais tant pis. Tu vas sortir de ma vie. Tu vas rejoindre les autres ordures avec qui tu étais cette nuit.
 Tu me vires ?
La voix reflétait sa stupéfaction. Il en ressentit une certaine joie.
 Oui.
Il posa une fois encore les yeux sur la courbe de sa poitrine. Ne pas faiblir…
 Tu dégages. Je déposerai tes affaires chez les Delcambre tout à l’heure.
Le bol frôla sa tête et alla se pulvériser sur le mur. Il n’avait pas bougé.
 Salaud.
 Non, je ne crois pas. Mais cela irait peut-être bien à quelqu’un qui renverse des croix ou d’autres trucs religieux dans un cimetière.
Elle fit deux pas vers la porte, saisit son blouson, puis se retourna vers lui.
 Tu vas me dénoncer ?
Il sourit tristement. Elle en était là…
 Non. Ça, ce sont vos méthodes.
Elle releva la tête avec une certaine fierté, s’habilla.
 Je vais faire mieux, précisa-t-il.
 Quoi ?
Il perçut une certaine inquiétude dans sa voix. Ça n’était pas si difficile, finalement. Il détailla une dernière fois la silhouette si familière, les jambes moulées dans le jeans faussement élimé. Il prit deux secondes avant de répondre, maintenant sa voix était posée. Il la regarda droit dans les yeux :
 Me méfier.

(Rédigé dans la 11ème circonscription du Pas de Calais, juin 2012).
Dernier ouvrage paru : « Stop au tueur de crabes ! », Airvey jeunesse éditions ; « Mistral gayant », Ravet Anceau.

