Tapuscrit Putsch

Chute finale

Gérard Streiff

Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé"
William Faulkner

4 de couv

Moscou, 19/21 août 1991. Alors qu’au Kremlin, un quarteron de politiciens tentent un putsch d’opérette, la ville semble déboussolée : une journaliste de Paris Presse est harcelée par un besogneux de la police politique ; un illuminé, adepte de la hache, du vers libre et des mots-tocsin, règle ses comptes à la russe ; un ornithologue libidineux tombe amoureux d’une jeune géante du côté de la Maison Blanche.
A l’autre bout du pays, en Crimée, dans une datcha transformée en prison, macèrent, sous le cagna, un Chef d’Etat dépassé, un officier du Kgb genre intello torturé, un affairiste qui se sent pousser des ailes, un cuistot tatare au nom pas possible et jamais vraiment revenu d’Afghanistan.
Autant de destins qui vont se croiser pour le meilleur et surtout pour le pire. Un vertige noir au temps de l’URSS finissante.

Première partie
Lundi 19 août 1991

" Un " Comité gouvernemental pour l’état d’urgence", GKTchP (prononcez gué-ka-tché-pé), a pris le pouvoir ce matin à Moscou. Il est composé du vice président de la République et des principaux ministres. Le nouvel organisme s’est arrogé les pleins pouvoirs, imposant la censure et interdisant l’activité de la plupart des partis.
L’armée occupe les points stratégiques de la capitale.

En vacances en Crimée, dans sa datcha de Foros, le Président de l’URSS, Mikhaïl Sergueievitch Gorbatchev, semble prisonnier des services.

Les "nouveaux" dirigeants soviétiques ont donné une conférence de presse à la mi journée alors même que le dirigeant Russe Boris Eltsine, barricadé dans les locaux de la Maison Blanche, appelait à la résistance. Ce dernier a d’ores et déjà été rejoint par une partie de l’armée."

Dépêche de l’Agence Paris Presse
Moscou, le 19 août 1991

Chapitre un
4hoo (Foros)

" C’est pas le paradis, ça, camarade officier ?"
hurla le pilote. Micha Targov était un jeunot au visage de hérisson, avec ses cheveux désordonnés, vaguement en brosse, et sa paire de moustaches en crocs. Il s’était tourné, tout sourire, vers Arkadi Goubernator, son chef, avec un mouvement de menton pour désigner le paysage.
L’officier, renfrogné, haussa les épaules. Il n’avait vraiment pas l’esprit à profiter du décor ; en plus il détestait prendre l’hélicoptère ; il fallait vraiment que le jeu en ait valu la peine pour qu’il accepte de monter dans ce genre d’engin ; pour le coup, il était gâté : le crétin qui était aux commandes semblait s’amuser à épouser les moindres accidents du terrain. L’appareil se cabrait pour escalader les chaos rocheux, rasait les sommets, plongeait dans le vallon suivant et ainsi de suite. Vexé par l’indifférence de son supérieur, le pilote n’insista pas. L’habitacle retomba dans un mutisme pesant. Enfin, façon de parler : le bruit du moteur et le bégaiement des pales faisaient tout un tintamarre ; on se serait cru dans le ventre d’un bourdon.
Le MI-8 était un gros aéronef où, en temps ordinaire, on pouvait faire entrer 20 à 30 personnes. Ce jour-là, Arkadi Goubernator était le seul passager avec Micha Targov et l’ingénieur de vol. Il avait décollé un peu plus tôt de l’aérodrome de Bertek - Simféropol. L’engin avait dépassé, à la sortie de la ville, un grand lac artificiel, suivi la vallée de la Salguir et le défilé de Tchatyr-Dag ; il avait franchi le col d’Angarski puis avait descendu vers la Mer Noire. Il avait atteint la côte au niveau d’Alouchta et mis le cap sur le sud ouest, survolant Gourzouf, Yalta, Aloupka.
De l’ autre côté du hublot, le site était effectivement grandiose. La pleine lune assurait une luminosité insolite, un peu comme une photo en négatif. Elle faisait miroiter la mer, étale, et jetait une hale argenté - blafard aurait plutôt dit Arkadi Goubernator- sur les moindres reliefs de la riviera, une succession de corniches dominant les flots et de plages de sable clair.
Sur tout le littoral, une profusion de jardins aux plantes rares, piqués de massifs de fleurs impressionnants, des alignements de roseraies formaient une large bande sombre ; de cet univers végétal émergeaient des villas blanches à l’italienne et des palais de style mauresque avec leurs fontaines de marbre, leurs cascades tarabiscotées, leurs rotondes à colonnes. Tous ces lieux avaient été nationalisés il y a bien longtemps et transformés en sanatoriums et maisons de repos prolétaires. On venait justement de passer l’un des centres de vacances les plus prestigieux, la colonie d’Artek où les rejetons de la nomenclature soviétique et mondiale venaient s’égayer l’été. Plus haut, dans les terres, vergers et vignobles constituaient une zone tampon avant la forêt qui elle-même se perdait assez vite sur les contreforts des monts Démerdji.
Arkadi Goubernator était parfaitement insensible aux charmes de cette nuit de Crimée. Cheveux noirs plaqués, petites lunettes rondes, il avait un visage étroit et pâle, un corps long et maigre qui semblait flotter dans un costume de lin couleur tabac. Il en était déjà à la troisième cigarette de la matinée, des "papiros" au long bout cartonné et au goût âcre dont il était familier depuis un stage qu’il avait fait, tout jeune, dans le grand Nord.
" Drôle de paradis, oui !". Ce moscovite sévère n’aimait pas le Sud, encore moins les sudistes et leur gouaille. En le nommant chef du Kgb pour la région, on avait sans doute pensé en haut lieu lui faire une faveur ; il connaissait des bataillons de collègues qui auraient vendu père et mère pour une telle position. Mais pas Goubernator. L’asphalte moscovite, la rumeur incessante de la ville, son air saturée de benzine, ses foules semi asiatiques, les bousculades sur les trottoirs, son métro, ses files d’attente devant les théâtres, et ailleurs, tout ça lui manquait. Depuis deux ans, il vivait ce séjour à 1500 km de la capitale comme un exil. Sa femme avait refusé de le suivre, elle venait d’ailleurs de demander le divorce et il ne s’était fait aucun nouvel ami, aucune conquête non plus. Sa vie, ici, c’était boulot, dodo, moto. Une moto d’origine tchèque, arrivée dans son service Dieu sait comment, avec laquelle il s’offrait, dès qu’il en avait le temps, sa virée de prédilection : une descente sur Sébastopol, la seule ville du coin à l’émouvoir un peu, la plus propre des villes soviétiques, disait-on, avec ses bâtiments blancs au style classique, ses forts en pierre, sa baie superbe. Une ville toujours nickel, briquée du matin au soir par des légions d’employés, comme dans l’attente permanente d’un défilé, une ville de militaires et pour les militaires, avec sa base navale fermée aux étrangers, ses avenues majestueuses, ses statues de Lénine. Sébastopol, c’était l’Urss héroïque, martiale, impeccable comme un uniforme noir de marin.
Désespéré de naissance, "pas désespéré, lucide", disait-il aux siens, et il aimait bien ce mot, lucide, Arkadi Goubernator connaissait les sombres légendes du pays qu’il était en train de survoler. Cet homme des "services" avait été dans une première vie professeur de littérature, un professeur d’un genre un peu spécial mais tout de même, professeur. Et pour lui la Crimée, c’était d’abord la Tauride, le pays des barbares pour les Grecs, une région inhospitalière où les autochtones donnaient la mort à tout étranger qui s’y aventurait. Bonjour l’accueil ! Ici se pratiquait le culte d’Artémis, fille de Zeus et sœur jumelle d’Apollon, déesse de la lune et de la chasse. Maîtresse de l’obscur et de la mort, femme ombrageuse, indomptée et cruelle, elle symboliserait, aux dires des psys, la mère jalouse, dominatrice, castratrice. Artémis changeait en cerf celui qui lui manquait de respect pour le faire dévorer par ses chiens ! Arkadi Goubernator avait tout lu sur cette déesse sauvage qui courait la nature avec son arc et sa meute, massacrant ce qui symbolisait l’amour, la douceur, la fécondité, une biche par exemple. Son culte, jadis, exigeait des sacrifices humains et ses prêtres de Tauride décapitaient les intrus rejetés par la mer ; ils expédiaient les corps dans l’abîme et gardaient les têtes comme trophées. " Une femme intéressante", se disait l’officier.
" On approche" bougonna le pilote, sortant le lieutenant de ses rêveries.
L’engin perdait de l’altitude. Micha Targov venait de repérer deux croiseurs, côte à côte, qui filaient plein sud et s’approchaient du littoral ; ils laissaient derrière eux des traînées éclatantes qui, en s’élargissant, finissaient par se confondre. Il sourit. Pour lui, les marins étaient associés à cette blague qu’on racontait à la fin de l’ère Brejnev, au moment où le bonhomme était notoirement gâteux ; on lui faisait visiter une prison ; le hiérarque s’adressait d’une voix chevrotante aux pensionnaires alignés : " Camarades marins !". Flottement dans l’assistance. Un proche du chef lui glisse à l’oreille : " Chez les marins, camarade Président, les rayures sont horizontales !"
Le pilote étouffa un rire. Pas question d’en faire part à l’officier, il était bien trop bégueule. Un éternel pessimiste, du genre à rabâcher : " Je vous l’avais bien dit !". Une façon d’être que Micha Targov détestait et ne comprenait tout simplement pas. Car enfin, de cette manière, on était à peu près sûr d’être malheureux tout le temps, avant d’agir, pendant, après. Alors qu’un optimiste comme lui n’était, éventuellement, malheureux qu’après, en cas d’échec.
Arkadi Goubernator identifia à son tour les deux bâtiments de guerre. Sur la route zigzagante du bord de mer, des faisceaux de phares indiquaient aussi la progression d’une colonne de véhicules ; il dénombra quatre machines. "Nach" ( les nôtres ) murmura l’officier. A cette heure, la circulation était facile. Mais la journée, la route ici était un véritable cauchemar. Peu de marquage au sol et surtout une seule voie de dépassement qu’il faut se partager dans les deux sens : sur 500 mètres, si vous veniez du sud, vous aviez la priorité pour doubler ; les 500 mètres suivants, la priorité était donnée aux conducteurs venant du nord. Et ainsi de suite. Original et invraisemblable. Une vraie roulette russe ! Goubernator n’avait jamais pu s’y faire. Il soupira en contemplant les voitures. Il avait estimé que le commando à terre compterait une trentaine d’hommes, y compris ceux qui étaient déjà sur place, tous des "fédéraux" ; avec l’équipage des deux bateaux, ça devait largement suffire.
Devant eux, se découpa le cap Foros ; il formait un petit promontoire adossé à la montagne et descendant en pente douce vers la mer ; le sommet était tout entier occupé par une villa, massive, d’un étage ; le lieu semblait endormi ; un héliport jouxtait le parking, un peu en contrebas, borné par des cyprès, où l’on remarquait notamment la Zil présidentielle.
L’hélicoptère se posa en douceur au moment même où arrivaient les voitures ; au large, les vaisseaux venaient de prendre position. Arkadi Goubernator apprécia la synchronisation ; il se dit que c’est comme ça que les choses auraient dû toujours fonctionner. Travail et discipline, c’était sa devise ; ainsi, on n’aurait pas connu tout ce bordel ambiant, cette insupportable anarchie qui faisait tanguer le pays depuis trop longtemps déjà.
Il se demanda comment il allait se présenter au Président puis se rassura en songeant que le patron, façon de parler, ne quitterait pas les appartements où il était confiné depuis la veille. Dimanche à 17h00, en effet, une délégation de Moscou était venue à l’improviste l’informer de l’instauration imminente de l’état d’urgence ; les émissaires lui avaient proposé de collaborer à leur plan, il avait refusé. L’entretien avait été plutôt tendu. Depuis, une première équipe de militaires encerclait la villa. Goubernator avait été chargé de prendre la relève et d’organiser le blocus.
Maussade, il sortit de l’appareil. Sans qu’il ait eu besoin de donner d’ordre, tous ses hommes se rassemblèrent en un bloc compact autour de lui ; la lune donnait à ces visages fermés un teint laiteux ; pas le moindre mot ne fut échangé. Ensemble, ils se dirigèrent vers le bâtiment annexe où résidaient les officiers de sécurité. Il faisait doux. Il y avait dans l’air une forte senteur de magnolia. Ils grimpèrent ensemble le large escalier central ; leur piétinement sourd résonnait comme un étrange chuchotement.
Les miliciens avaient été prévenus de leur arrivée, ils appartenaient d’ailleurs tous aux services. Ces hommes vinrent au devant des visiteurs et reconnurent, à leur tête, celui qui avait été longtemps le chef de la garde présidentielle. Ils se sentirent obligés de manifester des signes, discrets, d’allégeance. Arkadi Goubernator, agacé, fit mine de ne pas remarquer leur gesticulation.
Après un bref échange avec le responsable de permanence, il fit stationner en quinconce les quatre voitures devant l’entrée principale, comme un barrage filtrant, installa deux lignes de gardes armés devant la véranda de la datcha, au milieu d’une profusion de lauriers-roses et deux autres, dans les rochers, pour contrôler l’arrière du bâtiment.
Le flic s’assura que les croiseurs étaient opérationnels, à quelques encablures de la plage, rendant impossible toute sortie par la mer. Il vérifia avec les agents des transmissions que les cinq lignes téléphoniques de la villa, y compris la ligne dite stratégique, étaient bien coupées. Puis l’homme appela Boldine, son supérieur. Le message était bref, et ne demandait pas de réponse :
" La datcha de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev est totalement isolée".
Goubernator contempla la baie. Au loin, comme dans une minutieuse mise en scène, les premières lueurs de l’aube se mirent à éclabousser la Mer Noire.
Chapitre 2
6h00 (Moscou)

