La collection/Tapuscrit

La collection

Gérard Streiff

« Tout a déjà été dit, mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer »
André Gide

Résumé
4 de couverture

Week-end noir en Alsace. Un fois l’an, des anciens de 1968 ont rendez-vous du côté de Strasbourg, pour une séquence nostalgie. Il y a là un flic dont l’enquête sur des crimes alambiqués patine ; un psy qui s’épuise à lutter contre l’omerta locale ; un toubib qui a viré humanitaire au fin fond du Congo. Le trio se retrouve au « Jérusalem », le dernier café d’un drôle de village, hanté par d’étranges randonneurs. Mais est-ce une si bonne idée de se réunir là ? A croire que leur rencontre réveille les démons, ravive les souvenirs, du temps où la SS dirigeait l’université alsacienne.
1
Vendredi 13 mai 2005
15h

Une odeur aigrelette emplit l’appartement. Le capitaine Cesare Boreli a l’impression de pénétrer dans un laboratoire de la « Crim ». Il y a dans l’air un remugle entêtant sur lequel il n’arrive pas à mettre un nom. Tout est vieux ici, les fauteuils avachis, les tapis élimés, les étagères bancales, les livres lustrés, les boiseries patinées, les luminaires rococos. Le lieu baigne dans un ton ocre brun.
Le flic fait craquer ses doigts, l’un après l’autre ; il commence par la main gauche, il fait ça méthodiquement. C’est une manie chez lui. Chaque fois qu’il est en face d’un problème, un gros, il se désarticule méticuleusement les phalanges ; on dirait qu’il remonte sa machine interne, son boîtier personnel.
Mme Wenger, la concierge, une femme replète et remuante, le regarde faire avec une mine pincée. Elle l’attend. Sa gymnastique manuelle terminée, il invite la bignole à poursuivre la visite et lui colle au train. Elle tremble d’excitation.
Le large couloir, mansardé, fait office de salon. Sur la droite, trois fenêtres de forme ovale donnent sur un ciel gris-bleu où paressent de gigantesques cumulus. Boreli a juste le temps de voir que l’un d’eux ressemble à un divan. De l’autre côté du corridor, une succession de portes sont grandes ouvertes. La grosse femme bredouille :
  Ça fait une semaine qu’on n’avait plus vu le docteur.
Une pause. Elle semble économiser ses informations.
  Enfin, on dit docteur Kougelman mais on sait même pas s’il l’était vraiment, docteur.
  Vous voulez dire ?
  Il n’a jamais été foutu de me donner le moindre conseil. Ce qui est sûr, c’est qu’il a passé sa vie à travailler à l’Hôpital. Et bien après sa retraite, il continuait de s’y rendre. Il n’a renoncé à cette habitude que ces derniers temps. Aussi parce qu’il avait du mal à arquer. Pensez, avec l’âge !
  Ça lui faisait combien ?
  C’est bien simple, il a fêté ses quatre vingt cinq ans au début de cette année.
  Il avait de la famille ?
  Je crois pas, je lui ai jamais vu de visites !
  Il sortait ?
  Tous les jours. Il allait du côté de la Petite France ; d’ordinaire, il venait taper à ma porte avant sa balade.
  Et vous ne vous êtes pas inquiété de ne plus le voir ?
  Ben…
  Huit jours, c’est long tout de même !
  C’est la faute au pont !
Le 8 mai tombait un mercredi, elle en avait profité pour prendre quelques jours, aller voir ses enfants, du côté de Schirmeck.
  Ça s’était pas bien passé d’ailleurs…
  Quoi donc ?
  Avec les gosses. Si j’avais su, j’aurais mieux fait de rester ici, le docteur serait peut être encore là. Et puis l’ambiance !
  Dans la famille ?
  Non, en ville. Avec la profanation du cimetière ! Ils parlaient que de ça, à Schirmeck ! Il y avait des horreurs peintes sur les tombes ! Des croix gammées, des trucs nazis…c’était même dans la presse. Vous avez pas vu ?
La concierge regarde le flic ; il ne lui inspire guère confiance.
  Bref, je suis rentrée ce matin. J’ai fait le tour de l’immeuble, question d’habitude…Il y avait de l’eau sur le pallier du docteur. Ça sentait drôlement. Je sonne, je sonne, personne. Mais j’ai pris le double des clés et c’est comme ça…
Elle ne termine pas sa phrase.
  Il doit être dans un sale état.
  Qui ?
  Ben, le docteur ! Après une semaine ?!
  Au contraire.
  Comment ça ?
  Vous allez voir…

L’odeur est irritante. Boreli remarque dans l’entrée un crucifix où est fiché du buis séché. L’image fait tilt. Il repense à l’école primaire, il y a un siècle de cela. Les curés ici assurent le catéchisme en classe ; le concordat, comme on dit. La séparation de l’Eglise et de l’Etat, c’est bon pour le reste de la France. Chaque lundi matin, la visite du prêtre était au programme ; on pouvait à la rigueur en être dispensé mais sa mère avait insisté pour qu’il y aille, son père avait laissé faire, comme d’habitude…Quand le directeur reprenait possession des lieux, il se gardait bien de croiser l’ecclésiastique ; simplement, il criait en traversant la salle d’un pas décidé : « Ouvrez les fenêtres, ça sent le corbeau ! ». Ce rituel était immuable.
« Ça sent le corbeau ! ». Le flic répète à haute voix le cri de guerre du vieux dirlo laïquart. Wenger le dévisage, furibarde.
La première porte sur leur gauche ouvre sur la salle de bains ; un petit néon au dessus du lavabo éclaire violemment la pièce ; dans la baignoire, à moitié pleine, tournoie mollement une escouade de poissons rouges.
  C’est quoi ça ?
  Ses poissons.
  Je vois bien.
Le flic s’approche, détaille les bestioles :
  Je peux même vous dire que ce sont des carassins ou des cyprins dorés. Mais qu’est-ce qu’ils foutent là ?
  Justement…
Elle n’en dit pas plus. Mais il sent la grosse femme de plus en plus agitée.
  Le pépé s’était lancé dans la pisciculture ?
Elle se contente de hausser les épaules. Il l’énerve. Il le sent. Il en rajoute.
  Attendez, laissez moi deviner… C’est un croisement de carpes et de piranhas et ils ont bouffé leur proprio ?
La dame s’émeut.
  Monsieur Baraoui…
  Boreli.
Mais les poissons ont l’air affamé, son hypothèse n’est pas la bonne. Déjà la concierge est repartie plus avant. Elle est potelée de partout ; à chaque mouvement, sa silhouette frissonne comme agitée par une légère onde ; il y a comme un petit retard de l’emballage sur le mouvement, comme si son enveloppe dodue avait un peu de mal à suivre le geste. Il y a un manque de synchronisme quelque part. Elle lui fait penser à cette femme de ménage du commissariat central, qui a un peu la même corpulence et que tout le monde surnomme, affectueusement, « Flandy ».
Le tapis du couloir est spongieux ; chaque pas provoque un petit bruit indécent de succion. A l’entrée du bureau, la pipelette se fige, muette, puis, d’un geste théâtral, elle désigne quelque chose de son bras droit dressé. Arrivé à sa hauteur, Boreli en oublie presque qu’il patauge dans la mélasse, tant le spectacle est médusant. Au centre de la pièce trône un aquarium de dimensions impressionnantes. C’est le genre d’appareils qu’on voit plus volontiers chez les poissonniers des Halles ou dans les restaurants spécialisés, dans l’entrée des « Trois lotus » par exemple, le Chinois de son quartier, que chez un particulier. Une forme blanchâtre s’étale derrière la surface vitrée, immergée. La dame renifle :
  Le docteur !
Sa voix dérape dans les aigus.
Un mouchoir sur le nez, le flic fait lentement le tour du réservoir. Appliqué, comme un esthète tournant autour d’une œuvre d’art, il opine doucement du chef. Le pépé, nu comme un ver, ressemble à un vieux bébé qui aurait retrouvé sa position originelle, dans son sarcophage de verre ; le corps est lesté par des haltères au fond de son bocal ; le visage est pressé contre la paroi ; toute sa partie droite est plissée, dans une grimace hideuse, la bouche ouverte, tordue, la langue pointue et tendue, la joue écrasée, le nez se ratatinant, les paupières fermées. En pivotant légèrement, Boreli croise l’autre œil du malheureux, exorbité celui là, qui le regarde avec un effroi définitif.
Le bonhomme a l’air parfaitement conservé.
Il règne dans la pièce un grand désordre ; tout l’attirail de l’aquarium, pierres, gravier, vrai corail et fausses plantes, est éparpillé au sol, lui-même encombré de bonbonnes. Le flic a du mal à échapper à la fascination de ce mort. Quand il revient dans le couloir, la concierge, effondrée, psalmodie devant une fenêtre ouverte : « Pauvre docteur ! Le pauvre docteur ! ».
La vue plonge sur les berges de l’Ill et le carrefour de la Gallia, une brasserie d’étudiants. Sur le quai d’en face, on devine le fantôme d’une inscription sauvage des années soixante. Malgré des badigeonnages successifs pour camoufler le propos, la queue du slogan reste encore lisible : « … périr d’ennui ». Chaque fois qu’il croise ce mur, le capitaine se remémore toute la phrase : « Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre la certitude de périr d’ennui ». On n’avait pas peur de faire long à l’époque.
Selon un rituel matinal bien réglé, toute une humanité s’agite ferme ; les gens, comme dans un film en accéléré, s’affairent, traversent, trottinent, descendent des bus ou y montent ; tous sont en route pour le chagrin. Seuls à échapper à la fébrilité ambiante, des fantômes errent, devant un café kurde et un petit square, à droite. Le quartier est devenu le nouveau lieu de rendez vous des exilés orientaux, en partance pour Paris puis Londres. Une rangée d’arbres au feuillage vert foncé, en face du bistrot, portent, sur leurs plus hautes branches, de gros fruits ronds, insolites et multicolores ; ce sont les sacs de couchage que les migrants cachent dans la journée, à l’abri des prédateurs. La concierge suit son regard et bougonne. Il croit lire sur ses lèvres : « Des bougnoules ! ».
Il se souvient du regard qu’elle lui a jeté quand il s’est présenté tout à l’heure :
« Capitaine Boreli ».
Elle lui a lancé, sans réfléchir :
  Excusez moi mais j’attends la police !
  Je suis la police, madame.
Elle a vraiment eu l’air de trouver ça scandaleux mais elle marqua une pause avant de faire de nouveaux commentaires. Elle avait dû lui trouver un type sudiste trop prononcé avec ses cheveux ondulés, son teint mat, son nez trop grand, ses lèvres gourmandes. C’est vrai qu’il est roux : ça complique un peu l’identification. Un italien roux, ça court pas les rues.
Le flic s’ébouriffe machinalement la tignasse. Combien de fois on lui a dit que le roux, jadis, c’était l’impur, la couleur du foyer sous la terre, des flammes de l’enfer ; la couleur du dieu égyptien de la concupiscence. Le roux, c’est la chaleur d’en bas, celle de la luxure, du désir. Le désir…
Madame Wenger l’avait alors dévisagé, les yeux ronds, et semblait ruminer : « Ça doit être comme ça partout maintenant, même dans la police. Surtout chez les Français de l’intérieur ! ». Elle n’avait pu s’empêcher de lui demander :
« Et vous êtes seul ?
  Mes collègues arrivent. Le parquet, le médecin légiste, l’ambulance. Ça va comme ça ? Vous voilà rassurée ?
  Oh moi, je disais ça comme ça !
  On peut visiter ?

Tout en regardant la ville s’animer, le flic se dit qu’on a noyé le pépé dans un bain de formol. Il demande :
« Vous savez ce que c’est, du formol ?
  C’est pour soigner la douleur !
  Non, ça, c’est du synthol ! Du formol, c’est une solution de formaldéhyde ou aldéhyde formique, un gaz incolore, du HCHO si vous voulez, utilisée pour conserver les organes.
  Il y en a qui aime se compliquer la vie, tout de même.
Il ne sait pas si la vieille parle de la formule chimique ou de l’organisation du crime ; il opte pour la seconde hypothèse.
  Je vous le fais pas dire. Imaginez : le zigoto, mais peut-être étaient-ils plusieurs, a dû vider l’aquarium pour le remplir de formol, et y plonger enfin le vieux.
  Sacré boulot, ponctue l’autre, soudain presque admirative.
  Il y a passé des heures ; c’est pas croyable que personne ne l’ait entendu !
  Je vous dis, c’était le pont.
  Le pont, oui. Il tombait bien, celui-là
  C’est bien simple, il y avait pas un chat dans l’immeuble ; dans le quartier non plus d’ailleurs. Sauf les touristes. Et puis les autres là, fait-elle, avec un mouvement de menton vers les Kurdes.
  Et je vous parle pas des va et vient qu’il a dû faire pour amener les bonbonnes.
Les dames-jeannes éparpillées dans le bureau font au moins dix litres chacune. La bignole s’étonne :
  Il en faut combien pour remplir l’aquarium ?
  Bonne question ! Je ferai plancher mes stagiaires là dessus.
  Comment vous pouvez blaguer avec ces choses ?
  Si on blaguait pas de temps en temps...
  Remarquez, ils ont sauvé les poissons.
  C’est vrai, Mme Wenger, mais c’est pas sûr que ça leur donne les circonstances atténuantes, même avec un juge écolo.
Aux pieds de l’immeuble, la voiture du médecin légiste et une ambulance viennent de se garer. Le parquet se fait désirer. Le flic se demande si le docteur était encore vivant quand l’autre a mis tout ce bordel dans son appartement. Est-ce qu’il a tout vu ? Et compris quelle genre d’exécution on lui réservait ? Quel message on lui adressait ? Car si on avait organisé un tel cinéma, c’est bien qu’on voulait lui dire quelque chose. Son « invité » avait très bien pu l’immobiliser, le bâillonner, l’installer sur un siège, comme au spectacle. A voir la tête du papy, il a tendance à le croire. S’il n’a pas fait une attaque avant, le toubib a assisté à la mise en scène de sa mort. L’autopsie devrait le dire.
La concierge demande si c’est pas une secte qui serait derrière tout ça mais le capitaine ne l’écoute pas. Il entend déjà son chef :
« Alors, Boreli, votre tueur de mandarins est de retour, on dirait ? Va falloir ressortir vos dossiers, mon p’tit. Et puis vous bouger un peu, cette fois, non ? »
2
STRASBOURG, été 1945

Rapport du capitaine Beckhardt, de « l’organe de recherche des criminels de guerre » parisien.
A l’attention du commandant Jadin, juge d’instruction près le tribunal militaire de la Xé région de Strasbourg.

Mon commandant,
Je suis arrivé à Strasbourg le 17 décembre 1944. J’étais chargé de mener l’enquête sur les crimes de l’institut d’anatomie de l’Université. Notre service avait été alerté, une dizaine de jours plus tôt, par le témoignage du commandant Raphaël, du secteur cinématographique des armées.
J’ai donc, ces six derniers mois, mené des recherches, conduit les interrogatoires à l’hôpital civil, à l’Université, sollicité l’aide de médecins légistes, de toxicologues, d’histologues ; j’ai rencontré à plusieurs reprises les témoins directs du crime, une dizaine de personnes. Il s’agit pour l’essentiel d’Allemands, actuellement en prison, mais également d’employés alsaciens de la faculté, demeurés en activité.
Il m’a semblé que le plus simple était de raconter les choses dans l’ordre chronologique où elles se sont déroulées.
Encore une chose : Mon commandant voudra bien excuser mon style qui n’a pas encore toute la rigueur juridique voulue. J’étais étudiant en philosophie avant guerre, à la Sorbonne, je suivais les cours du professeur Wahl. Il me reste sans doute de cette époque une rhétorique un peu « bavarde ».
Je rappelle que la ville de Strasbourg, durant l’été 1940, comme l’Alsace – Moselle, n’a pas seulement été occupée mais annexée au Reich. Purement et simplement. Elle est redevenue aux yeux de Berlin une terre allemande, indûment confisquée par les Français en 1918 et perdue avec le traité de Versailles. Résultat : les habitants n’ont plus eu le droit de parler français ; les livres en français ont été brûlés ; même le port du béret a été interdit et les voies ont été rebaptisées. Pardon d’énoncer des telles évidences mais ces aspects sont importants et permettent de mieux comprendre notre affaire.
Les nazis ont pris possession de l’Université de Strasbourg ; elle a été rebaptisée Reichsuniversität, autrement dit Université impériale. De plus, elle a été placée sous le contrôle de la SchutzStaffel, l’échelon de protection comme ils disaient, la S.S.!
Un an auparavant, durant la « drôle de guerre », en novembre 1939 exactement, l’administration universitaire française avait été déménagée en catastrophe à Clermont-Ferrand. On y avait même transféré la brasserie emblématique des étudiants, la Gallia, avec ses clients les plus assidus, les plus germanophobes aussi.
Mais une partie du personnel strasbourgeois était restée en place. Par dépit, par fatalisme ou par conviction. Ces employés vont se voir germanisés et encadrés par la police militarisée du parti nazi.

En 1941 arrive à la direction de l’Institut d’anatomie de la Faculté de médecine August Hirt. Il y professe l’anatomie, bien évidemment. L’homme a soixante ans. D’après les quelques photos retrouvées de lui, il présente une tête puissante, dure, carrée, pour tout dire. Des mâchoires solides, proéminentes, lui donnent un visage presque prognathe ; il a de larges oreilles, légèrement décollées, de petits yeux durs, des cheveux noirs plaqués, séparés par une raie à gauche bien droite.
D’origine suisse, le personnage est connu, et reconnu. C’est un médecin ambitieux, brillant, spécialisé dans la recherche sur le système nerveux sympathique et les tissus vivants. Il est même l’auteur d’une petite prouesse, dit-on, puisqu’il a découvert une technique de microscopie sans coloration. C’est un savant donc. Il n’a rien d’un fou ni d’un agité. C’est un homme raisonnable, intelligent, sensible aussi. J’ai pu apprendre par exemple qu’il était un grand amateur de Richard Strauss, de ses opéras et de ses lieder.
Cependant Hirt est aussi un nazi notoire. Il est membre de la SS où il a le grade de Hauptsturmführer, rang équivalent à celui de capitaine. C’est donc un membre éminent de « l’ordre noir », comme il aime le répéter. Il est également un personnage influent de l’« Ahnenerbe », littéralement « études des caractéristiques héréditaires », organisme plus connu sous l’appellation « L’héritage des ancêtres ». C’est une société savante SS. Une telle association de mots peut nous paraît étrange, « société savante SS », mais la nébuleuse noire contrôlait toutes les sphères de la vie publique. On peut même dire qu’elle était particulièrement à l’aise dans ces couches privilégiées de la société.
« L’héritage » avait été créé en 1933 pour appuyer la doctrine raciste de Hitler, installer l’idée de supériorité aryenne et, dans un même mouvement, confirmer « scientifiquement » l’existence de races inférieures.
Durant la guerre, elle a été rattachée directement aux services de Himmler, le numéro 2 du régime.
Au cours de toutes ces années, l’organisation a multiplié les études, les livres, les colloques et autres initiatives publiques pour justifier et magnifier la « race nordique indo-germanique ». Et discréditer, rabaisser, avilir toutes ces sous-races : juifs, russes, tziganes, judéo-bolchéviks, noirs, etc, ces « untermensch », ces sous-hommes, concept dont le « Führer » avait eu « la géniale intuition », répétaient ses épigones. De la même manière étaient visés tous les « anormaux », malades mentaux, épileptiques, tarés, … tous ceux qui faisaient tache.
Le directeur exécutif de cette officine était le Standartenführer SS, colonel donc, Wolfram Sievers, dont Hirt était un intime.
Autant dire que ce dernier, en 1941, lorsqu’il prend la direction de l’Université de médecine de Strasbourg, est un homme influent, à qui toutes les portes de la société hitlérienne sont ouvertes.