De l’électricité dans l’air
Ricardo Montserrat

2013, revient à Paris Raïs El Alayud, volontaire de la Brigade franco-maghrébine envoyée en Afrique aider le peuple touareg à résister à la pression salafiste. Toujours le premier à l’assaut quand ses camarades hésitaient à y aller, le premier à tendre la main aux prisonniers quand ses potes les méprisaient, à donner des soins aux mourants, quand ils lui criaient de les achever, le premier encore à murmurer des mots apaisants à ceux qui avaient perdu maison, raison et espérance. Cette guerre, il aurait voulu qu’elle durât, chaque heure étant un bonheur pour celui que les nomades appelaient le Généreux. Et puis retour à la case racisme, ennui, humiliation de n’être plus qu’un rebeu, un sous-homme, un délinquant dans le regard de ceux qu’il croise. S’il n’avait autant aimé les filles, la fête, le vin et la République – oui, la République qui lui avait permis de passer du statut de moins que rien à mieux que rien – il serait resté.
Au bout d’une journée à tourner en rond avec ses camarades, passage par l’Élysée, les télés, puis tournée des grands ducs, il revient à la cité Guy-Moquet où il a grandi. Depuis la mort de ses parents dans l’incendie qui a ravagé leur appartement au cours des nuits brunes déclenchées par les identitaires, il n’y a pas remis les pieds. Mais la cité, c’est sa famille, une famille soudée par la rage et la mouise. Raïs demande aux frangins du bloc B de l’héberger jusqu’à la prochaine guerre. Elle ne saurait tarder. Il ne se fait pas d’illusions. Chaque guerre porte en elle le germe de la suivante. Bon côté ou pas, à chaque père qui tombe dix fils se lèvent, à chaque fille violée dix enfants enragés. Chaque fois qu’il a vu à travers la mire un homme s’effondrer, il a écrit une page de l’histoire à venir. Rien ne s’arrête avec la mort de celui qu’il venait de tuer. Bientôt, c’est lui qui sera dans la mire de la mort. Peur ? Non. Bien plus peur de la peur qu’il trouve dans la tête de ses potes d’enfance. Eux, ils ont peur. Peur de mourir. Sans avoir vécu. Vécu. De temps en temps, l’un d’eux perd la vie dans un règlement de comptes, une virée sans casque, un aller-retour vers l’Espagne, une bavure, un pneu qui éclate, une surdose. Accidents, jeux dangereux, paris stupides qui permettent d’échapper à l’angoisse de la mort par usure. Il les écoute parler de la guerre des banlieues, hausse les épaules.
— Vous regardez trop de films. La guerre n’est pas un jeu vidéo.
— Pourquoi t’es rentré ? Quand ils vont savoir qui tu es, ils vont t’aligner vite fait. Depuis les émeutes, ces mecs tirent d’abord. Les keufs pareil.
— J’aurais dû y rester ?
— Peut-être. Tu pourrais intégrer un gang. Un tireur comme toi, ça vaut de l’or chez les bracos.
— Je veux un taf tranquille. Vigile ou convoyeur. Garde du corps.
— Même en uniforme, plus personne ne veut de nous. L’austérité. Chacun se débrouille dans son ghetto. Les fachos sont partout et veillent à la bonne utilisation de l’argent public. A la Poste, au Pôle emploi, aux Allocs... La guerre, on te dit. Madame Lapin a fait plein de petits, à gauche comme à droite. Du coup, de notre côté, c’est pire. Les Marocains ne sacquent plus les Algériens, les Arabes les Noirs, les Noirs les Comoriens. Les musulmans se déchirent. Les Gaulois comptent les points… Les médocs et la dope là-dessus, ça explose dans tous les coins.
— Je fais quoi alors ?
— Marchand d’armes ! T’as des contacts, non ? On n’arrive plus à fournir.
— Z’êtes malades ! Une arme transforme n’importe quelle petite bite en superconnard.
Latifa, la gazelle que jadis il voulait épouser, murmure.
— Deviens un héros. On donnera ton nom au bloc. Ils n’oseront plus nous toucher.
— Je suis un héros !
— Prouve-le, meurs en héros. Un vrai héros, il est mort. Crever pour crever, nous aussi on crève, mais sans que personne ne le voie. Pour eux, on est des rats. Ils nous poussent à nous entretuer ou ils dératisent.
— Tu veux bien être ma veuve ?
— Tu as une assurance-vie ?
Après tout… Ça, le livre de l’histoire à venir n’a pas dû le prévoir. Il vole à l’arraché un phone. Donne trois coups de fil. Attend la réponse. Positive. Bonne pêche. “Elle“ viendra.
Gare du Nord. Très peu de voyageurs remarquent sur la droite de la gare, côté RER, une plaque sur le mur de l’ancien soldeur, avertissant qu’à quinze centimètres sous le bitume, se trouve une ligne à haute tension. Il pose quelque plots, deux barrières, du ruban rouge et blanc, et perfore le trottoir. Les voyageurs passent, les clodos s’arrêtent, s’éloignent quand il décoche son regard de tueur. On en apprend des choses à l’armée. Il regarde l’heure. Il a le temps. Il règle les jouets ramenés de là-bas. Il range, retourne se changer dans la camionnette, remet la tenue de soldat d’élite, béret et médailles, vérifie son arme. Un s.m.s. Sous les mots, les sentiments. La camionnette laisse la place à un 4X4 officiel qui se range tout près de ses barrières. Latifa lui sourit. Raïs va alors attendre le TGV en provenance de Lens. Madame Lapin en descend, accompagnée de deux costauds. Ils lui rendent son salut. Madame murmure qu’elle est impressionnée par ses médailles.
— Bah… Suivez-moi, on vous attend. L’Armée compte sur vous, madame.
— Je suis au service de la France.
La blonde au visage dur a une démarche de travesti. Plus elle forcit, plus on dirait son père avec une perruque. Les voyageurs l’applaudissent, très peu se détournent. Elle répond par un sourire de commande ou une moue mussolinienne.
Ils passent près des barrières. Compte à rebours. Latifa sort du 4X4, ouvre la portière avec une raideur toute militaire. Lapin remercie. A peine s’assoit-elle que Latifa et Raïs bondissent en arrière. Un arc électrique traverse l’espace entre le chantier et la limousine, calcine la passagère puis les gorilles qui ont voulu lui prêter secours. Les passants se sont pétrifiés, aveuglés par l’arc qui semble pénétrer entre les jambes de la matrone nationale. En ionisant les molécules de l’air qui, d’isolant devient conducteur, l’électricité non seulement se rend visible, mais sa chaleur est si puissante qu’elle traverse les matières les plus résistantes et brûle idées noires et lunes mortes.

Dernier ouvrage paru : « Mine de Rien », avec le Secours populaire 62, éditions Baleine. En tournée le spectacle « Naz », mise en scène Christophe Moyer.
Un casse bien échafaudé
Frédéric Prilleux

Une ville, un meublé miteux, le 4 juin 2013...

Je ne suis pas bien certain d’être tout à fait sûr de l’efficacité de ce plan, Richard. Puisque maintenant c’est Richard. Et moi, c’est quoi, déjà ? Pierre ?

Celui qui vient de parler a la cinquantaine hiératique et le nez à piquer les gaufrettes.
Celui qu’il interroge est brun, tout aussi quinqua ; il a l’air un peu contrarié. Normal. Voilà une heure à peine qu’ils sont enfin réunis tous les trois, et pour la cinquième fois au moins depuis leurs retrouvailles, il doit réexpliquer la situation. Il prend son souffle.

Louis. Toi, c’est Louis. Moi, c’est Richard. Ça, t’as bien retenu, bravo. Et lui, c’est Henri. Et pourquoi ces nouvelles identités ? Parce que, maintenant qu’on est sortis, il s’agit de pas replonger aussi sec. On commence donc par se refaire une virginité patronymique : rien de mieux qu’un nouveau blase pour repartir sur de nouvelles bases. Déjà qu’on est devenus méconnaissables physiquement, et comme qui dirait des quasi-anonymes dans la foule des inconnus, autant profiter de l’aubaine, non ?

