BLB, Montrouge, 2012

1eres Rencontres régionales européennes
IRTS / Montrouge / Février 2012

Présentation d’un atelier d’écriture
Gérard Streiff, journaliste, écrivain

Je souhaite rendre compte, en deux mots, d’une expérience d’atelier d’écriture dans le quartier du Bois L’abbé à Champigny , Val de marne ; je remercie l’IRTS pour cette invitation.

Tout commence en novembre 2005. Dans une cité de Montfermeil, Seine St Denis, deux jeunes, Zyed et Bouna, sont électrocutés en se réfugiant dans un transformateur ; ils voulaient fuir une descente de police comme il en existe quotidiennement dans ce genre de lieux ; cette double mort – dont les responsables n’ont pas vraiment été poursuivis- va susciter des semaines d’émeutes en banlieue parisienne et aux quatre coins de la France. Champigny est à quelques kilomètres de Montfermeil à vol d’oiseau ; à ce moment là, s’il y a une tension dans le quartier du Bois L’abbé, dans l’ensemble les choses restent relativement calmes.
Janvier 2006, un (jeune) responsable du secteur jeunesse de la municipalité veut donner aux jeunes de ce quartier les moyens de dire comment ils ont vécu ces « événements », comme on appelle ici des crises qu’on ne sait pas nommer autrement. Pourquoi pas par le biais d’un atelier d’écriture ? Je vais animer cet atelier durant un semestre, de janvier à juin 2006, à l’occasion d’une quinzaine de rencontres, les mercredi après midi, le plus souvent dans le local des jeunes, le PRIJ, lieu de rencontres, de discussions, de jeux.
Quelques remarques en vrac :

1)Besoin d’un passeur
Pour réussir cet atelier, je savais qu’il me fallait un entremetteur, un passeur ; cela vaut pour tout atelier d’écriture qui est toujours une opération à trois, les écrivants (écoliers ou jeunes de quartier ou prisonniers), l’écrivain et le passeur, qui peut être le/la professeur du collège ou lycée, le responsable culturel en prison, l’animateur de quartier. J’ai eu la chance de croiser M.Redouane ; il sera mon douanier, si j’ose ce jeu de mots, car il y a une frontière (invisible) à passer, et mon guide dans ce pays de Bois L’abbé qu’il faut aborder avec patience ; il sera mon intermédiaire avec les jeunes garçons et aussi avec les jeunes filles qui ont bien des choses à dire mais plus de mal que les garçons à les dire.

2)Des jeunes « territoriaux »
Je connaissais un peu le quartier de Bois L’abbé ; je l’avais traversé une fois ou deux, des années auparavant ; mais ce retour est quasiment une découverte. Le site est très fort ; c’est un quartier populaire, de 8000 habitants, dont 60% étaient suivis (en 2005) par les services sociaux. Des dizaines de nationalités y cohabitent. C’est un quartier excentré, un peu la banlieue de la banlieue car, de Champigny, où on accède depuis Paris en RER, il faut emprunter un bus qui monte sur le plateau du Bois L’abbé. Cette localisation est importante, il y a une unité du lieu, une identité de quartier, une place à part. J’ai même entendu dire, durant l’atelier, qu’en sortant de Bois L’abbé, « on allait en France » ; une quasi ex-territorialité ?

Cette identité se fait en opposition-compétition avec d’ autres quartiers, chose que je découvre dès la première rencontre ; c’est une sorte de « guerre des boutons » à l’échelle des cités ; on sent tout de suite que ces jeunes sont « territoriaux », leur quartier est une donnée importante, un ancrage fort. Bois l’abbé se dit d’ailleurs, dans leur « parler », BLB. Des jeunes territoriaux donc, ce qui ne veut pas dire des jeunes « fermés », ils sont ouverts sur le monde, je vais y revenir.

3)Travailler ensemble
On va inventer ensemble une histoire dont ils seront les héros, en quinze séances. A la première rencontre, ils sont nombreux, plus d’une vingtaine, la plupart de jeunes français qui ont des parents originaires d’Afrique ; des adolescents, autour de quinze ans, mais ça varie (de treize à 20 ans ?). Il n’est pas trop difficile d’évoquer avec eux les « événements » une première fois, dès lors qu’on assure que c’est LEUR histoire, que tout a de l’importance, que TOUT PEUT ETRE DIT, je ne suis un pas un flic. Nous partons des « événements » donc, ils en parlent, évoquent des incidents, des frayeurs qu’ils se sont faits, du jeu du gendarme et du voleur. J’écris le premier chapitre ; c’est le plus facile. Ensuite, il va falloir les fidéliser, chaque semaine. En classe ou en prison, c’est facile : le cadre est fixé, obligatoire ; ici, c’est plus complexe, on est tout à fait libre de venir ou pas, de passer sans s’arrêter, etc ; il faut donc les fidéliser et les amener à écrire ! La seconde fois, je retrouve une partie des participants, je leur montre notre travail ; je laisse le texte sur la table, j’attends ; ils lisent, vérifient bien que c’est leur quartier, leurs noms, qu’ils sont acteurs de ce petit film qu’on se fait.

On a imaginé comme personnage principal de notre histoire un livreur de pizza ; ce petit boulot, typique de la précarité ambiante, s’est imposé vite ; notre livreur est à la recherche d’un homme qui a disparu, au moment des émeutes ; on apprendra plus tard que c’est un « sans papier » qui se cache.
A chaque visite, les jeunes vérifient que je conserve leur mots, que je respecte leur style ; dès lors on a trouvé un rythme de croisière.

