Soldat, tapuscrit 1

Hans Heisel
Un soldat allemand
dans la Résistance française
1)
Piscine Molitor, Paris, juin 1944
Le premier-maître Hans Heisel finit de se rhabiller ; il époussette d’un geste rapide ses bottes, se redresse, enfile sa veste, bleu sombre, caractéristique des sous-officiers de la Kriegsmarine, la marine de guerre nazie. Son collègue Arthur Eberhard, simple matelot, lui, est déjà prêt. Son calot, un béret à rubans noirs, à la main gauche, il se peigne longuement devant la grande glace ; il lève le menton, se regarde de face, de profil, semble satisfait de son inspection. Tous les deux sont encore de jeunes hommes, l’uniforme les vieillit à peine ; ils ont pris l’habitude de venir faire quelques brasses en milieu de semaine, de préférence le jeudi, dans cette piscine des beaux quartiers parisiens, avenue Porte de Molitor, dans le 16e arrondissement. Ce jour-là, en effet, le lieu est interdit aux autochtones et réservé aux soldats allemands. De toute façon, ils n’y croisent jamais grand monde, surtout à cette heure du déjeuner et ils peuvent s’imaginer que tout est à eux. Les deux hommes apprécient cette sorte d’apaisement qu’on ressent tout de suite après le bain, ce relâchement du corps, cette détente de la chair. Soudain de l’entrée parvient un brouhaha qui précède l’arrivée bruyante dans le vestiaire d’une section entière de la Werhmacht. Le regard des deux hommes se croise dans la glace ; un simple échange, ni clin d’oeil, ni grimace, ni même haussement des sourcils ; un regard et le message entre eux passe, du genre : doucement, mon camarade, on ne se presse pas trop, on traîne un peu, on musarde, d’accord ? Peut-être qu’il va y avoir un marché à faire ici, qui sait ? Hans Heisel désormais met un temps fou pour boutonner sa veste alors qu’Arthur Eberhard se peigne encore et encore. Les nouveaux arrivants papotent et ne semblent même pas les remarquer, tout excités qu’ils sont à la perspective du plongeon imminent ; dans un ensemble assez parfait, ils quittent leur casquette, défont leurs ceinturons qu’ils accrochent à un lourd porte-manteaux central, se déshabillent en plaisantant ; leurs rires rebondissent sur les parois carrelées de la salle, provoquant une véritable explosion sonore ; ils mettent leur maillot, tous identiques, blancs, anonymes, puis, une serviette sous le bras, tous s’en vont en sautillant, sous la conduite d’un officier énergique, passent par la douche et accèdent enfin au bassin jusque là désert, somnolant sous son immense verrière, encadré sur les quatre côtés par deux étages de cabines individuelles. Les visiteurs plongent les uns après les autres dans un chahut de gamins ; le vestiaire, lui, est redevenu silencieux. Hans Heisel boutonne toujours sa veste, Arthur Eberhard soigne toujours sa coiffure ; ils sont seuls ; ils écoutent, au loin, l’officier qui tente de gendarmer sa troupe. Pour lui, apparemment, il n’est pas question que ses ouailles se dissipent trop ; il crie, ordonne, aboie presque ; on comprend qu’il organise déjà une course, encourage les premiers, houspille les retardataires.
Hans Heisel et Arthur Eberhard n’ont toujours pas échangé un mot ; le matelot d’instinct se place près des douches, observe de loin le bassin ; pas de danger de ce côté là, toute la troupe semble polarisée par la compétition. Hans Heisel s’approche du porte-manteaux surchargé de ceinturons. Il déboutonne chaque étui qu’il ouvre, un à un, récupère chaque pistolet, tous des Luger, une arme de qualité ; il les fait disparaître très vite dans un grand sac de toile. En moins de deux minutes, il rafle une vingtaine d’armes ; le total pèse un bon poids, une quinzaine de kilos sans doute. Dans le bassin, la course retient plus que jamais l’attention des nageurs. Hans Heisel se saisit du sac, tout boursouflé, et les deux hommes quittent le vestiaire, traversent l’entrée, sortent de la piscine sans croiser d’intrus. Pas de gardien en vue, il doit faire sa pause repas. Personne non plus sous le péristyle, la galerie à colonnades en demi lune qui donne sur l’avenue ; il faut dire que le mauvais temps ne pousse pas à la flânerie. L’été tarde en effet et du ciel plombé dégouline un crachin tristounet. La place toute proche est peu animée, quelques véhicules pressés filent vers le bois de Boulogne. Les deux marins s’éloignent rapidement vers le premier métro, Porte d’Auteuil, ils s’y engouffrent, passent le contrôle, sautent dans la première rame, direction La Concorde. Pas question de ramener le butin à la caserne, il faut le déposer chez le coiffeur. Ce n’était pas prévu, c’est même plutôt risqué mais ils n’ont pas le choix. Hans Heisel décide de livrer le matériel seul, pas la peine qu’on les voit trop ensemble, Arthur et lui. Son ami le quitte à la station suivante pour remonter vers les Champs Elysées ; le premier-maître, lui, prend par Montparnasse. Assis, il tient serré contre lui le sac volumineux. Au toucher il devine le contours des pistolets ; il connaît cette arme comme sa poche. Le Luger p-08 ou Luger parabellum, calibre 9mm, a déjà connu son heure de gloire pendant la première guerre mondiale ; c’est une arme confortable, précise, 800 grammes, huit coups garantis. Un petit peu moins à la mode aujourd’hui mais toujours aussi fiable. Hans Heisel surprend son reflet dans la vitre du wagon ; au fond des yeux, pour qui sait lire, il y a de la joie et de la peur, de l’excitation surtout. Il ressemble bien sûr au jeune homme arrivé à Paris quatre ans plus tôt, en même temps il est devenu quelqu’un d’autre. Un autre Hans heisel est né ici... Il revoit alors le chemin parcouru, se rappelle comme dans un film en ? accéléré comment il en est arrivé là.
2)
Javel, Zola, Grenelle, les stations défilent et Hans revoit en accéléré son histoire ; c’était hier, c’était il y a un siècle. Il n’a que vingt et deux ans, son anniversaire était en mars. Né à Leverkusen, une ville de Rhénanie-Westphalie, entre Cologne et Dusseldorf, il est d’origine modeste. Assistant de laboratoire, il est incorporé en 1940 dans la Wehrmacht, à 18 ans. On lui fait suivre une formation de radio-télégraphiste, il est affecté à la Marine, avec le rang de major. Ni nazi, ni antinazi, il ne se pose pas trop de questions, son pays est en guerre, il fait la guerre. Point. Il faut dire que cette guerre commence pour lui un peu comme un conte de fées. L’expression est peut-être un peu forte ; disons qu’au début, il a un peu de mal à se sentir en guerre.
Il se retrouve en effet à Paris. Il aurait pu échouer sur la Baltique ou sur l’Atlantique, dans les neiges de l’Est ou le sable de Lybie, sur tous ces fronts où l’on risquait chèrement sa peau. Or il débarque à Paris, « la ville lumière » comme il l’écrit à ses parents, lui qui n’avait jamais quitté sa ville natale. Et pas n’importe où à Paris : il se retrouve à l’Etat-major de la marine de guerre, Hôtel de la Marine justement. L’appellation est modeste, elle cache bien son jeu. Car l’Hôtel en question est un des plus beaux palais parisiens, une vraie splendeur, un lieu d’un luxe inouï, dont le bâtiment jumeau, de l’autre côté de la rue Royale, est le fameux hôtel de Crillon, réquisitionné également par l’armée allemande.
Le bâtiment, du 18è siècle, solennel, large, orgueilleux, étale des arcades au rez de chaussée et une série de colonnades à l’étage ; il donne sur une place immense qui semble n’avoir pas de fin, puisqu’elle est bordée, sur trois côtés par les Champs Elysées, les Tuileries et la Seine, donc du vide, enfin de l’espace, un espace presque illimité. Rien vraiment n’arrête l’oeil, l’impression d’immensité est totale. Un décor à donner le vertige. L’Hôtel lui même est gigantesque. 20 000 m2, une foule de salons dorés, d¹appartements d¹époque, de bureaux, plus de 500 pièces en tout, un vaste escalier d¹honneur, deux cours intérieures, des sous-sols interminables et tout un mobilier d¹origine qui est resté en l¹état. Difficile de faire plus grandiose ; Versailles peut être et encore. Et c’est là que Hans commence sa guerre, dans un des plus prestigieux palace du monde. Pour lui, Paris, ce Paris-là, est une révélation, un choc, un rêve. Il l’écrit dans sa correspondance avec sa famille : « C’est une ville merveilleuse, captivante ». Les premiers mois, il avoue n’avoir jamais aussi bien vécu, n’avoir jamais été aussi bien logé.