T’appelle ça une aubaine ? Ben moi, je la regrette, ma bedaine. Je me sens presque tout nu. La zonzon, c’est pas bon pour les rondouillards, moi je vous le dis, les gars.

Lui, c’est celui qui n’avait encore rien dit. Il a tout de l’ancien gros, il flotte dans un costume à carreaux auquel il manque les poches, qui ont préféré trouver refuge sous ses yeux.

La prison, c’est bon pour personne, Henri. Mais regarde-toi : t’as gagné une silhouette d’athlète et rasé ta barbe hirsute. Louis a laissé ses grands airs au vestiaire. Quant à moi, j’en ai profité pour remplacer mon bandeau par un oeil de verre tout neuf. C’est pas dur, je me demande même si c’est pas grâce à lui que j’ai eu ces visions de toutes ces richesses qui nous attendaient à la sortie.
Ouais, ben en attendant, moi, ce que je vois surtout, c’est que tu te prends pour notre chef à tous les trois.
Tss, Tss, Tss, Louis... Te voilà devenu bien mesquin. Je suis sorti avant vous, et j’ai eu le temps de cogiter, et de tout préparer, c’est tout. Bon. Je vous passe le projet en revue encore une fois. Ecoutez et regardez.

Les trois hommes se pressent un peu plus autour de la table. Un plan de la ville y est étalé ainsi qu’un jeu de photos - des échafaudages masquant une devanture - et un horaire des bus.
Voilà. J’ai repéré, rue Yves Tanguy, cette agence bancaire tout à fait dans nos cordes. Je vous rappelle pourquoi. Un, c’est une toute petite banque, La Nouvelle Solidarité, donc avec des moyens de surveillance restreints. Deux, et c’est là le plus intéressant, elle est en travaux depuis plusieurs semaines, ce qui va faciliter nos mouvements et nous permettre de jouer le rôle d’ouvriers du chantier. J’ai observé pendant quinze jours le roulement des équipes, et au moment de la pause de midi, il y a toujours une demi-heure où l’endroit est désert. C’est à ce moment-là que nous arrivons, en bleu de travail, pénétrons dans la banque avec nos armes factices, on tient le personnel en joue, on lui faire remplir nos sacs et on repart, peinards, en bus.
Mais t’es bien sûr que l’agence, elle n’est pas fermée au même moment ?
Certain ! Ils bossent non-stop de 8h à 19h. Une petite banque qui met sûrement les bouchées doubles pour arriver à la hauteur de ses concurrents.
Et t’es sûr que question vigiles, on risque pas de tomber sur un os ? T’es rentré pour vérifier ?
Pas fou ! Pour qu’on me reconnaisse sitôt passé la porte ? Non, pas de reconnaissance directe du terrain. Mais j’ai observé les entrants. En fait, j’ai vu, pendant ces quinze jours, toujours les mêmes types en costard cravate, quatre en tout, arriver à 7h45, repartir à 12h15, revenir à 14h et quitter la banque à 19h15. Les seules personnes qui restent tout le temps ce sont les deux femmes qui sont à l’accueil derrière leur guichet. Une brune et une rousse. Regardez, on les voit bien, là, sur les photos que j’ai prises.
En effet, elles m’ont pas l’air bien farouche. Mais y a tout de même deux points qui me chiffonnent. D’abord, ces faux flingues, là. J’en avais jamais vu des comme ça. Tu crois qu’ils vont faire illusion longtemps ?
Aussi sûr que je m’appelle Richard ! Tu vois, je les ai dégottés dans un magasin de jouets, et le vendeur a été formel : ce sont des répliques des derniers joujous de l’armée américaine, et avec ça, on est au top. Elles imitent même le bruit de la rafale, mais ça, j’ai pas encore trop étudié le truc. Mais no stress les poteaux, ces guns-là, c’est notre passeport pour Vegas !
Comment tu causes, toi... Moi, c’est pas que je stresse mais j’suis un peu comme Louis, rapport à un autre truc qui me défrise. C’est le coup du bus : ça craint pas un peu, ça ?
Mais bien sûr que non ! C’est même tout l’inverse. On repart comme d’ honnêtes travailleurs, qui prennent les transports en commun, et hop ! Ni vu, ni connu. Et là aussi, j’ai vérifié : en quinze jours, jamais le chauffeur de la ligne 22 n’a eu une minute de retard à l’arrêt Yves-Tanguy de 12h47. C’est justement là qu’on sera, pile à l’heure. Moi je vous le dis les gars : en à peine trente minutes, on s’en met plein les fouilles, comme à la grande époque ! C’est une question d’heures, de minutes, même de secondes, maintenant !

