Livre numérique/St Louis du Sénégal

Saint-Louis du Sénégal
Décembre 2008
Colloque international sur le livre

Le livre à l’heure du numérique
Intervention de Gérard Streiff, journaliste, écrivain

Je voudrais vous parler d’un sujet qui soucie beaucoup tous ceux qui s’occupent du livre en France aujourd’hui, la question du livre à l’heure du numérique. Je parle de la France mais j’ai bien écouté Monsieur le gouverneur, lors de l’inauguration du salon hier : je crois que ce problème intéresse aussi le Sénégal et concerne tout le monde en fait.
Pour les uns, le numérique est la mort annoncée du livre ; pour les autres, c’est une chance inespérée pour la préservation et la circulation des oeuvres publiées... L’édition numérique et ses potentialités de création et d’usage en matière d’écrit évolutif alimentent tous les phantasmes. Un récent colloque de la SGDL, la Société des Gens de Lettres, s’est tenu sur le sujet au mois d’octobre ; ses travaux ont largement inspiré cette intervention. Ce colloque a posé cinq questions :
• notre bon vieux livre papier est-il menacé de disparition ? Par la suppression des stocks, son économie est-elle à la veille d’une révolution irréversible ? Ou bien peut-on envisager seulement un transfert de données qui permettrait la cohabitation de nos livres brochés avec leur contenu numérisé, faciliterait leur accès et permettrait d’en diminuer le coût d’acquisition par ses lecteurs ?
• De quelle marge de liberté dispose l’auteur pour accepter ou interdire l’usage de sa propre création sur Internet, dans le respect de son droit moral ? Suivant quels modes d’autorisation et d’utilisation peut-il bénéficier d’un « droit d’auteur à la carte » qui, s’il le désire, préserve l’intégrité de son texte mis en ligne et le mette à l’abri de toute captation ou de tout détournement ?
• Face aux pratiques de téléchargement gratuit, de piratage, de partage et de copie de fichiers, avec quelles mesures techniques protéger l’oeuvre et comment préserver le versement de nos droits d’auteur ?
• Existe-t-il une littérature informatique spécifique qui se développe face aux littératures orale et écrite et qui permet d’associer texte, sons, images ? La mutation technologique va-t-elle entraîner une mutation de l’oeuvre de création et bouleverser les goûts et les pratiques de la communauté des lecteurs prêts à tout partager sur le Net ?
• À la veille de bouleversements dont on sait toute comparaison gardée ce qu’ils coûtent aujourd’hui à la production et à la diffusion de musique et d’images enregistrées sur CD et DVD, comment bénéficier de cette chance de « sur-vie » de nos oeuvres, enfin disponibles sur la durée ? Comment grâce au Net nous libérer de la dictature des flux qui ne laisse à nos livres qu’une durée de vie de quelques semaines, le temps de disparaître des points de vente pour ne jamais y revenir ?

Le colloque de la SGDL a commencé à apporter des réponses à chacune de ces questions. Pour ma part, je veux ici simplement souligner quelques enjeux. Dire d’abord que les éditeurs, en France, ne sont pas tous sur la même longueur d’onde. L’expérience est très variable d’un secteur à l’autre. Quelques secteurs, peu nombreux, se sont frottés de longue date au numérique : les éditeurs de droit, d’encyclopédies et de dictionnaires, les éditions scientifiques, l’édition scolaire. Mais la majorité des autres éditeurs (littérature générale – fiction et non fiction-, édition universitaire, jeunesse, pratique, BD, etc) n’a pratiquement aucune expérience en matière d’édition numérique, ce qui s’explique d’abord logiquement par l’absence de vrais débouchés jusqu’à ce jour. Et au delà, il faut admettre que la curiosité pour les perspectives offertes à l’écrit par le numérique reste réduites. Nombre d’éditeurs ne travaillent tout simplement pas sur ordinateur, n’utilisent guère Internet et quand ils parlent du numérique, c’est surtout pour en dénoncer les risques de piratage. Ce climat ne facilite pas une bonne réflexion alors qu’il est désormais de plus en plus certain que la diffusion sous forme numérique de l’écrit constitue un défi majeur pour l’édition « traditionnelle » à relativement brève échéance.
Les choses cependant commencent un peu à changer dans le milieu, sinon sur l’édition numérique, du moins sur la puissance du Web. Parce que, tout simplement, tous les éditeurs constatent que quand on parle d’un livre sur Internet, cela fait vendre. Et surtout parce que dans un marché de la librairie stagnant, tous constatent l’envolée des ventes des « libraires en ligne » (Amazon.fr, Fnac.com, Alapage.fr, etc). Donc beaucoup d’éditeurs qui n’avaient jusqu’alors qu’un vague site Internet qui ne ressemblait pas à grand chose se réveillent et demandent à leur service marketing de le dynamiser.
Reste que l’on a encore guère avancé sur les problèmes de fond. En dehors des juristes des grands groupes qui se penchent sérieusement sur ces questions. Et d’un petit éditeur numérique, Eclat, qui publie des « lyber ».
La situation risque de changer profondément avec l’arrivée du papier électronique et de tablettes de lecture bon marché, offrant un confort équivalent à celui du papier classique ? Après l’échec du « e-book » du début des années 2000 (trop cher et peu commode), nombre d’observateurs estiment aujourd’hui que la nouvelle génération de « readers » qui commencent à arriver sur le marché ( et dont les performances s’améliorent très vite pour des prix qui baissent aussi très vite) pourrait permettre une vraie révolution dans les prochaines années : si, effectivement, en téléchargeant un fichier de livre sur un lecteur aussi bon marché qu’un lecteur MP3, on peut avoir le même confort de lkecture et la même commodité que le livre papier imprimé, cela change beaucoup de choses.
Les évolutions technologiques à venir sont à l’évidence grosses de bouleversements mais leur rythme comme leur ampleur restent à ce jour trop incertains pour qu’il soit utile de spéculer plus avant. En revanche, à partir des expériences existantes, on peut d’ores et déjà explorer quelques pistes notamment sur les terrains juridique et économique de façon pragmatique.