Pas de quoi, cependant, oublier longtemps la guerre. A l’Hôtel de la Marine se trouve l’état major de la « Kriegsmarine », le commandement général de la marine allemande. Des centaines d¹officiers, de sous-officiers, de soldats, tout un réseau très sophistiqué de liaisons radios, tout le personnel du « département occidental des transmissions de la marine ». A sa tête, le capitaine de corvette Schimmelpfennig et le lieutenant de vaisseau Albrecht, des nazis purs et durs, comme toute la hiérarchie militaire d’ailleurs. Des petits maîtres qui ne souhaitaient pas que leurs subordonnées se laissent aller dans ce cadre de rêve, imposaient une discipline très jugulaire-jugulaire, multipliaient les exercices et la pratique forcenée du sport. C’est « Hôtel de la Marine » que convergeaient toutes les informations du front occidental, tout ce qui pouvait se passer sur la façade atlantique, cette fameuse façade que les nazis accaparent, de Dunkerque à Hendaye en passant par Cherbourg, Brest, St Nazaire, La Rochelle, Bordeaux, dès l’invasion de 1940. C’est dans cette ruche fébrile qu¹on réceptionne toutes les nouvelles de ces divers sites. Et le radio Hans heisel est au coeur de cette immense toile d¹araignée.
Le cadre où il évoluait avait beau être prestigieux, la guerre était partout. Dans cette agitation permanente des bureaux, dans l’impressionnant dispositif de protection autour de l’Hôtel également, tenant à distance les rares passants. D’ailleurs une main malicieuse, et courageuse, avait écrit à la craie sur un muret des Tuileries une inscription qui restera longtemps, que Hans heisel mettra du temps à comprendre : « La Concorde est passée à l’ennemi ! ».