Henri et Louis hochent la tête, pensifs. Pour achever sa démonstration, Richard sort trois verres et une bouteille de bière tiède de l’unique placard de la pièce, et le trio lève ses verres à la réussite de ce coup imparable. Demain.

Rue Yves Tanguy, le 5 juin 2013

12h15. Les trois hommes, en salopette, s’élancent en direction de l’agence de la Nouvelle Solidarité. Le chantier est bientôt terminé, l’échafaudage est presque entièrement démonté.
12h16. Ils pénètrent tous les trois dans l’agence, qui n’a pas de sas de sécurité. Ils sortent leurs armes dans le même mouvement et Louis crie « Plus un geste ! ». L’hôtesse lève les yeux, surprise et dit « Oui ? », tout en actionnant en même temps une touche de son Smartphone.
12h17. Kurt et José reçoivent un code 33. Ils foncent.
12h18. Le trio flotte un peu. Les lieux ne ressemblent pas trop à une banque. L’hôtesse n’a pas bougé d’un poil. Louis s’approche et lui colle son arme sous le nez. « Le fric, et vite ».
12h19. L’hôtesse lève les bras et recule. Richard contourne son guichet et la somme de les mener au coffre. Elle ne bouge pas.
12h20. Richard et Henri commencent à se poser des questions.
12h21. Deux colosses en costume noir déboulent. Louis, qui surveillait l’entrée, les tient en joue sitôt la porte franchie.
12h22. L’hôtesse saisit l’arme de Richard par le canon et la lui arrache d’un coup sec.
12h23. Paniqué, Henri appuie sur la gâchette : une rafale assourdissante envahit la pièce, suivie d’un synthétique « Com’ on boys ! For Uncle Sam ! »
12h25. Louis reçoit un direct de Kurt, au menton : KO au sol. Richard et Louis lèvent aussitôt les mains sous la menace du P 35 de José.
12h28. La police est prévenue de l’incident. L’hôtesse envoie aussitôt l’enregistrement de la scène au commissariat du quartier.
12h29. Le trio est prié de s’asseoir bien sagement en attendant l’arrivée de la maréchaussée.
12h45. Les ouvriers de la société Raval’Rapid finissent de démonter leur échafaudage. Puis ils nettoient la vitrine. L’enseigne apparaît dans son entier. Agence Nouvelle de Sécurité. Gardes du corps.
12h46. Deux mille treize secondes après leur entrée dans l’agence de la rue Tanguy, les ordinateurs du Grand Fichier des délinquants notoires ont identifié Louis Fort, Richard Guézennec et Henri Talle. Bien connus des services de police sous les pseudos de Croquignol, Ribouldingue et Filochard.