Le chef de cabinet du maire de Moscou, Alexis Pobiédov, était un matinal. Il aimait déambuler, nu, dans son vaste bureau, prendre le temps de petit déjeuner sur sa table de travail et regarder ses dossiers alors que le reste de la maisonnée, Léa, sa femme, ses deux garçons, dormait encore. A cette heure de la journée, le silence était parfait. Un vieil abat-jour diffusait un petit cercle de lumière, halo orangé où Pobiédov pouvait demeurer deux bonnes heures, en tenue d’Adam, à lire, annoter, écrire.
Il lui arrivait de chantonner, en sourdine, une ritournelle, Le foulard bleu, valse indémodable dont il rabâchait le refrain, et puis aussi, mais c’était exceptionnel, de passer alors de premiers coups de fil à ses collaborateurs, qui avaient dû prendre l’habitude d’être réveillé à point d’heure.
Ce quadra, trapu et musculeux, était à peu près chauve ; il avait un visage étroit avec des oreilles démesurées ; il faisait parfois le bonheur des caricaturistes. Son appartement, au premier étage, donnait sur une petite rue calme, l’impasse du prolétaire rouge, non loin du journal la Pravda. La mairie avait récupéré, au terme d’une lutte épique, un certain nombre de logements jusque là dévolus à l’ancienne nomenclature, celle de la presse communiste notamment, et en avait fait bénéficier la nouvelle équipe qui dirigeait la capitale.
Pobiédov faisait partie de ces nouveaux cadres bien décidés à faire passer, au pas de charge, le pays dans l’ère de la modernité ; il ne manquait pas d’idées pour sa ville, en tout cas dans ses secteurs de prédilection, l’urbanisme et la culture. Il revenait d’un séjour éclair en France et aux Etats-Unis où il avait été particulièrement attentif à la question des grandes salles multiplexes alliant cinéma, magasins, fast-food, jeux d’argent et autres loisirs de masse, des lieux qui faisaient cruellement défaut à Moscou.
Il avait sous le coude deux ou trois projets qu’il comptait bien présenter, et vendre, à la prochaine session du soviet de Moscou.
Tout un bric à brac de souvenirs, ramenés de délégations récentes à l’étranger, trônait sur son bureau, un clown US longiligne au chapeau claque, en salopette rouge, sous-vêtement rayé et gros croquenots ; un nain de jardin bleuté, et français, qui avait l’air de somnoler ; une mini cabine téléphonique londonienne toute rouge, aux parois vitrées. Pobiédov ne cessait de tripoter ces miniatures de sa main gauche tout en consultant ses dossiers ; il avait cette étrange manie de déplacer en permanence tous les objets qui étaient à sa portée ; il fallait qu’il s’en saisisse, pour les reposer à la même place ou les bouger à peine, de quelques centimètres ; ce minuscule chambardement était incessant ; un peu comme un propriétaire qui se tranquillise en s’assurant que ses biens sont toujours là ou un joueur de bonneteau qui manipule sans arrêt ses cartes ; personne, dans sa famille ou parmi ses proches à la mairie, n’osait lui faire de remarques sur ce tic qui déconcertait toujours un peu ses interlocuteurs.
Pobiédov était en train de griffonner quand il entendit un bruit diffus et répété, comme un petit grattement ; il appela doucement " Pouga", la chatte à laquelle la famille avait donné le diminutif du nom d’une chanteuse de variétés en vogue, Alla Pougatchova. L’animal ne se manifestait pas. Il pensa aussi à un problème de canalisation, fréquent dans ce genre de construction. Puis il se replongea dans ses dossiers. Notamment une mise en concurrence de sociétés occidentales pour la construction d’un casino, place de Smolensk. Sans même attendre l’aval définitif des élus, ce programme était d’ores et déjà bien engagé.
Quelques minutes passèrent quand un pan de la porte-fenêtre s’ouvrit brusquement. L’élu se leva. Il devait y avoir un courant d’air dans l’appartement ; d’ailleurs une porte claqua derrière lui, du côté de l’entrée ; le bruit pouvait réveiller la famille et cela le contraria. Il s’étira, glissa ses pieds nus sur le parquet inégal et sortit machinalement sur le balcon. A cette heure, il ne risquait guère d’être vu ; et puis, l’été, le lieu s’enfouissait dans le feuillage de jeunes bouleaux qui faisait un peu écran avec la rue, masquant la façade de l’immeuble. L’impasse était déserte, les lampadaires venaient de s’éteindre. On n’entendait pas le moindre bruit. Même les oiseaux du matin, d’habitude si bavards, restaient cois. Aucun appartement voisin n’était éclairé. Calme plat aussi du côté du nouveau magasin Fauchon, un Français spécialisé dans l’alimentaire haut de gamme, qui d’habitude était livré très tôt. Comme si la ville tardait à s’éveiller. Une guérite de milicien se trouvait au pied de son escalier : un héritage des rouges qui savaient protéger leur élite. La chose avait du bon, se dit-il. La guérite était vide, c’était suffisamment rare pour être noté. Pobiédov se pencha, chercha du regard le garde, en vain. Il empoigna la rambarde, fit plusieurs génuflexions en expirant profondément, ressentit une petite faiblesse dans les genoux. Le chef de cabinet se promettait chaque jour de reprendre le tennis mais il avait méchamment négligé ces derniers temps son entraînement.
Le carillon, un don l’an dernier d’une délégation autrichienne, sonna le quart de six heures. La petite musique le fit sursauter. Il revint vers son bureau. Un homme était assis dans son fauteuil et le regardait en hochant doucement la tête. Comme électrisé, le fonctionnaire se figea. Il aurait dû crier, faire un scandale, ameuter les siens mais se sentant tout nu, ce qu’il était assurément, et dans une posture ridicule, il fut surtout soucieux de masquer son intimité, en croisant ses mains devant ses parties génitales et serrant à les plier ses jambes dans un mouvement assez compliqué, plus saugrenu que grotesque.
Il se passa quelques secondes qui lui parurent interminables. L’autre continuait de branler du chef. Etait-ce un tic ? Ou un mouvement de perplexité ? Il opinait et se taisait. Pobiédov songea, sans très bien savoir pourquoi, à ces petites figurines en plastique, des animaux le plus souvent, que l’on voyait parfois sur les plages arrières des voitures, hochant sans fin la tête en regardant le conducteur du véhicule suivant. Puis, dans une bouffée d’orgueil, il se décida à réagir au moment même où l’intrus se leva et vint à sa rencontre.
C’était un vieil homme, de haute taille ; il portait les cheveux très courts, très blancs, un peu comme un bonnet neigeux ; il avait le front large et dégagé, les sourcils broussailleux, les yeux sévères, un nez de boxeur, une bouche épaisse, narquoise, un menton carré ; il se dégageait de ce visage, et de toute cette silhouette, une force impressionnante.
Pobiédov se dit qu’il avait déjà vu cet individu ; dans ses vagues souvenirs, celui-ci était associé à un scandale. Mais où ? Quand ? Comment ? Il devait, au long de ses journées à la mairie, croiser tellement de gens, répondre à des foules de quémandeurs, éconduire tant d’importuns...
"Avez vous vu
la chose la plus terrible qui soit
mon visage
quand
je suis
absolument calme ?"
Pobiédov n’était pas sûr d’avoir bien entendu. Il eut du mal à réaliser que ces paroles sortaient de la bouche de son visiteur. On aurait dit un acteur mimant un texte en play back. Un acteur, c’est ça, l’autre devait être un acteur, un vieil acteur ; il avait déclamé, sans trop s’inquiéter d’attirer l’attention du reste de la maison.
Le regard du chef de cabinet restait scotché au visage de son vis-à-vis ; il faisait un sévère effort pour lui trouver un nom, comme s’il feuilletait à toute vitesse son fichier mental. Ses traits pourtant lui étaient connus. Ce gaillard avait de l’allure ; et ce visage était presque familier. Oui, c’est ça, Pobiédov se dit qu’il le croisait tous les jours. Mais où ? Au travail ? En ville ? Au restaurant ? Et sa silhouette n’était pas seulement lié à un scandale. Il y avait autre chose. Ce type n’avait pas vraiment le profil habituel des innombrables solliciteurs qu’il devait repousser à longueur de journée. Il ne ressemblait guère aux politiciens qui faisaient sans vergogne antichambre pour le voir. Il était d’une autre trempe. Mais encore ? Le fonctionnaire se triturait les méninges à toute berzingue au point d’en transpirer, incapable qu’il était de mettre un patronyme sur cette face notoire. Il s’embrouillait, se reformulait les mêmes questions : était-ce un opposant ? Un cas social ? Un demandeur de logement ? Un électeur déçu ? Ou tout simplement un agité du bocal ? Un échappé de l’asile ? Il se dit qu’il devait absolument trouver un petit mot pour calmer le jeu, amadouer l’autre, ralentir son pas, distraire le gaillard mais rien ne lui venait à l’esprit. Le trou, l’absence, la paralysie. Il était tellement subjugué par le regard enflammé de la créature qui s’approchait de lui, par ses deux petits yeux de braise, qu’il ne vit pas la hache surgir au bout du bras droit de son visiteur, décrire un parfait demi-cercle dans les airs et se ficher dans son crâne.