3.)
En fait, la guerre, son ampleur, sa violence, c’est chez son coiffeur que Hans Heisel va en prendre conscience. Il confiera quelques mois plus tard à son ami Arthur Eberhard : « Le hasard a voulu – parce que tout seul je ne l’aurais jamais fait- donc le hasard a voulu que je devienne ami d’un coiffeur français ». Cette rencontre, normalement, n’aurait jamais dû avoir lieu. Car normalement, un soldat allemand ne devait pas faire ce genre de choses. « Un soldat allemand ne sympathise pas avec l’ennemi ! » : on lui avait pourtant assez répété la consigne. Sa hiérarchie ne plaisantait pas avec ça. « Quand on est soldat, on ne doit pas avoir ce genre de pensées, comme fréquenter l’ennemi, on doit se contenter d’exécuter les ordres », etc. Hans Heisel savait tout cela, il savait qu’un bon soldat, c’était quelqu’un qui écoutait et suivait bien les ordres. Lui n’était pas contre, ces recommandations paraissaient légitimes, oui, on était en guerre, et pourtant...Le jour où il eut envie de se faire couper les cheveux, du côté des Champs Elysées, par un coiffeur « ennemi », il n’eut pas vraiment le sentiment de commettre un forfait, de trahir, de passer de l’autre côté. Pour une histoire de cheveux, de quelques poils ! Hans Heisel aimait séduire, et il séduisait sans peine les jeunes femmes, il tenait donc beaucoup à sa présentation. Il tomba, rue Balzac, sur un petit coiffeur, du nom de Kissinger, qui parlait allemand ! Allelouia ! Un coiffeur germanophone, à quelques centaines de mètres de l’Hôtel de la Marine ! La chance, le bel hasard. Parce que lui, Hans, au début de son séjour parisien, ne parlait pas un mot de français, il avait quitté l’école très tôt et ne connaissait que l’allemand. Le coiffeur en question était alsacien. Il avait fui cette région quand elle avait été annexée par Berlin. L’Alsace, la Rhénanie, des voisins ou presque. La conversation entre eux s’engagea facilement. L’échoppe était minuscule, le coiffeur n’y recevait qu’un client à la fois, les échanges discrets se faisaient toujours en tête à tête. De surcroît, l’artisan, vieux monsieur aimable et volubile, ressemblait très vaguement à un vieil oncle du jeune marin.
Celui-ci se sentit tout de suite en confiance, détendu. Lors de leur première rencontre, il parla beaucoup de Paris, des impressions que lui faisait cette ville, fit allusion à Leverkusen, à sa famille, son métier, sa formation mais resta très évasif sur son travail au Quartier Général de la « Marine ». Il quitta Kissinger en se promettant de le revoir. Ainsi Hans Heisel prit l’habitude, semaine après semaine, de retourner dans cette boutique. Une manière d’amitié était en train de naître. Fatalement, on parla de la guerre. Et Kissinger, l’air de ne pas trop y toucher, commença à aborder des sujets plus délicats : comment s’était passé « la débâcle » de 1940, cette fuite de presque tout un peuple laissé à lui même, comme abandonné ; comment les Français vivaient (mal) ; quels problèmes ils rencontraient. Il semblait très au courant de l’actualité politique, très friand aussi de ces questions. Hans heisel, curieux, écoutait, apprenait. Il n’était pas dupe, il savait bien qu’il n’était pas à Paris comme libérateur ; il sentait dans les yeux des passants au mieux de l’indifférence, on le regardait sans le voir, comme s’il était transparent, au pire, on le lorgnait avec haine, on le « fusillait du regard » comme dit l’expression. En même temps, il n’avait vécu la guerre que depuis son bureau ; il écoutait Kissinger, il découvrait peu à peu le rôle répressif de l’armée allemande, les exécutions pour l’exemple, la chasse aux juifs, les disparitions de patriotes...« Il me posait des questions que moi je ne m’étais encore jamais posées : pourquoi êtes-vous en France ? Quel rôle jouez vous dans cette guerre ? Il a été le premier à me parler de ces choses là. »
Petit à petit, le coiffeur fait en somme l’éducation du major et Hans heisel s’étonne, s’instruit, découvre. Le voilà même qu’il questionne son nouvel ami : que se passe-t-il à l’Est ? En Afrique ? À Londres ?... Et il se rend compte assez vite que ce que lui raconte Kissinger est confirmé par ce qu’il peut remarquer lui même, tous les jours, à l’Hôtel de la Marine. Affecté aux communications radio, il entend ou voit passer à l’Etat-major un nombre considérable d’informations ; et il observe vite que toutes ces nouvelles n’ont pas le même sort ; la plupart sont diffusées telles quelles mais certaines sont censurées, d’autres sont réservées pour certains initiés. Cela concerne précisément toutes ces choses dont lui parle le coiffeur : des massacres, des déportations, des camps de concentration, des actes de représailles, des revers militaires aussi.
Et Hans Heisel peu à peu change. Sa façon de regarder les « siens », ses chefs singulièrement, de les écouter parler est de plus en plus critique ; de plus en plus souvent leurs remarques le troublent, l’indisposent. Au fil des mois, il en arrive à cette idée, terriblement dérangeante, confiée à son collègue Eberhard :
« Objectivement, j’étais complice d’un immense crime organisé par le régime nazi et je ne voulais pas jouer ce rôle ; c’est alors que je me suis dit : il faut faire quelque chose. »
Quand le coiffeur sentit que le lien de confiance entre eux deux était devenu suffisamment fort, et que Hans heisel lui semblait disponible, il finit par lui avouer qu’il participait à un mouvement de résistance antifasciste, composé d’Allemands, surtout, et travaillant main dans la main avec des Français. Ce jour-là, il dut considérer que l’information était assez importante pour ne pas en dire plus. Un long silence suivit sa confession et il laissa repartir son client perplexe.
En fait Hans heisel était proprement bouleversé par cet aveu, au point d’éviter le coiffeur la semaine suivante. Que devait-il faire ? On lui avait pourtant bien dit de ne pas fréquenter l’ennemi, on l’avait assez mis en garde, voilà ce que ça lui rapportait, d’avoir désobéi ! Non seulement il pactisait avec l’adversaire mais il côtoyait des « terroristes » ! Kissinger de son côté pensa qu’il avait été bien imprudent, qu’il avait parlé trop vite, qu’il ne reverrait plus son jeune militaire, ou pire : que ce dernier allait lui envoyer la Gestapo, la police nazie. En fait le marin revint. Ce jour-là, en dehors d’une solide poignée de mains, les deux hommes ne se dirent rien, absolument rien. Trop émus sans doute, ils gardèrent un silence total, complice, durant toute la séance. C’est au cours de la visite suivante que le coiffeur lui dit :
« Si tu le désires, tu pourrais toi aussi participer à la Résistance... »
Le soldat répondit oui, de la tête, longuement, simplement ; cela suffisait comme conversation pour ce jour là.