Pour ceux qui s’étonneraient de cette apparente contradiction qui consiste à être toubib et nazi, je rappelle que, selon nos informations - elles mériteront certes d’être affinées au fur et à mesure que nous parviendront des informations d’Allemagne -, le corps médical allemand a été la profession qui a adhéré le plus massivement à l’idéologie national-socialiste.
Il ne s’agissait pas seulement de la part de ces notables d’un accord politique avec les nationaux-socialistes sur le rôle et la place de l’Allemagne mais d’une acceptation idéologique, forte, assumée, par ces professionnels, du thème hitlérien de la race. Un accord au niveau des idées mais aussi de la mise en pratique : ces gens ont mis la main à la pâte, passez moi l’expression. Sur les quais d’accueil d’Auschwitz, sur cette rampe où des millions de déportés, hébétés, ont échoué, c’était aussi des médecins qui attendaient et triaient ces malheureux.
Au cours de l’avance alliée, ces derniers mois, à l’Est, à l’Ouest, on a pu découvrir que des médecins opéraient dans les camps de concentration ou d’extermination ; ils se sont livrés à des expériences épouvantables sur des êtres humains ; on a parlé d’expériences « anatomiques », si j’ose utiliser ce terme mais aussi de tests très ciblés, au profit de la machine de guerre nazie : on éprouvait là l’efficacité d’armes nouvelles.
Nos services collectionnent actuellement des éléments d’information sur ces horreurs ; les bourreaux auront bientôt à rendre des comptes.

C’est très exactement ce qui s’est passé à l’Université de Strasbourg. Hirt et les siens ont mis l’Institut d’anatomie au service de la doctrine raciste de Berlin ; pour leurs « travaux », ils avaient sous la main un vivier : l’existence, à une soixantaine de kilomètres de la capitale alsacienne, du camp de concentration de Natzwiller-Struthof. Ce camp, déserté, a été découvert en novembre dernier par l’Armée de Leclerc. Il est installé au beau milieu des Vosges, à 750 mètres d’altitude, dans un cadre splendide. Avant guerre, le Struthof était la station de ski à la mode des strasbourgeois, le cadre idéal pour prendre un « grand bol d’air » comme affirmait alors une réclame, m’a-t-on dit. A flanc de montagne, le site ouvre sur un panorama dégagé ; la vue porte, de l’autre côté de la vallée, sur le Donon et les sommets environnants.
En 1941, les détenus eux mêmes vont construire le « konzentrationslager », le seul camp de concentration nazi sur le territoire français. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un camp d’extermination bien qu’il comporte une chambre à gaz et un four crématoire, nous y reviendrons. Mais le régime y était d’une telle sévérité, d’une telle sauvagerie devrait-on dire, que ce camp semble avoir été le plus meurtrier de tout le système concentrationnaire avec un taux de mortalité record ; 52000 prisonniers y sont passés, 21000 y sont morts.
La plupart ont été tués par la surexploitation, le travail, le froid, la faim, les coups…
Les morts étaient brûlés dans un four crématoire. Ingénieux et méthodiques, les organisateurs du camp utilisaient d’ailleurs la chaleur de ce four pour alimenter une citerne ; elle approvisionnait les SS en eau chaude alors que les baraques des prisonniers étaient glaciales dans cette région où l’hiver peut être sibérien.

L’universitaire August Hirt a donc utilisé ces prisonniers, ces « stucks », ces « morceaux » comme il disait, pour ces expériences.
En 1942, à un moment où ces nazis se croient installés au pouvoir pour mille ans et alors que la germanisation de l’Alsace s’accentue ( les jeunes de la région sont enrôlés de force dans la Wehrmacht ou la Waffen-SS), Hirt a une idée démoniaque. Il l’explicite dans une longue lettre à son ami, le colonel Sievers ; lui-même en informera un proche d’Himmler, qui s’empressera de glisser cette proposition dans l’oreille du dignitaire hitlérien. J’ai retrouvé dans les archives de Hirt une copie de cette lettre.
3
Vendredi 13 mai 2005
18h00

La Nationale est saturée. Une procession interminable de camions monopolise la voie de droite. Certains « gros culs » s’amusent même à se doubler. Leurs acrobaties poussives tétanisent les automobilistes. « Que fait la police ? » se demande Boreli. Lui interdirait sans vergogne la déambulation de ces monstres. Il n’est pas loin de paniquer. Chaque fois qu’il les côtoie,
il pense au héros de « L’arrangement » d’Elia Kazan, qui slalomait entre deux quinze tonnes avant de finir embouti. Il est vrai qu’il était suicidaire sur les bords. Le héros, pas Boreli.
Le capitaine serre son volant, comme s’il voulait y puiser de l’énergie.

Il a décidé de mettre son enquête entre parenthèses le temps du week-end
Il vient d’interroger le responsable de la petite communauté kurde qui poirote en bas de l’immeuble de Kougelman. Ce dernier s’exprimait dans un sabir franco-anglais. Sans bien savoir ce qu’on attendait de lui, il prétendait n’avoir rien vu, rien entendu. Boreli le regardait se démener ; il pensait au Kurdistan. Il avait toujours eu un faible pour ce pays fantomatique. Il venait encore de voir un film iranien « Un temps pour l’ivresse des chevaux » : la misère kurde, les trafics, la violence, la montagne. L’autre baragouinait : « …rien vu, nobody ». Boreli haussa le ton, menaça de l’embarquer ; le kurde retrouva, un peu, la mémoire. Il gardait le vague souvenir d’un homme qui avait pas mal traîné dans le quartier lors du fameux « pont ». « Un homme » : c’était tout ce qu’il acceptait de donner au flic en échange ; ça faisait peu. Il ajouta encore qu’il portait un casque.
  L’homme ?
  Oui.
  Comment ?
  Blanc !
  Quoi ?
  Le casque. Blanc.

Un motard, sans doute. Etait-il jeune ? vieux ? grand ? petit ? blanc ? noir ? L’autre se disait incapable de le préciser. Il n’avait pas repéré non plus de moto.
Boreli repense à l’interpellation de son chef :
« Le tueur de mandarins est de retour, Boreli. Je vous le dis, moi. Va falloir ressortir vos fiches. Et avancer un peu plus vite, cette fois ! » Un peu plus vite… ce sera pas trop difficile.
C’est lui, en effet, qui avait été chargé de ce dossier dès le début. On aurait voulu étouffer l’affaire qu’on n’aurait pas fait mieux ! Faut dire qu’il n’avait guère été brillant. Son seul titre de gloire, finalement, c’était d’avoir réussi à tenir la presse hors du coup. C’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’on ne lui avait pas retiré l’enquête, pour sa capacité à écraser ! En soi, c’est un petit exploit : quatre crimes, en comptant celui de Kougelman, et toujours pas d’échos dans les canards locaux, faut le faire. En fait, Boreli n’est sans doute pour rien dans cet escamotage ; la chance l’a aidé, si l’on peut dire. Les victimes, parfois d’anciens notables, n’étaient plus à la mode. Tous des retraités. Des ombres déjà. Les crimes étaient espacés. En quatre ans, on a le temps de penser à autre chose. Et puis, comme un fait exprès, presque à chaque mort, une actualité spectaculaire accaparait les médias ! Comme les rats suivant Hamelin, les journalistes s’acharnaient sur l’info convenue et lui foutaient une paix royale. La première fois, c’était une présidentielle qui avait pris toute la place. Ensuite ce fut la guerre d’Irak, ou peut-être la canicule ? Dans ce tintamarre, sa partition à lui était inaudible.

Le premier mort remontait à trois ans, très exactement, à la mi mai 2002. On sortait, accablés, du duel Chirac – Le Pen.
Comment s’appelait déjà le bonhomme ? Le problème de Boreli, un de ses nombreux problèmes, c’est la mémoire des noms. S’en souvenir pour lui est toujours un calvaire. Il les efface aussi vite qu’il les entend. Il ne peut s’en sortir qu’en bricolant des fiches. Qu’il lui arrive, en plus, de paumer ! Ça l’aide pas trop dans ses enquêtes.
Le premier de la liste, donc, était un certain…Adler, Rolf Adler. Un toubib, enseignant à ses heures à l’Université. Le bonhomme s’était enrichi sur le tard. Il avait, dit-on, quelques intérêts dans des produits pharmaceutiques. Selon son entourage, c’était un octogénaire fatigué mais coriace.
Adler était pensionnaire d’une maison de retraite située dans les faubourgs chics de Strasbourg, un établissement haut de gamme où de petits pavillons médicalisés, coquets, s’étalaient dans un immense parc verdoyant.
Le lieu offrait toutes les commodités possibles, bain, hammam, jacuzzi, salle de sport, de danse, etc, version troisième âge bien sûr.
Adler, prospère, avait pris le programme le plus cher et payé des mois d’avance, lui apprit la direction. Ça devait être le genre prévoyant. Il n’avait pourtant pas tout planifié, la preuve.
Le vieux était la coqueluche des résidants, des femmes pour l’essentiel. Il avait ses habitudes, ses journées étaient réglées comme du papier à musique : promenade, déjeuner dans sa chambre, sieste, sport, dîner en groupe.
Les pensionnaires en effet prenaient le repas du soir en commun dans le restaurant classieux du site.
Ce soir-là, il manquait à l’appel. Un haut parleur diffusa son nom à plusieurs reprises, dans les résidences, les salles de jeux, sur les promenades, en vain. La directrice, Madame Winterhalter, chignon strict mais vrai sex-appeal, le style beauté retenue, comme les héroïnes de Hitchcock en un peu plus lourd, peut-être, sillonna le parc tout en l’appelant sur son portable. L’autre était sur répondeur ; elle finit cependant par localiser l’appareil, il sonnait du côté du sauna. C’était un petit bâtiment isolé, qui avait la forme d’un chalet miniature ; il se composait d’une petite salle d’attente, ou sas de déshabillage, et de l’enceinte proprement dite du sauna, en bois blond, où l’on accédait par une porte étroite. Le téléphone était dans l’entrée et le propriétaire dans le bain de vapeurs. Mais dans un tel état que la directrice jugea bon de ne rien toucher et d’appeler aussitôt les flics.
Boreli se rendit sur les lieux. Le capitaine se souvient qu’en arrivant au centre, baptisé « Maison Alexis Carrel », il eut l’impression de se trouver au milieu d’un green de golf. La journée avait été chaude, une batterie de jets d’eau, pivotant par a-coups, aspergeait la pelouse dans un concert de sifflements aigus très énervants.
Il découvrit donc la scène telle que Winterhalter l’avait vue, à peine une demi-heure auparavant.
Dans le sas, l’imposant banc de bois, sur lequel les vêtements étaient soigneusement pliés, n’était manifestement pas à sa place ; il avait été poussé en travers de l’entrée du sauna ; et pour bloquer définitivement cette ouverture, deux cales étaient fichés dans le pourtour de la porte.
De l’encadrement s’échappait une sorte de mousse, blanchâtre et nauséabonde.
C’est surtout le hublot qui retenait l’attention. De l’autre côté de la petite vitre, on distinguait comme une tâche noire surmontée de deux points rouges ; il fallait une fraction de seconde pour reconstituer le motif : c’était le visage du mort ; un peu comme la tête du personnage du Cri d’Edouard Munch. L’occupant du sauna avait collé sa bouche sur le verre, espérant être entendu ou y cherchant vainement de l’air, mais ses yeux semblaient sortir des orbites et savaient qu’il était trop tard.
Cette tête était auréolée par une manière de brouillard auquel le luminaire du sauna donnait une couleur étrangement mordorée. C’était Adler. Boreli tenta d’imaginer ses derniers instants.
Quelqu’un s’était glissé dans le sauna, à l’insu du vieillard ( peut-être somnolait-il ?) ou avec son accord (un intime mais c’était peu probable) ou en usant de violence. Cet intrus non seulement avait poussé le chauffage au maximum – il devait faire plus de 100 degrés dans la cabine- mais il avait jeté sur l’appareil un produit qui avait dégagé une fumée toxique étouffante.
Le laboratoire dira plus tard qu’il s’agissait d’un gaz à base de sulfure d’éthyle, que les militaires appellent ypérite, ou encore gaz moutarde.
L’agresseur, une fois ressorti, avait bloqué la porte, Adler était fait comme un rat ; impossible d’échapper au piège ; il pouvait toujours hurler, le son ne passait même pas l’enceinte du sauna. Le lieu étant relativement retiré, il n’avait aucune chance. Il aurait pu avoir le réflexe de réduire la température de l’appareil mais ça ne servait déjà plus à rien. Le poison avait dû lui retourner la tête et les poumons. Boreli se dit encore qu’Adler et son agresseur s’étaient regardés, de part et d’autre de la vitre. Se connaissaient-ils ? Le flic aima assez le croire. Cela expliquerait peut-être pourquoi le vieux était resté collé à la porte une fois mort.
Poussé tout autant par la peur que par la haine. Non seulement son visage était plaqué à la vitre mais ses mains étaient agrippés à la paroi, ses ongles incrustés dans le bois, comme s’il s’était lui même épinglé au mur, vieil insecte de collection.
Son agonie aurait pu sans doute durer. Le fait est que le cœur n’avait pas tenu, comme l’a montré l’autopsie.
Il avait fallu prendre des précautions pour ouvrir la cabine. On fit appel à un agent revêtu d’un scaphandre. Le corps du vieillard était boursouflé, gonflé, sa peau était recouverte d’ampoules comme s’il s’était roulé dans un champ d’orties. Les conditions de cette mise à mort étaient particulièrement sadiques. Et incompréhensibles.
L’infirmier chargé de suivre ce patient de luxe fut viré dans la semaine. Boreli l’avait interrogé, il n’y était pour rien, il entreprenait au même moment une antillaise gironde, forcément gironde, dans les cuisines. Mais son expulsion permit de calmer, un peu, les esprits dans l’établissement, de trouver un bouc émissaire à bon marché. Surtout que le soignant était un étranger. Enfin, il avait un drôle d’accent, de l’Est, insistèrent les pensionnaires.
Boreli en était persuadé, le tueur était quelqu’un de l’extérieur. Il collecta des témoignages, vagues. Des pensionnaires avaient aperçu un jeune homme inconnu qui traînait par là…On observa près du sauna les traces d’une moto. Mais ce fut tout. Autant dire rien.

Dans les semaines qui suivirent cette découverte, Boreli fit souvent le même cauchemar : il était dans la peau d’un voyeur. Témoin glacé, préservé, manipulateur, il n’en finissait plus d’observer, à travers un hublot, des gens mourir, de mille manières, brûlés, noyés, étouffés, écrasés. La gamme des supplices était infinie, le spectacle était permanent. Lui matait, imperturbablement, et finissait toujours par croiser le regard des damnés, terrible. De cauchemar en cauchemar, deux mois plus tard, il finit par s’offrir une méchante déprime.
Brumath, Saverne, la route est toujours aussi encombrée ; la pluie vient de s’y mettre. Le capitaine a mis en boucle « Le beau Danube bleu » de Strauss. Johann, pas Richard. En fait, il s’agit de la version space, daté de 1968, où Kubrick fait valser les planètes dans son « 2001. L’odyssée de l’espace ». Boreli plane, s’envole, tourbillonne. Du klaxon, il rythme la mélodie : 1-2-3-4-5, 1-2, 3-4….
A l’entrée de l’autoroute, ça bouchonne. Le flic fait craquer ses doigts ; il croise son reflet dans le rétroviseur. Il a meilleur mine. C’est vrai qu’il a connu des jours difficiles.
La déprime lui est tombé dessus sans crier gare. Un matin, au réveil, comme çà. Pour une fois, il n’est pas prêt d’en oublier la date : c’était le jour anniversaire de sa mère. Bonne fête, maman ! Ce matin là, à peine le temps d’ouvrir l’œil et il repéra un nuage noir qui stationnait juste au dessus de sa tête. Il eut beau fermer les yeux, comme pour débrancher son écran personnel, chaque fois qu’il les réouvrait, l’orage était là, une tempête privée, rien que pour lui. Un bug grave, flippant. Il était soudainement envahi de bouffées de violence, tout occupé par une incroyable agressivité. Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait mais il dut admettre une chose simple : il était entré en guerre. Pourquoi ? contre qui ? Mystère. Il ne se souvenait pas quand et comment avaient été déclarées les hostilités ; ce qui était sûr, c’est que la hache était déterrée.

À priori, rien ne justifiait ce plongeon. Son job était assuré ; il avait bien des petits problèmes avec la hiérarchie, mais rien que du normal. Pas de quoi en faire un plat, encore moins un drame. Son enquête tournait en rond mais ça ne justifiait pas de se mettre dans des états pareils. Il venait de prendre ses distances avec Sélima, une amie libanaise qu’il avait côtoyée plusieurs mois, mais la séparation ne l’avait pas traumatisé plus que ça, et puis c’est lui qui avait pris la décision. Il était fauché de plus en plus tôt dans le mois mais là encore, c’était comme d’hab. Alors ? C’était arrivé sans crier gare, en plein week-end, un dimanche matin très exactement. Il était seul. La voix s’était invitée dans sa tête. Un disque rayé reprenait à l’obsession le même couplet hideux et mortifère. Des images noires l’obsédaient. Il était parti en croisade. Contre lui-même, les voisins, le genre humain. Il crut fuir ses fantômes en sortant s’aérer mais ce fut pire encore. Il eut envie de cogner la boulangère, de gifler le marchand de journaux, d’injurier le buraliste, de massacrer la concierge. Par chance, il n’avait croisé personne dans l’escalier. Il aurait été capable de leur foutre un coup de boule au moindre regard. Tous ! Ils allaient tous y passer !
L’angoisse ! Ça faisait beaucoup tout d’un coup, beaucoup trop. Il tournait zinzin, ou quoi ? Oui, c’était ça, il virait cinglé. Il était rentré, flageolant, épuisé par cette colère qui lui sortait de partout. Le téléphone sonnait, c’était Sélima ; le son de sa voix lui fit du bien ; ce fut la première bonne nouvelle de la matinée. Elle comprit vite qu’il ne tournait pas rond ; elle lui proposa de passer, il accepta ; elle débarqua chez lui peu après.
Curieusement, c’était, ce matin-là, la seule personne à qui il ne voulait pas de mal. L’espèce de haine qu’il vouait tout d’un coup au monde entier préservait miraculeusement son ex. Elle se montra patiente, attentive. Il s’était lové contre elle et demeura ainsi, prostré, le reste de la journée. Il était terrorisé par sa propre violence, effrayé par cette énergie inconnue qui l’habitait. Lui, le flic, prostré comme un môme… Les caresses de Sélima, ses lentes psalmodies eurent le don de calmer la bête en lui. Il finit par sombrer dans une sorte d’accablement, puis dans le sommeil. Elle le veilla.

Boreli s’arrête au premier restoroute. Au kiosque, les unes de la presse locale titrent sur une série de nouvelles profanations de sépultures dans la région. Il s’offre un café et reprend le film de sa dégringolade. Le lendemain du grand plongeon, les mêmes symptômes étaient là, le même nuage noir. C’était une journée de boulot, il pouvait difficilement y couper, il ne voulait pas se faire porter pâle. Et puis il avait à faire. Plusieurs rendez-vous, fixés depuis un bail, pas question de les reporter. Il décida de se rendre au commissariat comme d’habitude, Sélima retrouva son job, hôtesse d’accueil dans un laboratoire médical. Il était bien secoué mais ce qui l’étonna, c’est que personne autour de lui ne semblait s’apercevoir de son état. Il se trouvait raide, cassant, maladroit ; il avait l’impression qu’on pouvait lire sur son front en lettres d’or « Zinzin », « Cinglé », « Dérangé », « Fada », « Frappadingue », « Agité »…Or son comportement ne suscita aucune remarque. De deux choses l’une : ou il avait toujours été ainsi, il ne s’en était pas rendu compte et les autres avaient fini par s’ habituer à son attitude, alors qu’il se voyait léger, désinvolte, libre ; ou le diablotin était si bien blotti au fond de son crâne qu’il n’en paraissait rien aux yeux du monde. Un peu plus tard, il se dit qu’il y avait peut-être une troisième possibilité ; c’est que chacun se foutait pas mal de l’autre et ne risquait donc pas d’être trop curieux. Un peu l’aventure qui arrivait au héros de « La Moustache » d’Emmanuel Carrère. Bref, personne ne lui fit la moindre remarque, du genre : « T’as une drôle de tête, qu’est ce qui va pas ? », ce qui aurait eu le don de le déstabiliser encore un peu plus.