Un premier point important, c’est de bien distinguer le « livre clos » de l’écrit en mouvement. On aura toujours besoin du livre clos avec une première et une dernière page, qui ne bouge plus, qui fixe un moment de l’expression littéraire ou de la pensée d’un auteur ( ou d’un collectif d’auteurs). Si l’auteur le veut, peut-être reviendra-t-il dessus plus tard pour le transformer, c’est sa liberté. Mais il est essentiel qu’une oeuvre – roman, essai, BD ou autre- puisse être considérée comme close et circuler comme telle : c’est une condition pour resister à la dictature de l’instantanéitéet de l’éphémère pour que lecteurs et citoyens puissent conserver grâce à ces oeuvres la distance indispensable à l’exercice de la pensée autonome et de l’esprit critique. Pour cette oeuvre close, il est important de conserver les principes de protection du droit d’auteur, patrimonial et moral, qui sont ceux que nous connaissons aujourd’hui.
Il en va sans doute autrement pour les textes mouvants, collaboratifs et evolutifs, formidable innovation rendue possible par l’existence de la Toile, comme par exemple les livres qui se préparent sur Internet ; il peut arriver que des auteurs élaborent leur manuscrit en mettant en ligne des chapitres à mesure de leur rédaction pour susciter des discussions, réécrire... En ce domaine il existe déjà une licence (Creative Commons) qui assure une certaine protection. Mais il est clair que tout cela va créer des problèmes juridiques nouveaux.

Enfin, quels « modèles économiques » peut-on imaginer pour la diffusion des oeuvres sous forme numérique ? Quelles rémunérations pour l’éditeur et pour l’auteur ? On peut indiquer quelques enseignements des expériences en cours en France et ailleurs. Globalement pour l’instant s’agissant des oeuvres closes, il faut distinguer deux grands modes d’exploitation en ligne : d’une part le e-book, le livre electronique téléchargeable ; et d’autre part la bibliothèque numérique constituée d’un corpus plus ou moins important de textes ( livres et/ou articles).
S’agissant du livre électronique, on a déjà quelques expériences en France – et nettement plus aux Etats-Unis ou au Japon. En France, il a le travail pionnier du « diffuseur-distributeur-libraire en ligne » NUMILOG.
Contrairement à certaines idées reçues, le modèle économique du livre électronique qui commence à se stabiliser est finalement assez proche de celui du livre papier, pour l’un et l’autre, les maillons essentiels de la « chaîne de valeur » sont en effet identiques.
Pour l’acheteur le prix public du livre numérique est en général inférieur de 15% à 30% à celui de son homologue papier. Ensuite l’éditeur accorde au diffuseur-distributeur-libraire en ligne environ 50% de remise sur le prix public hors taxes. Comme aujourd’hui pour le papier, chaque acteur recevra une fraction du prix public HT pour rémunérer son travail : 35% à 40% pour le libraire ; environ 6% pour le diffuseur ; environ 8% pour le distributeur ; 10 à 15% pour l’éditeur ; et bien sûr environ 10% pour l’auteur. Dans ce schéma, la seule vraie « économie » par rapport à la chaîne de valeur actuelle du livre papier, c’est la disparition du papier et de l’impression dont le coût ne représente que 4% à 6% du prix public HT. Ces répartitions de valeur pourront sans doute évoluer mais une chose semble sûre : pour le livre numérique, à l’exception du métier d’imprimeur, tous les autres métiers qui constituent actuellement les différents maillons de la chaîne de production du livre papier conserveront leur principale raison d’être, même si les modalités de leur exercice vont se transformer, plus ou moins radicalement.