4.)
La première tâche que le « réseau » ( c’est à dire Kissinger le coiffeur, plus tard Georges S., un tailleur yougoslave du faubourg St Honoré ou Mado l’agente de liaison...) va confier au jeune homme consiste à distribuer des tracts, en langue allemande, pour les soldats allemands. Il s’agit parfois de minuscules bouts de papier, souvent pas plus grands que des feuilles de papier à cigarettes ; on y a tamponné des slogans de deux, trois mots, du genre : « Hitler doit partir » ou « Retournons dans nos familles ! » Plus tard, on lui confie des tampons et il peut réaliser lui même ces messages. D’autres tracts sont plus substantiels, ils ressemblent déjà à des petits journaux, avec un titre comme « Notre patrie » (Unser Vaterland) ou « Soldat à l’ouest » (Soldat im Westen) et proposent des articles incendiaires genre « Assez de cette merde ! » (Raus aus der Scheisse !) ou des dessins de soldats allemands, las et paisibles à la fois, sous le panneau « Retour vers l’Allemagne ».
Evidemment, il n’est pas question de donner ces papiers de la main à la main, de s’exposer publiquement ; il faut les diffuser le plus discrètement possible, dans des endroits fréquentés par des militaires : cafés, brasseries, restaurants, salles de loisirs, cinémas...
Plusieurs fois, Hans Heisel dépose ces fascicules sur les fauteuils d’une grande salle de cinéma réservée aux troupes d’occupation, le « Soldatenkino » du boulevard Montmartre ( aujourd’hui, le cinéma Rex). Le spectacle y est permanent. A longueur de journée sont projetés les actualités et les films, sans entracte, sans interruption, sans la moindre pause ; la salle de projection est donc toujours plongée dans le noir ; et il y a un va et vient constant des spectateurs ; à tout moment, des gens arrivent, d’autres partent, dans une sorte de mouvement perpétuel. Hans Heisel en profite pour circuler entre les rangées et abandonner sur les sièges libres ses petits mots.
Ensuite, il lui arrive, pour le plaisir, même si ce comportement n’est pas très prudent, de stationner dans la rue, à proximité de la sortie et d’observer comment les gens réagissent. Il y a toujours des gradés qui sortent furieux de la séance, chiffonnant le prospectus et criant au scandale : »Quelle saloperie ! ». Ou des soldats, plutôt sidérés, qui lisent sans précaution le texte qu’un voisin aussitôt leur arrache des mains :
« T’es pas fou ?
« Je croyais que c’était une publicité ! »
Il y a encore ces soldats qui s’éloignent rapidement, les mains dans les poches, cachant sans doute ces papiers qu’ils liront plus tard, ailleurs, au calme. Hans Heisel se demande quel peut bien être l’écho de ces distributions ? Certains jours, il se prend à rêver qu’il a ainsi réussi à troubler certains de ses collègues, à les déstabiliser ; d’autres fois, il a l’amer sentiment que tout cela ne sert strictement à rien.
Hans Heisel utilise également une autre technique, très singulière, pour propager son matériel subversif. Dans les toilettes de ces lieux fréquentés par l’armée, il glisse ses petits tracts à l’intérieur des rouleaux de papier hygiénique. Il lui faut d’abord dérouler la bande, plier et plaquer le tract entre deux couches de papier puis enrouler à nouveau la bande sur elle même. Voilà bien un endroit où il est seul à opérer et où celui qui va tomber sur sa littérature est assurément, à ce moment là, le seul témoin de sa découverte ! Pourtant, un jour, il faillit se faire prendre. Le gérant d’un de ces établissements à soldats a repéré en effet cette cache ; il se met à espionner les clients, surtout ceux qui fréquentent ses toilettes, et finit par confondre Hans Heisel alors que ce dernier vient d’insérer ainsi ses tracts. Le tenancier l’attend à la porte du cabinet, apostrophe le major, veut causer un esclandre, rameuter l’assistance. L’affaire devient dangereuse, encore qu’aucun témoin n’a jusque là assisté à l’altercation. Hans Heisel n’a plus le choix : il dégaine son arme, le plaque sur la joue de l’espion et d’une terrible voix de basse, le menace : « Tu parles ? T’es mort ! ». Puis il s’enfuit et ne remettra jamais les pieds dans ce café ni même dans le quartier. Le bistrot doit prendre son avertissement au sérieux, il garde le silence : Hans n’entendra plus jamais parler de cette affaire.
A la même période, il connait une autre alerte sévère, toujours à cause de ces fameux papiers. Il s’est rendu un matin au bureau, Hôtel de la Marine, en cachant sous sa vareuse un petit paquet de tracts. Il prend là un risque bien inutile mais il compte distribuer ces feuilles sur plusieurs sites, en ville, dans la soirée. Le moment venu, il est déjà dans la rue, il veut reprendre ses libelles, ils ont disparu. Affolé, il se palpe, sous sa blouse, sa chemise : rien ! Il revient sur ses pas, inspecte discrètement les trottoirs : rien de rien ! Il se dit, paniqué, qu’il a peut-être abandonné les pamphlets sur son bureau. Un moment d’égarement, d’inattention. Le lendemain matin, à l’entrée de l’Hôtel, il est arrêté par un collègue de la sécurité militaire, un gaillard joufflu et rougeaud qu’il connait de loin et qu’on surnomme dans la maison « la lune » en raison de l’aspect parfaitement sphérique de son visage. Celui-ci lui apprend qu’on a retrouvé un paquet de tracts en allemand dans un escalier de l’immeuble. Cette annonce a évidemment sidéré la hiérarchie qui exige une fouille systématique du palais, de chaque pièce – il y en a plus de cinq cents !- et de ses habitants. Hans Heisel réalise que son matériel a tout simplement glissé de sa vareuse la veille, dans la journée. Sans transition, « la lune », qui a été chargé de fouiner dans tout l’Hôtel, lui demande s’il ne peut pas lui donner un coup de main, l’aider à contrôler les résidents et inspecter les bureaux. Hans Heisel accepte aussitôt cette suggestion, presque avec entrain. Il passe la journée, avec son collègue, à chercher, à vérifier, à sonder, à regarder les armoires, à retourner les dossiers. En vain. Du moins, on ne retrouve aucun autre matériel subversif. Par la suite, Hans Heisel conserve de bons rapports avec « la lune », l’homme de la sécurité de l’Hôtel de la Marine et lorsqu’ils se croisent, les deux hommes ne manquent jamais de bavarder, de plaisanter même. Comme des complices, en somme.

5.)
A l¹Hôtel de la Marine, Hans Heisel attire dans son réseau deux autres militaires allemands, travaillant sous ses ordres au service radio.
Dès 1941, il sympathise avec le matelot Arthur Eberhard. Leur entente se fait assez naturellement. Eberhard vient d¹une famille de gauche, de Wuppertal. Il se montre vite, dans leur tête à tête, assez critique à l¹égard du régime nazi pour que Heisel se sente encouragé à lui parler franchement. Il l¹invite à passer à l¹acte, Eberhard accepte. Grand amateur de musique, chanteur de formaton, celui-ci initie son compagnon à l¹opéra. Ainsi peut-on les voir souvent ensemble, cheminant vers des concerts ou des spectacles, mais lors de leurs échanges, quand ils écoutent Mozart ou Rossini, il est plus souvent question de tracts et de rendez-vous scabreux que de choeur et d¹orchestre.
Durant l¹été 1943, le matelot Kurt Hälker vient compléter le trio. Cette fois la
rencontre est plus accidentelle. On est à la mi-juillet, il est passé
minuit, deux marins de permanence au service radio bavardent. Une petite
lampe de bureau éclaire chacun des claviers, le reste du service est dans la
pénombre. L¹air est lourd, les appels sont rares et l¹Hôtel de la Marine
dort. Les soldats se connaissent, s¹apprécient ; ils se croient seuls et se
laissent aller, ils disent leur amertume :
« Marre, il y en a marre. De cette guerre, de cette merde !
« D¹accord avec toi. En plus on est en train de la perdre, cette guerre !
T¹as vu un peu les nouvelles de l¹Est ? Mais on fait quoi ? Qu¹est-ce que tu
veux qu¹on fasse ?
« On se tire ?! On part ! Ailleurs, vers le Sud, l¹Espagne, l’Afrique, l¹Amérique
Latine.
« T¹en connais, toi, des gens qui ont pu faire ça ? »