La journée passa. Sélima vint prendre de ses nouvelles dans la soirée. A nouveau, elle assura ; mais il ne pouvait pas passer son temps à geindre sur ses genoux ; et puis il ne voulait pas lui donner de faux espoirs ; il avait besoin d’elle et pourtant il n’était pas question de reprendre leur romance.
Il avait du mal à se reconnaître ; son toubib lui fournit des tranquillisants, du Prozac ; il avait lu des trucs glauques sur ce médoc, le praticien lui dit que c’était déconseillé aux ados, mais que lui était un homme, et qu’à faible dose, ça ne faisait rien.
  Si ça fait rien, pourquoi je dois le prendre ?
  Non, je veux dire : ça fait pas de mal.
  Et pas de bien ?
  Mais si, mais si.
Les pilules le rassérénèrent, un peu ; mais au fond de lui, il sentait sa fureur en stand by, comme un volcan mal éteint. Il traîna ainsi presque un mois ; puis il finit par entrer en analyse. Pas le choix. C’était ça ou se bouffer la rate à longueur de journée. Son toubib lui avait proposé trois adresses de psy. Ils étaient tous les trois dans son quartier de la Krutenau. Il y avait deux hommes et une femme ; il opta pour cette dernière, peut-être à cause du nom, Bergère, Françoise Bergère.
Une bergère, ça rassure, ça guide ; ça fait nature, balades, grand air ; ça fait Noël aussi, la crèche, la paix, le bon pâtre…

Elle était plus jeune que lui, une trentenaire ; coupe au carré, petit visage souriant mais distant, costume classique. Il persista. Les premières semaines, il peina. Il était pourtant déterminé à se montrer un bon analysé, le meilleur du petit troupeau de la bergère, si possible.
Mais ça avait du mal à sortir.
Peu à peu il retrouva cependant des repères d’enfance, des histoires du début. L’absence de père, non par insignifiance, le bonhomme avait une vraie vie professionnelle et publique : syndicat, politique et compagnie. Mais il avait laissé à la mère toute autorité sur les enfants et les affaires de la famille. La mère omnipotente, indiscutable, increvable, frustrée. Toujours présente mais jamais là pour autant. Quand elle le regardait, elle cherchait à travers lui quelqu’un d’autre, elle le fixait mais pensait à autre chose. Comme s’il était transparent, vide. Il avait passé son enfance à tenter de retenir son attention, en vain.

Un nouvel ordre des choses s’installait. il n’avait pas encore bien cadré son mal mais déjà, au réveil, le nuage était moins noir et sa violence plus contenue ; il avait cessé de prendre du Prozac. Les rendez-vous, deux par semaine, ça commençait à faire, scandaient sa nouvelle vie. Pas toujours simple à combiner avec les horaires de boulot mais il gérait. Ça lui coûtait bonbon mais ça le bornait, ça le soutenait, ça l’aidait. Ce souci de soi, lui qui avait plutôt passé sa vie à s’occuper des autres, l’installait dans un travail nouveau. Il craignait, avec l’analyse, de se renier, de se replier ; étrangement c’est l’inverse qui se passa : il prenait le large, il retrouvait le goût des autres, l’attrait des femmes. Et puis il découvrit une part de lui à laquelle il n’avait jamais prêté la moindre attention jusque là : ses rêves. Rien que pour ça, sa rencontre avec la bergère valait déjà la peine. Depuis des semaines, il s’était mis à noter ses déambulations nocturnes.

Ainsi ces derniers temps, il volait. Pas dans les poches, dans les airs. C’était d’une simplicité enfantine. Il suffisait qu’il exerce une petite pression avec la pointe des pieds et il s’élevait, lentement, miraculeusement. Comme un plongeur qui, au fond de la piscine, se relance ; comme un gourou tibétain en lévitation ; comme un cosmonaute tournoyant dans sa capsule. Le moindre mouvement de bras lui permettait de prendre de la hauteur, de pivoter. En état d’apesanteur, il survolait son monde, s’étonnant d’être seul à connaître une telle félicité.

Personne au commissariat n’est au courant. Si ça vient à se savoir, de quoi aura-t-il l’air ? Il aime mieux ne pas y penser.

La nuit tombe quand il reprend la route. Phalsbourg, Sarre-union : il approche du but : sa stammtisch annuelle.

4
STRASBOURG
été 1945

Le témoignage de Mademoiselle Seepe, Alberta Seepe, secrétaire d’August Hirt, actuellement en prison, m’a été précieux pour mieux cerner la personnalité de ce dernier. Originaire de Hambourg, cette femme forte, au teint singulièrement pâle, a des cheveux longs et argentés ramenés en deux nattes roulées sur l’oreille. Ces macarons lui donnent un air sévère qu’accentue encore le port, invariable, d’un tailleur strict et gris. Distante, impavide, elle présente cette étrange particularité des gens d’ordre : elle n’a pas émis le moindre doute, ni le plus petit regret, sur sa fonction dans la machine nazie ; jamais une réserve sur l’attitude de ses anciens patrons ; elle était pourtant au fait de tous leurs agissements. En même temps, respectueuse de l’autorité, elle n’a pas hésité à collaborer avec mes services, dès que je l’ai sollicitée. Répondant avec rigueur et scrupule, avec le même professionnalisme, j’imagine, qu’elle avait mis au service de son précédent maître. Le pouvoir change, et elle, elle sert le pouvoir. Telle semble être sa morale.
Mélomane averti, August Hirt suivait de près l’actualité musicale. Durant l’hiver 1941-42, il avait beaucoup été question, dans la presse allemande, de la représentation de « Tristan et Isold » à Paris sous la direction de Herbert Von Karajan. Mais Hirt aimait plutôt Strauss que Wagner. Son grand regret, selon Mlle Seepe, était de ne pas avoir pu assister à l’opéra de Richard Strauss, « Elektra », à Karlsruhe, où Agamemnon tue Iphigénie, Clytemnestre tue Agamemnon ; et Electre tue Clytemnestre. Cette hystérie lyrique l’exaltait.
Il avait toute la collection des microsillons disponibles du musicien et il repassait volontiers « Salomé », surtout la scène où la fille d’Hérodiade, après avoir dansé pour le roi Hérode, obtient la tête de Jean-Baptiste sur un plateau d’argent et baise le chef coupé.
Hirt, excellent francophone au demeurant, était très remonté contre les Français qui n’avaient pas aimé cet opéra. Rancunier, il se souvenait des échos de la presse parisienne d’avant guerre ; elle avait parlé de « drame épileptiforme », de « cauchemar de la Salpetrière », de « germe morbide », de « névrose »… Il en voulait particulièrement à Romain Rolland qui avait osé accuser Strauss de mettre en scène « des êtres malsains, malpropres, hystériques ou alcooliques, puant la corruption mondaine et parfumée » !
Crétins de Français !, disait Hirt, ils ne comprennent décidément rien à Strauss. Comparer ses rythmes à de l’épilepsie et trouver ses mélodies morbides le mettait en rage. Et médire de Salomé ! Pour lui, c’était la femme fatale, la sœur de la mort, l’ensorceleuse, la femme serpentine, la Femme, tout simplement ! Toutes les femmes n’étaient-elles pas des Salomé, innocentes et monstrueuses à la fois.
Hirt aimait tout de Strauss ; il avait même un faible pour ses lieder ; il connaissait par cœur ces miniatures maniérées, ces petits poèmes désuets, et les entonnait volontiers, aux moments les plus improbables. Dans les couloirs de l’Institut ou en salle d’opération, à la fin d’un cours ou en pleine réunion. Celui qu’il préférait était sans conteste « Zeitlose » (le colchique)

Auf frisch gemähtem Weideplatz
Steht einsam die Zeitlose…

Sur le champ fraîchement fauché
Se tient solitaire un colchique…

Installé dans ses nouvelles tâches à l’université de médecine, contrôlant de près la réalisation de son laboratoire au Struthof, entouré d’une équipe ardente de toubibs allemands et de collaborateurs alsaciens, Hirt passe l’hiver 41- 42 dans une ambiance de travail et d’émulation. Il est alors traversé par une idée fulgurante. Il sait, il pressent que la solution finale est en route ; il se dit que « la race juive », plus exactement la « race judéo-bolchevik » comme il aime la nommer, est sur le point d’être anéantie. Il faudrait donc en conserver des vestiges, réunir des « spécimen » tant qu’il est encore temps. Il va proposer de faire de Strasbourg, de sa fac de médecine, de son institut d’anatomie le grand centre de documentation de cette sous-race, un musée en quelque sorte des êtres inférieurs. Pour les besoins de la science, pour l’édification des générations futures, pour la beauté du geste, tout simplement.
Le clou de cette installation serait une collection anatomique, à partir de squelettes juifs ; on viendrait la visiter, quand cette guerre ne serait plus qu’un mauvais souvenir, quand les aryens triomphants souhaiteraient se rappeler à quoi ressemblaient les « autres ».
L’idée, se dit-il, ne peut que plaire à Berlin.
Il en fait part à son ami Wolfram Sievers de « L’héritage des ancêtres », lequel lui conseille de mettre noir sur blanc ce projet qu’il se charge de transmettre à Heinrich Himmler.

Hirt convoque sa secrétaire. Celle-ci affirme se souvenir parfaitement de la dictée de cette lettre. Non seulement parce que ce courrier est « solennel », selon son expression, mais parce qu’il coïncide avec son anniversaire. Cinquante ans ! Ce même-jour, en effet, elle a droit à des égards particuliers de l’ensemble du service. Le professeur, dit-elle, d’ordinaire si maître de lui, est anormalement tendu ; il marche de long en large dans le bureau tout en cherchant ses mots. A chaque silence, parfois long, elle regarde le gel qui recouvre les vitres du bureau de la direction. Elle a toujours été fascinée par la parfaite géométrie de ces dessins. Pour elle, c’est la preuve de l’existence de Dieu, me confie-telle, impénétrable.
Hirt dicte :

« Il existe d’importantes collections de crânes de presque toutes les races et peuples. Cependant, il n’existe que très peu de spécimens de crânes de la race juive permettant une étude et des conclusions précises. La guerre à l’Est nous fournit une occasion de remédier à cette absence. »

Comme je lui demande ce qu’elle pense alors d’un tel projet, la secrétaire prétend qu’elle a du mal à tout comprendre immédiatement car elle est concentrée sur le mot à mot ; quand elle prend en sténo, elle est obsédée par chaque expression et l’ensemble perd son sens…

« Nous pouvons obtenir des preuves scientifiques tangibles en nous procurant des crânes de commissaires juifs, bolcheviques, qui personnifient une humanité inférieure, répugnante mais caractéristique. »

Je reprends au mot à mot son expression : « des crânes de commissaires juifs, bolcheviques » ; il poursuit :

« Pour la conservation et l’étude du lot de crânes ainsi obtenus, la nouvelle Université d’Etat de Strasbourg serait le lieu qui conviendrait, en raison des buts et des tâches qui lui ont été assignés ».

Voilà donc le plan de Hirt : faire de son institut strasbourgeois le centre d’excellence de l’Empire en matière de recherche sur les « sous-races » …

« Le meilleur moyen d’obtenir rapidement et sans trop de difficultés cette collection serait de donner des instructions pour qu’à l’avenir la Wehrmacht remette vivants à la police du front tous les commissaires bolcheviques juifs. La police les gardera jusqu’à l’arrivée d’un envoyé spécial. »

Hirt précise que l’ « envoyé spécial » en question peut être un « jeune médecin » ou un « étudiant en médecine » appartenant à son équipe :

« Celui-ci, chargé de réunir le matériel, devra prendre une série de photographies déterminées à l’avance, effectuer des mesures anthropologiques. Il devra s’assurer autant que possible de l’origine, de la date de naissance, et le maximum de détails personnels sur les prisonniers. Après la mort de ces juifs dont on prendra bien soin de ne pas endommager la tête, il séparera la tête du tronc et nous l’adressera dans un liquide conservateur ».
Chapitre 5
Vendredi 13 mai 2005
20hoo

Une stammtisch. Difficile à traduire. Littéralement : « autour d’une table et d’un bock de bière ». En réalité c’est une rencontre entre habitués dans une brasserie, en dehors d’un déjeuner ou d’un dîner ; les demis défilent avec des « en cas » type salade mixte (cervelas et gruyère râpé) ; on bavarde beaucoup, plutôt entre hommes, on parle fort ; le propos est souvent grivois. Tous les ans, à la mi mai, Boreli appâte ainsi quelques amis pour organiser en fait une cérémonie commémorative et privée. Les invités ? Des anciens de la fac de Strasbourg, vétérans de 1968. Le chiffre des participants varie. Il est monté une fois à dix, le plus souvent ils sont une demi-douzaine à faire le voyage mais le noyau dur, c’est Georges Federmann, Serge Richer et lui. Trois, le beau chiffre, dit Federmann. Il est intarissable là-dessus. Trois comme les rois mages ou les Mousquetaires. Comme Brahma, Vishnu, Çiva, le prêtre, le guerrier, le producteur. Trois comme les anciens partisans de « Nous nous sommes tant aimés » d’Ettore Scola. La trinité, le triangle, le nombre parfait selon les Chinois.
C’est en 1998, pour les trente ans des « événements », que Boreli avait eu l’idée de réunir, autour d’une table, ces vétérans ; il fournissait le lieu, un café-hôtel-restaurant, qu’il venait d’acquérir.
L’immeuble est situé à l’entrée de Rodinger, son village natal. Les gens du coin ont toujours appelé ce commerce « Le Jérusalem ». Il n’a jamais très bien su pourquoi. On devine encore l’appellation, délavée, sur la façade. Difficile pourtant d’imaginer le paradis dans cette grosse bâtisse grise, sans style, de deux étages.
Sa famille avait été logée là, dans un trois pièces-cuisine, un meublé au dessus du café, pendant des années, avant d’obtenir un logement dans une cité coron. Son père était mineur. Il venait de Toscane.
En arrivant en Alsace, comme il ne parlait pas un mot de français, il avait passé une année entière avec un cousin, déjà installé, à faire le bûcheron, histoire de s’initier à la langue. Mais lorsqu’il rejoignit la mine, il constata que tout le monde y parlait italien. Sa mère, issue du même village que son mari, élevait ses enfants et basta.
Plutôt bon élève, exemple de la méritocratie républicaine, Boreli s’était dès le lycée éloigné du village et des siens. Apprenant, bien des années plus tard, la mise en vente du « Jérusalem », il avait eu l’idée de racheter le bâtiment, et le fond de commerce. C’était à ses yeux comme une dette à payer envers ses parents décédés. L’affaire était plutôt bon marché. D’abord parce que le bled était un peu spécial. Et puis il avait repris la patente du commerce, à la condition expresse d’ouvrir le café au moins une fois l’an. En général, ce jour-là – qui coïncidait avec le stammtisch- il n’y avait pas le moindre pékin mais il fallait respecter le cahier des charges, se déguiser en bistrotier pendant vingt-quatre heures. Les chambres aussi, une demi-douzaine, attendaient vainement le chaland. Le reste de l’année, la boutique restait fermée mais demeurait à la disposition du groupe : venait qui voulait, la clé était chez un voisin. On restait comme on voulait, pour le repas, la nuit, la semaine.
L’idée de retrouver les anciens de 68 dans ce village du nord-est alsacien, à deux pas de la frontière allemande, était hasardeuse. Mais tout se passa bien. Les anciens étaient même si contents que Boreli répéta l’opération puis la systématisa. Chaque année, à la mi mai, la stammtisch correspond plus ou moins avec l’anniversaire de la grande manif du 13 mai 68, « Dix ans, ça suffit ! »
Ce rituel a un côté un peu maniaque mais le capitaine préfère ça que de revoir sa promo juste pour les enterrements.

Il n’est plus très loin de la sortie pour Rodinger mais des travaux sur l’autoroute ralentissent l’allure. Déjà qu’il a pris un sérieux retard à Strasbourg, faute à l’enquête.
Boreli pense à ses chats, qu’il a laissés le temps du week-end dans son appart. Il en a trois en ce moment, comme le commissaire Mattéi dans « Le cercle rouge » de Meleville. Bourvil était parfait dans le rôle.
Ses investigations sur Adler n’avaient rien donné. Le type était connu mais solitaire ; il n’avait plus de famille proche, personne pour faire pression. Ce dossier traîna et prit une voie de garage. Puis il y eut l’affaire Birmann. C’est à partir de là qu’on a commencé, dans le service, à parler du « tueur de mandarins ». Ce second assassinat remonte à 2003. Walter Birmann était aussi de la grande famille des toubibs ou para-toubibs pour être plus exact. Il avait à peu de choses près le même âge qu’Adler. Comme lui, il avait travaillé à l’université de médecine de Strasbourg et fricoté un peu du côté de l’Hôpital !
C’est là d’ailleurs que Boreli avait été invité à le rencontrer. Enfin pas lui vraiment mais son cadavre. Quand l’interne, un certain André Gérold, jeune homme frêle et chauve, lui avait demandé de passer à son service, le capitaine n’avait pas tout de suite saisi. S’il fallait solliciter la police pour chaque mort dans ce genre d’établissement, on n’en sortirait plus. Mais Gérold, au téléphone, avait insisté. Sur place, ce soignant prit des précautions particulières : il fit enfiler au capitaine une blouse, des gants, des protège-chaussures, un calot et un masque, le tout d’une couleur vert pomme du plus bel effet. Ils traversèrent, l’un et l’autre ainsi déguisés, de longs couloirs déserts, poussèrent une enfilade de vantaux, franchirent des portes à code pour accéder finalement à une chambre mortuaire. Le médecin se sentit obligé de préciser :
« D’ordinaire ces chambres sont rattachées directement à des services administratifs mais ici elle est restée liée au service d’anatomopathologie ».
Boreli enregistra l’information, en ne sachant pas ce qu’il allait en faire. La pièce n’était pas très grande, entièrement carrelée de blanc ; un néon diffusait une lumière violente. Le capitaine avait rarement vu un lieu aussi glacial, et pas seulement parce qu’il y faisait un froid de canard. Au centre, sur un chariot, une forme les attendait, sous une couverture. Vert-pomme, elle aussi. Ça devait être la couleur fétiche de l’administration ou celle-ci était peut-être tombée sur une promotion.