4) Le jeu des mots
Comment les amener en effet à prendre la plume pour un récit inventé ensemble ; je découvre vite que nombre d’entre eux non seulement aiment le rap mais ont une certaine habitude et habileté d’écrire des morceaux de rap. Le rap, par son côté ramassé, répétitif, martelant, permet cette écriture saccadée, qui est un mélange de verlan, d’argot avec utilisation du langage SMS. C’est de la poésie colérique ; eux disent, c’est du « rap criminel ». Le sociologue Laurent Mucchielli a écrit d’excellentes choses à ce sujet, dès 1999, dans un article intitulé « Le rap et l’image de la société française chez les jeunes des cités » dans la revue « Questions pénales ». Le rap dit fort et bien la corruption par l’argent, les injustices, les dominations, le flic omniprésent, la justice pas juste, le pessimisme ambiant, le sentiment d’abandon. Il permet un travail de rimes et de rythme, de mots décomposés et recomposés. Avec le rap, on est à la bonne température pour dire :
allons y donc pour le rap ! Je les sens surpris par ma proposition puis je vois sortir des poches des papiers et encore des papiers ; et ça va durer tout au long des quinze rencontres ( j’ai conservé la plupart de ces documents).

Donc, à partir des témoignages recueillis de semaine en semaine, à partir des morceaux de rap, une histoire peu à peu prend forme. Ici, je signale en passant une apparente contradiction : ces jeunes sont polis ; dans le rapport à l’autre, ils n’arrêtent pas de se saluer ( je crois n’avoir jamais autant serré de mains en si peu de temps qu’en ce lieu là) et en même temps leur expression, orale, écrite, est violente, provocante. Tous se donnent plus ou moins des surnoms, souvent des surnoms de guerre ; c’est le fait de tous les garçons ; pas des filles encore que des filles donnent comme nom à leur groupe de danse « Ghetto super classe » ! Cette « reconnaissance », par l’écrivain et par le texte, de leurs surnoms les a beaucoup émus et amusés.

Ce travail sur les mots va nous occuper à plusieurs reprises ; ils corrigent les tapuscrits que j’apporte, ils me proposent des mots d’argot, m’initient à leur langue plus ou moins locale ; on va mettre au point d’ailleurs un glossaire, en fin de texte, intitulé « Parlez vous le BLB ? »

5) Importance du lien social
L’importance du lien social, de la vie collective à Bois L’abbé est évidente. Il y a un lien collectif contre ( contre les autres quartiers ; contre les flics). La présence policière peut être spectaculaire dans ce quartier plutôt paisible, d’après ce que je peux juger ; les rondes ont à mes yeux une violence au moins symbolique. Sans doute y-a-t il là
un petit côté laboratoire ? Car trois ans plus tard, cette présence policière s’est « banaliséé » partout, à BLB comme dans les centres ville, en banlieue comme à Paris.

Cette présence a parfois des aspects insolites ; j’ai été témoin d’un policier qui s’approche de jeunes ; on appréhende ; or il vient leur signaler (ou rappeler) un match important le soir même à la télé ; les jeunes notent ; c’est sans doute un moyen pour le policier de passer une soirée tranquille, reste que ça crée, un temps, une complicité amusante.

Mais cette vie collective s’écrit aussi au positif. Certes les « anciens », des jeunes du coin qui ont 20 ans ou plus, qui sont étudiants, ont déjà la nostalgie d’un temps (les années 90 !) où on était, à les entendre, bien plus solidaires... et eux évoquent notamment des souvenirs liés à l’école (et une prof qui inspirait la peur avec ses claques célèbres), au sport ; ils disent aussi qu’avant (il y a dix ans...), c’était moins « communautaire ».
Mais ces nostalgies mises à part, il reste aujourd’hui un fort lien social. Via le centre de loisirs et ses multiples activités, sportives, culturelles (places de ciné, sorties, l’épisode du saut à l’elastique). Une vie collective à travers des voyages = ces jeunes gens au territoire bien marqué sont très sensibles par exemple aux voyages collectifs et de solidarité, des voyages « humanitaires », au Maroc, au Sénégal, en Inde. Une vie collective à travers des fêtes comme un mariage dans la cité resté fammeux. Une vie collective aussi à travers des moments civiques comme une opération propreté où tout le monde, sac à la main, se met en chasse des détritus...

6)A quoi ça sert ?
Que peut en effet un atelier d’écriture contre la crise et sa logique d’écrasement des plus faibles ? Peu de choses. Et pourtant ce travail a pu faire bouger des lignes.
Le texte en effet, repéré par l’ALI, Association lacanienne internationale, a permis la rencontre – hautement improbable - entre les jeunes de l’atelier et le monde de la psychanalyse ( lors d’une rencontre à un colloque de l’ALI à la Pitié-Salpêtrière en 2009) ; de cette rencontre est sorti un livre aux éditions ERES qui a connu un certain écho médiatique ( plusieurs articles remarqués dans la presse d’Ile de France) ; le regard des Autorités locales sur les jeunes du quartier -et vice-versa- a changé, et la presse municipale a valorisé leur travail ; on parle même d’une possible adaptation du récit à la télévision...
Bref, tous les espoirs sont permis.



Site réalisé par Scup | avec Spip | Espace privé | Editeur | Nous écrire