A ce moment-là, un imperceptible mouvement au fond de la salle les alerte et
les fait taire aussitôt. Comme une image photo devenue visible dans un bain
de révélateur, on devine une ombre, qui s¹approche lentement d¹eux. Les
bottes prennent la lumière, puis l¹uniforme : c¹est un gradé ! Comme
électrisé, un des soldats se lève, livide ; il repousse vivement sa chaise, quitte
immédiatement la pièce. Le matelot resté à son poste se fige dans une sorte
de garde à vous emprunté. Hans Heisel se contente de lui dire :
« Je pense que vous avez une permission cet après midi ?
L¹autre acquiesce ; le major lui fixe alors rendez-vous à 14h à l¹entrée de
l¹Hôtel puis disparaît.
Kurt Hälker, c¹est le nom du matelot, passe seul le reste de sa nuit de
permanence à envisager le pire. Au matin, pas question pour lui de se
reposer. Il songe même à préparer sa valise, se demande ce que le major lui
réserve : la prison ? le tribunal ? la Gestapo ? le front russe ? L¹autre a
l¹embarras du choix. 14 heures, chiffonné mais ponctuel, le matelot arrive à son rendez-vous, Hans Heisel le rejoint.
« Allons vers le Trocadéro, voulez-vous ? suggère le major. Kurt
Hälker veut bien. Ils traversent en silence la Place de la Concorde, à peu près vide, atteignent la Seine qu¹ils longent, lentement, vers le Pont Alexandre III. Ce n¹est qu¹au bord du fleuve, assuré d¹éviter les oreilles
indiscrètes, que Hans Heisel parle, ou plutôt gronde :
« C¹est pas comme ça qu¹il faut faire ?!
Silence. Kurt Hälker attend, dérouté.
« Ça sert à rien ! C¹est pas en désertant, c¹est pas en se sauvant en Amérique Latine ou je ne sais où que vous allez servir à quelque chose, vous comprenez ? C¹est pas comme ça que vous allez combattre Hitler et sa clique ? ni aider l¹Allemagne et accélérer la fin de la guerre, tu comprends ?
En quelques phrases, on est passé du « vous » au « tu ». Et peu à peu, tout en poursuivant cette flânerie, dépassant le Pont des Invalides puis le Pont de l¹Alma, dans une chaude après midi de l¹été 1943, le major de la Wehrmacht Hans Heisel apprend à son subordonné, Kurt Hälker, matelot radio de la Kriegsmarine, qu¹il appartient à la résistance et il lui propose de rejoindre son combat.
« Veux tu nous aider ? »
Kurt Hälker accepte. Le trio de l¹Hôtel de la Marine est formé.

Hans Heisel n¹aura jamais à se plaindre de ses deux camarades, aussi
efficaces que discrets. En revanche, en 1942, alors qu’il est muté, pour quelques mois, à la direction du service des torpilles, dans l’ouest parisien, un organisme chargé de l’approvisionnement des sous-marins de l’Atlantique, sous l’autorité de l’amiral Von Trotha, il connait une expérience plus
difficile avec Joseph Ibsen, de Lübeck. Dans ce nouveau poste, Heisel dirige une dizaine de militaires, des femmes essentiellement. Il entame un travail d¹approche auprès d¹un très jeune soldat, Joseph Ibsen, qu¹il pressent violemment antinazi. De fait, ce garçon se montre vite disponible pour agir. Toutefois, un jour, alors qu¹il parle politique avec une des auxiliaires de la base, Martha Kiffer, militante acharnée de la cause hitlérienne, épouse d’un lieutenant SS sur le front russe, le jeune homme s¹emporte et la traite de « 
vieille peau nazie », devant témoin, un chauffeur qui fait la liaison entre
l¹Hôtel et ce service. Martha Kiffer fait un scandale, elle rameute ses connaissances et deux jours plus tard, le jeune Joseph Ibsen est mis aux arrêts. A Fresnes. Hans Heisel hésite : se taire et abandonner le soldat, au risque de le voir dénoncer le réseau, du moins le fragiliser ? ou y aller au culot, se porter garant pour le jeune homme, prétendre qu¹il n¹a jamais pu dire « ça », assurer que Martha Kiffer ment ? Il y va au culot. Il sait que Joseph Ibsen a une bonne cote auprès du personnel féminin de la base, alors que l¹acariâtre Kiffer est unanimement détestée de ses collègues, Hans Heisel organise une délégation de six de ces auxiliaires et ensemble, ils se rendent auprès du tribunal de la Kriegsmarine, déclarent que Joseph Ibsen
est un national-socialiste irréprochable et que Martha Kiffer divague, par dépit et par jalousie, le jeune homme refusant de s¹intéresser à elle. Les juges
acceptent cette version, Joseph Ibsen est libéré, et affecté à un autre service,
Heisel a gagné. Un sacré coup de chance car le chauffeur, témoin de la
scène, pour des raisons qui lui sont propres, ne s’est pas manifesté. Peu après cet incident, Hans Heisel retourne à la Division Ouest des transmissions de la Kriegsmarine, place de la Concorde.
6)

« Des armes ! Il nous faut des armes ! » Cette exigence est devenue un
leitmotiv. Les membres du réseau de Hans Heisel, Mado notamment qui est chargée de la liaison entre les « civils » et lui ( Hans Heisel apprendra plus tard qu’elle s’appelle Théa Beling), ne cessent de lui dire que la résistance
manque de fusils, de revolvers, de cartouches, bref d¹à peu près tout. Comment résister les mains nues face à la machine d’occupation ? Le
moindre instrument de guerre est donc le bienvenu ; mais subtiliser des armes allemandes, ce n¹est pas une mince affaire. Elles sont le plus souvent
numérotées, répertoriées, chaque disparition provoque une enquête et le
moindre incident peut permettre de remonter jusqu¹au propriétaire … et à son
voleur. Voler est donc particulièrement délicat, du moins dans les premiers
mois de la guerre.

Hans Heisel met d’abord au point une méthode un peu tarabiscotée qui lui permet cependant de faire passer son revolver aux gens de la résistance sans trop de difficultés. Il se rend dans un café réservé aux soldats nazis, près des Champs Elysées. Il retire son ceinturon qu¹il pose discrètement dans une sacoche, gardée sous le coude. Il commande un café, lit un journal. Peu après, Arthur Eberhard fait son entrée dans le même bistrot, pend son ceinturon à un patère, le fourreau est vide, le matelot n’a pas d’arme. Il s¹installe à une autre table, commande et boit. Les deux hommes s¹ignorent, évitent même de se regarder. Hans Heisel se rend alors aux toilettes, avec sa sacoche. Peu après, Eberhard l¹y retrouve ; ce dernier récupère le sac et sort par une porte annexe. Naturellement, bien s¹assurer avant l¹opération que le lieu offre une deuxième sortie. Hans Heisel revient dans la salle, reprend place à sa table, sans sa sacoche mais qui le remarque ? Il continue de lire. De nouveaux clients sont installés quand Heisel se lève, saisit le ceinturon (de son adjoint) et fait alors un scandale : le fourreau est vide, on a volé son revolver ! Cela se passe en plein café « allemand ». Une honte ! On s¹émeut, on s¹indigne, on se solidarise, on cautionne le vol en quelque sorte ; le
gérant est effondré. Hans Heisel désormais dispose d¹une solide
justification quand il va déclarer peu après la fauche à son service et réclamer une nouvelle arme. Tout au plus va-t-il se faire un tantinet « blâmer » mais tout le monde dira le plus grand mal de ces fourbes de Français qui..., ces Français que..., et avec lesquels on n¹est jamais assez prudents. La preuve.

