Canal St Martin, Revue Les Refusés n°14

In Revue Refusés n°14 (octobre 2012)

Canal Saint Martin

« Alors, quoi de neuf ? » S’il y avait bien une expression que Martial Poupard, dit le Khan du Faubourg, avait en horreur, c’était celle-là : « Alors quoi de neuf ? » Cette manie qu’avaient les gens de vouloir à tout prix parler de choses nouvelles l’insupportait. D’abord du neuf par rapport à quoi ? et à quand ? si j’ai croisé cette personne hier ou avant hier, qu’est ce que je peux bien lui dire de vraiment neuf ? au contraire, si je ne l’ai pas vu depuis six mois, comment lui résumer tout ce temps passé ? C’était ridicule.Martial Poupard en tout cas considérait qu’il n’avait rigoureusement rien de neuf à dire et surtout, il n’aimait pas le neuf.

Martial Poupard menait une existence de métronome. Lever à 6 heures, petit déjeuner à 6h30 ( grand café noir sans sucre et double pain au chocolat), il donnait ses cours en fac, à Paris 8, de 9h à 12h ; en fait il animait depuis quinze ans les mêmes TP de méthodologie. Retour chez lui vers 15h. Il grignotait une pomme et passait l’après midi à écrire, son péché mignon ; il dînait très tôt, toujours le même menu, à la même place, dans le même resto, « Le temple du Faubourg », un chinois en bas de chez lui, rue du Faubourg du Temple, lequel ne proposait que des plats français.

A la suite de quoi, Martial Poupard arpentait d’un pas régulier le canal Saint Martin, dans les deux sens, il montait par le quai de Jemmapes, redescendait par le quai de Valmy, et jamais dans l’autre sens, jamais en coupant par les ponts, tout le pourtour, il faisait, cinq fois de suite ; en toute saison et par tous les temps. Il y avait sur l’itinéraire une partie pavée qui le faisait un peu souffrir mais il aimait ça. Ce périple l’amenait chez lui à 21heures, pile poil, l’heure d’aller se coucher. Il en était ainsi depuis longtemps et pour longtemps.

Quadra propret, toujours sapé d’un costar gris et strict et d’un polo assorti, Martial Poupard était resté célibataire. Selon lui, le sexe et l’affectif rimaient trop avec surprises et autres vertiges. Il vivait seul mais peinard, comme disait la chanson. Il ne regardait jamais la télé, il ne possédait d’ailleurs pas d’écran, il n’allait jamais au cinéma, le dernier film qu’il avait vu devait être un Louis Malle, en noir et blanc, avec Jeanne Moreau et Maurice Cluny, dont il avait oublié le titre mais pas l’année, 1958 ; il fuyait comme la peste toutes les innovations technologiques, informatiques et autres, ne voulait pas entendre parler d’ordi, ni de portable, encore moins de smartphone, de messagerie, de Facebook, de twiter, de réseaux, etc Lui continuait de taper ses textes ( en deux exemplaires avec un papier carbone) sur une vieille Remington, qui marchait bien mais bavait un peu à l’intérieur de voyelles comme le a, le e, le o ; ces petites taches étaient sa signature en quelque sorte.

« Vous êtes notre Khan ! » : Xiao Suzanne, la toute menue serveuse du restaurant chinois, éternellement souriante, sorte de Joconde jaune pâle, parlait à une cadence de mitraillette ; c’est elle qui avait baptisé Martial Poupard « le Khan du Faubourg ». Cette fille avait des lettres, enfin quelques restes ; elle se souvenait d’un prof de philo qui parlait souvent d’un penseur allemand, un type de Koenigsberg, qui avait bousculé les idées de son temps mais dont la vie était un modèle d’austérité et de régularité . Martial Poupard lui ressemblait, disait-elle. Il lui fit remarquer que le bonhomme en question avait effectivement existé, il s’appelait Kant, Emmanuel Kant, et non pas Khan comme Gengis Khan. Suzanne Xiao opina, sourit mais continua de l’appeler Khan. Elle qui ne manquait pas d’humour, quand elle voyait Martial Poupard rentrer de sa promenade du soir et longer la devanture du resto, avait pris l’habitude de dire aux clients alors présents : « Au cinquième Khan, il est très exactement vingt et une heure ! » Et c’était le cas.