Chapitre 3
8h00 (Moscou)

" Vitali Borissevitch, je vous répète qu’il ne s’agit pas d’un code ! Cette histoire est absurde ! Enfin, Edouard, dites-le lui !"
Laure Grangier ne savait pas s’il fallait en rire ou en pleurer ; elle s’était mise dans un pataquès pas possible.
La journaliste avait été réveillée aux aurores par Edouard Kouzmine, son interlocuteur au MID, le ministère des affaires étrangères. Il y était chargé de suivre les correspondant(e)s de presse français.
Elle regarda sa montre : 6h30 ! C’était insensé. Il l’avait invitée à passer à son bureau à la première heure. A huit heure, pensez un peu ! Il ne lui avait jamais fait ça auparavant, jamais appelé en dehors des heures de bureau, encore moins en fin de nuit et au grand jamais pour un rendez-vous dans les minutes qui suivaient.
" Dites moi au moins pourquoi faire ? Enfin, c’est à quel sujet ?
•Venez, je vous en conjure, je ne peux pas vous en dire plus…
Huit heures ! Aucun bureau moscovite n’était ouvert à cette heure là ! Déjà que Laure Grangier n’était pas vraiment du matin ; en plus, elle avait la tête dans le brouillard, un pot au bureau la veille pour fêter le retour d’un collègue s’était terminé tard, ou tôt.
Elle tenta de grappiller une heure, au moins :
"9 heures ?
•8 heures !
•C’est si urgent ?
•C’est !"
L’autre commençait vraiment à l’inquiéter. Et il lui était difficile de refuser. Ces ronds-de-cuir étaient ombrageux et une fois contrariés, ils pouvaient vous pourrir la vie.
Laure Grangier occupait un studio lumineux au sixième et dernier étage de l’immeuble qui réunissait plusieurs agences de presse occidentales. Une grande baie vitrée donnait sur une cour intérieure puis sur la double voie du périphérique. Au delà de l’avenue trônait le Théâtre central de marionnettes de Sergueï Obraztsov. Et plus loin encore, s’imbriquaient à perte de vue des immeubles et des usines.
Furieuse, elle se réchauffa vite fait un café. Elle voulut prendre les infos mais la radio diffusait de la musique classique ; elle changea de station ; il y avait du classique partout. Du Piotr Illitch Tchaïkovski, pensa-t-elle mais elle n’en était pas sûre. Ce 19 août était sans doute la journée de la musique symphonique ; après tout, chaque corporation ici avait droit à sa journée.
Elle dut faire fissa. Dans l’entrée, un miroir sur pied lui renvoya son image, une tignasse courte, rousse, un visage pointu, des yeux légèrement amandés, la peau plutôt pâle ; elle était assez large d’épaules, des seins plantés hauts et petits, une taille un peu au dessus de la norme. On lui trouvait souvent un petit côté Jean Seberg dans « A bout de souffle ». Elle avait enfilé une robe noire, peu décolletée, assez courte. Pour ce matin, ça pouvait faire l’affaire.
Heureusement, la circulation était facile, les boulevards à peu près déserts. Au ministère, elle se présenta à la porte de service. C’était très russe, ça, dans les bâtiments publics, de condamner l’entrée principale au profit d’ouvertures secondaires.
Edouard Kouzmine l’attendait. Elle dut d’abord montrer pattes blanches à deux uniformes qui stationnaient là puis elle suivit son mentor. Direction, le deuxième étage. Un long couloir, haut de plafond, un parquet blond clair impeccablement ciré où courait un épais tapis rouge, une suite de lustres diffusant une lumière excessive, des portes nombreuses et fermées, bref, le décorum habituel.
Dans son bureau, quelqu’un les attendait. Son cornac fit les présentations :
" Vitali Routine".
Autant Edouard Kouzmine avait une taille de joueur de basket, un visage massif - une abondante chevelure brun sombre, des sourcils charbonneux, des yeux noirs immenses, une mâchoire prognathe -, autant Vitali Routine était menu, pointu pourrait-on dire, et surtout albinos, avec un début de calvitie encadrée par une auréole de cheveux blond très clair.
Kouzmine, nerveux, maladroit, avait la voix qui virait dans les aigus ; il parlait un français très musical, on aurait dit qu’il chantait ; il faut dire qu’il avait appris cette langue dans l’hémisphère sud. Le bonhomme avait fait ses classes en Afrique francophone, dans diverses ambassades soviétiques, et il avait gardé un fort roulement des "r", le débit aussi et l’accent rythmé de cette langue telle qu’on la pratiquait là bas ; ça lui donnait un genre.
L’autre avait une voix de basse, monocorde et il fallait parfois tendre l’ oreille pour suivre son propos. Il ne s’exprimait qu’en russe, que Laure Grangier comprenait peu ou prou.
Edouard Kouzmine était dans ses petits souliers. Débonnaire de nature, limite grossier, il était aujourd’hui plus fonctionnaire amidonné que jamais. Manifestement ce bureaucrate avait l’air de redouter son collègue. Vitali Routine avait devant lui une chemise cartonnée enserrant un volumineux dossier ; de sa main droite, il pianotait nerveusement sur sa documentation, comme pour insister sur son importance.
Le téléphone sonna. Plus exactement, un des téléphones en bakélite noir, avec cadran à trou pour chaque chiffre, qui encombrait le bureau d’Edouard grésilla. Vitali recommanda sèchement à son collègue de ne pas répondre ; ce dernier s’exécuta. Sans autre préambule, l’albinos poussa son dossier vers Laure Grangier en lui demandant :
"Est-ce que ceci vous appartient ?
Etonnée par cette entrée en matière plutôt tranchante, elle ne réagit pas ; il insista :
" Regardez, pajalsta, s’il vous plaît !"
Elle jeta un regard en biais vers Edouard, quémandant en vain son soutien puis entrouvrit prudemment la chemise et éprouva aussitôt un vrai malaise : elle venait de reconnaître sa propre écriture sur la première page ; elle feuilleta rapidement la liasse de textes ; il s’agissait de photocopies de sa correspondance privée, celle qu’elle avait adressée à Paris ces derniers mois, un ensemble de missives tout ce qu’il y avait de plus personnel.
Elle balbutia :
•Mais… comment…
•Vous reconnaissez ces lettres ?
L’albinos venait de rosir, ses pupilles se dilataient, l’interrogatoire à l’évidence lui procurait un certain plaisir. Edouard, lui, levait les yeux au plafond, comme pour y chercher un signe, ou une ouverture pour s’enfuir, s’envoler peut-être ; il ne savait pas s’il devait intervenir, traduire, grommeler, tempérer. Un de ses téléphones sonna à nouveau, qu’il laissa tinter dans le vide.
Les reproductions de manuscrits que Laure Grangier compulsait nerveusement racontaient des histoires abracadabrantes, des errances à répétition, des rencontres improbables, des courses-poursuites, des dialogues décalés, des bouts d’enfance, des détails incongrus, des scènes érotiques, des disputes sauvages, des gestes symboliques, des crimes loufoques, des plaisanteries baroques…
" Mais… c’est ma vie privée, vous n’avez pas le droit !
•Parce que vous, vous avez le droit d’espionner !
•De quoi, de quoi ?
•Espionner, oui espionner. Vous m’avez très bien entendu. Vous comprenez le russe, n’est-ce pas. Zanimatsia chpionagem, vous saisissez ! Faire de l’espionnage !!
C’était donc ça !
Il la prenait pour une espionne ! Il croyait peut-être tenir la Mata-Hari de la perestroïka. Il pensait en avoir la preuve avec ce dossier ! Il allait falloir lui expliquer la signification de ces missives. Une vague de désespoir traversa la journaliste. Elle se disait que c’était mission impossible. Et pourtant, la chose était si simple.
A Paris, Laure Grangier avait suivi une assez longue psychanalyse. Elle avait pu ainsi s’émanciper de ses démons mais s’était sentie au fil des ans liée à ce rituel bi-hebdomdaire du divan. Quand son agence de presse lui avait proposé de partir à l’étranger, elle y vit une sorte de fait accompli qui allait l’aider à prendre du champ aussi avec son analyste. Informé, ce dernier avait bien pris la chose ; trop bien sans doute aux yeux de Laure Grangier qui avait été presque déçue de cette permission si facilement accordée de partir… Elle avait tenu à garder une manière de contact avec le thérapeute ; elle lui rendait une petite visite lors de ses rares passages en France et surtout elle lui adressait, deux fois par mois en moyenne, une lettre où elle racontait ses principaux rêves, avec de premières associations d’idées.
Ça ne valait probablement pas grand chose comme cure mais ce contact maintenu la rassurait.
Régulièrement, elle postait donc un procès verbal de ses divagations oniriques. Au début, elle avait fait le choix de la valise diplomatique ; mais l’ambassade de France était loin de son bureau, et puis ce courrier était relevé à date précise et elle n’avait pas toujours le réflexe de rendre sa copie en temps et en heure. Elle finit par expédier ses secrets par la poste soviétique. On l’avait pourtant mise en garde, lui répétant que ce cheminement était long, hasardeux, mais elle n’était pas pressée ; on lui avait parlé aussi de contrôles policiers, de postiers un peu spéciaux, en uniformes, dans des bureaux ad hoc, au sud de Moscou, qui ne se gênaient guère pour ouvrir à l’ancienne, c’est à dire à la vapeur, les enveloppes destinées à l’étranger. Sur le moment, elle n’y avait pas trop cru. Ces méthodes de guerre froide lui semblaient romanesques et surannées. Et même si cela était, elle s’imagina que ses messages n’intéresseraient personne ou passeraient entre les gouttes. L’intervention de Vitali Routine lui prouvait qu’elle avait été naïve et négligente.
De plus, celui-ci voulait en découdre, ça se voyait ; il était ramassé sur sa chaise comme s’il allait bondir, le dos arrondi, la tête dans les épaules ; il avait repris la correspondance, s’était saisi d’un feuillet au hasard, l’avait tendu à Edouard en lui imposant de la lire, ce que l’autre fit avec son inimitable accent du golfe de Guinée.
" La Place rouge. Un tank, avec son sexe relevé. La journaliste se précipite pour couvrir l’ événement. Elle veut enjamber l’engin. Un militaire s’approche d’elle. Il lui donne un plan, c’est celui de sa chambre. Puis, du majeur dressé, il lui fait signe de la suivre. Il met le doigt sur la bouche, comme pour inviter au silence, entrouvre ses lèvres en la regardant fixement. Elle se trouble."
Sans très bien savoir pourquoi, Edouard lui même semblait perturbé par sa lecture. Il fit une pause puis reprit :
" Le tank, à nouveau ; il s’approche du mur du Kremlin. On distingue une ouverture, une fente dans la muraille à peine dissimulée par une fine cascade d’eau. Le tank s’engouffre, passe le rideau liquide, pénètre dans l’enceinte. Feu d’artifice. Réveil."
Edouard Kouzmine rougissait carrément. L’albinos ricanait.
"Alors ? C’est quoi, ça ?
Un peu abasourdie, Laure Grangier se taisait.
" Cette histoire de tank ? De quel tank s’agit-il au juste ? Un T 64 ? Un T 72 ? Ou un T 80 peut-être ? C’est ça, hein ? C’est un T 80 ?"
Elle laissait passer l’orage ; il insistait :
"Et contre le Kremlin, en plus ! Félicitations ! Et puis ce militaire, avec ce plan qu’il faudrait garder secret ?"
Elle ne savait que répondre.
" Vous travaillez pour qui, là ? Pour l’attaché militaire de votre ambassade ? Pour les Américains ? Vous êtes vraiment une drôle de journaliste, vous ! Plutôt une spécialiste en message, non ?
• ?!
•Et une experte en double langage ? Alors, je suis vraiment curieux d’entendre vos explications ; car enfin, c’est bien vous qui avez écrit çà, vous ne pouvez pas le nier ?
•Attendez…
•C’est codé ou je ne m’y connais pas !"
•Ecoutez, c’est codé si vous voulez….
•Ah, je le savais bien !
•… mais c’est pas le code auquel vous pensez.
•Vous vous foutez de moi ?
•Pas du tout !
•C’est codé ou c’est pas codé ?
Laure Grangier regardait le visage de l’albinos prendre des couleurs. Cette manière qu’il avait de s’empourprer accentuait encore l’absolue pâleur de son système pileux. Cette mue la déconcertait. Elle hésitait à lui parler de psychanalyse et de rêve, de complexe et de névrose, de voie royale vers l’inconscient et tout le toutim… En plus, elle venait de se rendre compte que dans presque tous ses songes, il y avait des uniformes ! Ses fantasmes étaient assez militarisés, finalement. Elle qui était plutôt antimilitariste de nature, voilà qu’elle s’envoyait volontiers en l’air dans ses rêves avec des galonnés ! Comment expliquer ça à l’autre ?! Elle sentait que ça allait prendre des heures avant qu’il ne s’entrouvre un peu aux mystères de la psy. Si jamais il s’entrouvre !
" C’est trop long à expliquer !
•Mais nous avons tout notre temps, n’est-ce pas Edouard ?!
•Non vraiment, ce serait trop long !
Alors, menaçant, Vitali Routine s’était levé. Il n’était pas bien grand et, debout, dominait à peine la journaliste. Procureur aux formes ramassées, il avait le doigt pointé sur elle :
"Vous voulez que je vous dise…