L’interne retira avec précaution le drap ; il découvrit le corps nu d’un vieillard, rouge, des pieds à la tête ; plus exactement, l’individu présentait toute une gamme de rouges, le visage amarante, le tronc brique, les bras carmin, le sexe incarnat, les jambes vermillon. Il avait la couleur de la congestion la plus vive, comme si cet homme avait été porté à l’incandescence, comme s’il dégageait un rayonnement calorifique, comme si ce n’était plus qu’un sac à sang prêt à vous exploser à la figure. Seul élément à échapper à cette vague pourpre, ses yeux, exorbités, d’un blanc sale. Son regard exprimait une stupeur insondable.
L’interne laissa au capitaine un temps d’adaptation.
La surprise à peu près passée, Boreli avança machinalement la main vers le défunt. D’un geste empressé, l’interne lui saisit le bras.
« Vaut mieux pas ! »
Il déclina l’identité du mort.
« Professeur Birmann. C’était mon tuteur en première année de médecine. Retraité. Il est entré dans mon service cette semaine, pour des troubles gastriques. Du classique. Au bout de vingt quatre heures, ça allait déjà mieux. Or, hier matin, on me sonne : Birmann avait une fièvre de cheval, il commençait à délirer, parlait de vengeance, de punition, de châtiment… Je constate l’apparition de plaques de rougeur, un rouge violent ; puis ces marques, très vite, vont se multiplier et recouvrir finalement tout le corps. Birmann semblait terrorisé, comme s’il était la proie des flammes de l’enfer. Excusez cette image baroque pour un toubib, mais c’est tout à fait l’impression qu’il m’a donnée. Il était littéralement submergé par la peur ; puis il est tombé dans le coma et cette nuit, il est mort. ».
L’interne se taît ; il veut s’assurer que le flic a bien tout suivi ; il reprend :
« On a fait une prise de sang. »
A nouveau, un silence. Boreli le presse :
  Oui ?
  Résultat de l’analyse…
L’apprenti toubib se faisait manifestement désirer. Le flic commençait à trouver agaçante sa manie de délivrer au compte-gouttes les infos, d’entretenir le mystère.
  Alors ?
  Le typhus !
Le Capitaine avait une vague idée de ce que cela signifiait. Pour lui, le mot résonnait comme un fléau d’antan. L’interne éclaira sa lanterne :
« Le typhus, aussi nommé typhus exanthématique, est le nom donné à plusieurs maladies infectieuses comme la leptospirose ictéro-hémoragique ou typhus hépatique, la purpura aigu, la fièvre jaune… »
Cesare Boreli opinait ; c’était la seule chose à faire.
« Il y a aussi une variété de typhus d’orient qu’on appelait la peste… »
La peste ! Terme impossible qui renvoyait Boreli à ses classiques, la peste de Londres, « un mal qui répand la terreur » disait La Fontaine, la peste de Camus. C’était comme une plongée dans un passé noir, dans la nuit des temps, un retour au cerveau reptilien.
« Le typhus est une maladie infectieuse, contagieuse et épidémique causée par la rickettsie.
  C’est à dire ?
  Une bactérie transmise par les poux. Les symptômes sont connus : Fièvre intense et brutale, exanthème purpurique généralisé, état de choc, hémorragies. Tout à fait les caractéristiques observées chez le docteur Birmann. »
Ils regardaient le corps coloré.
« On l’a immédiatement isolé dans cette chambre froide.
  Je compatis, vraiment, mais… pourquoi moi ? Je veux dire : pourquoi avoir fait appel à la police ?
  Vous savez, le typhus est une maladie qui a disparu de nos régions depuis longtemps.
  Vous avez peut-être des poux ?
  Capitaine ! S’indigna Gérold.
  Excusez-moi, je cherchais une explication.
  Personne n’a compris ce qui avait bien pu se passer. On a beau se dire qu’on vit une époque de régression, de là à retourner au Moyen Age. Et puis…
Le toubib recommençait ses devinettes. Ça devait l’amuser de jouer ainsi avec le flic.
  Et puis ?
  Regardez ça !
Il se pencha prudemment sur le corps, invita Boreli à faire de même. Il y avait, sous l’oreille gauche, une marque noirâtre, comme un baiser de la mort, un suçon de vampire.
L’interne reprit :
  Une trace de piqûre.
  De typhus ?
  De typhus ! Ça veut dire quoi ?
   ?!
  Qu’un cinglé est venu, il y a deux nuits de cela, avec une seringue, et sans doute un flacon contenant le germe, pour piquer Birmann. Non mais, vous imaginez un peu ?! »
Boreli n’imaginait pas ; pour l’instant, il constatait. D’abord qu’on n’avait retrouvé ni la seringue, ni le flacon en question. Ensuite, que Gérold était en verve :
« Comment il a fait…
  Ou elle..
  Pardon ?
  Comment il ou elle a fait ça ! Ça peut être une femme, non ?
  Ça peut ! Bref, comment il – ou elle- a bien pu faire pour que Birmann se laisse faire ?
  Il a du se faire passer pour un infirmier.
  Peut-être. Peut-être aussi que l’autre l’a endormi avant de le piquer, ou l’a assommé.
  Mais le typhus ?
  Oui ?
  Ça se trouve pas comme ça, tout de même. Se procurer des germes de peste, c’est pas donné à n’importe qui, non ?
  Ça, c’est votre travail, capitaine !
Une fois encore, Boreli fit preuve d’une compétence limitée. Il rencontra le gardien de nuit qui avait donné l’alerte pour Birmann. Choqué d’apprendre qu’il avait pu être en contact avec le typhus, il n’arrêtait plus de se gratter, persuadé que la maladie lui collait à la peau. Le type ne fit que confirmer ce que le capitaine savait déjà. Il se rencarda sur l’organisation de l’Hôpital, la nuit. On y entrait comme dans un moulin ou presque ; les rondes étaient assez espacées pour permettre de vadrouiller à sa guise dans les couloirs. Quant à se procurer des germes de typhus, dans la région c’était plutôt difficile. Mais on pouvait trouver le produit à l’Institut Pasteur, à Paris. Il suffisait de montrer patte blanche ou d’y avoir ses entrées, ce qui était finalement le cas de pas mal de monde.
La famille Birmann était raisonnablement affligée. Le bonhomme était cossu et ses héritiers surtout préoccupés par le magot de l’aïeul. Boreli se voyait mal mettre à la question sa nombreuse descendance. Le seul indice intéressant se trouvait dans sa bio. Si Adler, l’homme du sauna, et Birmann, le pestiféré, ne se fréquentaient pas, le premier ayant été généraliste en ville, l’autre universitaire connu, tous deux avaient été assistants à l’Institut d’anatomie durant l’Occupation.

Boreli se plongea dans l’histoire de la peste. Qu’espérait-il y trouver ? Il remonta jusqu’à la Bible : « Le Seigneur envoya la peste en Israël depuis le matin de ce jour-là jusqu’au temps arrêté ; et depuis Dan jusqu’à Bersabée, il mourut du peuple soixante et dix mille personnes ».
Mais ça ne fit pas avancer son enquête pour autant. L’hôpital réussit à camoufler le crime. La peste dans les services, ça la foutait vraiment mal. Personne n’avait intérêt à paniquer les foules. La famille, qui ne pensait qu’à l’héritage, se tut. La presse itou, comme d’habitude.
Le flic restait sidéré par la docilité des médias, leur promptitude à être aux ordres. En même temps, ce n’était pas pour le contrarier. Il ne cherchait pas la publicité. Il faut dire que l’enquête aussi était discrète. Elle en était carrément au point mort.
Et puis la guerre d’Irak venait d’éclater. Les bombardements américains écrasaient tout sur leur passage. Donc rien ne filtra.

Avant de prendre la route, cet après midi, Boreli avait eu le temps de demander à Simsolo, un vieux du service Documentation et Archives, l’itinéraire de Kougelman pendant la guerre. Dès qu’il trouverait quelque chose, l’autre le lui signalerait.
Il fait nuit quand le capitaine arrive enfin à l’entrée de Rodinger. La vitrine du café-hôtel-restaurant brille comme un phare. Il n’y a d’ailleurs plus que « le Jérusalem » qui brille ici.

Chap 6
STRASBOURG, été 1945

D’après le calendrier que j’ai pu reconstituer, je remarque que de la mi-1942 à l’été suivant, Hirt est très occupé. Il enseigne à l’Université, il anatomise à l’Institut et il crée, en juillet 1942, au Struthof, une « unité de recherche scientifique ». Le camp, je l’ai dit, est étagé. Depuis la porte d’entrée, une double rangée de baraquements descend jusqu’à la lisière de la forêt. Les deux dernières baraques semblent identiques aux autres. Mais l’une est une prison car même au sein d’un camp de concentration, les nazis imposaient une prison ! Elle se compose de cellules collectives et de cachots individuels, minuscules, moins d’un mètre de côté, qui font penser aux cages de fer de Louis XI. Les gens ont vite fait de s’y ankyloser et d’y périr dans d’atroces souffrances. Au centre de ce bâtiment, trône un chevalet sur lequel étaient bastonnés les prisonniers.
La baraque qui fait face possède en son centre un four crématoire, surmonté d’une interminable cheminée, que tous les prisonniers ont en permanence sous les yeux pour pouvoir se dire : « C’est là que je finirai ! ». Hirt y a fait installer, dans une aile, sa salle d’expérimentation. Ce bloc opératoire est une pièce carrelée, blanche, claire, aux larges fenêtres grillagées. Au centre une table d’opération, imposante, bétonnée, et carrelée elle aussi ; le plateau en est légèrement incliné ; il est parcouru, sur sa longueur, de rigoles, comme les nervures d’une feuille où devaient couler le sang et les humeurs des sacrifiés. Elles convergent vers le pied de la table où se trouve un petit lavabo. C’est sur cette table qu’on manipulait, qu’on testait, qu’on charcutait, qu’on autopsiait. J’ai visité le lieu, je peux dire que j’ai rarement vu un endroit plus glaçant que cette chambre aux cobayes.

Entre le camp et l’Institut, Hirt « travaille » principalement en compagnie de deux autres médecins, les professeurs Eugen Haagen et Otto Bickenbach. Plus jeunes que lui, ce sont des spécialistes brillants, des praticiens expérimentés. Otto Bickenbach est directeur de l’Institut de recherches médicales. Il a une allure plutôt débonnaire. Eugen Haagen dirige lui l’Institut bactériologique. Il affiche la fierté de l’aryen exemplaire, mince, élancé, hiératique. Il a la blondeur des saxons, les yeux bleu ciel, le visage affûté. Sportif chevronné, il a coutume de voyager en moto, harnaché de cuir, entre Strasbourg et le Struthof. L’homme est réputé pour son élégance naturelle. Il a, aux dires de Mlle Seepe, beaucoup de succès auprès du personnel féminin. Elle même m’en parle encore avec une certaine émotion.
Ils sont entourés de jeunes doctorants allemands mais aussi d’assistants alsaciens ; j’ai pu en identifier quelques uns.
Hirt expérimente l’ypérite, le fameux gaz moutarde, dont les nazis entendent probablement relancer la production. Haagen, épidémiologiste, teste le typhus, sous forme de vaccins, de scarification au bras. Bickenbach s’est spécialisé sur le phosgène, un gaz incolore très toxique, obtenu par la combinaison du chlore et de l’oxyde de carbone.

Pour faciliter ces expérimentations, Hirt va se faire construire une chambre à gaz rien que pour lui et ses sbires. Une chambre à gaz sur mesure, personnelle en quelque sorte. A quinze cent mètres du camp, à l’orée d’un bois, se trouve une auberge avec dépendance. Du temps où le coin était encore une station de sport d’hiver couru, cette demeure était l’auberge de jeunesse favorite des strasbourgeois ; il devait faire bon s’y réfugier l’hiver, s’y étourdir de vin chaud, et l’été, se prélasser sur la terrasse pleine de rires. La bâtisse qui fait face à l’auberge, de l’autre côté du chemin, devait être une remise pour les skis et le matériel. Hirt y installe sa chambre à gaz. La grange est partagée en quatre structures. Deux salles servent au déshabillage, une troisième pièce comporte trois cuves, profondes. La chambre proprement dite est un quadrilatère de 2,60 mètres de haut, 2,40 de large et 3,50 de profondeur. Les murs sont recouverts de carreaux de faïence blancs ; le sol est en ciment, goudronné ; le plafond est ripoliné, un plafonnier est protégé par un grillage ; la porte, puissante, est garnie à l’intérieur d’une plaque de tôle. Du feutre dans l’encadrement rend cette fermeture étanche. Trois verrous en assurent une clôture hermétique. Sur la paroi gauche, lorsqu’on est en face de la chambre, une petite fenêtre rectangulaire, à double parois vitrés, protégés par un grillage, permet de voir, à l’intérieur, comment les cobayes réagissent, comment ils supportent les expériences, combien de temps ils mettent pour agoniser, quels produits sont les plus performants, quelle quantité toxique est nécessaire pour les terrasser …
A droite de ce regard, un commutateur électrique commande l’éclairage de la pièce. Tout à côté, un trou est creusé dans la paroi, avec un entonnoir.
Du côté opposé au hublot, dans le mur extérieur, un trou communique avec une conduite qui aboutit au tuyau de la cheminée extérieure et à un ventilateur.

Alors qu’il est engagé dans ces travaux et tests divers, Hirt est informé de la réponse de Himmler à sa lettre. Mlle Seepe se souvient de la précaution du commissionnaire lorsqu’il remet la missive à Hirt. Celui-ci s’attend à une réponse positive de Berlin. N’empêche, l’accord, enthousiaste, du chef de la Gestapo le fait bondir de joie. Il se met à entonner, selon sa secrétaire, un air que l’on entend dans tout l’Institut :
« Wie sollten wir geheim sie halten ?
Comment devions-nous tenir secrète ?

Zu höherm Glanz und Dufte brechen
Die Knospen auf beim Glück der Zwei
Und süber rauscht es in den Bächen
Und reicher blüht und reicher glänzt der Mai

Et plus brillants et odorants éclosent
Les bourgeons, voyant le bonheur du couple
Et plus doux est le murmure des ruisseaux
Et plus riche l’éclat des fleurs de mai. »

Strauss, le délicat !
Selon Mlle Seepe, cette bonne nouvelle est la bienvenue alors que des informations persistantes en provenance du front de l’Est font état d’une résistance imprévue des Russes. Les combats traînent du côté de Stalingrad.
Le Ministre de l’Intérieur du Reich se dit donc « prodigieusement intéressé » par le projet de constituer un musée des sous-races ; il trouve que le plan de Hirt va susciter un engouement « énorme » ; il l’assure du soutien sans faille de la machinerie nazie pour mener à bien l’affaire. Il laisse au professeur ainsi qu’à Sievers le soin de mettre au point le détail de l’opération et d’en assurer la gestion.

« Und reicher blüht und reicher glänzt der Mai » : Hirt exulte. Comme première mesure, il charge un anthropologue et membre de la SS, Bruno Beger, de l’Université de Munich, de définir très précisément tous les critères des personnes recherchées, de manière à disposer d’une nomenclature parfaite de la sous-race des judéo-bolcheviks : âge, sexe, lieu de naissance, origine, profession, corpulence, taille, dimensions du crâne, du nez, des mâchoires, de la bouche, forme des yeux, dentition …
Selon Mlle Seepe, Hirt a de très longs débats avec Beger pour s’accorder sur les références retenues. Comment mesurer, tester, réguler, apprécier, arpenter, estimer, sonder, jauger, niveler, proportionner au mieux ces « stucks », ces « morceaux » de choix pour le futur musée des « untermensch ». C’est un travail considérable, qui prend un certain temps ; on reconnaît là la bureaucratie nazie, sa maniaquerie. Ces assassins ont aussi une mentalité de chefs comptables. Avec leur coutumière minutie et la bonne conscience de travailler pour l’Histoire, ils pensent fonder leur doctrine raciste sur des normes incontestées.

Dans le même temps, Hirt et Sievers décident d’organiser autrement la récupération du « matériel » : plutôt que de s’imposer des transports périlleux de cadavres et de crânes à travers l’Europe, ils estiment qu’il est plus simple de transporter vivants ces commissaires juifs des camps de l’Est à celui du Struthof et de les tuer sur place. Les services sont mis dans le secret. La S.S., l’association « L’héritage des ancêtres », le ministère de l’Intérieur, tous approuvent ; mieux, ils applaudissent cette simplification.

En juin 1943 donc, le SS Bruno Beger, accompagné, m’a-t-on dit, d’un « collègue » universitaire de Tubingen dont j’ignore le nom, se rend à Auschwitz ; avec ses fiches, ses instruments, ses croquis, ses règles, ses mensurations types, ses profils idéaux ; il est chargé de choisir 150 Commissaires. Il y séjourne du 7 au 15 juin, très exactement. Il va faire son marché, comme un maquignon à la foire aux bestiaux. Hirt, fébrile, prend régulièrement de ses nouvelles.
« Und reicher blüht und reicher glänzt der Mai »…

Chap 7
Vendredi 13 mai 2005
23h

Federmann et Richer sont sur le pas de la porte. « Les voyez-vous les flics les bourres les gardes mobiles » déclame Richer, aragonant, en guise de bienvenue. Georges Federmann long, sec, cheveux bruns-noirs, coupés très courts, petite barbiche est un mélange d’ardeur et de tendresse. Il a un côté imprécateur tranquille. Il porte un ensemble de toile bleu.
Serge Richer est un ange blond, visage long, énergique, buriné. Le costar en lin, fatigué, le panama, couleur crème lui donnent un genre dandy pauvre.
Federmann est psy. Richer, lui, fait dans l’humanitaire. Deux samaritains à leur manière. Boreli se dit que ces deux là sont restés plus fidèles que lui à l’histoire de leur jeunesse. Ils se tombent dans les bras les uns les autres. Se chamaillant comme des gosses, ils font le tour de la maison. La salle du café-restaurant est rangée, la table pour le dîner est mise. Aux murs, une expo photos retrace les grands moments de mai 68 à Strasbourg. Les épreuves sont de Boreli. Il traquait à l’époque les inscriptions peintes sur les façades d’immeubles, les bâtiments universitaires. Il a accroché ici ses meilleurs clichés. Le trio y fait son pèlerinage ; il stationne devant chaque reproduction, commente, s’émeut. Les slogans d’antan font tilt : « Mangez vos professeurs » ( Ecole de Chimie) ; « Ne dites plus : SVP, M. le professeur, dites : Crève, salope ! » (Salle Fustel de Coulanges) ; « La folie est à l’ordre du jour » (Fac de Lettres) ; « Celui qui parle de révolution sans vouloir changer la vie quotidienne, celui-là a dans la bouche un cadavre » (Aula du Palais universitaire) ; « Tuons tous les curés » (Institut de Physiologie) ; « En période révolutionnaire, les imbéciles cessent de l’être… mais ceux qui restent étudiants sont de petits cons » ( Salle Pasteur) ; « De Gaulle a réalisé le rêve d’Henri IV : un poulet pour chaque français » (quai Koch).

Tout en déambulant, Boreli trouve le sol plus gondolé que d’habitude.
« Tu sais que plus aucune porte ne ferme, dit Federmann.
  Aucune fenêtre non plus, ajoute Serge.
  On m’avait dit, oui.
Boreli a droit à son lot de vannes sur sa « vocation ». Il y est habitué. Il aurait été déçu si les autres ne l’avaient pas mis en boîte. Federmann lui donne du « Monsieur le commissaire » long comme le bras. Richer, qui n’est plus allé au cinéma depuis des lustres, lui trouve des airs de Gabin en inspecteur Vallois, face à Danielle Darrieux, dans « Le désordre et la nuit » de Grangier, « quand il explique à la coupable qu’il sait tout d’elle, qu’elle a intérêt à passer aux aveux, pour éviter de perdre du temps. Il dit tout ça en trois mots : Alors ? on complique ou on simplifie ? »
De l’Audiard, bien sûr.
Ils tentent de le faire parler de son travail. Il esquive. Question de principe. Il pourrait leur dire pourtant que son boulot n’est pas vraiment ce qu’ils imaginent, qu’il y passe la moitié de son temps à faire le pied de grue pour pister des demi-sels et que l’autre moitié, il la consacre le plus souvent à taper des rapports ! Que dans la vie les choses se déroulent bien plus lentement que dans les polars. Les héros ne s’ennuient jamais, alors que lui s’emmerde souvent. Dans les romans ou dans les films, il manque aussi l’odeur, celle de la mort, l’infâme puanteur des cadavres… Il pourrait dire, mais il ne dit rien.
Pas question non plus de leur parler de ses enquêtes, de son « tueur de mandarins ». Si encore il avait trouvé le coupable…

Ils passent à table. Tartes flambées à volonté, nature ou gratinée. D’ordinaire c’est Boreli qui régale, à l’italienne. Les années précédentes, il leur a déjà fait des cannelloni au parmesan, des rigatoni aux champignons, du risotto printanier. Tout de sa composition, s’il vous plaît. Avec, en prime, une leçon de cuisine pour ceux qui voulaient prendre des notes ! Au bureau, son fichier d’ordinateur le plus copieux est celui qui traite des recettes de cuisine ! Mais cette fois, il est arrivé trop tard. Il se rattrapera demain.
Un peu comme dans un orchestre où chacun y va de son solo, Federmann entame son morceau préféré : l’Alsace. La patrie du refoulé, dit-il, de l’amnésie organisée. Une région de culture, de convivialité, de bonne bouffe, mais aussi un pays ballotté, divisé, qui n’aime guère parler de son passé.
« Comme tout le monde, non ? Plaide Boreli, qui pense à ses passages à vide sur le divan.
Le psy riposte :
« Peut-être, après tout. Mais il s’agit des miens et leurs silences honteux me tuent. L’omerta est aussi une vertu alsacienne. »
Federmann a participé dans l’après midi à un débat, agité, sur FR3. Au programme, un documentaire de Robin Huntziger, intitulé « Struthof, un souvenir français ».
« Faudrait plutôt parler d’un oubli français. Le camp est méconnu, pour ne pas dire plus, par un paquet de concitoyens. Et par nombre d’Alsaciens. Les autorités assurent le service minimum mais on sent bien que s’il avaient pu faire l’impasse, ils ne se seraient pas gênés. C’est ce que j’ai dit durant l’émission. J’avais en face de moi un notable, un vrai flic de la pensée, excuse moi, Boreli ! Il n’arrêtait pas de répéter : « Il faut tourner la page, Federmann, il faut tourner la page ! C’est du passé tout ça ! ». A mon avis, il devait salement regretter qu’on m’ait invité à ce débat. Je lui balance : « On l’a même pas lu, la page, et vous la tournez déjà ! » Il bouillait : « Vous exagérez, comme d’habitude, Federmann ! »
Le notable donnait de la voix mais le documentaire allait amplement dans le sens du psy. On y découvrait en effet une scène sidérante : un préfet qui mettait le feu aux baraques du seul camp de concentration nazi en territoire français !
Le psy s’énerve : « Ça s’est passé le 29 mars 1954 très exactement, lors d’une cérémonie officielle. Le préfet de la République s’appelait Paul Demange. On voit cet officiel, personnage volumineux, une torche à la main, qui incendie méthodiquement les bâtiments du camp. Derrière lui, toutes les huiles, en rang d’oignons, sont au garde-à-vous, galonnés de l’armée, élus, porte-drapeaux du « Souvenir français » ! Presque tout le camp partit en fumée. N’échappèrent à l’incendie que trois ou quatre baraques témoins ! »
Federmann a un ton de Savonarole :
« Le préfet parla de « purification par le feu ». Purifier par le feu ? Vous imaginez un peu ? Qu’est-ce qu’il veut brûler, le gros Demange ? L’épouvante nazie ? Les tortures infligées aux déportés par des médecins SS, pudiquement qualifiées par un officiel, dans le film, de « recherches anatomiques » ? Qu’est-ce qu’il veut cramer, bon Dieu ? Le four crématoire ? La mémoire ? L’Histoire ? Circulez, il n’y a plus rien à voir ! On efface tout ! La presse locale alors est enthousiaste. Le matin même de cette invraisemblable cérémonie d’Etat, Les Dernières Nouvelles d’Alsace titraient en gros : « Ce soir, les baraques n’existeront plus ! »
  C’est fou, ton histoire ! S’émeut Richer.
  Attendez. C’est pas fini. Ce Demange en question n’est pas n’importe qui. Il avait été, durant la guerre, chef de cabinet de l’amiral Darland, ministre de l’Intérieur de Vichy, un temps successeur désigné de Pétain !