Dernier ouvrage paru : « Encubé », Krakoen.
Lire tue
Christian Rauth

Le ministre de l’Intérieur vient de raccrocher au nez de son collègue de la Culture. Il est minuit, l’année 2013 se termine. Ce coup de fil met fin à la carrière politique du créateur de L’Année de la Culture. Certes les services du premier flic de France ont merdé, mais à y regarder de plus près, le ministre de la Culture et de la Communication ne peut pas leur en vouloir. Sans sa lumineuse idée, rien de ce qui s’est passé depuis un an n’aurait existé.
Après La fête de la Musique et La Journée Sans Tabac, l’Année du Patrimoine et la Journée de la Femme (dont on avait vu l’inénarrable efficacité), Étienne Baroux de Bézir d’évidence jaloux de ses prédécesseurs avait décrété (lors de sa prise de fonction en mai 2012) que 2013 serait L’Année de La Culture. Grâce à cette décision stupéfiante d’originalité, son nom allait rester dans l’histoire de la République des Arts !
En cette nuit du 31 décembre, autant dire qu’il aimerait plutôt qu’on oublie son nom, lié à une annus horribilis qui débuta dans le bureau de Sylvie Vartan le 1er janvier 2013.
***
La commissaire divisionnaire Sylvie Vartan (elle n’avait pas choisi son nom) ne pouvait imaginer que la « bonne année ! » qu’elle venait de recevoir de ses hommes de permanence pour la soirée du réveillon, n’allait durer que quelques heures. Au petit matin, elle espérait même rentrer chez elle quand on l’informa qu’un chanteur de Rap venait d’être assassiné dans son pavillon de banlieue transformé en studio.
Une fois rendue dans le « neuf trois », on lui notifia que l’auteur de « Dans L’cul d’ta mère » avait succombé, la trachée-artère bourrée de feuillets imprimés.
Curieux non ? S’exclama-t-elle.
À y regarder de plus près, ces pages proviennent du Bescherelle Des Difficultés de la Langue Française, l’informa le type de la scientifique.
On va éviter de parler de ça à la presse ? Suggéra Sylvie Vartan, prudente. On ne plaisante pas avec les rappeurs… Ils peuvent le prendre mal.
Commissaire ! hurla un de ses hommes en lui tendant un portable. Pourquoi les flics hurlent-t-il toujours quand ils appellent leur commissaire, se dit-elle. Elle posa le téléphone contre son oreille et écouta, son visage exprimant peu à peu un étonnement rieur.
Oui ?... Non ?! … non… non…
Un collègue à l’autre bout de Paris l’informait qu’on avait retrouvé dans la bibliothèque municipale de Marne la Coquette, le cadavre de l’auteur des paroles de « A toutes les femmes que j’ai baisées… ».
— Étouffé ? Suggéra instinctivement la commissaire Vartan ?
— Non. Frappé à mort. Sur le crâne…
— Ah ?
— À coup de Dictionnaire de rimes…
Elle se retint d’éclater de rire, par respect pour le dictionnaire. Il lui fallait réfléchir vite. La coïncidence était énorme, mais les deux crimes ne pouvaient avoir été commis par le même homme, puisque les deux victimes avaient rendu l’âme à la même heure à soixante-dix kilomètres de distance l’une de l’autre.
Sur cette constatation, les flics regagnèrent leurs pénates respectives afin d’entamer leur enquête.
***
Enquêtes qui duraient depuis des semaines, sans avancer d’un iota.
Jusqu’au jour où Sylvie Vartan fût appelée par son patron, qui lui recommanda d’oublier les affaires précédentes. Il était dans tous ses états.
On vient de trucider le directeur de la fiction de BEST T.V.
Elle existe encore ?
La chaîne ?
Non, la fiction ?
Ne déconnez pas Sylvie ! C’est du lourd. Politique sans doute. On marche sur des œufs…
On marchait surtout dans la connerie, s’était dit Sylvie, car le macchabée avait la réputation de produire les films de télévision les plus stupides d’Europe.
Je vous écoute ? Interrogea Sylvie, désireuse de savoir comment on avait procédé ?
On l’a retrouvé à poil dans une combinaison de latex. Une combinaison verte…
Silence.
— Allô ? S’inquiéta son chef.
À l’autre bout du fil, Sylvie Vartan serrait les dents. Pas question de pouffer au nez de son supérieur. Une fois son calme retrouvé, elle reprit la conversation.
Excusez-moi, ça passe mal, patron. En général ce genre de connerie en latex sado-maso, c’est rose ou noire, non ?
Il jouait au martien ! On la retrouvé dans un champ de « crop circle » !
Je ne connais pas cette céréale ? Ironisa Vartan.
Agroglyphe, en langage savant, si vous voulez.
À quoi vous jouez ?
C’est l’Année de la Culture et je viens de vous apprendre deux mots, Vartan ! Crop Circle et agroglyphe, désignent la même chose. Des motifs géométriques dessinés dans les champs avec des épis de maïs couché sur le sol. Le genre de dessins qu’on ne peut voir que du ciel.
Genre… message martien, c’est ça ? interrogea la commissaire.
C’est ça. Ça marche aussi pour le blé ! ajouta-t-il en ricanant.
Sylvie Vartan s’était immédiatement télétransportée avec sa C4 diesel au beau milieu d’un champ de maïs de la Beauce profonde. Son collègue de la scientifique qui venait d’arriver hésitait sur la marche à suivre.
— Faut le voir pour le croire, avait-il murmuré…
Vartan jeta un regard écoeuré sur la victime. La fermentation dans la gangue de latex lui faisait la silhouette de Jacques Villeret dans La Soupe aux Choux. Bien que tragique, cette vision lui fit penser à l’irrésistible et grotesque aventure de la poupée gonflable de Wilt, le héros du roman éponyme.
— Même dans un polar, on ne voit jamais ça, avait soupiré le scientifique en levant les yeux vers sa supérieure.
La commissaire aurait dû prêter attention à la remarque de son collègue, mais à cette époque elle n’avait pas encore l’imagination de Tom Sharp, le créateur de Wilt. Elle se contenta de quitter les lieux avant que latex de la combinaison ne lui explose à la figure. On était en mars 2013. Elle se remit au travail, abandonnant les autres dossiers comme le patron le lui avait demandé.
***
En avril de cette même année, à Marseille, on avait retrouvé le cadavre d’un tagueur allongé sous son dernier message : « fuck tout ! ». Un « fuck lui aussi » avait été ajouté, juste à côté, mais délicatement calligraphié en lettres peintes par une main d’artiste. Les flics avaient demandé une autopsie (À Marseille faut toujours demander une autopsie), qui avait révélé des poumons repeints de toutes les couleurs. Conclusion du légiste : le « chieur de mouches au mur » (comme on les appelait là-bas) avait été asphyxié avec ses propres bombes de peinture. Une mort horrible.
— L’acrylique ne pardonne pas, avait conclu le médecin, paraphrasant un mauvais titre de roman noir. Et la connerie non plus, avait-il ajouté.
Car le crétin de bombeur avait tagué la devanture fraîchement repeinte d’une libraire d’Art. Vu le message vengeur « fuck lui aussi » inscrit sous l’objet du délit, le libraire avait été arrêté, mais relâché sur le champ. L’homme avait un alibi en béton : il était manchot.