C’est alors que la porte s’ouvrit. Un gros bonhomme, - un diabétique se dit machinalement Laure Grangier, sans très bien savoir pourquoi-, les dévisageait, essoufflé, ahuri.
"Mais t’étais là, fils de chien ! hurla-t-il.
Un visage d’un rond parfait, avec de rares cheveux blancs lissés, des yeux d’exophtalmique, une bouche rouge et épaisse qui masquait mal des dents du bonheur, seule touche un peu aimable chez ce replet repoussant. C’était le chef, à l’évidence, vu le saut qu’ Edouard Kouzmine effectua sur son fauteuil en le voyant. Tout boudiné dans son costume trois pièces gris clair, le nouveau venu s’était figé sur le seuil du bureau.
•Mais qu’est ce que tu fous, bon Dieu !
La colère lui marbrait les joues. Edouard Kouzmine, qui devait le dépasser de deux bonnes têtes, semblait, sous l’insulte, se recroqueviller sur lui même, comme un enfant pris en faute, une amibe qui se rétracte, un escargot qui rentre dans sa coquille. Le chef ignora superbement la présence de la jeune femme et même de Vitali Routine, figé dans son geste d’imprécateur.
•Trou du cul de moujik, tu réponds plus au téléphone maintenant ?
•C’est Vitali qui m’a dit…
•A la réunion, connard, et tout de suite ; t’es pas au courant, peut-être ?
•De quoi ?
•De quoi, de quoi ? Tu demandes de quoi ? Mais c’est pas vrai, ça ! De l’état d’urgence, bordel de Dieu ! L’ETAT D’URGENCE ! Le dernier des esquimaux est au parfum et pas toi ! T’écoute pas la radio, peut-être ? Mais qui m’a mis un débile pareil dans le service ? Allez, réunion ! Et t’as pas intérêt à arriver en retard cette fois !
Il repartit en claquant la porte. Vitali Routine n’avait pas bougé. Droit, impavide, le regard toujours vissé dans celui de la journaliste, il s’apprêtait à reprendre son réquisitoire. Mais Edouard Kouzmine, transformé, dit, solennel :
" Camarades, comme vous le savez, la situation est grave ; notre réunion est ajournée !"
Vitali Routine, écarlate, frappa d’un plat de la main rageur sur le dossier, en émettant un grognement sourd comme un boxeur qui encaisserait un méchant coup au plexus. Laure Grangier comprit qu’elle venait d’être sauvée par le putsch.
Chapitre 4
Foros, 9h00

Le rituel était toujours le même : De Gaulle Renat Khabibouline voyait d’abord, comme en cinémascope, la plante des pieds du soldat, toute poussiéreuse, des pieds énormes qui occuperaient tout l’écran, puis un lent mouvement de caméra sur ses jambes maigres, dénudées, poilues, écartées. Son regard fouaillait ensuite l’entre-jambe où il n’y avait plus qu’une plaie écarlate et puante, couverte d’un essaim bourdonnant de mouches. L’exploration continuait : on découvrait peu à peu le buste enserré dans une veste en toile couleur kaki, boutonnée, sanglée par un large ceinturon à la boucle dorée et frappée d’une étoile avec un marteau et une faucille. Les bras le long du corps, le militaire était avachi, comme désarticulé, au pied d’un muret de terre ocre. Venait enfin la tête, légèrement inclinée, d’un très jeune homme. Il semblait juste sorti de l’enfance. Sous un duvet qui tenait lieu de moustache, la bouche, barbouillée de rouge, béait. Elle était encombrée par une masse sanguinolente, comme si elle était sur le point de vomir. C’était le sexe sectionné qu’elle exhibait ainsi. Le bidasse le fixait, lui adressant soudain, avec un air diabolique, un clin d’œil. De Gaulle Renat Khabibouline, alors, criait et se réveillait.

Depuis son retour d’Afghanistan, deux ans plus tôt, De Gaulle Renat Khabibouline, toutes les nuits, se faisait le même cinéma. Ce cauchemar à répétition le mettait dans un tel état qu’il avait tout essayé pour y échapper. Il s’était bourré de calmants avant de s’endormir, il s’était soûlé, il avait mélangé alcool et médicaments ; il avait consulté, un psychologue, un charlatan, une diseuse de bonne aventure aussi ! Rien n’y avait fait. Le châtré l’attendait, chaque soir, dans la même posture, pour lui faire le même signe démoniaque.

De Gaulle devait son prénom à rallonge à une lubie de son père. Les Khabibouline étaient tatars. Ce n’était pas une très bonne carte d’identité en Crimée où les rapports avec les russes ont toujours été tendus. Une très vieille histoire, en vérité. Les tatars, jadis, étaient spécialistes de razzias dans la Russie voisine, y capturant des esclaves dont ils faisaient commerce avec les turcs. Ces incursions avaient laissé des traces. Plus tard, les Russes puis les Soviétiques se méfièrent de ces "turcs de l’intérieur". Au point que Staline, durant la dernière guerre, les soupçonne de collaborer avec les Allemands et les expédie en masse en Sibérie. Les Khabibouline y furent déportés au printemps 1944 ; ils n’étaient rentrés au pays qu’à l’époque de Khrouchtchev, au moment justement de la visite officielle du Président Français. Ce dernier était devenu une véritable coqueluche des médias soviétiques. Une semaine durant, dans le moindre hameau, le kolkhoze le plus reculé, de la Baltique aux confins du Japon, on n’avait parlé que de ça : De Gaulle, le grand franssouski, au Kremlin, De Gaulle et Khrouchtchev, De Gaulle à la Cité des étoiles. Le vieux Khabibouline associa évidemment l’arrivée des siens à Yalta avec ce séjour du Français à Moscou. Persuadé quelque part que le célébrissime Français devait y être pour quelque chose dans son propre retour au pays, il décida conséquemment de prénommer son fils, né peu après, De Gaulle Renat.De Gaulle comme l’icône gauloise et Renat comme lui même. Après tout, certains parents avaient bien prénommé leur rejeton "plan quinquennal" ou "progrès social", alors pourquoi pas De Gaulle ! D’une nature plutôt placide, le jeune Khabibouline ne réagit jamais aux manifestations d’étonnement et aux multiples plaisanteries que ce petit nom ne manqua pas de susciter, dans le quartier, à l’école ou à l’armée. "De Gaulle, à la maison !", "De Gaulle, au tableau !", "De Gaulle, corvée de chiottes", le jeune tatar vécut cette expérience avec détachement. Bien qu’affublé d’un pseudo prestigieux, De Gaulle Renat Khabibouline sut rester d’une exemplaire modestie.
Devenu cuisinier à la garnison soviétique de Mazar-é Charif, dans le nord afghan, De Gaulle y avait passé trois années à préparer la tambouille pour l’état major. La caserne était adossée à un monticule raviné, au sommet perdu en permanence dans une brume bleutée ; elle donnait sur une vallée pierreuse, où s’étageaient des champs désolés. Quelques solides oliviers formaient çà et là la seule végétation, ajoutant de rares touches vert-argent dans ce panorama uniformément couleur tabac.
De Gaulle Renat n’avait jamais participé aux combats mais quotidiennement, il avait droit aux échos sur les échauffourées dans la région, aux atrocités commises de part et d’autre, aux exploits des "spetsnaz", les forces spéciales, aux audaces des moudjahidines.
Il croyait savoir qu’au centre, des médecins militaires étaient chargés de "suivre" des prisonniers à coup de neuroleptiques ; il lui était arrivé de croiser dans la cour des êtres hagards mais De Gaulle Renat n’était pas du genre curieux et s’était abstenu de tout commentaire. Une fois, il avait été appelé à donner un coup de main aux milices du coin qui avaient découvert, dans un village proche, sous un amoncellement de bois, une cache d’armes, essentiellement des lance-roquettes, quelques mortiers aussi, d’origine occidentale. Ce fut probablement son seul fait d’armes. Et puis il y eut l’histoire, et la disparition, de Constantin. Ce "cadet", venu de Kazan, avait été affecté aux cuisines, comme jeune commis. C’était un gamin fragile, toujours un peu apeuré, qui semblait avoir déjà une longue carrière de souffre-douleur. De Gaulle Renat, le taciturne, avait pris le garçon sous sa coupe, se comportant avec lui comme un grand frère. Ils avaient un peu les mêmes goûts, les mêmes réflexes vitaux. Une veille de permission, Constantin avait voulu descendre en ville, se faire photographier devant le tombeau d’Ali. De Gaulle Renat avait tenté de l’en dissuader mais le gamin persista, et se volatilisa. Pendant des jours, des semaines, on fut sans nouvelle de lui. Et un matin, le cuisinier retrouva le garçon, enfin son corps, abandonné près du campement, affreusement mutilé. Comme un messager obscène de la guerre à mort que se livraient les deux pays. Depuis, toutes les nuits, Constantin revient le titiller.

Le seul avantage que De Gaulle Renat avait retiré de son aventure afghane, outre une médaille du mérite, c’est qu’il avait été pistonné pour le poste de cuisinier à Foros. Il le devait à "Jigouli". Jigouli était la marque de la plus petite voiture soviétique, c’était aussi le surnom du colonel qui dirigea la garnison de Mazar-é Charif et qui ne se séparait jamais de sa machine, même au fin fond de la province de Balkh. Jigouli venait tout juste d’être nommé à la tête du renseignement militaire en Crimée, en qualité de général. Il gardait à son cuisinier une forme de reconnaissance pour les plats originaux dont celui-ci l’avait régalé lors de son exil afghan. De Gaulle avait été formé dans l’excellent restaurant de Yalta, Gourman. N’empêche qu’il avait quelque mérite à confectionner dans ce quasi-désert des testicules de taureau à la sauce au raifort. Apprenant qu’on cherchait un expert pour s’occuper des cuisines de la datcha présidentielle, informé d’autre part du retour du cuistot, l’officier fit des pieds et des mains pour que le jeune homme prenne ce poste.
Ainsi ce dernier avait vu débarquer un jour, dans le complexe Intourist où il officiait, une monstrueuse machinerie de 2200 chambres et 7 restaurants, la police militaire qui lui proposa, ou plus exactement lui intima l’ordre de sauter sur l’occasion et d’accepter cet étrange job pour la saison estivale.

De Gaulle Renat Khabibouline n’avait pas à se plaindre ; le salaire était tout à fait correct, sa chambre dans l’entresol de la demeure du président était vaste et claire, la cuisine immense et fort bien équipée, les réserves correctement achalandées ; et puis le travail semblait assez facile, son hôte n’étant pas un homme exigeant, peu gourmet ni gourmand. C’est avec l’épouse qu’il négociait chaque jour le menu, une petite femme élégante, très occidentalisée d’allure, et qui se garda bien de faire la moindre allusion à son extravagant prénom. Ça le changeait plutôt de l’ensemble monumental de l’Intourist, cette ruche extravagante du bord de mer. Pour De Gaulle, Foros était une sinécure mais Yalta parfois lui manquait, avec son alignement de palmiers et de pèse-personnes sur le quai Lénine, son vieux télésiège vers les montagnes pâles de l’arrière pays, ses bateaux le plus souvent rouillés qui dodelinaient dans la baie.