Le trio se tait.
Boreli se met en quête d’un Gewurztraminer pour le dessert. Il s’aventure à la cave par un vieil escalier en colimaçon qui branle et grince. La spirale infernale. L’association d’idées est immédiate : il repense au troisième mort de son enquête, celui de l’an dernier. Il avait été appelé à l’université de médecine ; un administratif l’attendait non loin du grand amphithéâtre d’anatomie ; un escalier vieillot, en colimaçon, les conduit à une vaste salle en sous sol où l’on entreposait le matériel servant aux cours et aux travaux pratiques. Boreli avait beau être blindé, il tiqua en tombant sur cette armada de squelettes articulés, ces alignements de carcasses de cire, de plastique, de bois, ces entassement d’ossements, cet amoncellement de membres, de têtes, de troncs artificiels, de bustes plastifiés avec vue sur leur intimité, d’organes disséqués, de tissus conservés, de corps écorchés, dépouillés, dépiautés, exhibant artères et veines, de maquettes montrant qui leurs muscles, qui leurs nerfs, qui leurs viscères. Il eut l’impression de passer en revue une armée hallucinante de morts-vivants dignes d’un film de Roméro. Il fallut traverser l’immense ossuaire avant d’arriver à un couloir étroit et sombre qui flanquait la salle et se perdait dans les entrailles de la faculté. L’endroit, sillonné par d’énormes canalisations, était étouffant.
On lui désigna dans le mur, à la hauteur du sol, un casier qui ne devait faire guère plus de soixante centimètres de côté, dont la petite porte métallique était béante. Un paquet chiffonné trônait devant la cavité.
Le lieu servait d’ordinaire à stocker une bobonne de gaz. Ce matériel pouvait dépanner lors d’expériences en salle de chimie mais ces derniers temps, on en avait moins l’usage.
Dans ce coin peu passant, c’est le moins qu’on puisse dire, personne ne s’était étonné ces derniers mois de voir la bouteille traîner devant sa niche. Un jour, durant l’été, à l’occasion d’une réfection générale du bâtiment, des ouvriers voulurent en ouvrir le battant ; il était fermé avec un cadenas. Personne n’en possédait la clé, il avait fallu le faire sauter. L’abri était occupé. Les gens de l’entretien ne réalisèrent pas tout de suite ce qui l’encombrait, une masse bouchonnée. A leur décharge, et même s’ils étaient habitués aux figurants incongrus de la réserve voisine d’anatomie, ils ne s’attendaient guère à y trouver un homme en état de momification avancée.
Le cadavre ne fut pas difficile à identifier, il portait ses habits de ville et ses papiers ; il s’agissait du professeur Hauser, Julius Hauser. L’intrus était une ancienne gloire de l’anatomie qui venait, malgré un âge canonique, hanter les couloirs de la faculté ; personne n’osait le dissuader, on le laissait errer ; c’était sa promenade, son rite.
Il faisait partie du décor, en quelque sorte, on le voyait sans le voir. Quand il avait disparu, au printemps dernier, de son domicile, un voisin avait bien alerté la police mais celle-ci ne put que constater que le professeur, ancien élu municipal éphémère d’un mouvement d’extrême droite, s’était évaporé sans laisser d’adresse. La dernière fois qu’il avait été vu, c’était à l’université, mais personne n’était en état de dire quand, où, comment… Bref le papy fut porté au rayon des disparus…
Pour Boreli, le bonhomme, sans doute suivi, s’était fait surprendre dans la remise aux squelettes, ou avait été attiré là par un stratagème puis traîné dans le couloir mitoyen, tabassé, poussé, enfoncé dans la niche. Même avec un vieillard, il avait fallu à son agresseur une belle énergie pour l’enfouir dans ce minuscule cagibis. On avait dû l’y enfoncer à coups de poings et de pieds…avant de cadenasser sa geôle. Il pouvait toujours tambouriner, gueuler tout son saoul, il ne risquait pas d’attirer l’attention. Si de surcroît, il s’était fait piéger un week-end ou durant des vacances, il avait peu de chance d’avoir de la visite.
Il était mort de faim, de soif, de fatigue, de courbature, ou de peur, tout simplement.
On avait eu du mal à extraire le toubib de son renfoncement ; puis on n’avait pas réussi à le déplier. Le corps avait pris en quelque sorte la forme du moule qui l’emprisonnait. Comme sous l’effet d’une transmutation. C’était un mort cubique, une première pour Boreli. Hauser formait un parallélépipède tout sec, présentant six faces carrés à peu près égales.
« Un hexaèdre » souffla un stagiaire qui accompagnait le capitaine ce jour là. Boreli comprit avec un temps de retard que l’autre lui parlait de géométrie.
« C’est pas le moment » fit-il.
Replié, solidifié, Hauser était comme un dé monstrueux jeté par un joueur maléfique.
Boreli n’eut aucun mal à établir que l’homme collaborait déjà à l’institut du temps de l’annexion allemande ; il ne fut pas difficile non plus de faire oublier l’incident. Tout le monde parlait de la canicule, les vieux tombaient comme des mouches. Hauser passa par perte et profit au milieu de cette hécatombe estivale.
Pour le reste, l’enquête était plutôt stationnaire.

« Boreli, où t’étais passé ? »
Richer et Federmann s’impatientent. Le capitaine tente de se fait pardonner en leur servant un Gewurtz 1998.
« Vous m’en direz des nouvelles, la robe est ambrée, il tapisse bien le palais ».
Ils goûtent, apprécient. Boreli pérore :
« Pour le producteur, cette cuvée tient tout à fois du miel floral, du tilleul, de la rose, des fruits confits, de la mirabelle, de la figue, de la datte, de la gelée de coing… »
 C’est plus du vin, c’est de la confiote ! Insinue Federmann.
Les coudes se lèvent une nouvelle fois. Un ange passe.

Serge Richer, interrompu par cette dégustation, reprend le fil de son laïus. Il parle d’Afrique. Boreli le regarde. L’humanitaire n’a pas beaucoup changé ; il présente toujours le même symptôme : par un étrange effet mécanique, au fil de la soirée, sous le coup de la chaleur et de verres en trop, ses cheveux se torsadent, s’enroulent, se bouclent. Un vrai phénomène.
L’humanitaire jouit dans le groupe d’un certain prestige ; c’est un des rares à avoir été « situ ». Le sujet revient chaque année sur le tapis. Faussement modeste, il ne se fait pas trop prier pour en parler.
Au printemps 1966, les situationnistes avaient fait souffler sur l’université de Strasbourg un vent de révolte et d’irrévérence qui annonçait, dans ses mots d’ordre et sa liberté, 1968. Un groupe de radicaux, qu’il venait de rejoindre, avait pris l’association d’étudiants. Les élections étaient peut-être un piège à cons mais en l’occurrence, elles avaient permis aux « situs » de se retrouver à la tête d’un véritable trésor de guerre, avec restaurant, mutuelle, imprimerie…
Pendant quelques mois, fort de ces moyens inespérés, ils vont déstabiliser l’institution et semer un souk d’autant plus retentissant que personne ne les avait vu venir, à fortiori dans cette fac sans doute la plus calme de France.
Leur programme était d’une simplicité biblique : détruire « une société décadente », combattre son « université ignorante », chasser ses professeurs « crétins ». Leur grand mot d’ordre : « jouissez sans entraves ».
Les autorités crurent à un monôme alors que c’était une insurrection, symbolique bien sûr, mais une insurrection tout de même.
Le monde, ébahi, découvrait « les situationnistes », cocktail détonnant de marxistes, de surréalistes, de lettristes de gauche, de nanars.
« On se déclarait solidaires des provos, du Zengakuren japonais, des blousons noirs ; on a produit toute une littérature subversive, notamment ce pamphlet incroyable « De la misère en milieu étudiant considéré sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier » où il était dit que « l’étudiant en France est, après le policier et le prêtre, l’être le plus méprisé » !
La presse s’étranglait de rage contre les « beatniks », « les chevelus », des gens qui « relèvent de la maison de fous… ». Le recteur en appelait à « la psychiatrie ». Finalement le pouvoir contre-attaqua : il fit donner ses tribunaux, plaça l’association sous le contrôle d’un administrateur. La procédure eut raison de la révolte. Les leaders situs furent exclus de l’université.
« Moi, j’ai pu passer entre les mailles. Miraculeusement. »

Serge Richer faisait médecine. Il continua d’animer en sous-main une feuille radicale, « La taupe rouge » et mena à terme ses trop longues études. Il avait tout pour faire carrière, il aurait pu être au choix enseignant, chercheur, praticien mais, sans crier gare, un jour, il laissa tout tomber et partit.
« C’était quand déjà ?
 En 1976. »
Chaque fois qu’une année s’invite dans leur conversation, on sent ces vétérans happés par un souvenir. Ils ont besoin de mettre des repères sur les dates. Par peur du vide ? 1976. Pour Boreli, c’est l’année de Ranucci, guillotiné aux Baumettes, Giscard d’Estaing avait refusé sa grâce. Federmann pense au dioxine de la catastrophe de Seveso.
Serge, lui, rappelle que le tube, cette année là, était une chanson espagnole du film « Cria cuervos » de Carlos Saura.
«  ?!
  Vous vous souvenez plus ? Elle était interprétée par Jeannette : « Porque te vas/ porque te vas/ porque te vaaaaaas »
  Parce que tu pars ? Ou pourquoi tu pars ? C’est vrai au fait, pourquoi tu pars ?
  Un coup de tête.
  Pour où ?
  Pour le Congo.
  Direct ? De Strasbourg au Congo ?
  Direct !
  C’était ton côté « Bon docteur Schweitzer » ?
  Si tu veux.

Ils finissent la soirée par le petit jeu du « je me souviens ». Je me souviens des AG dans l’aula du Palais Universitaire. Des affiches des Beaux-arts. Des tablées agitées au fond du restau U. De la Gallia. De la première manif. Des filles. Des séances du Conseil étudiant. De l’air heureux des gens ces semaines-là. De cette impression que tout le monde se souciait de tout le monde. De la moquette du bureau du dirlo. Des réunions à n’en plus finir. Des étiquettes sur les salles de cours : Amphis Société. Amphi Monde. Amphi Orga. Amphi Elections. De la seule barricade strasbourgeoise, en pleine nuit, place Kleber. Des bruits que faisaient les CRS en chargeant. Des RG. Des ronéos. Des tags sur les murs. De ce flic en civil, manteau gris-clair en toute saison, cheveux noirs gominés, grosses lunettes à monture d’écaille. Des tracts pour un gouvernement populaire. Du tic de langage de cet orateur que tout le monde appelait la « crap’ stal’ » : « Tant il est vrai camarade… ». Il se faisait siffler, il n’allait jamais plus loin. De profs apeurés. De profs heureux. Des allumés de l’institut de théologie protestante. Des gros bras du SO. De cet autonome qui terrorisait la fac. De ce trotskiste redouté, casquette de marin et veste de cuir. De maoïstes malingres. Des communistes. De Mitterrand, déjà. Des comités Viet-Nam. De Ho Chi Minh. D’Angela Davis. « Non, ça, c’est plus tard ! ». Des winstub bruyantes. De la rencontre avec les étudiants allemands sur le pont de Kehl. De la découverte des films pornos. Des exams repoussés. Du SAC. De la manif gaulliste. Des beaufs qui hurlaient « Enlevez le torchon », en montrant le drapeau rouge sur le Palais U. De l’assaut. Des vitres qui explosent. Des courses-poursuites. « Tu avais battu ton record de vitesse ce jour-là » ! ». « Parce que toi, peut-être, t’avais pas bougé ? ».

Éméchés et rigolards, ils retrouvent leur chambre à une heure avancée.
On entend encore des bruits de pas, d’ablutions diverses. Federmann reprend un dernier slogan « Cho-cho-cho, chomage, ras le bol ! ». Puis c’est le silence. Enfin pas exactement. La paix de la maison est traversée de bruits bizarres, des crissements, des craquements, des torsions. La demeure semble souffrir, on dirait qu’elle se plaint. Boreli a beau le savoir, à la longue, il lui faut toujours un petit moment pour s’y faire.
Chap 8
STRASBOURG, été 1945

À Auschwitz, Bruno Beger a tout loisir pour examiner et choisir ses détenus. Anthropologue pointilleux, il fait défiler des centaines de prisonniers, les jauge, les évalue puis opère un premier tri. Là les choses deviennent plus sérieuses ; pas question de se laisser aller au subjectivisme, à l’à peu-près ; il procède à une manière de bertillonnage pour identifier ses « commissaires » dignes de figurer demain dans la collection du musée impérial.
Grand inquisiteur, il se met à interroger ses proies, à prendre leurs mensurations, de manière méthodique. Il toise, mètre , millimètre, sonde, calcule, dose. Il examine, les dents, les yeux, les oreilles. Il photographie, de face, de profil. Des hommes, des femmes, des jeunes gens.
Il passe des journées entières à confectionner son fichier et fait savoir à Hirt qu’il a « réuni le matériel » sur lequel il possède une masse de données, de mesures, de clichés, tout un luxe de détails scientifiques. On doit alors le presser. Hirt sans doute le bouscule. On raconte, je ne sais plus qui m’a dit ça, qu’il semble soudain vouloir aller vite, abréger sa mission. D’autres témoins laissent entendre qu’il est attentif aussi à ne pas laisser trop de traces. Peut être est-ce cette précipitation qui fait qu’au lieu des 150 cobayes souhaités, finalement le « matériel » se chiffre à 87 personnes, 30 femmes et 57 hommes. La moitié d’entre eux vient de la communauté juive de Thessalonique, en Grèce ; mais il y a aussi des gens d’Europe centrale (Pologne, Ukraine, Tchécoslovaquie, Moldavie ), d’Allemagne, d’Autriche, des Norvégiens, des Néerlandais et un Français, venu de Drancy. Le plus jeune a 17 ans.

Une fois ciblés, ces « morceaux », ces « stucks » sont mis en quarantaine. On dit qu’ils ont été mieux nourris que le reste du camp, que Beger a dû négocier, âprement, avec l’administration pour obtenir ce traitement de faveur. Ils sont aussi, relativement, préservés des coups. Ils sont sensés, en effet, passer à la postérité, il faut donc qu’ils présentent bien. Beger doit déjà anticiper et s’imaginer, dans un palais solennel et lumineux, faire doctement visiter ces crânes de sous races à un public aryen ébaubi par ses commentaires éclairés. Les spécimen décidément doivent avoir de l’allure.
Ces 87, comment interprètent-ils ce soin dont ils sont tout à coup l’objet ? Que signifie pour eux ce changement de régime ? Comprennent-ils de quoi ils sont l’enjeu ? Pressentent-ils une manipulation de la part de leurs bourreaux ? Ou rendent-ils grâce à Dieu pour ce miraculeux traitement ?
Je ne dispose à ce propos d’aucun témoignage et suis bien incapable de répondre à ces questions.
Après un dernier contrôle policier, ils sortent d’Auschwitz fin juillet 1943. Croisent-ils, le jour de leur départ, des convois de nouveaux arrivants ? On peut l’imaginer. Pour certains d’entre eux, il doit y avoir comme un air sinon de libération, du moins de trêve, de pause, de répit. Sortir d’Auschwitz vivants est proprement insensé.
Ces prisonniers prennent la direction de l’Alsace. Trois jours de train sont nécessaires pour atteindre la petite gare de Rothau, sur le versant alsacien des Vosges. Réalisent-ils où ils se trouvent ? C’est probable. Il y a un Français dans le groupe. Il a pu voir des panneaux, des indications de lieu, des noms de ville et renseigner les autres. Après l’enfer polonais, la douceur des Vosges les surprend. On est au mitan de l’été, dans ce passage privilégié de juillet à août. Ce matin-là, il fait déjà chaud à Rothau. Le village est typique de la vallée de la Bruche avec ses fermettes aux larges fenêtres qui ruissellent de fleurs aux couleurs vives, ses façades colorées, sa charpente apparente.
La consigne est donnée aux habitants de fermer portes et fenêtres quand passent les convois de prisonniers ; on imagine des gestes furtifs derrière les rideaux, des regards furtifs dans les entrebaillements de portes, des mouvements gênés dans le bureau de poste, tout à côté de la gare.
La colonne des 87, encadrée de SS, quitte, vite, le village pour rejoindre à pied le Struthof. Une marche d’une petite dizaine de kilomètres sur une route zigzagante et pentue. L’air est saturée d’odeurs, de foin coupé, de résine, de sapins. Après avoir dépassé une scierie, à la sortie du bourg, la route grimpe aussitôt. A mesure que l’on monte, il fait un peu plus frais. Le ravin, masqué par les arbres, se trouve alternativement à droite, à gauche et ainsi de suite selon les méandres de l’itinéraire à flanc de montagne. Par moments, le paysage se dégage, le panorama devient plus ample. Le piétinement de la cohorte et des soldats jure avec l’ambiance de sérénité et de paix qui se dégage du lieu.
Après deux heures de marche, non loin d’une auberge et de sa dépendance, en contrebas de la route, cachés au regard des passants, le dernier tronçon, le plus pentu, grimpe tout droit à travers une forêt au sous-bois ténébreux.
On approche d’une clairière. Le groupe tombe sur une « datcha », avec piscine. C’est la résidence du chef du camp, le Hautsturmfuhrer (capitaine) Kramer, un type parfaitement abject. Il a le profil type des carriéristes SS : cet ancien comptable a gravi les échelons de la hiérarchie de l’ordre noir dans la ferveur et le crime. Les aboiements furieux de chiens loups signalent l’entrée du camp. Occupant une vaste pente dégagée, il est délimité par une double rangée de barbelés, ponctuée par des miradors trapus. Des dizaines de baraquements s’égrènent pour former comme une sorte d’immense amphithéâtre. A l’horizon, on devine le Donon, voilé par une brume de chaleur. Le groupe passe la porte de rondins, de barbelés et de chicanes, accède à une terrasse où une potence les accueille, surplombant le camp.

On m’a raconté que les jours où ça lui chantait, Kramer organisait des pendaisons publiques. Les milliers de détenus étaient tenus de s’assembler sur les terrasses qui se succédaient le long du grand escalier de pierre central, et d’assister au spectacle. Le chef du camp pouvait choisir une mort rapide du supplicié, avec ouverture de la trappe, chute du corps, nuque brisée, ou une mort lente : on tirait sur la corde pour soulever le malheureux, histoire de faire durer l’agonie.
Ces pendaisons donnaient lieu à des mises en scène dignes de l’enfer. Les nuits d’hiver, les projecteurs des miradors balayaient le camp enneigé et le moutonnement des têtes des prisonniers, alignés et frigorifiés, muets, qui remontait jusqu’à la plate-forme supérieure. Là, des officiers SS, en grand uniforme, la botte briquée, fumant le cigare, tournaient, désinvoltes, autour de la potence où le sacrifié entrait dans mort. Les aboiements des chiens-loups accompagnaient ces messes noires.