***
En mai, c’est le héros de L’Ile de la Tentation, qui avait perdu la vie à Saint-Tropez. Ce play-boy, impayable auteur de « Inès, tu as été un vrai coup de cœur lorsque j’ai vu ton visage assis sur le fauteuil » (sic) avait été retrouvé raide mort dans sa loge.
— AVC ! Y a pas de doute ! Avait proclamé le médecin de la production. Toutefois, au regard du Q.I. de la victime, le futé gendarme de Saint-Tropez en avait douté.
Un cerveau tout neuf ce n’est pas possible ! Avait-il fait remarquer à son chef qui ne s’appelait pas Cruchot.
Le brigadier-chef avait donc demandé une autopsie, histoire de vérifier qu’il y avait bien un cerveau dans la boîte crânienne. Une fois rassuré, on se mit à chercher un tueur, puisque le légiste avait constaté que le génie des carpettes avait été empoisonné par injection massive d’encre de Chine dans le coeur. Le « visez ici ! » tatoué en forme de cible autour de son téton gauche avait donné des idées à son bourreau.
***
Au milieu de l’été, ce fut la rédactrice en chef de Voilà, un tabloïd pour couguars en mal de ragots, qu’on retrouva noyée sous une benne de purin déposé devant le siège de son journal. Cette malodorante et triste disparition avait fait la Une de ce torche-cul et rapporté beaucoup d’argent aux propriétaires. Il n’y a pas de petits profits…
— Ça me rappelle quelque chose… s’était amusée la commissaire Vartan qui feuilletait le tabloïd dans la salle d’attente du dentiste. Page 27, elle apprit également qu’on cherchait toujours l’assassin d’un tagueur dans toute la région PACA.
***
Ce fut fin août, que Sylvie Vartan particulièrement harcelée par sa hiérarchie faute de résultats, eut comme une révélation, alors qu’elle participait à une opération de sécurisation pour l’inauguration d’une sculpture monumentale commandée par le ministre de la Culture. L’artiste avait buriné un immense bloc de granit noir en forme de volcan dont le cratère projetait des flots de liquide rouge sang. L’œuvre s’intitulait pompeusement : « La Culture arrosant les pentes de la vie ». Une question saugrenue lui traversa l’esprit, puis s’y arrêta : cette « Culture » était-elle le vampire se nourrissant du sang de tous ces cadavres ? Pouvait-on relier entre elles ces affaires inexpliquées ? Était-ce une hypothèse délirante ? Elle n’en parla à personne, de peur de passer pour une folle.
Jusqu’au coup de fil de son patron, fin septembre…
***
— Commissaire ? On vient de trucider Guillaume Anna ! Chez lui… précisa le grand flic.
— Pour une fois que c’est du fait à la maison, persifla Sylvie. Et comment s’y est-on pris ?
— Etouffé avec des « pâtes alphabet.
Une mort cruelle pour celui qui jouait avec les titres plus qu’avec les mots. La commissaire avait bien tenté de lire ‘Si tu savais !’. Déçue, elle avait enchaîné avec ‘Et avant… ’ Puis avait renoncé avec “Tu m’aimais donc ?”. Chaque année Guillaume Anna publiait un gros roman de 400 pages, gros caractères, grosses ficelles et gros tirage. Des millions de lecteurs lisaient sa littérature, faite de mots simples un peu comme ses idées.
Cuites al dente, les petites lettres ! Précisa le patron de son humour noir comme son avenir professionnel. Si on ne retrouve pas ce cinglé, on est cuit Vartan !
Elle se garda de lui parler de son ‘Sérial Killer Kulturel’, comme désormais elle l’appelait. Mais sa théorie prenait forme.
— Un auteur jaloux suggéra-t-il ? Il y a quelques aigris dans le polar, non ?
— Je ne crois pas patron. Les écrivains sont des velléitaires. Aucun cas de romancier devenu assassin dans l’histoire du crime.
Mais comme cette hypothèse recoupait un peu la sienne, elle se lança.
— Moi je penche plutôt pour l’Année de la Culture… pour un justicier passé à l’acte. Vu ce à quoi servent ce genre d’années de célébrations, un illuminé a décidé d’être plus efficace que l’état. Un peu comme si on zigouillait tous les machos pendant la Journée de la Femme. Vous voyez ?
— Y’aurait un paquet de mecs sur le carreau, se marra le patron… Bon ! enfin, l’un ou l’autre, démerdez-vous ! Arrêtez le massacre, Vartan !