Sans l’appui pressant du général, il n’aurait évidemment jamais eu ce poste ; il n’était pas membre du parti, tatar de surcroît. De Gaulle appréciait donc le changement, même si le personnel de la villa le snobait un peu. Son seul complice sur place était un chat roux aux yeux d’or, au poil peluché et à la queue étrangement tordue qu’il appelait "le chat", tout simplement, et qui ne se montrait qu’en sa présence. "Jigouli" lui passait un petit coup de fil de temps à autre pour prendre de ses nouvelles et surtout le questionner sur l’ambiance dans la résidence, les habitudes des uns et des autres, la nature des visites, des propos des gens de passage. Le cuisinier informait, dans la mesure de ses moyens, qui étaient plutôt limités, non seulement parce qu’il regardait tout ça de loin mais surtout parce qu’il n’arrivait pas à s’intéresser vraiment à la vie de ce petit monde.

Le maître des lieux était à peu près invisible ; il lui était arrivé, une ou deux fois, de passer par la cuisine, pas vraiment par intérêt mais parce qu’elle donnait sur l’arrière de la villa, d’où un chemin escarpé grimpait dans les collines. Ils s’étaient donc retrouvé face à face, presque en tête à tête, De Gaulle Renat Khabibouline et Mikhaïl Sergueievitch Gorbatchev, mais de manière fugace, comme si l’un et l’autre, pour des raisons qui leur étaient propres, étaient gênés par cette rencontre, on n’ose écrire : par ce sommet. Ils avaient échangé quelques banalités, de vagues plaisanteries sur l’alcool, ou sur l’abus d’alcool, le cuistot ne s’en souvenait même plus. C’est vrai que le Président s’était aventuré, quelques années plus tôt, dans une croisade anti-vodka qui avait tourné au fiasco le plus total ; il lui arrivait de ruminer sur cette bataille perdue.
Ce matin, De Gaulle cherchait des idées d’entrée pour le déjeuner. Il venait de réceptionner de la ville un gros arrivage de caviar et autres œufs de poisson. Il comptait proposer un mixte de sa composition. D’un côté, il allait déposer le caviar sur une crème fraîche fouettée qu’il laisserait fondre dans une crème de cresson ; d’autre part, il pensait présenter, sur un demi œuf de caille, un assortiment d’œufs de saumon, de harengs, de poissons volants ; il comptait ajouter un zeste de citron vert sur le saumon, ça lui donnait un goût délicieusement acidulé.

Tout en préparant les ingrédients, il contemplait, par la fenêtre, le fouillis végétal qui disputait le terrain aux chaos de roches ; il s’étonna du nombre élevé de gardes qui stationnaient par là ce matin ; cette sécurité renforcée annonçait peut-être une visite, une fête, un anniversaire. De Gaulle ne s’intéressait pas à la politique, il mettait même un point d’honneur à ne jamais parler de ces choses là. En tout cas, on ne lui avait rien demandé de particulier pour les repas d’aujourd’hui, aucune commande spéciale ni portions supplémentaires.
Il regardait ces hommes en arme, et le souvenir des montagnes bleues du côté du Turkestan revenait aussitôt, avec ses versants crayeux, ses ravins comme autant de rides, ses petits murets de pierre parfaitement alignés et puis cet essaim de mouches autour de Constantin, cette puanteur venant de la plaie indécente du jeune homme blafard, cette allure démantibulée du cadavre aux couilles arrachées, la pitrerie de ce mort qui lui faisait un clin d’œil. De Gaulle eut un léger vertige et secoua la tête pour se ressaisir.
Chapitre 5
10h00 ( Moscou)

Le "corbeau" s’est fait servir son petit déjeuner dans sa chambre, au vingtième étage de l’hôtel "Ukraïna". De son vrai nom Patrick Leyrac, cet ornithologue français, quinqua dégarni, visage rond, était du genre dépressif souriant. Un oxymoron en somme que ce type toujours inquiet qui se cachait dans un physique débonnaire. Il traînait ce surnom de "corbeau" depuis l’enfance, en raison de cette passion immodérée qu’il avait toujours manifestée pour l’oiseau noir. De ce point de vue, à Moscou, il était à son aise : la ville semblait abriter ces volatiles en pagaïlle.
Patrick Leyrac aimait voyager. Non pas tant pour voir du pays mais plus simplement pour être en déplacement. Ne pas s’attacher, à un lieu, à des gens, le tranquillisait. Rien ne l’angoissait plus, lui qui venait pourtant d’un milieu plutôt bourgeois, que la possession des choses, la dépendance aux biens. Or le mouvement perpétuel dans lequel il se sentait entraîné, les multiples rencontres qu’il faisait de personnes, souvent bien démunies, l’incessante succession de sites visitées lui avaient donné un certain goût du détachement, de la liberté.
La babouchka qui était de service à son étage, ce matin là, une femme replète et allègre, avait insisté pour qu’il prenne des beignets de croquettes de viande ou au moins un potage aux rognons ; il avait du batailler pour qu’elle renonce à ses projets " pleins de vitamines" disait-elle ; du pain grillé et de la confiture de baies avec un café fort allaient suffire à son bonheur. Ses collègues chercheurs, quand ils passaient par Moscou, logeaient plutôt au moderne Cosmos, au nord de la ville mais lui insistait pour se retrouver dans ce bâtiment fantasque et rétro, dans le centre, et si possible dans une chambre des derniers étages d’où la vue était impayable. L’Ukraïna était l’exemple même de l’architecture stalinienne des années cinquante, avec ses allures de cathédrale prolétarienne au ton brun-ocre, son piédestal à colonnes, supportant une tour centrale, sorte de fusée à trois niveaux, prolongée par une flèche à plus de deux cent mètres, elle même surmontée d’une étoile, et puis ses deux corps latéraux qui répétaient, mais sur un mode mineur, le bâtiment principal ; comme il se doit, le portique était monumental et le hall d’entrée colossal. Tout ici était démesuré, grandiloquent et ce n’était pas pour déplaire au Français, cette ruche de plus de 1000 chambres, cette incessante gesticulation des couloirs, cette théorie de petits salons toujours bourdonnants de visiteurs aux allures de comploteurs. Il avait l’impression de croiser l’Urss en miniature dans cette foule de sibériens placides, de baltes précieux, d’asiates prudents, de sudistes madrés.
Et puis du vingtième étage, le panorama était sans égal. Les corbeaux devaient avoir en permanence ce genre de point de vue, se dit-il, jaloux. Sa fenêtre donnait sur la Moscova alors même que le fleuve formait une boucle paresseuse depuis la gare de Kiev à sa droite jusqu’au Centre du commerce international de l’autre côté de l’immeuble. Il s’attarda un moment sur cette pyramide moderniste qu’il lui était arrivé de fréquenter ; le lieu était aussi connu pour les escouades de prostitués qui le squattaient. D’instinct, il caressa en soupirant la mallette à godemichés dont il ne se séparait jamais. Il avait chaque fois des discussions sans fin à la douane pour convaincre les gabelous qu’il s’agissait d’instruments de mesure dont il avait besoin pour son travail. Jusqu’ici, il s’était montré assez persuasif, on ne lui avait jamais confisqué le matériel. Jusqu’ici…

Au delà du pont Kalinine, sur la rive d’en face, baptisée quai de Presnia la rouge, se dressaient la " Maison blanche", haut et long bâtiment droit, de marbre immaculé, qui hébergeait le siège du Soviet suprême de la Fédération de Russie et, tout près, comme un immense livre ouvert, l’immeuble du Comecon, le marché commun des pays de l’Est, un édifice de verre et d’aluminium en forme de tripode.
Au loin, derrière une vague brume de chaleur, Patrick Leyrac devinait le Kremlin, ses tours, ses palais et ses cathédrales. Il restait chaque fois ébaubi devant ce spectaculaire paysage.

L’ornithologue était rentré, la veille au soir, d’un périple dans le grand Est. Il avait pris le chemin des écoliers pour rejoindre la capitale, empruntant le transsibérien, trois jours de train qu’il ne regrettait pas depuis Krasnoïarsk, en passant par Novossibirsk et Sverdlovsk. Il lui fallait çà pour se remettre de ses émotions, et revenir progressivement à la civilisation. Espion sur les bords, puisqu’il travaillait à l’occasion pour un groupe pétrolier français intéressé par le sous-sol russe du côté du Lac Baïkal, il avait plusieurs expéditions à son actif dans la région avec ses homologues soviétiques. Le chercheur restait encore un peu étourdi par l’aventure qui venait de lui arriver. Il avait passé près d’un mois à crapahuter dans l’arrière pays de Krasnoïarsk, à 4000 kilomètres de Moscou. Vers la fin de son séjour, ses collègues lui avaient réservé une surprise de taille. Surprise qu’ils avaient éprouvée eux-mêmes, peu auparavant. Ils longeaient alors en hélicoptère les rives de l’Abakan, en pleine taïga, à la recherche d’un point d’atterrissage pour leur appareil afin d’établir un camp de base ; le coin regorgeait, paraît-il, d’oiseaux inédits ; ils voulaient en avoir le cœur net. Un moment, une tache claire dans le paysage les intrigua ; cela ressemblait à un jardin potager ; en s’approchant, ils repérèrent une sorte de cabane, un chemin descendant vers le fleuve et un tas de bois coupé. Tout cela était proprement sidérant puisqu’on était à 400 km du premier endroit habité et que l’homme n’avait, en principe, jamais mis les pieds dans le coin.
L’hélicoptère put se poser à une quinzaine de kilomètres de là et l’équipe se mit en marche. Armée, au cas où… Elle croisa bientôt une hutte sur pilotis où séchaient des pommes de terre puis la maison, une cahute de bois noircie par le temps et la fumée, avec une minuscule fenêtre, sur un côté, pas plus grande qu’une main. Sur le pas de la porte apparut un homme âgé, pieds nus, portant en guise de chemise un sac reprisé et un pantalon dans le même état ; il avait une longue barbe, des cheveux ébouriffés. Méfiant, il observa ses visiteurs puis il dit simplement : " Hé bien, puisque vous êtes arrivés, entrez donc !" Phrase sublime, du même tonneau, toutes proportions gardées bien sûr, que celle de Henry Morton Stanley tombant un siècle plus tôt sur David Livingstone au fin fond du Congo et le saluant par un " Docteur Livingstone, je présume ?". Cela faisait 45 ans en effet que le vieil homme n’avait pas vu d’étranger ! Le patriarche, octogénaire, vivait depuis un demi-siècle au fond des bois avec ses quatre enfants. Il était l’héritier d’une secte religieuse, les Vieux croyants, plus exactement de sa branche la plus dure, les Marcheurs, qui n’en finissait plus de fuir les persécutions présumées de l’Eglise orthodoxe, une histoire qui remontait au 17è siècle. C’est en 1936 que les parents Likovi quittèrent leur village pour s’enfoncer, obstinément, interminablement, dans la forêt sibérienne, rompant avec le monde dont ils vont ignorer les soubresauts ultérieurs, la soviétisation, la guerre, l’invasion, Hitler, la victoire, la fin de Staline, la guerre froide, le Spoutnik, Gagarine, Khrouchtchev, Brejnev, etc.
Le dernier jour que Patrick Leyrac passa avec ses co-équipiers, il fut donc invité à rencontrer à son tour ces Robinson de la taïga. Les Likovi avaient eu le temps de s’habituer à leurs visiteurs mais les échanges restaient toujours un peu compliqués. Ils parlaient en effet un russe inusité, plein de formules désuètes, s’imposaient de multiples interdits, comme manger de la viande ou revenir dans la société. Ces traditionalistes ruminaient des rancunes vieilles de trois siècles ; ils utilisaient des outils dignes de la préhistoire, faisaient du feu en frottant des pierres, s’étaient confectionné des habits de toile grossière, bourrée d’herbes l’hiver pour résister au froid. Le fils aîné était le responsable du calendrier : nommé maître du temps, il avait été chargé de comptabiliser les saisons et les années ; son mode de calcul était plutôt approximatif puisque la tribu s’imaginait vivre en 7485. Lors de la visite de Patrick Leyrac, les scientifiques leur proposèrent une nouvelle fois de venir au village, en hélicoptère ; à nouveau, ils refusèrent ; cela leur était "interdit".