Martial Poupard éprouvait donc une véritable allergie à toute espèce de changement, sous toutes ses formes : altération, inflexion, retournement, avatar, innovation, revirement, bouleversement, interversion, révolution, chambardement, inversion, commutation, métamorphose, transformation, conversion, mobilité, transition, écart, modification, transposition, évolution, mutation, variante, fluctuation, réforme, variation, glissement, relève, variété, gradation, remaniement, volte-face, inconstance, remplacement…Tout ce bazar, tout ce tremblement incarnaient pour lui les divers visages de l’enfer.

Petit, il rêvait d’un monde immobile, figé, inchangé. Assez vite, il se rendit compte que ce n’était pas jouable. Il y avait un minimum de mouvements à assumer. Genre la bouffe puis le transit par exemple. Alors il trouva qu’il n’y avait rien de plus apaisant que la répétition, l’antonyme parfait du changement. En art, il plaçait au sommet le Bolero de Ravel, cette ritournelle immuable, ce tempo invariable, cette mélodie uniforme ; il regrettait seulement que le morceau s’arrête au bout d’un quart d’heure, aussi il s’était arrangé, sur un vieux magnéto, pour riper la chute et en faire un morceau perpétuel. Il tentait de retrouver une même émotion en lecture par exemple mais c’était nettement plus difficile. Il y avait bien Philippe Sollers mais c’était pas tout à fait ça.

Martial Poupard, on l’a dit, écrivait ; c’était son second métier, celui qui l’occupait chaque après-midi, ; dans le milieu de l’édition, personne ne le connaissait de visu, aucun directeur de collection ne l’avait jamais rencontré car il ne fréquentait pas, postant ses tapuscrits, comme dans le temps, mais on disait du bien de ses textes : « Poupard ? Il déchire ! » titra même un jour le chroniqueur des Inrockuptibles. On y appréciait son imaginaire noir, son ton de légère ( ?) anticipation, son art du contre-pied. Ses histoires saugrenues, ses intrigues décalées, ses phrases plutôt longues, où la fin contredisait souvent le début, tout cela plaisait. Ses personnages masculins par exemple pouvaient se transformer au fil du récit en femmes ; les noirs blanchissaient le long des pages et lycée de Versailles ; on y voyait des ados mourir prématurément de vieillesse, des centenaires squatter des halls d’immeubles, sortir en bande avec radio et vespas pétaradantes. Les indignés tenaient la Bourse alors que les traders sillonnaient les wagons du métro : ils s’excusaient d’importuner les passagers mais regrettaient tout l’argent gagné en spéculant, imploraient le pardon de l’assistance et distribuaient de gros billets aux voyageurs. Les flics, dans les beaux quartiers, étaient chargés d’arrêter tout individu exhibant des signes ostentatoires de richesse ; les débats télé se passaient avec de vrais gens parlant de vrais problèmes et les Minc, Attali et BHL y avaient disparu,
Chez Poupard, les SDF avaient table ouvert dans les grands restos ; les préfectures distribuaient des papiers à qui en voulait. Le Fouquets était devenu un club littéraire réservé aux ouvriers et l’Opéra Garnier une cité universitaire.

Ses récits les plus récents traduisaient une tension croissante. Une montée générale des eaux avait ainsi submergé la plus grande partie de Paris ; seuls quelques îlots surnageaient, si l’on peu dire, Montmartre, les Hauts de Belleville, la Bute aux Cailles, le Panthéon. En fait l’endroit était revenu à son état originel, quand, il y a quelques milliers d’années, la Seine coulait sur cinq kilomètres de front. Les zones « libres » étaient aux mains du CIEL, la Commune des Indignés et des Libertaires.