C’est ainsi que la commissaire divisionnaire passa les trois derniers mois de l’année sur les traces d’un hypothétique ‘kultur-Killer’ pendant que le ministre de ladite Culture tremblait à l’idée d’être la prochaine victime. Le patron de Sylvie avait bien tenté de le rassurer, sans y réussir.
— Avant d’arriver jusqu’à vous Monsieur le Ministre, y encore un paquet de crétins à abattre !
***
Cette théorie se confirma le soir du 31 décembre 2013.
Un forcené encagoulé, armé d’un Manhurin 357 Magnum et un petit Opinel, avait fait irruption dans le décor d‘Appart-Story. Il portait un tee-shirt imprimé “2013 Année de la Culture”. Panique générale dans la célèbre émission de téléréalité composée d’une douzaine de Moûndires et Moûndirettes se foutant sur la gueule avant de copuler dans le jacuzzi, et ce, pour la plus grande joie de six millions de téléspectateurs au ‘temps de cerveau disponible’ aussi long qu’un débarquement à Omaha Beach. L’homme avait exigé qu’on garde les faisceaux de diffusion ouverts afin que la France profonde écoute ses revendications. Ce qui compliquait le boulot du RAID, arrivé sur place une heure après.
Installée dans son canapé, la commissaire Vartan observait son écran, impuissante. Le justicier avait attrapé une blonde aux seins énormes et menaçait de lui faire exploser les prothèses avec l’Opinel, tout en exigeant que ses copines ingurgitent un exemplaire de Voilà, tandis que les garçons étaient tenus de lire à haute voix des extraits de La Société du Spectacle de Guy Debord. Sylvie aurait pu, une fois encore en rire, mais elle sentait que l’histoire n’allait pas s’arrêter là.
Et elle avait eu raison.
Quelques minutes avant les douze coups de minuit, les cobayes d’Appart-Story se mirent en tête de jouer les héros (puisqu’on leur avait affirmé qu’ils en étaient) et tentèrent de s’approcher subrepticement du cagoulé assoupi légèrement. Ce dernier, alerté par les gloussements d’une écervelée, avait levé son arme et les avait mis en joue, menaçant. Immédiatement, le Raid avait ouvert le feu à travers le décor de carton-pâte, afin de le neutraliser.
La connerie avait encore tué : le 357 Magnum était un jouet en plastique et le preneur d’otage un vulgaire assistant de production qui pensait obtenir un avancement en faisant à sa directrice cette petite surprise destinée à booster l’audimat. Trente-cinq millions de téléspectateurs avaient assisté à sa mort en direct. Il avait réussi.
La productrice n’osa pas crier sa joie, car un lofteur plus téméraire que les autres, voulant asséner un coup de boule au preneur d’otage, avait pris en plein front la balle qui avait, un millième de seconde avant, traversé le crâne du forcené. Un dégât collatéral du RAID qui coûta sa place au ministre de l’Intérieur.
Peu avant minuit, en ce 31 décembre, le patron du commissaire Vartan appela le ministre de l’Intérieur… qui démissionna après avoir appelé le ministre de la Culture, qui prit la fuite en Thaïlande.
Sylvie referma son poste de télévision. Son serial Killer courrait toujours. Elle décida d’ouvrir Writer’s Tears le dernier recueil de nouvelles de Mickaël Weil Becker.
***
Janvier 2014. Sydney.
Mickaël Weil Becker, auteur de science-fiction de renommée mondiale, relisait la traduction française de Writer’s Tears . En ce début janvier, l’Australie était une fournaise, les incendies se multipliaient et on commençait à prendre au sérieux les scientifiques qui depuis des années annonçaient ce désastre. Mais pour Weil Becker le désastre était ailleurs. Ce qu’il avait écrit il y a fort longtemps dans l’une de ses nouvelles, intitulée Lire Tue, venait de se produire à l’autre bout du monde. Mot pour mot, ou presque, car dans son récit le preneur d’otage en était bien un et contrairement aux supputations de la police il ne s’agissait pas d’un serial-killer, mais bien de citoyens lambda excédés par la médiocrité du Temps. La connerie ambiante avait créé une génération spontanée de justiciers.
Mickaël Weil Becker pensait avoir écrit une pochade et l’horreur s’était invitée dans sa littérature. Il soupira. Fort heureusement, dans sa nouvelle les meurtres cessaient dès la fin de l’Année de la Culture.
Ce que Mickaël ignorait... c’est qu’en France, 2014 allait être l’Année de la Justice.