Toutefois, il est difficile, voire impossible, de répéter l¹opération sous peine
d¹attirer l¹attention. Alors il va falloir prendre beaucoup de risques, traîner dans tous les endroits publics de la capitale où des militaires laissent leurs armes sur les portemanteaux ou dans les vestiaires, dans les restaurants, les
théâtres, les entrées d¹hôtels, les vestibules de certains magasins ou même de bordels. Hans Heisel et Arthur Eberhard font ainsi plus d¹une fois leur marché. Par exemple au Café Wepler, place de Clichy, transformé en « Soldatenheim », foyer du soldat allemand, avec sa façade peinturlurée d’aigles agrippés à des croix gammée et de lettres monumentales composant « KOMMANDANTUR GROSS-PARIS » (Commandement militaire du Grand-Paris). A mesure que les années passent, que la défaite du Reich aussi s¹annonce, à mesure que l¹indiscipline et la désorganisation des troupes se généralisent, il devient plus facile d¹opérer. Jusqu¹à cette récolte miraculeuse de la piscine Molitor de juin 1944.

Six mois avant cet épisode de Molitor, cependant, Hans Heisel doit une nouvelle fois se séparer de son arme personnelle. C¹est en septembre 1943. Ce geste est notoirement imprudent mais le major, plus tard, ne regrettera
vraiment pas d¹avoir cédé. Il a rendez-vous avec Mado et celle-ci,
comme à son habitude, lui réclame une arme. Refrain connu. Simplement ce jour-là, elle est beaucoup plus insistante que d¹ordinaire et surtout elle
demande une arme TOUT DE SUITE. Une opération d¹importance de la
Résistance se met sur pied et l¹organisation a besoin d¹un flingue
TOUT DE SUITE. Une question de vie ou de mort, c¹est le cas de le dire. Le
major explique que c’est impossible, il discute, hésite puis se résout malgré tout à lui donner son arme. Qui porte quasiment son matricule. C¹est en somme comme laisser traîner sa carte d¹identité. Bref, c¹est prendre un risque énorme. Il ne pourra plus se plaindre d¹un vol auprès de sa hiérarchie, deux fois de suite, on ne le croirait pas. Il se promène ensuite plusieurs jours, Hôtel de la marine, avec son fourreau, à la taille, vide. Heureusement, il n¹y a pas d¹inspection, pas d’exercice, pas de contrôle. Plus tard, il remplace l¹arme disparue par une arme volée. Et personne ne le sait. Mais surtout, ce que personne ne remarque, c¹est que le 23 septembre 1943, à 8h30 du matin, alors qu¹il monte dans sa voiture, devant son domicile, rue Pétrarque, dans le 16è arrondissement, Julius Ritter, général SS, le Standartenführer qui supervise le S.T.O., ou Service du travail obligatoire, permettant d¹envoyer en esclavage en Allemagne des dizaines de milliers d¹ouvriers français, Ritter donc, un des plus hauts dignitaires nazis de la capitale, est abattu par Marcel Rayman, Spartaco Fontano, Celestino Alfonso et Léo Kneler ( un Allemand), et les balles qui le terrassent sortent du revolver du major de la Kriegsmarine, le soldat de première classe de la Wehrmacht Hans Heisel.

7)
Samedi 19 août 1944, 11 heures.
Place de la Concorde, il y a de l’électricité dans l’air. Des mouvements inhabituels de troupes allemandes sont perceptibles, on remarque la présence de blindés. L’écho assourdi de rafales d’armes se fait entendre ? Hôtel de la Marine, deux militaires sont de garde à une des entrées du palace, à l’angle de la rue Royale et de la rue St Honoré. Leur faction se termine, on vient de les remplacer. Les deux marins doivent réintégrer, ensemble et au pas, l’intérieur du bâtiment, sur leur gauche. Mais voilà qu’ensemble et au pas, ils se dirigent sur leur droite, vers les Champs Elysées. Ils sont vite contrôlés par une des patrouilles qui surveillent l’Avenue.
« Halte ! Où allez vous ? »
Au même moment, comme un fait exprès, on entend claquer un peu plus loin une série de coups de feu.
« C’est un ordre ! Des terroristes ! Au grand Palais ! » répondent les marins en désignant l’endroit d’où proviennent les tirs, signifiant qu’ils traquent le partisan. Ils se mettent cette fois à cavaler, on les laisse faire. Très vite, les deux hommes s’engagent dans la première rue qui se présente, bifurque pour une autre, puis une autre encore... Ils s’assurent de n’être pas suivis, s’arrêtent pour souffler. La course a été une véritable épreuve, les deux hommes ont bourré leurs poches de munitions. Jusque là les rares passants ne s’étonnent guère de cette scène de la guerre quotidienne. Peu après, à un rendez-vous que leur a donné Georges S., le tailleur, ils récupèrent deux paquets de vêtements civils, plutôt dépareillés mais qu’importe. Ils donnent leurs armes à des FFI et se mêlent aux résistants. Arthur Eberhard et Kurt Hälker viennent de déserter.
En fait, ils savaient que l’insurrection parisienne, le déclenchement de la guérilla par la Résistance, était fixé au 19 août. « C¹est pour demain ! » leur avait dit Mado, vendredi matin. D¹ailleurs depuis quelques jours se multipliaient des signes qui ne trompaient pas. La radio française avait cessé d¹émettre ; de toute façon, on n¹y racontait que des bobards au service de l¹occupant, au point qu¹une chansonnette, très populaire, disait : « Radio Paris ment ! Radio Paris ment ! Radio Paris est allemand », sur l¹air du do,do,do,mi,sol/ do,do,do,mi,sol/ fa,fa,mi,mi,ré,ré,do.
Il n¹y avait plus de journaux dans les kiosques, les postes et le métro étaient en grève ; la gendarmerie, la police venaient de changer de camp. Le 17, ils étaient pour Pétain, le 18, pour de Gaulle. Le 18 août, encore, des centaines d¹affiches ont été collées sur les murs de Paris, signées Rol Tanguy, au nom des FFI ( Forces Françaises de l’Intérieur) et appelant à la mobilisation générale.