Cette histoire incroyable avait complètement chamboulé l’ornithologue français. Il y repensait en regardant par la fenêtre de sa chambre les fourmis qui s’agitaient, en bas, de l’autre côté de la Moscova. Des gens s’engouffraient dans la station de métro ou en sortaient. Il repensa à une blague qu’un voisin de compartiment lui avait raconté dans le transsibérien - c’est fou le nombre de blagues qui circulaient ici, à croire que l’humour était une façon de livrer des messages qu’on avait du mal à faire passer autrement. C’était une histoire de transport, justement. Un conducteur de tram moscovite annonçait les stations :
•Gare de Kiev !
•Magasin de vin !
•Bibliothèque Lénine !
•Pont du nord !
•Métro Université !
•Fin de la queue pour le magasin de vin !
Patrick Leyrac rit tout seul et ne prêta guère attention à un rassemblement qui prenait forme devant la Maison Blanche.
Chapitre 6
10h30 (Moscou)

De retour du ministère, Laure Grangier avait repris le périphérique intérieur où la circulation était toujours fluide. Le ventripotent chef de service avait parlé tout à l’heure d’état d’urgence mais les gens, du moins ceux qui étaient restés en ville en cette mi-août, femmes en robes légères, hommes en bras de chemise, suivis de fort parfum d’eau de toilette, semblaient vaquer à leurs occupations habituelles. Déjà des babouchkas improvisaient des étalages de fortune sur les trottoirs, pour proposer des bocaux de baies sauvages et des têtes d’ail mariné, deux salades et trois radis. Vers les quais, elle repéra les abris de fortune, tentes misérables, baraques en carton et en bois, qui avaient fait leur apparition ces dernières semaines.
Si elle en avait eu le temps, Laure Grangier aurait peut-être pu noter que les kiosques à journaux n’avaient pas tout à fait leur allure ordinaire. Les deux tiers des titres étant censurés, les étalages étaient clairsemés.
Arrêtée à un feu, boulevard Gogol, elle vit un jeune garçon se précipiter sur sa voiture. Cheveux en bataille, le regard inquiet, flottant dans un costume gris bien trop large pour lui, aux revers relevés comme s’il avait froid, il tenait un seau d’une main, une éponge de l’autre et lui proposa de laver son pare-brise. Elle refusa, songeant à un récent article des "Nouvelles de Moscou", dont elle avait fait une dépêche : "A coup sûr, disait le commentateur attendri, il y a parmi ces enfants des rues de futurs Rockefeller".
La journaliste rejoignit l’Agence Paris Presse, immeuble en briques couleur saumon, sur le boulevard des jardins où elle résidait. C’était l’heure où le soleil dépassait le bâtiment. Une lumière rase éblouissait le quartier comme un gigantesque projecteur, allongeant démesurément les ombres. L’air était déjà chaud et annonçait ces journées de torpeur dont la capitale avait le secret.
De l’autre côté du périphérique, l’imposante horloge qui ornait la façade du Théâtre central de marionnettes venait de s’animer ; les portes des petites maisons qui figuraient tout autour du cadran s’ouvrirent, d’où surgirent un ours et une chouette, un corbeau et un mouton, un cochon et un coq, un singe et un chat ; et tous ensemble se mirent à danser, accompagnés par un carillon qui jouait l’air d’une vieille chanson russe. Elle regarda sa montre. Ce rituel d’ordinaire marquait en effet midi. L’appareil avançait donc de plus d’une heure. Ce dérèglement était exceptionnel. L’agencière s’en étonna, sans plus, en garant sa voiture, une vieille Renault 16 couleur lie de vin, dans la cour de l’immeuble. Le flic qui, habituellement, gardait l’entrée des lieux en poirotant dans sa guerite était absent.
Au bureau, il régnait une agitation un peu convenue. Les agenciers étaient à leur poste, graves, infatués, comme si le sort du monde dépendait aussi d’eux. Ces nouveaux ingénieurs des âmes donnaient l’air de surjouer leur rôle.
Leur chef, Bernard Dérick, déjà fébrile en temps ordinaire, était carrément exalté. Tête étroite et allongée, dentition chevaline, pipe à la bouche, il slalomait entre les bureaux à toute allure, un éventail de dépêches à la main, commençait des phrases qu’il ne terminait pas, s’arrêtait comme traversé par une inspiration subite puis reprenait sa course. Il faillit heurter Laure Grangier qu’il interpella sans façons.
•T’étais où, toi ? C’est pas vrai, ça, un jour pareil !
•Tu me croiras pas mais…
En fait il n’attendait pas de réponse ; il la coupa, ajoutant :
•De toutes façons, on n’a pas besoin de toi !
•Mais…
•Les garçons sont sur le coup !
Et il disparut. Les garçons en question, accrochés à leur télex, n’avaient même pas relevé la tête.
"Comme d’hab !" se dit la jeune femme.
Le bureau de Moscou comptait cinq personnes. Elle était la seule fille. Les relations dans l’équipe étaient exécrables. C’était surtout la faute au chef qui jouait en permanence les uns contre les autres pour régner sur sa petite troupe. Ce machiste de la vieille école ne comprenait toujours pas comment le métier, qu’il adorait, pouvait être ouvert aux femmes.
Les garçons, comme disait Dérick, s’étaient répartis les tâches : l’un pistait les putschistes, puisque putsch il y avait, l’autre était en contact avec l’équipe de Eltsine, figure de l’opposition russe, le troisième avait des entrées au parti et le patron coordonnait. Laure Grangier se sentit donc libre de vaquer à ses occupations.
Il en était ainsi depuis son arrivée à Moscou. A eux la politique, à elle les faits divers, et la culture si ça lui chantait. Comme d’hab, donc. Mais même cantonnée aux marges, il lui arrivait de marquer des points. Elle venait de terminer une enquête sur une série de meurtres de prostitués, qui avait fait quelque bruit dans les médias français, un vrai scoop. C’était la première fois qu’on pouvait parler ouvertement de tels sujets ici. De même, son papier sur une récente vente aux enchères moscovite avait fait mouche : elle avait raconté comment une dame du cru, encadrée par deux gardes du corps, et qui avait tenu à garder l’anonymat, avait empoché tout le lot d’appartements et de datchas en vente ce jour-là, en payant cash et en devises étrangères ! Du jamais vu. Une petite révolution. Finalement, on en apprenait dix fois plus sur la société à travers ses commentaires sur la vie quotidienne et ses billets sur l’actualité cinématographique, théâtrale ou musicale que dans les laborieuses tirades politiciennes du père Derick. Ses brèves sur la première de la pièce "Des Russes à Broadway" jouée par des russes… en anglais, au théâtre Maïakovski ou sur le succès populaire de la saga télévisée des Dallas étaient plus parlantes que dix éditos de son chef sur le triomphe du modèle US.
Elle demanda à la cantonade :
•Est - ce que quelqu’un pourrait me mettre au parfum ?
Bernard Derick, déjà à l’autre bout du local, aboya :
•T’as qu’à lire les dépêches ! Je suis en ligne avec Paris.
Elle croisa le regard de Dimitri Kotchetkov, Dima pour les intimes. Ce trentenaire élancé, cheveux noirs jaillissant de part et d’autre d’une raie centrale, avait le visage fin, la voix douce, les gestes retenus. C’était le factotum ; il s’occupait des tâches pratiques comme les réservations pour les spectacles, les billets d’avion ou les abonnements de presse ; c’est lui qui prenait les rendez-vous pour des interviews, traduisait à l’occasion et conduisait le véhicule de service… Le type discret, voire effacé, jamais un mot plus haut que l’autre. Un féru des 64 cases, aussi, qui poussait le pion à la moindre occasion. Il avait tout naturellement servi de guide à Laure Grangier au moment de l’affrontement, à Moscou, entre Anatoli Karpov et Garry Kasparov. Cet interminable duel le déchirait, littéralement. Karpov - Kasparov, en effet, c’était un peu comme un simulacre de guerre civile, la Russie profonde contre celle des périphéries, la tradition contre la novation, les jeunes contre les vieux, les installés contre les prétendants, quasiment les apparatchiks contre les libéraux, une guerre d’images aussi, Karpov, le timoré aux cheveux de paille collés contre Kasparov, le beau gosse broussailleux. Tout le monde en ville prenait parti, radicalement, violemment, définitivement. Mais Dima Kotchetkov, lui, n’arrivait pas à choisir, il aimait à la fois la pondération et la retenue de l’un, la fougue et le brio de l’autre. Et il se mettait ainsi à dos chaque camp.
La journaliste l’appréciait beaucoup ; pour son sens de la débrouille, son égalité d’humeur, son savoir impressionnant aussi. Dès qu’il avait cinq minutes de libre, il s’isolait dans la "cuisine", une sorte de débarras où parfois les agenciers mangeaient sur le pouce ; il lisait avec avidité la moindre dépêche qui lui tombait sous les yeux, tous les journaux et revues qui, d’ordinaire, s’empilaient dans les couloirs et restaient sous bande ; il lisait tout, actualité sociale, sportive, culturelle. Il avait une mémoire phénoménale, retenait sans peine une masse d’informations plus ou moins utiles ; ainsi les agenciers papillonnaient, touchaient à tout mais lui savait tout. Nuance. C’était, paradoxalement, le personnage le moins visible mais le plus informé du bureau. Il la mit au courant.
•On vit depuis quatre heures du matin sous un nouveau régime, celui du GKTchP.
•Késako ?
•Le gué-ka-tché-pé !
•Mais encore ?
•Ce sont les initiales de " Comité gouvernemental pour l’état d’urgence".
Huit hiérarques, tous issus du premier cercle dirigeant, s’étaient arrogés dans la nuit les pleins pouvoirs, réquisitionnant les forces de l’ordre, imposant la censure, interdisant l’activité de la plupart des partis.
•Sont dans le coup, écoute un peu, le vice président, le premier ministre, le ministre de l’intérieur, celui des armées, le patron du KGB… Tu vois le genre !
•C’est curieux, on sent rien en ville !
•C’est ce que tout le monde dit.
•C’était dans l’air, non ?
•Quoi ?
•Hé bien, ce putsch ?!
•C’est vrai que plus personne ne dirigeait vraiment ; le pays partait dans tous les sens, entre Gorbatchev qui faisait semblant de contrôler l’Urss et Eltsine qui tirait la couverture à lui… C’était un peu le bordel, non ?
•Un peu, tu dis ? Moi, j’entendais partout des gens réclamer de l’ordre. Un homme fort ! Il nous faut un homme fort ! T’avais jamais croisé des gens comme ça ?
•Oui mais de là à imposer un état d’urgence !
•Et Gorbatchev ?
•Oui ?
•Tu crois qu’il marche avec eux ?
•Silence radio. On est sans nouvelle de lui. Il était en vacances dans le sud mais on devrait en savoir plus dans la matinée. Les nouveaux patrons tiennent une conférence de presse.
•Qu’est ce que ça change pour nous ?
•Pour l’instant, pas grand chose. Des journaux sont interdits mais le pouvoir n’a pas l’air de vouloir toucher aux occidentaux. Pour l’agence, c’est comme d’hab. Qu’est-ce que tu vas faire ?
•Rien. T’as entendu Derick ? Il n’a pas besoin de moi, qu’il dit.
Son téléphone sonna. C’était Tania, à la mairie de Moscou. Cette ancienne prof de français, qui travaillait au bureau de presse de la ville, y était son informatrice attitrée. Elle savait que la journaliste était friande de faits divers.
"Tu connais la nouvelle ?
•Comme tout le monde…
•Vous êtes déjà au courant ?
•Tania, tu nous sous-estimes !
•Vous m’épatez !
•On n’a peut-être pas les moyens de Reuter ni de Tass mais Paris Presse est sur le coup depuis l’aube !
•Pour Pobiédov ?
•Quoi Pobiédov ?
•Mais il vient d’être assassiné !