Ce matin d’août 1943, les prisonniers du Struthof sont partis en commandos dans une carrière proche, une carrière de granit appartenant à la société « Deutsche Erd und Steinwerke » de Berlin : l’entreprise avait trouvé là des esclaves idoines. Les seuls visages que la colonne croise sont des gens qui ont pu échapper à la corvée ; ils sont hagards, décharnés, absents.
Les 87 sont installés dans un bâtiment séparé. Ils resteront à l’écart des autres détenus.
Hirt n’a pas pu être présent pour la réception du matériel. Ce matin-là, seul Haagen officie. Assisté de ses habituels collaborateurs, il procède à une série de vaccins, inoculant le typhus à des tziganes. Pour voir.
Le patron de l’Institut d’anatomie a toutefois été averti par Kramer que l’arrivée des 87 s’est bien passé. Le mandarin voit son plan prendre forme ; il exulte. Sa voix de stentor résonne dans les couloirs de l’Université :

Ach Lieb, ich muss nun scheiden
Gehn über Berg und Tal
Die Erlen und die Weiden
Die weinen allzumal

Hélas, amour, je dois te quitter
Passer par monts et vallées
Les aulnes et les saules
Tous pleurent à la fois

A présent, il s’agit de préparer correctement le matériel, autrement dit réussir la mise à mort des 87, leur transport jusqu’à la fac et leur conservation. Hirt se charge d’initier Josef Kramer à cette mission. Le toubib lui donne le mode d’emploi de la chambre à gaz. Le patron du camp dispose des sels cyanhydriques, il connaît la dose nécessaire pour traiter chaque groupe, vingt à trente personnes à la fois. Une fois les prisonniers enfermés, il doit verser, de l’extérieur de la cabine, le sel par une embouchure réalisée à cet effet. Ce sel glisse jusqu’à une cavité, à même le sol de la chambre, emplie d’eau. Au contact du liquide, il dégage son gaz mortel.
Chapitre 9
Samedi 14 mai 2005
9hoo

Boreli est réveillé par une sorte de grondement. C’est comme un remuement venu des entrailles de la terre, un borborygme tellurique. Le temps de se réadapter, comme s’il passait par un sas, pour oublier Strasbourg, le boulot, l’appart, il retrouve ses marques. Il vérifie que le lit et les meubles sont sur cales, imposantes parfois, jusqu’à 10 centimètres. Depuis sa dernière visite, le carrelage au sol a drôlement travaillé, il s’est soulevé par endroits et brisé en mille morceaux.

Le capitaine a fait un rêve étrange, récurrent lui aussi. Cette fois, il ne vole pas mais il visite une longue salle d’exposition, où s’alignent des portraits. Comme dans une galerie des ancêtres de demeure aristocratique ou ces halls d’entreprise familiale avec les tableaux de dynasties de patrons. L’un des cadres le représente, du moins son visage car il porte un drôle d’uniforme et le nom mentionné n’est pas le sien.
Il en a longuement parlé avec son psy. Il retrouve là le désir de sa mère. Cette femme vénérait son propre frère, Gabriel, brillant et délicat jeune homme destiné à être prêtre ; la famille se saigna aux quatre veines pour financer ses études ; elle-même avait renoncé pour lui à ses ambitions d’enseignante, trop coûteuses. Il était mort la veille de son ordination. Suicidé, murmurait-on. Il n’y croyait plus, c’était le cas de le dire. Mais ne se voyait pas annoncer aux siens qu’il renonçait. Sa solution était toute trouvée. Sa sœur, la mère de Boreli donc, n’eut de cesse de vouloir réparer cette injustice. Il n’était pas dit qu’elle s’était sacrifiée pour rien. Elle tenta de remplacer l’absent, ou le déserteur, en poussant chacun de ses fils, elle en eut trois, au sacerdoce. En vain. Le premier, Robert, était déficient, le second, Gilles, dépravé, et Cesare, lui, était athée, précocement et résolument. En attendant, Gabriel avait tenu dans son enfance une place envahissante ; ce mort trônait sur tous les murs, s’invitait dans toutes les conversations, provoquait mille soupirs. Le capitaine s’en était libéré péniblement. En vérité il lui avait fallu des décennies pour s’émanciper de ce fantôme. Lui restait ce rêve.

Il pense traîner encore un peu au lit mais réalise qu’il est de cuisine ce midi. Avant de quitter sa chambre, il consulte son portable ; il a deux messages : l’un de Selima. Elle est de retour d’un court séjour à Beyrouth et a envie de le voir. L’autre vient de Simsolo, des Archives. Boreli s’y attendait : Kougelman a été assistant-préparateur à l’Institut d’anatomie de Strasbourg durant l’annexion allemande, comme les trois autres.

Il retrouve Richer au bar avec Federmann. Déguisés en garçons de café, un tablier à la taille, ils briquent des coupes, des fluttes, des chopes même, frottent, astiquent, inspectent, le bras tendu vers la lumière, la brillance de leurs verres. De vrais pros du zinc. A croire qu’ils ont fait ça toute leur vie. Ils attendent de pied ferme le client mais la salle est vide.

Cesare Boreli réalise que le sol non seulement est gondolé mais bancal, comme le pont incliné d’un bateau ; il arpente plusieurs fois de long en large la salle du café. Pas de doute, elle est en pente, pas au point d’en attraper le mal de mer, mais enfin…
Le capitaine fait un saut au village. Federmann l’accompagne. La veille, il était trop tard, il faisait trop sombre. Il mesure une nouvelle fois l’ampleur du désastre. Rodinger a l’aspect d’un paysage de guerre. Le café « Le Jérusalem », à l’entrée du bourg, est le premier bâtiment d’une rue qui fut longtemps la rue principale, celle des commerces, des manifestations, des cérémonies religieuses, des défilés du 14 juillet, de la fête foraine.
C’est aujourd’hui une rue dévastée qui s’étend de part et d’autre de la route, elle même balafrée. La chaussée, fissurée, est comme écartelée. Sur les trottoirs courent des barrières de protection, histoire de dire : Défense d’entrer ! Alternent maisons affaissées et espaces nus, où ne restent que des gravats, là où le bâtiment a été rasé. Une maison sur deux à peu près a disparu ; la rue a l’air d’une dentition pourrie où alterneraient trous et vieux chicots. Les pavillons qui tiennent encore ressemblent à ces bateaux sur cales, pour le grand carénage ; ils ne se maintiennent qu’à l’aide d’étais en bois, se redressent avec des vérins hydrauliques.
Ces maisons font peine à voir, avec les murs crevassés, les escaliers désolidarisés du bâtiment, les encadrements de portes ou de fenêtres désaxés, les battants sortant de leurs gonds et calés vaille que vaille. Elles semblent sur le point de basculer, de chavirer. Les garages sont lézardés. Les jardins sont en friche, les haies ne sont plus taillées, les plantes grimpantes retournent à l’état sauvage, les arbres ébouriffés semblent hostiles.
Par endroit, le sol s’est enfoncé de plus d’un mètre. Pourtant deux ou trois résidences sont encore habitées. Apparemment, elles portent moins de stigmates, à peine une ou deux rides au coin des fenêtres mais on sent bien que ce n’est que partie remise.
Boreli et Federmann parcourent en silence ce chemin de croix.
Tout ici est de guingois. Au bout de la rue, la maison des parents Boreli a disparu ; le capitaine traîne dans le lopin de terre attenant, à l’abandon.
Finalement, le café est l’immeuble le moins amoché de la rue.
Le cœur du vieux village, un peu en retrait, autour de la mairie et de l’église, semble aussi mieux tenir le coup mais ces demeures ont l’air de sursitaires.
On dirait une cité bombardée, un pays cassé par le terrorisme, ravagé par le passage d’un typhon. Rodinger est plus simplement une cité minière comme tant d’autres qui sombre dans le chaos depuis que la mine est partie.
« Le passé fait de nous table rase, lance Federmann, sentencieux. Ça me fait penser à ce déporté, dans le docu de FR3, hier ; le type disait : y a pas de passé, c’est toujours aujourd’hui ».

Dix fois, Boreli a déjà expliqué le désastre à ses amis. Quand l’exploitation du sous-sol a été arrêté, La Mine a laissé les choses en plan. L’eau s’est infiltré dans les galeries. Petit à petit, elles ont été « ennoyées », comme on dit ici. Certaines étaient larges de cent cinquante mètres, hautes de quatre, longues de plusieurs kilomètres, de vraies cathédrales souterraines ! Elles se sont donc effondrées ; le sol s’est dérobé, emportant avec lui les maisons.

Boreli contemple le sinistre avec un mélange de nostalgie et d’amertume ; il a envie de fuir ; comme chaque fois qu’il est à Rodinger, il se demande s’il a bien fait de venir.
Accablés, ils retournent au « Jérusalem ». Deux motos stationnent devant le café. Immatriculées en Allemagne. Des clients ? Une première !
Les motards, un homme, une femme, cannette de bière à la main, font le tour de la salle et regardent avec perplexité le décor. Ils sont de la même tribu mais n’ont pas le même gabarit. Ils portent une même combinaison de cuir, largement ouverte sur la poitrine, laissant voir un tee-shirt clair où l’on peut lire Wotan’s club, un même type de casque court ressemblant à une calotte. Mais lui est un géant, ventru, barbu ; il se déplace avec les bras écartés de part et d’autre du corps, comme pour tenir en équilibre ou comme un haltérophile qui vient de lâcher sa barre. La fille est menue, fragile, incertaine ; elle a gardé sur le front de petites lunettes étroites, qu’on utilise plus volontiers pour la plongée ; ça lui donne un air de coléoptère.
Wotan’s club… Boreli tilte. Il a naguère arrêté un malfrat qui s’était fait tatouer ce nom sur son bras. Comme il s’était étonné de ce choix, le type, agent de sécurité ripoux, l’avait fièrement rencardé. Un vrai puit de science. On ne pouvait plus l’arrêter. Wotan : dieu germanique, personnage insatiable, qui a besoin de toujours plus de guerre, de force, de femmes, de jouissance ; créature excessive, grande gueule, tyran, qui s’impose partout et sur tous.
Le malfrat était rachitique ; un peu comme la femme, d’ailleurs ; le barbu, lui a plus le physique de l’emploi.
Cesare Boreli sourit. L’autre voit son regard, demande dans un français haché :
  Il y a un problème ?
Il ne va pas se fâcher avec le premier client. Ce serait un comble. Ça fait des années qu’on l’attend, un jour par an c’est vrai, mais tout de même, un consommateur, au « Jérusalem », c’est presque un événement. Le flic ne répond donc pas à l’interpellation du viking et file à ses fourneaux. C’est l’heure des spaghettis carbonara. C’était le plat fétiche de son père. Il a promis d’apprendre la recette à Federmann.
« Plus simple, tu meurs ».
La cuisine donne, par une large ouverture servant à passer les plats, dans la salle. Le couple de motards continue d’inspecter, longuement, l’expo photos au mur ; il commente une affiche de 68, estampillée Atelier populaire des Beaux Arts. Celle du CRS casqué, lunetté, la matraque haute et le bouclier en avant, sur lequel on lit : SS. Les clients s’exclament, ricanent, parlent fort, comme s’ils étaient seuls.
Boreli s’applique déjà à découper une poitrine fumée en dés, à les faire revenir, dorés, à la poêle, à jouer le pédagogue mais le cœur n’y est pas. Il manque de se couper un doigt à force de suivre en même temps la déambulation des motards.
« Tu mélanges des jaunes d’œuf, du parmesan, de la crème fraîche et tes lardons ».
Il prépare ses pâtes, al dente, les égoutte, les glisse sur un plat, verse la sauce sur les pâtes chaudes.
« L’important, c’est de faire chauffer le tout à feu très doux, une minute. Pas plus. Pour que la sauce épaississe. »
Federmann a aussi du mal à suivre. Il mate les Allemands. Ceux-ci reviennent brusquement au bar où Serge fait mine de ranger ses bouteilles. La fille l’interpelle :
« Qu’est-ce qu’il fait, le Français ?
Serge grimace, passe un coup de torchon sur le zinc, se taît. La fille reprend :
  Z’êtes nouveau ici ?
  Et vous ? Réplique du tac au tac le barman, s’étonnant lui-même de sa réponse.
  Ich, Allemagne ! Grogne le gros qui décide que la discussion a assez duré ; il jette un billet sur le comptoir et s’éclipse avec la demi-portion.
La pétarade des machines va decrescendo alors que Serge et les cuisiniers se regardent, dubitatifs.
Chapitre 10
Strasbourg, été 1945

Entre le 14 et le 21 août 1943, le sacrifice des 87 prisonniers a lieu en quatre étapes, en soirée. Kramer commence par gazer les femmes. « Elles vont tomber comme des mouches » lui avait dit Hirt. En fin de journée, vers vingt et une heure, les victimes sont conduites dans un camion bâché, à l’abri de regards indiscrets, depuis le camp jusqu’à la chambre à gaz, distante d’un kilomètre.
Les services anglais, qui viennent d’arrêter l’ancien chef du Struthof en Allemagne, ont tenu à m’adresser un double de leurs interrogatoires du Hautsturmfurher, sachant l’objet de mon enquête. Il indique que ces femmes ne furent pas dupes de ce transport :
« Je leur déclarai qu’elles devaient passer dans la chambre à désinfection et je leur cachai qu’elles devaient être asphyxiées. Assisté de quelques SS, je les fis complètement déshabiller et je les poussai dans la chambre à gaz lors qu’elles étaient toutes nues. Au moment où je fermai la porte, elles se mirent à hurler. »
Je dispose par ailleurs du témoignage d’un fermier alsacien dont la ferme, isolée, n’est pas très loin du bâtiment de la chambre à gaz ; il garde le souvenir de ce soir du 14 août 1943, des cris des femmes, terribles, brefs.
Kramer explicite sa méthode :
« Je plaçai une certaine quantité de sel dans un entonnoir placé au dessus de la fenêtre d’observation. »
Le sel dans l’eau produit des émanations étouffantes :
« (…) J’allumai la lumière à l’intérieur de la chambre à l’aide d’un commutateur (..) et j’observai par le regard extérieur ce qui se passait à l’intérieur de la chambre. Je pus constater que ces femmes continuaient à respirer environ une demi minute puis elles tombèrent à terre. »
Au plus profond de leur détresse, ces femmes croisent donc le regard de Kramer, l’œil du diable, collé au viseur, témoin de leur agonie.
« Quand j’ouvris la porte après avoir fait fonctionner la ventilation, elles gisaient à terre, sans vie, pleines d’excréments. »
Ces premiers corps sont entassés sur un camion et livrés dans la nuit à l’Institut d’anatomie de Strasbourg où ils arrivent vers sept heure du matin.
Le transport a dû prendre deux ou trois heures.
L’opération se répète avec les hommes, au cours de trois soirs. Cette fois, Hirt tient à être présent, il ne veut pas rater le spectacle.
Toutes les victimes sont à leur tour entassées dans un camion et conduites, nuitamment, à l’Université strasbourgeoise.
Les sacrifiés sont 86 au total ; l’un d’eux, devinant le sort qui lui est réservé, refuse d’entrer dans la chambre. Il résiste, il y a bataille, des coups ; finalement il est abattu d’une rafale de mitraillette. L’homme est terrassé mais son corps, désormais détérioré, n’est plus digne de participer aux expériences de Hirt ; il est devenu inapte pour la collection ; il disparaît dans le four du camp.
Kramer dit encore :
« Je n’ai ressenti aucune émotion en accomplissant ces actes car j’avais reçu l’ordre d’exécuter ces 80 détenus de la façon que je vous ai exposée. De toute façon j’ai été élevé ainsi. »

A l’Institut, Hirt a pris ses dispositions afin que tout soit prêt pour recevoir et conserver les cadavres. Les SS du camp étaient venus aider le personnel, notamment les assistants-préparateurs alsaciens et les « garçons de salle » comme on les appelait ; ensemble, ils aménagent, dans la cave de l’établissement, six grandes cuves que l’on va remplir d’alcool synthétique à 55°. On y stocke les corps, au fil de leurs arrivages. Un témoin du premier transfert, celui de la nuit du 15 au 16 août, a pu me décrire ainsi la scène :
« Lors de leur déchargement, les cadavres (…) portaient un matricule tatoué sur le bras ; ils comprenaient trente femmes de tous âges ».
Le même dira encore :
« Les corps sont arrivés pas encore rigides ; ils étaient encore chauds ; les yeux étaient encore grand ouverts et brillants ; ils sortaient des orbites, rouges et congestionnés ; en outre des traces de sang se voyaient autour du nez et de la bouche ; j’estimai que ces victimes avaient été empoisonnées ou asphyxiées ».

Hirt, ce jour-là, mesure-t-il l’ampleur de son forfait ? Le fait est qu’il conseille à ses collaborateurs de se taire sur ce qu’ils viennent de voir. « Si tu ne fermes pas ta gueule, tu subiras le même sort » aurait-il dit à l’un d’eux. Le secret, il faut le reconnaître, a été bien gardé. Contraint ou non, le personnel de l’Institut s’est montré complice.
En même temps, le patron de l’Institut est trop content de lui pour être vraiment menaçant. On l’a vu, ce jour-là, rejoindre ses bureaux en entonnant sa traditionnelle Ständchen (sérénade) :

Mit Tritten wie Tritte der Elfen so sacht
Um über die Blumen zu hüpfen
Flieg leicht hinaus in die Mondscheinnacht
Zu mir in den Garten zu schüpfen

Avec des pas aussi souples que ceux des elfes
Sautillant au-dessus des fleurs
Envole-toi légère dans la nuit lumineuse
Pour te glisser au jardin près de moi

August Hirt a l’impression d’avoir bien travaillé. Trop travaillé même. Il se sent soudainement surmené et estime avoir mérité des vacances. Qu’il prend sur le champ. Il part plus d’un mois au Tyrol. J’ai retrouvé de lui une lettre, datant de la fin de son séjour, adressée à son comparse Sievers. Elle est datée du 24 septembre 1943 ; il le remercie pour « son travail à la fantastique issue . »
Et il ajoute :
« Bien que j’eusse passé ma première semaine en étant alité, les trois semaines et demi suivantes ont suffi à renflouer ma carcasse de vingt livres. Tout un chacun ici a tenu cela pour miraculeux ».
Chapitre 11
Samedi 14 mai 2005
16h

Après le déjeuner, c’est au tour de Federmann de tenir la permanence au bar. Le capitaine propose une promenade digestive à Richer. Pour éviter d’attraper une nouvelle fois le bourdon en traversant la rue principale, ou ce qu’il en reste, ils se dirigent vers le terrain de football, à l’orée du village. Sans y prêter trop d’attention, ils passent devant une fourgonnette de la gendarmerie, en embuscade dans un chemin de traverse.
Richer parle de ses déboires avec la communauté française au Congo, de la mentalité de colons de ces résidants ; même les meilleurs d’entre eux n’échappaient pas au syndrome du paternalisme, ce qui le mettait hors de lui. Il évoque ses engueulades avec l’ambassadeur, un ancien apparatchik du PS devenu expert en manipulation des notables locaux.
A l’horizon, au sommet de la longue côte qu’emprunte alors la route, apparaissent deux motards. Ils ont vite fait de reconnaître les estafettes du matin. A petite vitesse, le duo passe devant eux, sans les voir vraiment, se dirige jusqu’au « Jérusalem » où il prend paresseusement un ample virage et revient sur ses pas pour disparaître d’où il était venu. On entend alors un grondement diffus, un bruit sourd, persistant comme un très lointain orage, ou un interminable éboulement. Les deux émissaires réapparaissent suivi par dix, vingt machines. Bientôt, c’est un mur de deux roues qui s’avance, des centaines d’engins, les phares allumés, tenant toute la largeur de la chaussée. Ils forment un véritable essaim de motards. Une masse compacte, sombre et brillante à la fois, toute de cuir et de chromes.
A mesure qu’ils s’approchent, Boreli constate que toutes les machines sont de gros gabarit ; elles ont le look des années d’antan, longues, basses de selle, avec de gros garde-boue enveloppants, des réservoirs style « goutte d’eau ».
Au niveau du stade, la multitude quitte la route et bifurque pour prendre possession du lieu.
Le bruit est à présent assourdissant. Ça pète, ça explose, ça pétarade.
Ce n’est que surenchère et tumulte. Ça pue aussi l’essence.
Pourtant, pour Boreli, le plus impressionnant n’est pas tant le nombre ni le bruit ni même l’odeur, mais l’uniformité de la meute. Les motos se ressemblent, noires et nickel. Les motards sont clonés. A l’image du couple aperçu au café, ils portent la même combinaison de cuir, ouverte sur le même tee-shirt et arborant la même casque en forme de calotte. La tenue, assez banale, devient terrifiante quand elle se répète à deux ou trois cent exemplaires.
« L’armée de Wotan ?! » se dit le capitaine. La nuée se range progressivement le long du local du FC Club qui jouxte le stade. On cale les engins, on se dégourdit les jambes, on chahute. L’un des conducteurs, furtivement, fait le salut nazi, histoire de se détendre sans doute.
Une escouade de side-cars termine le défilé. Elle improvise un moto-cross dans les champs autour du stade et finit par se ranger à son tour.
Les derniers staccatos des motos s’arrêtent. On n’entend plus à présent que les cris, les rires, les plaisanteries des occupants du site. Un ballon est apparu, quelques joueurs se le disputent.
Très vite, le camp s’installe, de premières tentes « igloo » se montent.