Il était temps pour Eberhard et Hälker de quitter le quartier. Bientôt, le secteur de la Concorde avec l’hôtel Crillon et l’Hôtel de la Marine ainsi que les Tuileries et l’hôtel Meurice tout proche, 228 rue de Rivoli, allait devenir le quartier général du général von Choltitz, commandant allemand de la place ; comme une petite ville fortifiée dans la grande ville libérée. Des chars Panther déjà prenaient position, des snipers se couchaient sur le toit de l’Hôtel de la Marine. La Concorde serait un des derniers quartiers occupés de Paris.
Ce 19 août matin, Hans Heisel se trouve, lui, affecté à un Central Radio, au fin fond du 16e arrondissement, la station de délestage du parc Rothschild. Mais comme ses comparses, il sait que le jour J est arrivé. Pas question de faire de vieux os à son poste, de se retrouver la cible des balles des résistants. Ce serait un comble ! A la première occasion, il sort des bureaux, traverse l’épais jardin qui entoure le site et, une fois dans la rue, s’empare d’une bicyclette. Il fait beau et chaud ce jour d¹août, ce coin de l’Ouest parisien est calme, d’ailleurs les « beaux quartiers » ne bougent guère ces jours là. Le risque pour l’instant est moins d’être ciblé par un résistant que d’être arrêté par un autre soldat allemand. C’est ici en effet ( 7e,8e,16e arrondissement) que l’armée allemande a installé l’essentiel de ses forces. Il parvient sans encombre chez son coiffeur alsacien. Il y récupère des vêtements civils, brûle dans le poêle son uniforme ainsi que son livret militaire.
Hans Heisel et ses amis ont retardé au maximum ce choix de déserter. Leurs amis du réseau souhaitaient qu’ils demeurent le plus longtemps possible sous l’uniforme, « jusqu’à la dernière minute », pour les tenir informés des intentions de l’Occupant, pour leur procurer des armes, pour tenter de « retourner » d’autres soldats, etc. C’est vrai que le trio de l’Hôtel de la Marine « travaillait » de mieux en mieux, si l’on peut dire. L’ambiance dans l’armée allemande ces dernières semaines était de plus en plus indécise. Entre les nouvelles du front russe, celles du débarquement allié en Normandie et les bombardements incessants des villes d’Allemagne, les soldats avaient perdu leur belle assurance, ils commençaient à être déboussolés et sentaient confusément que le vent tournait. Un relatif désordre s’installait dans la Wehrmacht, il était de plus en plus simple pour Hans Heisel et ses amis de récupérer des armes par exemple. Il leur devenait aussi plus facile de parler avec les autres matelots de la conduite de la guerre, d’émettre des critiques. Ainsi Heisel, Eberhard et Hälker faisaient volontiers état, autour d’eux, de leur opposition à Hitler, de leur envie de paix, de leur volonté de quitter l’armée, de passer de l’autre côté, dans le camp de la Résistance. On les écoutait. Ils n’étaient pas suivis mais ils n’étaient pas dénoncés non plus.
Ce même jour, les mouvements de résistance occupent la préfecture, les mairies et les commissariats ; plusieurs ministères et rédactions de journaux ont également été « récupérés ». De premiers combats de rue sont signalés.
Le lendemain, les trois hommes, par des chemins différents, Hans Heisel d’un côté, Arthur Eberhard et Kurt Hälker de l’autre, traversent la Seine, évitent les quartiers à trop forte concentration militaire comme l’Assemblée nationale ou le Sénat et se rendent jusqu’au boulevard Montparnasse où ils se retrouvent, dans l’appartement de Branco, un Yougoslave membre du réseau.

8)

Pas question pour Hans Heisel de rester terré alors que Paris se libère, ni de regarder le monde derrière la vitre. Les risques, il connait ; il n’a tout de même pas attendu ce moment depuis des années pour se tenir coi. La Libération, il veut la vivre en direct, y prendre sa part, se rendre encore utile.

Du 19 au 25 août, pendant six jours, la capitale, sortant d’un trop long sommeil, se soulève. On va compter des milliers de morts. On se bat un peu partout, à la Préfecture de police, Place St Michel, Jardin du Luxembourg, gare de Lyon, gare du Nord, Pont Neuf, Boulevard St Germain.

Mardi 22 août : la tension est à son maximum. Ce jour-là est lancé le mot d¹ordre : « Tous aux barricades ! » ; aussitôt les Parisiens en élèvent plus de 600 à travers la ville. Hans Heisel assiste à la construction de l’une d’elles, avenue des Gobelins, presque au niveau de la Manufacture du même nom. Elle forme un véritable mur de pavés et de pierres sur toute la largeur du boulevard ; cette construction s¹étale aussi en profondeur sur 30 à 40 mètres, intégrant des arbres, des camions, des chevaux de frise, tout un fatras d’objets, chaises de terrasses de cafés, sacs de sable ayant servi pour la « défense passive ». On dirait que le quartier tout entier s’est donné le mot pour participer à ce travail. Hans Heisel apprécie tout particulièrement un grand dessin apposé à la barricade, représentant une caricature de Hitler sous laquelle on peut lire « Achtung Minen ! » (Attention aux
mines !).
Le major comprend bien que le combat est trop inégal, entre des habitants peu armés et des troupes d¹occupation fortes de milliers d¹hommes, de blindés, de canons. Pourtant, la barricade semble avoir un impact formidable, elle soude tous ces gens qui l’entourent dans un enthousiasme invraisemblable, leur redonne confiance après des années de silence forcé. Descendants des « Misérables » de Victor Hugo, on dirait qu’ils retrouvent de vieux réflexes, à l¹oeuvre en 1848 ou pendant la Commune de 1871.
Il y a de la fierté retrouvée dans l’air, le sentiment de libérer la ville, avant même l’arrivée des Alliés.
Un cameraman amateur filme la scène. Pour l’Histoire. On l’entend soudain crier : « Là bas, regardez là bas ! ». Il crie mais continue de tourner. De la place d’Italie descend lentement un char monumental, Hans Heisel reconnaît aussitôt un « Panther », ou Panzerkampfwagen V Panther. Dans les inventaires de l’armée, on disait : un Pzkpfw V, la fierté des tankistes allemands. Un monstre de 40 tonnes, servi par cinq hommes, copié sur le fameux T34 soviétique. Blindage incliné, chenilles très larges, canon long de 75 mm. L’engin est d’une terrible efficacité, on dit qu’il faut sacrifier 5 chars américains ou 10 chars russes pour en venir à bout ! Le monstre s’approche, pivote, observe. La plupart des rues donnant sur la place sont également bloquées, il doit craindre d’être pris au piège. En même temps, Heisel sait bien qu’il lui suffirait que quelques coups de canon pour venir à bout du moindre obstacle. Finalement, le « Panther » fait demi tour, sans tirer.