Laure Grangier en resta sans voix. Elle connaissait vaguement ce chef de cabinet du maire ; un peu hâbleur mais pas méchant ; il commençait à se faire un nom dans la vie locale ; elle avait eu l’occasion de le voir à deux ou trois reprises ces derniers mois, une fois à l’ambassade française notamment, ou lors d’initiatives culturelles. Elle ne put s’empêcher de demander :
•Tu crois que ce sont les putschistes ?
•C’est à dire ?
•Hé bien, qui l’auraient zigouillé ?
•Cela m’étonnerait. Ce serait plutôt un crime crapuleux.
•Ça s’est passé comment ?
•On l’a retrouvé ce matin chez lui, le crâne ouvert, par un objet contendant, comme disent les flics… Certains parlent d’un coup de hache
•De hache !?
Elle pensa instantanément - et s’en voulut - à un slogan vu dans les couloirs du métro à Paris, lors de son dernier passage en France :
"Un ouvrier se tue à la tâche
Un patron se tue à la hache".

" Laure ?
•Oui ?
•Tu es toujours là ?
•Oui, excuse-moi, j’étais sous le coup !
•Moins que Pobiédov !
•Pardon ?
•Non, c’est un mauvais jeu de mot, passons. Je voulais te dire qu’il y a autre chose.
•Encore !
•C’est à propos des flics.
•Et alors ?
•Ils avaient tous l’air aux abonnés absents ce matin.
•Comment ça ?
•On a eu un mal fou à les trouver puis à les faire se déplacer ; personne ne voulait venir ; les différents services se renvoyaient l’affaire. Les fédéraux disaient que c’était l’affaire des Russes, les Russes prétendaient le contraire ; des miliciens nous conseillaient de voir ça avec le Kgb ; ce dernier était injoignable. A croire qu’il n’y avait plus de flics dans ce pays !
•Tu rigoles.
•Non, je te jure.
•Quel foutoir !
Laure Grangier fit le lien avec ce que venait de lui dire Dimitri. Lui qui faisait aussi office de chauffeur était allé aux aurores chercher un nouveau collaborateur de l’agence à l’aéroport international de Chérémitiévo. Un jeune stagiaire arrivait de Paris. Surprise : il n’y avait personne dans les guérites de la douane. Il n’en revenait encore pas.
•Pas de douanier ?
•Pas de douanier ! Comme je te le dis !
•A Chérémitiévo ?
•A Chérémitiévo ! Ces cerbères d’ordinaire si maniaques, si tatillons, semblaient avoir disparu. Volatilisés !
Un quasi sacrilège : Dimitri avait vu des Soviétiques débarquant de l’étranger tellement impressionnés par ces bureaux de douane désertés qu’ils refusaient de passer la frontière ; ils stationnaient de l’autre côté de la ligne, pétrifiés, préférant attendre la venue du fonctionnaire, comme s’ils avaient peur de franchir le Rubicon, de commettre une profanation. Le jeune stagiaire, lui, indifférent à la situation, était passé sans la moindre gêne. Dimitri apprit qu’un peu plus tard, deux ou trois uniformes, traînant la patte, étaient venus regarder les visas ; ils firent défiler les passagers, tamponnèrent machinalement les documents mais le cœur n’y était pas. D’ailleurs ils refusèrent de toucher aux valises !
"Plus de douane aux frontières de l’Urss ? c’est vraiment la fin des haricots" s’offusquait le factotum.

"Laure ?
•Oui ?
•J’avais cru encore une fois que tu étais partie, dit la fille de la mairie. T’as bien entendu : c’était sans doute une hache ! Non mais t’imagine un peu ?! En 1991, à Moscou ! Une hache ! Et puis, c’est pas fini !
•Quoi donc ?
•Hé bien, mon histoire ?! J’ai vu la secrétaire de Pobiédov. La pauvre est complètement désarçonnée ; elle m’a confié qu’on avait retrouvé un message sur le bureau de son chef.
•De qui ?
•Bin, probablement du tueur ! En tout cas, c’était pas l’écriture du chef de cabinet.
•Sur son bureau ?
•Comme je te le dis. C’était une phrase…
•Tu l’as ?
•Ecoute ça, je l’ai notée :
"A la place de nos rêves d’hier
dans les cafés
empiffrés de pâtisseries vomitives
glorifiant la Commune
les petits bourgeois sont affalés."

Chapitre 7
18h00 (Foros)

Arkadi Goubernator avait croisé Mikhaïl Gorbatchev en fin de matinée, non loin de la plage. Mais le face à face qu’il redoutait n’avait pas eu lieu, le Président l’ayant superbement ignoré.
Chemise blanche, col ouvert, pantalon moutarde, il était sorti de la datcha avec sa femme, Raïssa, les deux petites filles qui étaient en vacances avec eux ainsi que deux collaborateurs, un homme, une femme, tous déguisés en vacanciers modèles, tant ils en rajoutaient dans leurs accoutrements, avec leurs habits au ton criard. Manquaient juste les bouées et les filets à poisson. Comme s’ils participaient à un défilé de mode estivale, ils avaient descendu, sans se presser, l’escalier qui allait de la villa au littoral puis avaient marché, lentement, en bord de mer, en long, en large, indifférents à l’impressionnant dispositif policier qui quadrillait les lieux. Il y avait un flic derrière chaque bosquet mais les passants ne les voyaient pas ou regardaient au travers. Une banale promenade, apparemment. Une flânerie d’estivants. En fait le Président mettait une telle ostentation à déambuler posément, une telle lenteur appliquée pour musarder qu’il n’était pas difficile de comprendre que c’était d’abord pour lui une façon de se montrer.
Moscou répétait depuis ce matin sur tous les tons et dans tous les médias officiels que le Président était malade et inapte à gouverner. Surmenage, tension nerveuse, dépression : des experts assuraient que le Chef de l’Etat était sur le flanc, K.O., inapte au service. A l’évidence, celui-ci voulait prouver qu’il n’en était rien. Certes son public ici était limité mais entre le personnel de la maison, les gens des cuisines, les gardes sur les rochers, sur la terrasse ou dans les jardins, les chauffeurs, les gens des transmissions, les marins des deux bateaux au large, cela devait faire plus d’une cinquantaine de personnes qui étaient ainsi en mesure de le voir, qui pouvaient constater qu’il n’était pas grabataire ni impotent mais bien en forme ; il devait se dire que certains d’entre eux allaient parler, que le bouche à oreille allait fonctionner et qu’il y aurait bien au final, parmi tous ces témoins, quelqu’un qui finirait par assurer à un proche, à Yalta, à Simféropol, à Moscou ou ailleurs, qu’il était alerte, ingambe, que la rumeur sur sa maladie était un mensonge et le monde finirait par savoir qu’il n’était pas complice de l’état d’urgence.
Arkadi Goubernator n’avait guère eu de mal, ni de mérite, à deviner l’astuce présidentielle. La villa était sur écoute. Il avait été tenu au courant des moindres faits et gestes des illustres locataires. En même temps, il ne pouvait pas s’opposer à cette sortie. Sous quel prétexte l’aurait-il fait ? On lui demandait d’empêcher Mikhaïl Gorbatchev de quitter Foros, pas de le retenir cloîtré dans sa villa ni enfermé dans sa chambre. Et puis il ne croyait guère à l’efficacité de ce bouche à oreille qui remonterait par enchantement, d’un témoin à un autre, jusqu’à la capitale. C’était peut-être une bonne idée dans un roman mais dans la réalité, les choses se passaient rarement ainsi.

En début d’après midi, le Président lui avait dépêché son secrétaire, collaborateur discret et fidèle, un look de passe murailles, grosses lunettes et gestes retenus. Celui-ci lui transmit, oralement, plusieurs exigences de son chef, en lui demandant d’en informer la direction de l’Etat : il revendiquait le rétablissement des lignes téléphoniques, la réception de son courrier et de sa presse, la possibilité de voir la télévision et la mise à sa disposition de l’avion présidentiel. Arkadi Goubernator s’était gardé de faire le moindre commentaire ; il avait pris note, impassible, et s’était contenté de faire passer le message à son supérieur.
Il terminait cette première journée, qui finalement avait été plutôt calme, en faisant un tour sur le parking, face à l’héliport. La Zil présidentielle y occupait presque tout l’espace. L’engin, blindé, avait ses portes grandes ouvertes ; on aurait dit un monstre aux ailes déployées, un scarabée géant prêt à prendre son envol. Le flic se souvenait de son ancêtre, la Zis, ou Zavod Imeni Stalina, l’usine Staline. C’est Khrouchtchev qui l’avait rebaptisée en Zil, du nom du constructeur : L comme Likhatchev. L’officier éprouvait toujours une petite émotion à contempler cet interminable char princier. Il aimait sa robe noire, un noir infernal, couleur du deuil, du chaos et de l’angoisse mais couleur de l’élégance aussi. Il trouvait que cette grosse conduite intérieure, avec sa carrure mastoc, sa carrosserie sans fin, son capot large comme une scène, son habitacle ramassé, sa calandre imposante, ses vitres tendues de rideaux gris plissés, avait sacrément de l’allure. Genre ténébreux peut-être mais de l’allure tout de même. Comme un animal puissant, inquiétant, un fauve qui aurait échappé au déluge. Il se dit que la limousine n’aurait pas déparé dans le film de Coppola, qu’il avait vu dès la sortie, lors d’une projection privée au Kremlin, et qu’il avait, secrètement, bien aimé : Le Parrain.
Micha Targov était assis à la place du conducteur ; il avait tombé la chemise, était en maillot de corps, en "marcel" très exactement, une paire de lunettes de soleil fichée sur le crâne. Il fit mine de se lever quand il remarqua son chef mais Goubernator lui dit de ne pas bouger. Micha était en train de manipuler un petit transistor, un Sony qu’il avait trouvé dans le garage. Il venait de capter la BBC et regarda l’officier d’un air interrogateur. Ce dernier trouva que ce n’était pas une mauvaise idée que d’écouter une radio occidentale et le lui dit. Après tout, à Foros, les geôliers étaient presque aussi coupés du monde que leurs prisonniers. Les nouvelles étaient rares et ce supplément d’infos pourrait leur être utile. Sans même le regarder, Micha lui lança :
•Vous n’aimeriez pas avoir ce genre de bagnole ?
Le pilote laissait courir machinalement ses doigts sur le feutre gris du tapis de sol, le velours bleu-nuit des sièges, sur les dossiers surmontés de têtières blanches. S’enhardissant, il rajouta :
•On raconte que Brejnev était allé rendre visite à sa vieille mère, dans son village, à bord de sa Zil.
Il hoqueta de plaisir et poursuivit :
•Quand elle le vit descendre de l’engin, vous savez ce qu’elle lui aurait dit ?
•…
•Profites en bien, Léonid, avant que les rouges ne reviennent…
Il rit cette fois de bon cœur.
Arkadi Goubernator trouvait ce Micha Targov parfaitement idiot. Il songea à cette phrase d’un romancier dont il avait oublié le nom, un Français, qui disait, à peu près, "là où il y a un imbécile, il y a du danger"…
Il eut encore le temps de remarquer qu’au pied de la banquette arrière de la voiture, il y avait une véritable armurerie : il repéra au moins deux Nikonov AN-94, le nouveau fusil mitrailleur des services, et une bonne vieille Kalachnikov, une AKS-740, une arme très courte, à peine 50 centimètres une fois la crosse repliée, un canon ramassé lui aussi, bel engin, très compact.
Il dépassa le garage, longea le court de tennis, contourna un gigantesque pin parasol à écorce rouge et descendit lentement vers la mer, s’enivrant d’odeurs sucrées, s’autorisant enfin à contempler le paysage. La grosse chaleur battait en retraite, la brume se dissipait à l’horizon, la baie retrouvait ses couleurs, une infinie variété de tons allant du bleu sombre au gris pâle.
L’officier était raisonnablement optimiste.
Moscou était avare d’informations mais il en savait assez pour se dire que le pays était calme, et il était calme car il acceptait l’état d’urgence, et il l’acceptait car il savait que c’était pour son bien. Les gens en avaient marre de ce bordel, ils attendaient que l’autorité s’affirme, que les décideurs décident. On parlait bien d’un rassemblement devant le Parlement de Russie, ce que la BBC venait tout juste de confirmer, mais ils étaient combien, 5 000 ? 10 000 à tout casser, et encore : selon les chiffres occidentaux. 10 000 pour une ville de dix millions d’habitants, c’était un bon rapport, songea-t-il. Un pour mille ! Les râleurs ne pesaient pas lourd ! Ça devait être la même chose dans tout le pays. Peut-être même que dans les campagnes, les opposants étaient encore plus isolés ! Oui, vraiment, les contestataires ne pouvaient pas l’emporter. La majorité était acquise à la cause. Au pire, elle attendait de voir comment les choses allaient tourner et déciderait à l’arrivée de se jeter dans les bras du vainqueur. Au pire.
" On nous laisse faire le sale boulot, on nous en remerciera après."
Il sourit en frappant à plusieurs reprises du poing la palissade de la plage. « C’était dans l’ordre des choses. »
Il énuméra mentalement toutes les cartes qu’ils avaient en mains.
Le gouvernement soviétique était dans le coup, c’était clair, tous les grands ministères étaient partie prenante de l’opération. Le Soviet suprême ne bougerait pas. Pas intérêt. Aucun des présidents des Républiques ne s’était publiquement ému de l’état d’urgence, hormis Eltsine bien sûr. Et à l’heure qu’il était, ce dernier avait dû être arrêté. Il y avait les Baltes, c’est vrai, qui allaient chahuter, en profiter pour faire leur valise. Hé bien, bon vent ! De toutes façons c’étaient des nostalgiques des nazis ! Mais partout ailleurs, on avait l’air de tenir à la Fédération, les Asiatiques, les Ukrainiens, les Biélorusses, les Moldaves aussi.
Les militaires suivaient ; l’armée avait commencé d’ailleurs à prendre position dans la capitale sans rencontrer une vraie résistance. Les services de sécurité itou. Par nature, ils préféraient l’ordre et ceux qui doutaient avaient dû se faire porter pâle !
Le parti était muet. Les bavards des médias étaient intimidés.
Même cette histoire de la maladie du Président pouvait prendre : ses propres médecins, au Kremlin, ne venaient-ils pas de confirmer officiellement que Mikhaïl Gorbatchev était très fatigué ces temps ci ! Et d’ailleurs, si ce dernier était un peu malin, il pouvait encore jouer sa carte demain. Il laissait courir l’idée qu’il avait été indisposé puis, une fois le pays repris en main, il revenait… et tranquillisait les chancelleries. Détesté ici, il était adulé là-bas. A Berlin, à Washington. Il pourrait alors servir d’intermédiaire avec le reste du monde et la situation finirait bien par se normaliser. Comme toujours. Tout se normalise toujours, non ? Mais le voudrait-il ? Accepterait-il de jouer ce jeu ? A l’étranger, en ce moment, on devait le regretter et s’émouvoir. Même si les réactions différaient selon les pays. Les anglo-saxons s’agitaient beaucoup mais il paraît que le président Mitterrand avait bien réagi, prenant acte des décisions de la "nouvelle direction".
Non, vraiment, l’affaire, au total, n’était pas si mal partie. Il suffirait de tenir comme ça une petite semaine et c’était dans la poche. On serre la vis une petite semaine et le climat change. Discipline et travail, ça ne pouvait que marcher ! C’était bien la preuve qu’on aurait dû imposer ce programme bien plus tôt !