« Putain, tu vois ce que je vois ? »
Serge est blafard. Sur le bord du chemin, une demi douzaine de motards les regardent, goguenards. Boreli fait craquer ses doigts. Il corrige sa première impression : vus de près, ils n’ont pas tous la même allure. Les uns ont l’air de petites frappes, les autres de gosses de bonne famille. L’un des bourges d’ailleurs, le tee-shirt retroussé sur son torse nu, exhibe sur sa poitrine le chiffe 88 tatoué à la gothique.
« 88. Ou deux fois la huitième lettre, le H. Soit HH ou Heil Hitler » décrypte à mi-voix Cesare.
Les ricanements continuent de plus belle quand un ordre, aboyé par un type filiforme debout devant le local, lunettes rondes, l’air hargneux mais retenu, calme la troupe. L’intello de service semble être le chef de l’équipée. Ses sbires, disciplinés, se replient en bon ordre.
On entend les premiers échos d’une musique syncopée. La chanson, en allemand, est de circonstance. Le refrain dit :
« Le match est fini
on est à la buvette
le stade est à nous ».
Boreli reconnaît le groupe « Abattoir ». C’est pas vraiment son trip mais il a déjà eu droit à ces incantations lors d’un stage sur les extrémismes européens.
Boreli et Richer font demi-tour. Ce dernier semble foudroyé :
« On est où, là ?
  Au milieu de néonazis allemands !
  Ici ?!
  Ils prospèrent en Allemagne mais la loi là-bas sur le droit de réunion est stricte ; alors ils passent la frontière, pour se rassembler dans des villages alsaciens.
  Tu rigoles ?
  J’en ai pas très envie.
  Ils peuvent le faire ?
  La preuve ! En toute impunité.
  C’est fréquent ?
  Il y aurait plusieurs assemblées de ce type chaque année.
  Dans ton village ?
  Ça, par contre, c’est un scoop !

Les gendarmes sont toujours là.
Boreli va les saluer, leur demande ce qu’ils pensent de l’armada.
« On observe, on est là pour ça.
  Vous comptez intervenir ?
  Pour ça, faut voir les autorités ».

De retour au café, Richer, surexcité, raconte leur découverte à Federmann et l’échange avec la maréchaussée ; il recherche dans l’annuaire les coordonnées de la mairie ; elle est évidemment fermée ; il finit par joindre au téléphone l’édile de permanence. Prudent, l’autre hésite, il ne veut rien dire ; Richer se fait pressant.
« Vous allez laisser faire ?
  Ces visiteurs ont bien réservé le club-house…
  Le club-house ? reprend machinalement Serge, s’étonnant du jargon.
  Le club-house du football-club, oui, et pour le week-end.
  Et alors ?
  Alors, on ne peut rien faire.
  Comment ça ?
  C’est légal ; ils ont payé, cash d’ailleurs, le jour même de la réservation ; ils ont le droit d’être là.
  Mais le droit de quoi ?
  Hé bien, de se réunir.
  Mais ils avaient dit pourquoi ils se réunissaient ?
  Pour un tournoi de football.
  Vous les avez vu ?
  Non !
  Faut les voir ! Ils ont des dégaines de nazis ! Ce sont des nazis !
  Ils sont en règle, je vous redis.
  Donc, vous ne ferez rien.
  Je répète : on peut rien faire.
  C’est fou !
  Tant qu’ils font « ça » dans un cadre privé…
  Ça, quoi ça ?
  Hé bien, leurs gesticulations politiques, disons.
  Donc ?
  Tant qu’ils font ça dans la salle, on ne peut rien faire. Dehors, ce serait autre chose.
  Vous parlez sérieusement ?
  Tout à fait sérieusement. Je suis désolé, c’est la loi, c’est comme ça. Même si je voulais interdire l’assemblée, je n’aurais aucun moyen d’intervenir.
  Et la gendarmerie ?
  Kif kif. Elle est comme nous.
  Elle est sur place pourtant.
  Elle fait du repérage. Au cas où.
  Alors, vous ne bougerez pas ?
  Vous êtes têtu, vous alors ! Pour bouger, il faut un « trouble de l’ordre public ». Or tout est ok. Je vous dis et redis : tant que les choses se passent dans le club, c’est de l’ordre du privé ; et une affaire privée, c’est pas de mon domaine. On ne peut rien faire. Et on ne fera rien. Bonjour chez vous !

Le village reste donc indifférent à ce qui se passe à 500 mètres de son périmètre. Officiellement, il ne se passe rien. Rien qu’un match de foot amical, qu’une réunion privée comme une autre. Un peu nazie sur les bords peut-être, mais privée. L’humanitaire est très en colère ; il interpelle Boreli :
« C’est le village des trois singes, ton Rodinger ! On ne voit rien, on n’entend rien, on ne dit rien ! ».
Cesare se demande si l’humanitaire pense aux trois amis mais ne répond pas.
Chapitre 12
STRASBOURG, été 1945

Pendant un an, il ne se passe rien dans les caves de l’Institut. Ou pas grand chose. En tout cas, il ne se passe pas ce que Hirt désirait. Il comptait bien s’occuper de son « matériel », désarticuler les corps, séparer les têtes, récurer les os, monter sa collection de squelettes, mais il a trop peu de temps. Depuis la fin 1943, Hirt est sous pression.
Les nouvelles du front, à l’Est, puis le débarquement en Normandie inquiètent l’appareil nazi. Berlin entend coûte que coûte contre-attaquer, reprendre l’offensive, surprendre. Hitler fantasme sur ces armes nouvelles susceptibles de lui redonner l’avantage ; il pourrait s’agir d’armes chimiques, de gaz foudroyants, d’armes bactériologiques, autant de sujets de recherche de Hirt, Haagen et Birckenbach.
Ces médecins sont fortement sollicités par l’administration hitlérienne. Ils doivent hâter leurs investigations. Pas moyen de faire autrement, la collection attendra. Au Struthof, on expérimente une nouvelle variété de phosgène, un gaz de combat. Il va être testé, d’octobre 1943 à novembre 1944, sur des Tziganes, des Russes, des Polonais. On innove en expérimentant par exemple la technique de gaz liquides retenus dans des ampoules ; il suffit de les briser à même le sol de la chambre puis refermer la porte dare-dare. Il se dit que cette méthode des capsules a un bel avenir.
Hirt est débordé. J’ai retrouvé de lui une lettre du 5 septembre 1944 – Paris était libérée depuis une semaine !- où il se plaint « de ne pas avoir terminé la réduction des corps ».

Dans les sous-sols de l’Institut, les préparateurs, pendant de longs mois, se contentent d’entretenir leurs sujets d’expérimentation en ajoutant régulièrement de l’alcool dans les cuves. Les 86 sacrifiés demeurent donc plus d’un an dans un bain infâme. Les anatomistes ont quotidiennement sous les yeux cet empilement de cadavres, cette monstrueuse « farandole » que formaient ces êtres encastrés les uns dans les autres, mélangés, emmêlés, enchevêtrés, unis et anéantis. On a du mal à imaginer ces assistants s’habituer à cette préparation d’épouvante. C’est pourtant le cas.

Mais la descente aux enfers n’est pas terminée. C’est un peu comme si, dans cette affaire, l’abomination était sans limite. On est fin septembre 1944. La rapidité de l’avance alliée se confirme. Belfort est libéré. Les gens de l’Ahnenerbe s’agitent. L’idée qu’on puisse découvrir leurs macabres expériences finit par inquiéter ces savants. Ils s’interrogent sur la marche à suivre : faut-il totalement saborder l’opération ? Ou s’arranger autrement ? Sievers écrit au grand patron des médecins nazis à Berlin :

« En raison du travail scientifique considérable, la préparation des squelettes n’est pas encore terminée. Hirt demande ce qu’il faut faire de la collection au cas où Strasbourg serait en danger. Il peut les mettre à macérer et les rendre méconnaissable. Mais dans ce cas une partie de l’ensemble du travail aurait été faite en vain et ce serait une grande perte scientifique pour cette collection unique car les moulages ne seraient plus possibles. La collection, telle qu’elle existe actuellement, n’attire pas l’attention. On pourrait dire qu’il s’agit des restes des cadavres pris à l’institut d’anatomie où les Français les auraient laissés et on les brûlerait. »

On mesure bien là la duplicité de ces mandarins qui affichent des délires de surpuissance mais mesurent la responsabilité de leurs actes et s’inventent déjà de minables mensonges.
Il commence à régner dans les couloirs de l’Université nazie une ambiance de débâcle. Hirt, par défi ou inconscience, a beau y faire encore résonner un de ses lieders familiers, texte de Heinrich Heine, musique de Richard Strauss :

Mit deinen blauen Augen
Siehst du mich lieblich an
Da ward mir so traümend zu Sinne
Dass ich nicht spechen kann

De tes yeux bleus
Tu me regardes délicieusement
Et mon esprit se fait si rêveur
Que je ne puis parler.

Son entourage, lui, donne des signes de panique.
Le patron de l’Institut ne croit plus à la possibilité de « sauver » sa collection. Il veut que l’on efface l’identité juive des cadavres et que l’on masque leur qualité de prisonniers exécutés, pour le cas où ils tomberaient entre les mains de Alliés. Hirt charge donc deux garçons de salle de dépecer les corps. Ils doivent sectionner la tête, retirer les viscères, enlever le tatouage du bras gauche et débiter les corps par quartiers. Hirt décide également que têtes et viscères seraient incinérés au crématoire municipal de la Robertsau.
Ses deux aides commencent aussitôt leur besogne. Avec une scie mécanique, ces déments vont, au long du mois d’octobre, début novembre aussi, tronçonner, découper. Ils se mettent à brûler une partie du « matériel ». Mais il y a trop de travail, il leur est impossible de tout traiter. Le temps leur manque pour mener à bien la tâche fixée. Les Allemands prennent la fuite, en catastrophe, alors que la 2e Division blindée de Leclerc accélère sa marche et entre à Strasbourg le 22 novembre.
Il pleuvait ce jour-là sur la ville mais la fête fut belle, dit-on. Un spahi escalada la flèche de la cathédrale pour y accrocher un drapeau tricolore confectionné à la hâte par une bouchère, en se servant d’une blouse pour le bleu, d’un drap pour le blanc et d’un drapeau nazi pour le rouge !
Leclerc fit placarder des affiches dans toute la ville, il en reste encore une en bas de chez moi : « Habitants de Strasbourg, pendant cette lutte gigantesque de quatre années, la flèche de votre cathédrale a été notre obsession ».
La ville va connaître la liesse de la Libération. Les nouvelles autorités s’installent et le 1er décembre, le commandant Raphaël, du service cinématographique des armées, visite l’hôpital civil ; il est à la recherche du matériel photo allemand ; et il tombe, dans les sous sols de l’institut d’anatomie, sur une vision d’apocalypse !
D’autre part, dans le laboratoire de Hirt, on désamorce une bombe puissante à oxygène liquide de 10kg ; elle était destinée à provoquer la destruction de son installation et faire disparaître toutes traces compromettantes. Dans la précipitation du départ, le directeur de l’institut oublie manifestement –ou n’est pas en mesure- de recourir à cet expédient. Le commandant Raphaël, qui ne connaît pas encore toute la vérité, termine ainsi son rapport qui nous a alerté et m’a conduit ici :

« En résumé, le nombre de cadavres, la manière anormale dont ces corps ont été amenés à l’hôpital, les précautions prises pour pouvoir faire disparaître toutes traces de ces installations, enfin les déclarations des employés attachés à ce service prouvent que le professeur Hirth (sic) était un triste personnage dont l’activité est à mettre en lumière. Il semble qu’on se trouve en face d’une manifestation de la barbarie allemande ».

Vous avez dû recevoir ces jours-ci, Monsieur le juge, le rapport d’expertise de MM. les professeurs et docteurs Simonin, Piedelièvre et Fourcade. J’ai moi-même pu avoir connaissance du travail de ces trois éminents médecins légistes qui, à votre demande, ont examiné la chambre à gaz du Struthof ainsi que les caves de l’Institut. Là, « dix-sept corps entiers, non dépecés, dont trois femmes, demeurent au fond des cuves. Ils ont procédé à l’autopsie de chacun de ces corps. Ils ont examiné également tous les quartiers de cadavres provenant du lot des corps conservés ».
Ils recensent très attentivement ces quartiers retrouvés autour des cuves de la chambre 11, tentant d’identifier à chaque fois le matricule du sujet, son sexe, la nature de la pièce, les observations éventuelles. Ils dénombrent finalement 225 segments de corps, des bras, des jambes, appartenant à 64 personnes, soit 27 femmes et 37 hommes.

L’autopsie indique que les 86 ont subi des sévices :
Il a été constaté, sur la plupart des corps, des traces de violences représentées par de petites brûlures, par des cicatrices et surtout par des ecchymoses parfois étendues et profondes situées le plus souvent au dos et à la tête. Ces ecchymoses provenaient indiscutablement de coups violents portés très vraisemblablement avec un bâton ou un gourdin. Les ecchymoses étaient d’âges différents. Il est donc manifeste que les victimes ont été frappées à plusieurs reprises et en particulier peu de temps avant la mort ».

Le même rapport confirme ce que nous savions déjà :
« Il s’agissait de personnes robustes et saines, jeunes pour la plupart, à qui les bourreaux n’ont pas laissé le temps de maigrir car il fallait au professeur Hirt des cadavres de sujets bien constitués pour les transformer en pièces anatomiques destinées au musée ».

On retiendra encore ces propos du rapport sur les responsabilités des dignitaires universitaires allemands :
« Le Doyen de la Faculté de Médecine, le professeur Stein, ne devait pas ignorer les agissements criminels du professeur Hirt. Le recteur de l’université allemande de Strasbourg était le professeur Schmidt, directeur de la clinique ophtalmologique à l’Hôpital Civil. Or cette clinique est située en face de l’Institut d’Anatomie. Nous estimons que lui aussi était au courant des pratiques criminelles du professeur Hirt : ce dernier a dû agir en accord avec son chef et même avec l’assentiment de celui-ci. Tous deux étaient membres influents du parti national-socialiste ».

August Hirt donc est en fuite, de même que Otto Birkenbach et Eugen Haagen et mais nous avons mis la main sur quelques comparses. Ont été arrêtés des éléments allemands (internés ou surveillés) : Mlle Seepe, la secrétaire de Hirt, Bong, un de ses assistants. Ce dernier aurait dû être fusillé mais il n’a pas été exécuté, afin de servir de témoin. On a fini d’identifier ses employés alsaciens. Il s’agit de Peter Kougelman, Rolf Adler, Walter Birmann et Julius Hauser. Comme ils ont dénoncé les anciens occupants, on les a laissés continuer leur service. A mon sens, leur responsabilité est entière et je m’explique mal cette mansuétude à leur égard. Mais des considérations d’ordre local ont joué pour eux. « Les pressions sont fortes » m’a-t-on dit à plusieurs reprises et je n’ai pas été en mesure de m’opposer à cette indulgence qui me paraît coupable.
L’identité des 86 sacrifiés nous est inconnue. Les archives les concernant ont disparu. Mais l’ordre de Hirt de les rendre méconnaissables n’ont pas été complètement respectés : treize des seize corps portaient encore le tatouage de leur numéro sur l’avant bras gauche ; trois autres numéros ont pu être retrouvés sur des « quartiers ». Cet élément est essentiel pour une future identification. »

Capitaine Beckhardt, de l’organe de recherche des criminels de guerre.
Strasbourg, été 1945.
Chapitre 13
Samedi 14 mai 2005
23h

« … Cet élément est essentiel pour une future identification. »
Capitaine Beckhardt, de l’organe de recherche des criminels de guerre.
Strasbourg, été 1945.

Boreli termine, électrisé, la lecture du rapport, une mauvaise photocopie en fait du texte original. En début de soirée, le capitaine était entré dans la chambre de Serge. L’humanitaire n’était pas là, mais le document trônait sur son lit. Boreli, indiscret, avait commencé par le feuilleter, machinalement. Puis, intrigué, il se mit à le lire. Il ne put s’en extraire.
La nuit à présent est bien entamée. Un pressentiment le vrille. Il y a un post-scriptum, de la main de Richer.

« J’étais au fin fond de l’Afrique quand cette histoire m’a sauté à nouveau à la figure. Je pensais avoir tout oublié, tout enfoui, pris à jamais mes distances avec ce cauchemar mais je suis tombé un jour sur un numéro du Monde Diplomatique, daté d’août 1993. Dans le courrier des lecteurs, je lus une correspondance signée par le docteur Charles Mager. Né en 1921 en Allemagne, d’origine polonaise, installé en France dès 1922, il était alors psychiatre en Israël, à Haïfa. Il écrit :
C’est l’époque après la Libération. Je suis étudiant en médecine, première année. J’entre dans la grande salle d’autopsie de l’université de Strasbourg. Je m’apprête à commencer la dissection du cadavre. Je m’aperçois que tout son corps est parcouru de profondes meurtrissures. Il est circoncis. A titre de curiosité, je me mets à parcourir toute la salle de dissection, en m’arrêtant attentivement devant chaque table. Tous les cadavres, hommes et femmes, sont profondément marqués par des coups. La plupart des hommes sont circoncis. Je retourne à ma place. Le professeur d’anatomie me dit de commencer la dissection. Je ne puis. Je suis dégoûté. J’ai envie de vomir. Je décide de réunir, au milieu de la salle, un comité de tous les étudiants juifs, pour protester. Ils n’osent, ils ont peur, ils se dérobent. Alors, seul, décidé à agir, je me rends, par une nuit froide d’automne, chez le rabbin de la ville pour lui fournir toutes les explications. Le lendemain, tous les cadavres, qui de leur vivant ont été torturés à mort, ont disparu de la salle de dissection. Je peux alors en sérénité et en toute bonne conscience reprendre ou plutôt commencer mes leçons de dissection.
Tapis au fin fond de ma mémoire, de méchants souvenirs ressurgissaient. Ainsi cette affaire n’en finirait jamais. J’avais pourtant coupé tous les ponts, près de vingt ans plus tôt, en 1976. Doctorant, j’avais entrepris une thèse sur l’histoire de la fac de médecine durant la dernière guerre. Mais je n’ai jamais mené à son terme cette recherche. Au cours de ce travail, j’avais découvert le rapport du capitaine Beckardt, que j’avais photocopié en douce. J’avais pu récupérer également le rapport d’expertise de trois médecins légistes, un document introuvable en France mais qu’une historienne allemande m’avait procuré.
Au passage, j’y appris qu’on avait aussi retrouvé dans les sous-sols de l’Institut soixante cadavres de prisonniers russes. Décédés au camp de Mutzig, et transportés ouvertement à l’Hôpital civil, ces corps décharnés, frappés de tuberculose, avaient servi, le temps de l’Occupation, pour les travaux de dissection des étudiants du Reich.
Et puis j’étais tombé aussi sur des archives plus « personnelles » si j’ose dire. Une nomenclature de la fac, alors, m’apprit que ma propre mère, Hélèna Richer, avait été laborantine à l’Institut. Mieux : elle avait été la secrétaire du professeur Eugen Haagen. Jusque là, quand je l’interrogeais, ma mère n’était jamais très précise sur son activité pendant l’Occupation. Elle aurait été vaguement étudiante et gagnait sa vie en travaillant dans une pharmacie du centre ville. Ce n’était pas tout à fait ce que disaient les archives. Lesquelles étaient parfaitement crédibles. L’enquête de Beckhardt était si précise qu’elle indiquait qu’Héléna Richer avait été non seulement la collaboratrice de Haagen mais sa maîtresse. Les termes d’une note jointe à son rapport étaient sans ambiguïté. Elle était même enceinte au moment des interrogatoires de l’été 1945. Cet enfant à naître lui avait épargné du coup d’éventuelles poursuites. Moi même, je suis venu au monde fin août 1945. J’étais donc un bâtard de Haagen !? L’enfant illégitime de l’ancien directeur de bactériologie !
J’ai cru sombrer… Je me mis à la harceler, comme un forcené, à l’injurier, je me sentais prêt à tout ; elle encaissa, d’abord, en silence ; puis elle confirma, à mi-mots, apparut complètement démontée par mes demandes répétées puis mourut. C’était finalement plus simple pour elle que de répondre à de nouvelles questions. Elle m’avait toujours dit que j’étais fils de toubib, plus exactement d’un jeune anatomiste du nom de Mesplède, Henri Mesplède. Elle ne cessait d’ailleurs de me dire que je serai toubib, comme lui, et peut-être qu’un jour je serais nommé à l’institut d’anatomie, qui sait ? Cette idée l’obsédait. Elle avait rencontré mon père, disait-elle, le jour de la Libération de Strasbourg ; il s’était engagé dans la 2è DB, aux côtés de gens prestigieux comme Jean Nohain, Jean Gabain, Jean Marais. Il avait participé à toute l’épopée de Leclerc, depuis la bataille de Koufra, au fin fond du Sahara libyen, jusqu’aux combats en Alsace, en passant par la libération de Paris. Et moi, je l’écoutais, je marchais, je rêvais de ce père mythique. Mon héros. Elle l’avait donc croisé, fin novembre 1944 et avait eu aussitôt le coup de foudre pour ce type fabuleux, timide et désinvolte à la fois ; il pleurait, me disait-elle, de joie en conduisant une des premières jeeps à avoir traversé la ville. Leur amour fut éphémère. Ils n’étaient restés que quelques jours ensemble. Sa Division passait déjà en Allemagne. Il avait disparu un peu plus tard, dans les combats pour la prise de Sigmaringen, en Bavière. Longtemps, j’ai vécu avec cette légende. Il y avait même à la maison tout un pan de mur qui était réservé à notre cher mort : une photo, un peu floue c’est vrai, aux pieds de la cathédrale, le jour de la Libération ; on le distingue vaguement, assis dans son engin, décapotable, sur lequel ont pris place, debout, souriantes, les bras dressés, écartés, des jeunes filles en habits traditionnels alsaciens, la grande coiffe noire, une étole colorée sur un chemisier blanc, une longue robe bleue ou rouge ; et puis, encadré, un certificat militaire qui rappelait ses faits d’arme. J’ai cru naturellement à cette fable. Elle a porté mon enfance. Mais je n’ai guère eu de mal de constater par la suite, ma mère venait de décéder, que les photos étaient tronquées, que les documents de l’Armée étaient des montages grossiers. »

Un craquement plus net que les autres fait sursauter le capitaine. Cette fois ça vient du grenier. Il a remarqué lors de sa tournée d’inspection hier que la charpente travaillait méchamment. Il ne manquerait plus qu’il se prenne le toit sur la tête. Il se demande pour la première fois combien de temps encore son café va tenir. « Jérusalem » peut-elle tomber ? Cette idée le rend tout chose.
Il reprend sa lecture.