Avec Martial Poupard, on voyageait beaucoup et dans son monde, les repères étaient un tantinet bousculés. Les USA avaient implosé, la plupart des Etats avaient fait sécession ; les tea-parties avaient pris les armes, le couvre feu était instauré. Les Etats Unis d’Amerique du Sud, plus ou moins acoquinés avec un faisceau de cartels de drogue, se livraient de temps en temps à des opérations punitives, via leurs forces spéciales, sur Los Angeles. Il se disait, fantasme ou réalité ?, que Cuba entretenait une petite flotte de drones de surveillance qui espionnait en permanence, à Washington, les bâtiments de la Maison Blanche, ou ce qui en restait. L’ONU avait quitté New York et, après de longues hésitations – Pékin ? Delhi ? on pensa même à Tokyo mais le Japon venait d’être totalement englouti par un nouveau tsunami , ce qui restait de la « communauté internationale »,- s’était finalement installé, non sans mal, à Ramallah. Une des premières décisions de l’organisation transplantée fut la destruction des murs ( vote immédiatement exécutoire ), mur entre Israel et la Palestine, entre les ex-USA et le Mexique, autour des enclaves espagnoles au Maroc mais aussi la Muraille de Chine, choix plus problématique.
L’Union Africaine, l’U.A. comme disaient les branchés, l’U.A. donc enfin réunie, venait de prendre des mesures drastiques contre l’immigration européenne en pleine expansion, suite à l’effondrement économique du vieux continent et du boom industriel du Sud. Pour marquer le coup, des communicants sud-africains avaient proposé aux leaders de l’U.A. un événementiel d’ordre symbolique, un Paris-Dakar à l’envers, un rally Sud-Nord, à dos de chameaux, départ de Bamako en fait, et se terminant à Barbes ( juste avant la grande inondation, bien sûr, après le coin était devenu impraticable). L’idée fut acceptée avec enthousiasme et l’opération connut, de bout en bout, un franc succès.

L’Europe de Martial Poupard s’était donnée un nouveau Président, Dédé La Saumure. On se demanda dans certaines chancelleries s’il fallait prendre cette info au second degré ; mais vu l’effacement européen, la nouvelle passa à l’as.
Dans ce grand chambardement universel, d’ailleurs, d’autres novations firent peu de bruit : les prisonniers de Guantanamo avaient été déplacés à Davos, et libérés, alors que les visiteurs de Davos, transférés à Guantanamo, y furent incarcérés sans ménagement, et obligés de porter des pyjamas couleur ocre, avec, au dos, la tête du Che. A Kaboul les femmes avaient pris le pouvoir et la nouvelle présidente obligeait chaque soir, tradition des Mille et une nuits oblige, un macho à lui raconter des histoires féministes s’il voulait garder ses couilles jusqu’au lendemain. Enfin Cesare Battisti, devenu ministre italien de la culture, animait à la télévision, dans les anciennes chaînes de Berlusconi (décédé d’ailleurs du cancer suite à une opération ratée d’implants de silicone au niveau des bas-joues), Battisti donc animait des ateliers d’écriture géants. Ainsi prospérait à toute berzingue le monde imaginaire de Martial Poupard.

Un soir du printemps 2012, alors qu’il venait de terminer son cinquième aller-retour le long du canal, il se trouva pris dans une foule hilare, littéralement encerclé par des masses de jeunes gens qui se dirigeaient vers la place de la République ; tous exultaient, parlaient du petit qui était battu, du gros qui avait gagné. « On a gagné ! On a gagné ! A la Bastille ! » des jeunes filles l’embrassaient, on lui tapait dans le dos, on le tutoyait sans vergogne. Martial Poupard avait horreur de la familiarité et ce genre de contact l’indisposait. Il faillit avoir un malaise. Il eut le plus grand mal à traverser cette marée humaine, ce bloc compact qu’il remonta à contre-courant. A plusieurs reprises, il fut sur le point de perdre pied, de s’affoler, de frapper, même, tous ces passants hilares, pour pouvoir avancer, tout simplement ; enfin il parvint, en nage, infiniment las, devant le chinois. Xiao Suzanne derrière la vitrine faisait des grimaces, elle lui parlait de « pétard » ou de « retard », il ne comprenait pas et il s’en foutait bien. Il grimpa chez lui ; il regarda sa montre ; 21h23. Il prit une profonde inspiration, dodelina du chef, hésita…puis décida de ne pas en faire un drame ; simplement il évita de se laver les dents et se passa de verveine, histoire de gagner quelques minutes et alla se coucher, protégé par sa couette, malgré les premières chaleurs, calfeutré de boules Quies car le beuglement de la rue, « …gagné….gagné… », ne cessait pas. Demain, se dit-il, serait un autre jour, normal, inchangé ou presque. Et il s’endormit, à peu près apaisé.

Gerard Streiff



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