Le second modèle est celui de la bibliothèque numérique. Vient d’être lancée la Bibliothèque numérique européenne, EUROPEANA. En novembre 2008. Là aussi, c’est totalement d’actualité. Elle comporte deux millions d’oeuvres en ligne ( livres, images, photos, musique). Soit 1% du fonds européen ! La France aliment pour l’instant à 51% ce fonds. Il a eu aussitôt un tel afflux de lecteurs- on parle de 10 millions de connexions par heure- que la machine, épuisée, a dû être musclé et repart courant décembre 2008.
Européana s’iscrit dans une logique d’opposition à l’Américain Google, qui depuis 2004 a numérisé sept millions de livres, j’y reviendrai.
Notons qu’il existait déjà depuis 1996 à l’initiative de la BNF GALLICA, une bibliothèque numérique forte de 700 000 objets disponibles.
L’Europe compte développer fortement son projet puisqu’on parle, pour 2009/2010, de doter de 160 millions d’euros l’effort de numérisation et de traduction.
Nous sommes là dans la logique de bibliothèque, celle de la consultation ou de l’emprunt. Pour la consultation, un modèle désormais bien rodé en matière d’édition numérique de revues scientifiques est celui de l’abonnement annuel : il fonctionne pour les bibliothèques universitaires qui mettent à disposition de leurs usagers (étudiants, chercheurs, enseignants) les ressources auxquelles elles sont abonnées mais il est sans doute plus délicat à transposer pour une bibliothèque numérique comme Européana qui s’adresse d’abord aux particuliers.

Pour l’emprunt, on retrouve en partie les débats passés avec les bibliothécaires avant l’adoption de la loi sur le « prêt paant » et bien des solutions peuvent être imaginées qui vont dépendre des évolutions technologiques.
NUMILOG par exemple a commencé à texter une modalité de prêt d’un livre numérique ( à lire sur un ordinateur ou un lecteur nomade). Le distributeur vend un fichier à la bibliothèque mais avec des droits limités. Par exemple elle peut en prêter au maximum cinq en même temps ; quand ce seuil est atteint, elle ne peut plus en prêter d’autres copies. Et comme il ne sert à rien de faire revenir le fichier, celui-ci est « chronodégradable » ! Au bout de x semaines, il s’autodétruit.
Ces modalités de diffusion sous forme numérique d’oeuvres protégées impliquent des verrous de sécurité mais on est encore aujourd’hui dans l’ordre de l’expérimentation. Entre le tout fermé et le tout ouvert, le tout paant et le tout gratuit, il va exister une gamme de possibilités permettant de concilier les impératifs de rémunération de la création et ceux de la plus large diffusion des oeuvres, grâce aux nouvelles opportunités du numérique et d’Internet. Encore une fois il s’agit de ne pas répéter les erreurs commises dans le monde de la musique ou du cinéma.

Exemple d’opportunité qu’offre le numérique, l’affaire de la « zone grise », c’est à dire ces livres qui ne sont plus disponibles mais toujours protégés par le droit d’auteur. Les quelques 450 000 livres disponibles aujourd’hui en France ne représentent qu’une faible fraction de tous ceux qui restent protégés par la règle des 70 ans après le décès de leur auteur et dont la majorité n’est plus disponible : plusieurs millions de livres n’ont plus de vies sous forme papier et forment aujourd’hui un immense cimetière. Pour les ressusciter avant qu’ils arrivent dans le domaine public, le numérique est à l’évidence une solution. Il faudra évidemment trouver de l’argent pour cela car « convertir » sous forme numérique des livres épuisés qui n’ont plus qu’un public limité, cela implique un investissement initial non négligeable.
« L’offre généreuse » de l’américain Google aux bibliothèques et aux éditeurs de numériser gratuitement des millions d’ouvrages, protégés ou non, constitue à cet égard une solution aussi illusoire que dangereuse. Car outre que Google viole allègrement le droit d’auteur avec le principe « d’opt out » pour les oeuvres protégées ( c’est à dire je numérise et je mets en ligne tes livres sans te demander ton avis et si tu n’es pas content, je tes retire), la firme US joue sur le non-dit. C’est la publicité qui in fine doit assurer le financement de l’opération. Et ce « modèle économique » ne semble pas le plus sain pour assurer l’avenir du livre en préservant à la fois son accès au plus grand nombre et la possibilité de ressusciter ou de créer les oeuvres les plus novatrices.
L’aide de l’Etat est donc pour l’instant une condition nécessaire pour faire revivre les livres de la « zone grise ». Mais le besoin n’est pas colossal – quelques millions ou dizaines de millions d’euros en France- et surtout il n’a pas vocation à se perenniser. On est aujourd’hui dans une phase de transition : quand le marché du livre numérique sera une réalité, il n’est pas absurde de penser que le coût de mise en ligne d’ouvrages épuisés pourra être amorti par les ventes...
D’ici là, si l’Etat aide à amorcer la pompe, il est possible de commencer à faire revivre ces livres de la « zone grise » : ils pourraient notamment entrer dans une bibliothèque numérique comme Européana, donnant lieu à rémunération. Et certains d’entre eux pourraient exister à nouveau sous forme papier si l’importance de la demande numérique révélait leur intérêt.
Merci de votre attention.

Sources :
On consultera avec profit le site de la SGDL et notamment, dans sa rurique Dossiers, celui qui concerne « La création littéraire à l’heure du numérique », en particulier les interventions d’Alain Absire et de François Guèze dont je me suis largement inspiré.



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