« Bâtard de Haagen ! La nouvelle m’avait fait perdre pied, littéralement. J’avais l’impression que mes jambes ne me tenaient plus. Je ressentais en permanence des vertiges. Cette même année 1976, un autre incident acheva de me déstabiliser. Il ne me concernait pas directement et pourtant… Les fachos locaux, des Alsaciens d’ultra droite, avaient attaqué le Struthof ! Ils s’étaient livrés à une agression en règle contre le site ! Avec une hargne incroyable, ils avaient tenté de mettre le feu au camp. L’opération avait partiellement réussi : ces nazillons avaient incendié un des bâtiments préservés jusque là, le baraquement qui servait de musée, tout en haut de l’installation. De cette salle, la plus importante en fait, ne restait que des planches calcinées, des brandons et un tas de cendres. C’était leur façon d’enfouir l’histoire. De tourner la page. Et c’était plus que je ne pouvais supporter. La presse, gênée aux entournures, avait modestement couvert le saccage. Ce pays, ces gens, les miens me faisaient soudainement horreur. Plein de honte et de fureur, je choisis de fuir. Mon diplôme en poche, j’allais me cacher dans le trou du cul du monde. Je trouvais refuge chez les « damnés de la terre » : entre maudits, on se comprit.
Mais vingt ans plus tard, l’article du « Monde Diplomatique » me tirait de ma torpeur. Je me réveillais en quelque sorte, la rage intacte. Mes souvenirs revenaient, en avalanche.
Je n’avais jamais accepté cette impunité dont avaient bénéficié les toubibs SS, à commencer par mon géniteur. Si des exécutants comme Kramer, la piétaille nazie en quelque sorte, avaient été châtiés, les médecins nazis et leurs équipes s’en étaient tirés à bon compte. Schmidt, le recteur ? Stein, le doyen de médecine ? Ils sont retombés sur leurs pieds sans encombres. Hirt ? Il se réfugie à Tubingen qu’il fuit en avril 1945 ; on le retrouve dans un camp SS au sud de la Forêt noire ; puis il tente de rejoindre la Suisse. Il est localisé dans le village de Schonenbach, logé par le maire ; il joue même les intermédiaires entre les soldats français et les autorités locales. Le 2 juin, dans un bois des environs, il se suicide et échappe au châtiment.
Est-ce qu’il gargouillait encore, le canon dans la bouche, un lied straussien ? Par exemple Allersseelen, le jour des morts. C’était de circonstance :

Stiel auf den Tisch die duftenden Reseden
Die letztenroten Astern trag herbei
Und lass uns wieder von der Liebe reden
Wie einst imMai.

Pose sur la table les résédas odorants
Apporte les derniers asters rouges
Et que nous parlions à nouveau de l’amour
Comme jadis en mai.

Haagen et Bickenbach seront arrêtés par les Français, jugés, à Metz, en 1952, très faiblement condamnés et rapidement libérés. Otto Bickenbach exercera en qualité d’interne de l’hôpital de Siegburg ; Eugen Haagen finira mandarin à Berlin. Beger, l’anthropologue, qui échantillonna le bétail humain à Auschwitz, n’écopera que de 3 ans prison. Ce n’était vraiment pas cher payé. Les « savants » étaient saufs. L’institution médicale, cette élite qui avait pendant des années procédé à des expériences sur les « versuchspersonen », les personnes de laboratoire, était préservée. Et leurs bras armés alsaciens également. »

Cesare Boreli croit entendre des pas dans le couloir. Il tressaille. S’en veut d’avoir peur aussi facilement. « Serge ? ». Il a dû confondre avec les torsions de la maison, les convulsions de l’hôtel. « Serge ? C’est toi ? ». Silence. Il se replonge dans le texte.

« Mais il y avait quelque chose de plus insupportable peut-être que cette impunité, et qui remuait en moi un très vieux souvenir. Cela se disait dans les milieux de la fac, confusément ; c’était une rumeur insistante qui s’était transmise d’année en année, jusqu’à notre génération de 68. Je faisais mine de ne pas le savoir mais j’avais pourtant bel et bien entendu dire, au début de mes études de médecine, que des restes des martyrs de 1943 avaient continué de servir de cobayes aux étudiants après guerre. Des profs en avaient fait des coupes anatomiques remarquées. L’embryologiste Walter Birmann par exemple était très fier de les montrer à ses élèves comme éléments de grande valeur scientifique. Rolf Adler, autre anatomiste strasbourgeois, pouvait défendre, dans une revue médicale suisse, au milieu des années soixante, sa position expérimentale extrémiste sans être officiellement contredit : « L’animal expérimental idéal est l’homme. Chaque fois qu’il est possible, il faut prendre l’homme comme animal d’expérience. Le chercheur clinique doit avoir à l’esprit que pour connaître les maladies humaines, il faut étudier l’homme. Il n’est pas de recherches plus satisfaisantes, plus intéressantes et plus lucratives que celles effectuées sur l’homme. Il nous faut donc aller plus loin dans la recherche sur le plus développé des animaux, l’homme ».
Cette affaire des corps juifs profanés ne fut jamais publiquement débattue. Il n’y eut aucune enquête. Les autorités se contentèrent de nier, parlèrent de légende. Comme on sait si bien le faire en Alsace, un silence ouatée s’installa. « Les résistances sont énormes », répétait-on. » On tournait la page. On n’en finissait plus de tourner les pages.

Boreli trouve l’écriture de Richer étonnamment régulière. Ce dernier raconte des horreurs mais sa calligraphie est harmonieuse, posée, douce. Le flic a l’impression que plus le sujet bouleverse l’humanitaire, plus il retient sa plume ; on l’imaginerait presque soigner ses pleins et ses déliés pour décrire l’enfer. Un peu comme s’il fallait baisser le ton pour être mieux entendu.

« Je commençais à prendre des nouvelles des toubibs. Depuis le Congo, ce n’était pas très simple. Mais avec Internet, j’avançais malgré tout. Pas de traces de l’ancien recteur, ni de l’ex-doyen de la fac de Médecine. Mais j’appris qu’Eugen Haagen, mon géniteur, était mort. Une crise cardiaque en jouant au tennis. Il avait de la chance, je ne l’aurais pas épargné. Otto Birckenbach, lui, s’était noyé dans sa piscine, en Andalousie, du côté de Marbella. Et puis je réussis à localiser leurs assistants alsaciens. Ils ne se cachaient guère. Ils avaient retrouvé de l’assurance avec l’âge. Kougelman avait présidé un comité de soutien au Front national, Birmann avait été élu local autonomiste. En fait tous ces toubibs flirtaient ouvertement avec l’ultra-droite. Rien ne changerait donc jamais. Les victimes demeuraient bafoués et les bourreaux préservés. A croire, comme disait je ne sais plus qui, que « les bourreaux font moins peur que les victimes ».
La justice des hommes était défaillante, je décidai de rendre la mienne. C’est d’ailleurs ce que j’aurais dû faire il y a longtemps. Le hasard faisant bien les choses, je reçus une invitation de ce vieux Boreli. Il s’agissait de créer une sorte d’amicale des anciens de 68. Je trouvais l’idée dérisoire mais opportune. Mes mandarins allaient payer.
Ces années d’Afrique m’avaient désinhibé. Le Congo ex-belge m’avait fait rêver, jadis, tu temps de Lumumba ; ce pays était retombé dans un état de barbarie, entre affairistes et mendiants. Le spectacle quotidien des enfants-soldats, de femmes éventrés, de rescapés apeurés du Rwanda voisin, m’avait définitivement blindé. Et ensauvagé. La mort était partout, la mort était facile…
Les bourreaux de 1943 allaient connaître le même chemin de croix que leurs 86 martyrs, ou du moins connaître des agonies similaires. Je profitais de mes séjours successifs en France pour étouffer Rolf Adler, piquer Walter Birmann, encager Julius Hauser et, ces jours-ci, noyer Kougelman. Je ne crois ni au pardon, ni à la repentance. Notre histoire et notre malheur sont sans fin. »

C’est signé : Richer Serge, Rodinger, 14 mai 2005.

Chapitre 14
dimanche 15 mai 2005
6h

Cesare Boreli cauchemarde. Il traverse une sorte de fête foraine, bruyante et populeuse. Il fait nuit. Il pleut. « Approchez, mesdames et Messieurs, approchez » s’époumone un bateleur en uniforme kaki. Son stand est le plus couru. Le fronton en lettres de feu proclame : « Au palais des homoncules ». Sur deux étages s’alignent des bocaux géants où surnagent des bouts de corps, des bras, des jambes, des têtes, des troncs. Indolents, ils semblent flotter doucement dans le récipient. Chacun d’eux est étiqueté. Juif. Tzigane. Russe. Polonais. Epileptique. Commissaire… Le jeu consiste à briser, à l’aide d’une boule de fer, un récipient qui explose dans un jaillissement de verre brisé, un éclaboussement de liquide, un tonnerre d’applaudissements pré-enregistrés. Le gagnant hérite du quartier de corps ainsi libéré. « Bravo, Monsieur ! hurle l’animateur, en désignant le capitaine. Toutes nos félicitations ! ». Boreli sent une tête flasque et ruisselante se coller à lui, il se réveille.

Il s’était endormi sur le rapport. Une aube incertaine grise la chambre de Serge. Ce dernier n’est toujours pas là. Boreli retrouve le couloir, désert. Il réveille Federmann, de mauvais poil. Ses amis, la veille, l’ont laissé tomber. Le capitaine sort du café. C’est un parfait petit matin blême. Le calme n’est qu’apparent. On entend un lointain bruit de moteur. D’instinct, le flic se dirige vers le terrain de foot.
Les lumières d’un gyrophare percent peu à peu des filets de brouillard, du côté du club sportif. Boreli hâte le pas. La horde de motos qui, la veille, envahissait la pelouse est partie. Restent ici et là des tentes, à demi renversées. Sur le terrain de foot, des gendarmes s’activent autour d’un drap blanc qui masque une forme, étrange, comme s’il recouvrait un nain.
Le flic reconnaît le militaire avec lequel il s’était entretenu. Ce dernier lui raconte la nuit. Lui et son collègue se relayaient, l’un faisait le gué pendant que l’autre somnolait. De la salle s’échappait une rumeur épaisse et ininterrompue. De temps à autre, un des participants sortait pisser en éructant. La porte entrouverte laissait alors passer des chants, des cris, un vacarme assourdissant. Puis la brute regagnait la meute et « tout était à nouveau sous contrôle ». Soudain, il devait être deux heure, tout est allé très vite. Une forme s’est dressée sur le stade et s’est mise à hurler, en allemand. Le gendarme a d’abord cru que c’était un des motards. Mais l’autre invectivait les nazis, les défiait, jetant même des projectiles sur le club. Des types sont sortis du bâtiment. L’homme a redoublé ses insultes. Quelqu’un a crié : « Un antifa ! ». Alors, ce fut la curée. Les Allemands avinés se sont mis à castagner l’imprécateur. Ils furent bientôt 10, 20 sur lui, une foule déchaînée, qui le martelèrent à coups de pieds. Un type, qui devait être leur chef, cria à la provocation, tenta de calmer les siens mais c’était trop tard. Il était débordé.
« On est accouru, mon collègue et moi mais, le temps d’arriver, on ne pouvait plus faire grand chose. La meute avait piétiné l’homme. Bernard, il désigne l’autre gendarme, est allé appeler des renforts, et moi je me suis efforcé de faire obstacle comme je pouvais. J’ai dégainé, menacé. C’était la pagaille générale, les motards se sont sauvés en catastrophe. J’ai juste pu retenir une nana qui n’arrivait pas à faire partir son engin ».
Boreli reconnaît, effondrée au pied du local, la fille-insecte qui était venue au café la veille, en fin de matinée.
« On espère avec elle pouvoir remonter la filière ».
Il se dirige vers le drap, le soulève.
« C’est bien votre ami ? »
Boreli contemple Serge. Il se désarticule les phalanges. L’humanitaire avait tenté de se redresser. Il était finalement mort à genoux et son corps avait gardé cette position. Le capitaine est bien en peine de reconnaître l’ange blond. Son visage est littéralement disloqué, son costume de lin noirci de sang.
Le flic visite les restes du camp des néos. Les parois du club, dévasté, sont maculées d’inscriptions nazis, de croix gammées, de slogans peinturlurés : « White power », « AlSSace » avec deux S majuscules et obscènes, « L’Alsace dans le Reich ! L’Alsace est allemande depuis mille ans ! » ou encore « Les immigrés sont des lapins ! »
Un DVD continue de tourner en boucle sur une petite télé, près de la tribune. Il parle de « l’holocauste », celui qu’auraient commis les Alliés en bombardant les villes allemandes... Un aigle noir en bois de deux mètres gît dans un coin de la salle.
Cesare a le tournis.

Il rejoint dans la matinée Strasbourg, derrière l’ambulance qui transporte Serge à la morgue. Federmann se charge de fermer « Jérusalem » ; il partira de son côté. Au volant, le capitaine songe à ce que lui avait dit le kurde, devant l’appartement de Kougelman. Un homme avec un casque blanc. Il voulait sans doute parler du panama. De toute façon, tout ça n’a plus aucune importance. Le capitaine va détruire le rapport de Beckhardt avec le post-scriptum de Serge, il vient de le décider. On ne saura jamais rien des mandarins ni de Richer. Après tout, comme lui rappelait souvent son tuteur lorsqu’il était entré dans la police, sept enquêtes sur dix n’aboutissent jamais.

Les paysages d’Alsace-Moselle évoqués ici sont largement imaginaires ; il serait vain de chercher des repères géographiques précis.
Les noms et les personnages de Peter Kougelman, Rolf Adler, Walter Birmann et Julius Hauser sont inventés. Ceux de Cesare Boreli et de Serge Richer aussi. Enfin, presque.

ANNEXES

Les noms des chiffres

Au terme d’une minutieuse enquête menée par l’historien allemand Hans-Joachim Lang, l’identité des 86 juifs massacrées, début août 1943, au Struthof, a pu être établie en…2003. Il s’agit de :

Akouni David
Alaluf Bella
Albert Israel
Amar Elvira
Amar Emma
Arnades Palomba
Aron Aron
Aruch Nety
Ascher Martin
Asser Esra
Attas Allegra
Baruch Ernestine
Basch Joachim
Behrendt Joachim
Benjamin Günther
Beracha Allegre
Bezsmiertny Kalman
Bluosilio Samuel
Bober Harri
Bomberg Sara
Boroschek Sophie
Buchar Nisin
Cambeli Rebeca
Cambeli Sarica
Cohen Elei
Cohen Juli
Cohn Hugo
Dannenberg Günter
Dekalo Sabi
Driesen Kurt
Esformes Aron
Eskaloni Aron
Eskenazy Ester
Francese Maurice
Franco Abraham
Frischler Heinz
Geger Benjamin
Gichman Fajsch
Grub Brandel
Haarzopf Hugo
Hassan Charles
Hayum Alfred
Herrmann Rudolf
Herschfeld Jacob
Isaak Albert
Isak Israel
Kapon Sabetaij
Kempner Maria
Khan Levei
Klein Elisabeth
Kotz Jean
Krotoschiner Paul
Leibholz Else
Levi Kurt
Litchi Ichay
Marcus Michael
Matalon Maria
Matarasso Abraham
Menache Lasas
Mosche Katerina
Nachman Regina
Nachmias Siniora
Nathan Dario
Nissim Sarina
Osepowitz Heinrich
Passmann Jeanette
Pinkus Hermann
Polak Jacob
Rafael Israel
Rafael Samuel
Rosenthal Siegbert
Sachnowitz Frank
Sainderichin Marie
Saltiel Albert
Saltiel Maurice
Saporta Maurice
Saul Mordochai
Seelig Gustav
Simon Alice
Sondheim Emil
Steinberg Sigurd
Sustiel Nina
Taffel Menachem
Testa Martha
Urstein Maria
Wollinski Walter

Une plaque commémorative avec tous ces noms a, enfin, été apposée dans le bâtiment abritant la chambre à gaz au Struthof… au printemps 2005.
Une autre plaque, évoquant ce même crime, figure à l’Institut d’Anatomie de l’Université de Strasbourg depuis décembre 2005. A une centaine de mètres de cet Institut se trouve un autre bâtiment universitaire baptisé « Pavillon Leriche ». René Leriche a été Premier président du Conseil supérieur de l’Ordre des médecins sous Vichy.

Le 12 mai 2011 a été officiellement inauguré à Strasbourg un quai Menachem Taffel ; l’action menée par le Cercle Taffel animé par le psychiatre Georges Federmann a été décisive pour la reconnaissance de ce crime.

Bibliographie sommaire

Le rapport d’expertise de MM. les professeurs et docteurs Simonin, Piedelièvre, Fourcade, Strasbourg le 15 janvier 1946. Sources privées.

Les sciences morphologiques médicales à Strasbourg du 15e au 20e siècle, Jean-Marie Le Minor, PUF, 2002

La médecine nazie et ses victimes, Ernst Klee, Solin, 1999

« Die namen der nummern », Hans-Joachim Lang, Hoffmann et Campe, 2004.

Le troisième Reich, des origines à la chute, William Schirer.

Les chambres à gaz, secret d’Etat, Eugen Kogon, Hermann Langbein, Adalbert Rueckerl, éditions de Minuit, 1984

« Partout, autour de moi, des rafles », Claude Mager, Le monde diplomatique, courrier des lecteurs, août 1993, p2

La faculté de médecine de la Reichsuniversitat Strassburg (1941-1945) à l’heure nationale socialiste, Patrick Wechsler, thèse de doctorat de médecine, Strasbourg, 1991

Les médecins maudits, Christian Bernadac, France empire, 1967

On consultera aussi avec profit les travaux de George Y. Federmann d’une part sur Google : « Struthof- Georges Yoram Federmann- Menachem Taffel » ; d’autre part dans la revue Quasimodo n°9 « L’horreur de la médecine nazie. Struthof, 1943. Qui se souviendra de Menachem Taffel ? », pp 109-126.



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