Vendredi 25 août : de nombreux Allemands se sont rendus, malgré la menace des SS de fusiller « les traîtres ». On fait parfois appel à Hans Heisel pour jouer les intermédiaires, négocier avec les « doryphores », nom que des Parisiens donnent parfois aux Allemands . Place de l’Opéra, au siège de la Kommandantur, poste de direction de l’armée allemande, des soldats du Reich font du zèle. Le siège a déjà subi de rudes assauts, une épaisse fumée noire sort du rez-de-chaussée. Les rues environnantes, en dehors de combattants et de quelques engins militaires, sont vides ; il y a pourtant un peu partout un peuple fou, dans les entrées d’immeubles, les couloirs et les sorties de métro, qui attend, regarde, s’impatiente, sent que la fin est proche, un peuple sur le point de déferler. L’ex major doit parlementer avec les assiégés. Muni d¹un porte voix, il s¹adresse à eux en allemand et sans doute, dans la foule des parisiens tapie derrière lui, beaucoup doivent se demander « Mais qui est donc ce résistant qui parle si bien l¹Allemand ? »
« Je suis Allemand, comme vous ! Arrêtez les combats ! C’est inutile ! Rendez-vous ! »
Il insiste : il faut se rendre, le combat est perdu, l’armée alliée est là ; la 2e DB (Division Blindée) de Leclerc est entrée la veille par la Porte
d¹Orléans, des Américains ? passent en ce moment la Seine, vers la rue de Rivoli. De la Kommandantur, on ne lui répond pas ; il saura ensuite que les gradés, fanatisés, racontaient des balivernes à leurs hommes : des renforts allaient bientôt arriver en ville, Hitler avait mis au point une arme secrète qui allait terroriser l¹ennemi et changer le cours de la guerre, etc.

Une sorte de trêve des combats semble pourtant obtenue, on s¹achemine sans doute vers la reddition. Encouragée par ce calme trompeur, la foule peu à peu occupe les rues et la place. Paniquée devant le spectacle de cette marée humaine, des occupants tirent à nouveau depuis le bâtiment. Des combats reprennent. Finalement les Allemands vont se rendre ; un soldat d’un certain âge déjà, un « territorial », brandissant un drapeau blanc au bout de son arme, conduit plusieurs dizaines de militaires, les bras en l¹air ; quelques partisans dont un jeune homme, chemise blanche et pistolet au poing, leur montrent le chemin vers la prison. Hans Heisel apprécie la retenue de la foule qui laisse passer les prisonniers, lesquels devaient plutôt s¹attendre à se faire lyncher. A peine ont-ils disparu au premier coin de rue qu’une population énorme s’empare de la chaussée, jeunes femmes en chignon, hommes en bras de chemise ¬ il fait toujours aussi chaud-, messieurs parfois en canotier, dames en blouse légère. Un fabuleux enthousiasme fait chavirer tout ce monde.

Non loin de là, les combats se poursuivent encore ; la Concorde, où Hans
Heisel vient de passer presque quatre années, ne sera libérée que ce 25 août en fin d¹après midi, après de vifs combats à l’arme lourde, des duels au canon entre chars.

De cette semaine fiévreuse, Hans Hansel gardera à jamais quelques images de feu : la glorieuse beauté de jeunes partisans libérant leur ville ; la joie partagée de millions de parisiens retrouvant le goût de vivre et des autres ; le respect dû aux prisonniers ; et puis aussi cette scène insolite, canal St Martin,
le 23 aout : les combats font rage plus bas, vers la Bastille, plus haut,
vers la gare du Nord ; mais le long du canal, 300 spectateurs en délire
soutiennent leur équipe respective qui joue au water-polo, dans
une indifférence absolue du monde, un aveuglement aussi.

Puis chapitre final

sous autorité des FFI, dans régiment du colonel Fabien, le trio va poursuivre son travail, tracts et haut parleur, pour amener soldats Allemands cesser combat, jusqu’en Alsace.

Par suite jamais réclamé de médaille. Simplement 1994 lors cérémonies officielles franco-allemandes à Paris, ils demanderont d’être de la fête puisqu’ils étaient titulaires de la carte de volontaires de la Résistance française. Mais le chancelier allemand Helmut Kohl leur refusera.

Annexes
1)sources
Le téléfilm d’Arte, « Paris sera-t-il détruit ? », dans la série « Les mercredi de l’histoire », 6 août 2008 ? rediffusé l’été 2010.)
Gilles Perrault, Taupes rouges contre SS, Messidor, 1986
Jean-Paul Pierrot, « Résistant sous l’uniforme de la Kriegsmarine », L’Humanité, 28 juillet 1994

2) Des Allemands dans la résistance française
selon l’historien gilbert badia, plus de cent Allemands ayant pris part à la Résistance en France y ont péri entre 1941 et 1944
Kurt Hälker, dans presse en 1994, prlera d’un millier d’antifascistes allemands vivant dans l’illégalité à Paris pendant guerre.
des soldats allemands ont participé à la résistance :
hans heisel
kurt hälker
arthur eberhard mais aussi , karl-heinz gerstner (ambassade de Paris), peter gingold (luftwaffe), dora schaul (poste militaire)
d’autres noms sont connus :
leo kneler ( groupe manouchian)
gerhard leoernst scholtz
irene wosikowski

3)Lexique
Libération ( de Paris) : On évalue les pertes humaines, lors des six jours de combat de la Libération de Paris à plus de 6600 personnes, 130 soldats de la 2eDB, 532 résistants et 2800 civils, ainsi que 3200 morts allemands et 12 800 prisonniers.
MOI (+ le groupe MANOUCHIAN
STO ( Service du Travail Obligatoire) : de juin 42 à juillet 44, tout français (en âge normalement d’aller à l’armée, soit promotion 1921 et suivantes) doit partir « volontairement » travailler, comme esclave en fait, en Allemagne. Le STO a d’abord été nommé Service Obligatoire du Travail mais les nazis se sont aperçu que ça donnait le diminutif SOT. Pour éviter les commentaires qu’on imagine, on a intervertit l’ordre des mots.

4) Iconographie/ Documents

Portrait du marin Hälker à paris en 1941
Documents officiels FFI certifiant l’engagement de résistant de Kurt Hälker (L’Humanité, 28 juillet 1994)
Reproduction de tracts (et affichettes) en allemand, de la Résistance allemande en France (dessins et une de journaux),( cf « Taupes... », p118)
Liste des bordels parisiens recommandés aux soldats allemands ( « Taupes... », p118)



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