CHRISTIAN ROTH - le 21 juillet 2012 
Dernier ouvrage paru : FIN DE SÉRIE – Polar- Lafon.
(Publié sous le nom de Christian Rauth)
Le polar avec Mélenchon
108 auteurs de polar signent un appel à voter Mélenchon :

Pour nous, c’est Jean-Luc Mélenchon

Renvoyer l’actuel président de la République et la majorité qui le soutient à l’occasion des élections de 2012 est une urgence absolue.
Cependant, l’expérience vécue dans le passé dans notre propre pays et d’autres en cours dans divers pays européens, montrent qu’il ne suffit pas de chasser la droite du pouvoir pour que soit menée une politique réellement alternative, visant à une transformation sociale profonde pour davantage d’égalité, de justice et de liberté.
Il faut pour cela partager les richesses sur une base nouvelle, en finir avec la précarité et l’insécurité sociale, reprendre le pouvoir indûment confisqué par la finance et les banques, aller vers une planification écologique et des choix énergétiques contrôlés par les citoyens, redonner du sens au travail et produire autrement en mettant l’accent sur ce qui est durable en redonnant toute sa place à l’Humain avec sa part de rêve, construire une autre Europe dans le cadre d’une mondialisation tournée vers la coopération et la paix, faire vivre une République où le peuple exerce le pouvoir pour de bon.
On ne pourra y parvenir qu’en mobilisant l’ensemble des forces vives de la société, sur les lieux de travail, dans les espaces publics, en se nourrissant de l’expérience que chacun-e s’est forgée des manières de résister à l’injustice.
Le programme et la pratique politiques du Front de gauche et de son candidat commun Jean-Luc Mélenchon ont d’ores et déjà créé une dynamique nouvelle. Elle redonne corps à l’espoir d’une société et de rapports humains fondés sur la solidarité et la coopération.
Notre domaine c’est celui du genre policier, du roman noir. Dans nos livres, à notre façon, nous témoignons de l’état du monde, d’une société malade du fric et du profit, de l’asservissement des petits au credo des chantres du libéralisme. C’est bien parce que le roman noir a toujours été une littérature de dénonciation et de combat, que nos maîtres s’appellent Jack London, Dashiell Hammett ou B.Traven, que nous nous engageons aujourd’hui résolument en disant haut et fort :
Pour nous c’est le Front de Gauche
Pour nous c’est Jean-Luc Mélenchon

Roger Martin, Gérard Streiff, Maxime Vivas, Pierre Lemaitre, Antoine Blocier, Jose Noce, Max Obione, Jeanne Desaubry, Michel Embareck, Cedric Fabre, Frédéric Bertin-Denis, Christian Rauth, Francis Mizio, Jacques Mondoloni, Jérôme Zolma, Claude Soloy, Philippe Masselot, Christian Robin, Maclo, Jean Pierre Orsi, Jean Paul Ceccaldi, Claudine Aubrun, Jean Pierre Petit, Ricardo Montserrat, Patrick Amand, Francis Pornon, Jerome Leroy, Serguei Dounovetz, Margot D. Marguerite, Yves Bulteau, Roland Sadaune, Jean Paul Jody, Jean Jacques Reboux, Nadine Monfils, Gilles del Pappas, Pierre d’Ovidio, Alain Vince, Hervé Le Corre, Jan Thirion, Pierre Filoche, Jacques Bullot, Hugo Buan, Laurent Martin, René Merle, François Guilbert, Frédéric Prilleux, Xavier-Marie Bonnot, Sophie Loubière, Michel Maisonneuve, Maxime Gillio, Marcus Malte, Jack Chaboud, Baru, Genevieve Dumaine, Christian Roux, Mario Absentès-Morisi, Pierre Mikaïloff, Sebastien Gendron, Nicole Barromé, Marie Vindy, Harold J.Benjamin, John Marcus, Eric Neirynck, Gilles Verdet, Lalie Walker, Jean-Pierre Perrin, Renaud Marhic, Olivier Thiebaut, Frédérick Houdaer, François Corteggiani (scenariste BD), Jean-Pierre Andrevon, Serge Dufoulon, Thierry Reboud, Pierre Domengès, Chantal Montellier, Lilian Bathelot, Pierre Debesson, André Fortin, Roger Facon, Caryl Ferey, Romain Slocombe, Sebastien Doubinsky, Maurice Gouiran, Yal Ayerdhal, Ugo Pandolfi, Petr’Anto Scolca, Arnaud Gobin, Pascal Polisset, Yves Corver, Pascal Martin, Léo Lapointe, Philippe Deblaise, Fabrice Colin, Maïté Pinéro, Jean-Louis Lafon, Eric Michel, Emile Brami, Guillaume Cherel, Marin Ledun, Patrick Bard, Charlotte Bousquet, Claude Mesplède, François Vigne, Jean Vautrin, Patrick Raynal.

Se sont associés Pierre Gauyat, critique de polars, Didier Andreau et Pierre Schuller, animateurs de salon polar.

Adresser les signatures à
gstreiff@wanadoo.fr



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