Les oiseaux qui s’étaient tenus cois toute la journée recommençaient à gazouiller, à triller, colonisant des arbres entiers pour tenir leur palabre, de vraies volières. Du large, des cris brefs lui parvinrent : sur un des deux croiseurs, un marin complètement nu venait de piquer une tête dans la mer. Du sol, cuit et recuit, des fumets acidulés montaient, exhalaisons âcres et troublantes. Le monde prenait ses aises.

Arkadi Goubernator avait été mis au courant de l’imminence du plan d’urgence dimanche, en début d’après midi. Il y avait aussitôt adhéré, totalement. Passionnément. Pendant quelques heures, il s’était simplement demandé s’ils oseraient vraiment. S’ils auraient le courage de le faire. Il en avait douté, il le reconnaissait à présent. Et quand il avait entendu, ce matin, toutes les stations de radio interrompre leur programme et diffuser de la musique classique, selon le code convenu, il sut qu’ils avaient eu le cran de passer à l’acte. Ils l’avaient fait ! Il n’avait pu s’empêcher de crier un formidable "Hourraaaaa !" Il était si heureux qu’il en avait presque oublié la hantise de l’hélicoptère qu’il avait dû prendre au même moment.

Aux pieds de l’escalier qui se perdait dans le sable, Kolia, un de ses meilleurs éléments, un chapeau de paille qu’il avait du dénicher par là posé de travers sur la tête, torse nu, chantait en s’accompagnant à la guitare. Deux de ses collègues, rêvassant, l’entouraient. Une voix rauque pour une mélodie plutôt saccadée.
"Nous avons laissé derrière nous des défaites, des crépuscules".
L’officier reconnut "Les cabans noirs" de Vissotski.
"Un commando spécial, c’est un honneur spécial pour un sapeur".
Kolia s’interrompit en voyant Arkadi Goubernator. Vissotski n’était pas vraiment en odeur de sainteté dans les services, avec son image de crypto-dissident ; mais le flic s’en foutait pas mal et encouragea le jeune homme à continuer. Ce qu’il aurait reproché, lui, à Vissotski, ce n’était pas tant ce qu’il disait, mais sa façon de dire, sans recul, sans distance, pauvre papillon se brûlant les ailes au feu de sa propre colère.
"Je veux croire que notre sale travail
Vous permettra de voir maintenant sans entraves l’aurore" reprit Kolia. L’officier apprécia.
Sur la plage, ignorant également la présence de leur supérieur, des militaires, désoeuvrés, venaient de visiter une cabane en bois. L’un d’eux sortit en exhibant une arbalète sous-marine équipée d’une flèche longue d’au moins 80 centimètres. Ils jouèrent comme des gamins aux gendarmes et aux voleurs, criant, courant, chutant. Soudain, une flèche partit se ficher dans le mollet du plus petit de l’équipe. Il se mit à vociférer de douleur, on aurait dit qu’il jappait. Les autres, le soutenant, le conduisirent à un poste de garde qui faisait fonction d’infirmerie.
Arkadi Goubernator n’avait pas bougé. Pas question qu’on lui gâche une si belle journée !

Chapitre 8
20h00 ( Moscou)

"C’est fermé !"
Depuis le hall, la babouchka dévisageait le vieil homme qui, sur le trottoir, tambourinait méchamment sur la porte vitrée de la salle de spectacle.
Gardienne de l’établissement depuis des temps immémoriaux, Natacha Maximovna vivait dans un petit cagibis attenant à l’entrée et pouvant contenir tout juste un lit, une armoire et une télé. Seule. Grâce à Dieu, son dernier mari était mort, bon débarras. Ce pochard avait vécu à ses crochets pendant des années, toujours entre deux vins, ou deux vodkas plutôt, une vraie plaie ; ils avaient eu deux filles à qui elle n’avait cessé de répéter de se faire faire un enfant, si ça leur chantait, mais "de grâce, ne vous mariez jamais". Peine perdue ! Ces gourdes n’en avaient fait qu’à leur tête, épousant le premier venu. Qu’elles aillent au diable ! Natacha Maximovna ne voulait plus les voir !
Le vieux, dehors, faisait un barouf d’enfer.
 Je vous répète que c’est fermé, grand père !
•Mais vous n’êtes donc pas au courant ?
•De quoi ?
•Mais de l’événement !?
•Ha, ben, si, ça pour être au courant, on est au courant. On a même reçu les directives, figurez-vous.
•Et alors ?
•Hé bien, justement, c’est pour ça que c’est fermé !
• ?!
•Oui, "en raison des circonstances !"
•Mais qu’est ce que tu racontes, vieille folle ? Et la commémoration ?
•Quelle commémoration ?
•Ha, mais, tu m’agaces ! Tu n’es au courant de rien ! Tu ne sais donc pas qu’il y a une grande soirée au Meyerhold ?
•Où ça ?
•Au Meyerhold ? On est bien au Théâtre Meyerhold, oui ou non ?
•Bin, c’est à dire qu’avant…
•Quoi, avant ?
•Bin, avant, dans le temps, quoi, ça s’appelait comme ça , le Meyerhold, oui, mais il y a bien longtemps…
•Et vous allez voir, ils seront tous là, ce soir, je vous le dis, moi, tous.
•Qui donc ?
•Tous ! Staline, Molotov …
L’homme semblait compter sur ses doigts les personnalités attendues :
•Vorochilov…
Les sourcils de la grosse dame avaient pris des airs d’ accent circonflexe.
•Ordjonikidze, tous, je vous dis…
Staline ? Molotov ? Mais qu’est-ce que c’était que ce délire ? Natacha Maximova jugea plus sage d’appeler l’administrateur sur le téléphone intérieur. Lui aussi résidait dans l’établissement, au premier étage.
•Camarade directeur, il y a un vieux qui fait un scandale devant la porte ; il prétend participer ce soir à une commémoration ici. Sans doute un truc de vétérans… Mais moi, personne ne m’a prévenue. C’est toujours la même chose, on ne me dit jamais rien à moi ! Alors, j’ouvre pas.
•Vous faites bien, Natacha Maximova, vous faites bien. Il y a rien d’organisé ce soir, ici. En cette période, vous pensez bien !
•Oui mais, camarade directeur, en plus, le vieux, il pense être au Meyerhold ! Vous imaginez un peu ! On s’appelle plus comme ça depuis…, depuis au moins la guerre, non ?
•…
•Et c’est pas tout. Vous savez qui il attend comme spectateur ce soir ? Staline ! Non mais, vous imaginez un peu… Staline ! Un poivrot de première, oui !
Le directeur, en fait un jeune stagiaire qui faisait un remplacement, hésitait à descendre pour prêter main forte à la concierge ; celle-ci avait une réputation solidement établie de gardienne acariâtre, capable de faire fuir un régiment de chahuteurs. Un jour, elle avait même giflé un type qui passait en force ; il s’avéra que c’était un acteur célèbre ; il avait fallu déployer des trésors de diplomatie pour calmer l’ego de la diva et pour que le scandale ne s’ébruite pas. L’administratif se dit qu’elle devait bien pouvoir se débrouiller toute seule. En même temps, il hésitait ; ce frais émoulu des Komsomols avait un sens aigu de la hiérarchie ; et en ces journées enfiévrées, il valait mieux être prudent et ne se mettre personne à dos. Le protocole avait peut-être changé, allez savoir ? Il quitta à contre cœur le visionnage d’une cassette pornographique qu’un ami venait de lui rapporter de Berlin Ouest et rejoignit le hall.
L’échange entre Natacha et l’importun y faisait un raffut de tous les diables. On s’invectivait ardemment. Il dévisagea le vieux grisonnant qui s’agitait fort et se présenta à lui, demandant tout de go, à travers la vitre :
•Vous venez de la part du "guékatchépé" ?
L’autre parut interloqué.
•C’est vous le directeur ?
•Répondez moi : qu’est-ce que vous voulez ?
•Mais enfin, camarade, ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant, vous non plus ?
Le jeune administrateur trouvait au perturbateur un air de déjà vu. Un côté désuet mais célèbre. Ses frusques étaient surannées, une coupe de veste comme on en faisait plus depuis belle lurette. Encore que la mode, ici, était quelque chose de très relatif. Une sorte de vieille gloire mais sur lequel il ne pouvait mettre un nom. Un type évident, mais tellement évident qu’on n’arrivait pas à l’identifier.
•Vous savez bien que je dois déclamer ce soir !
•Déclamer ? Et quoi donc ?
•Mais la troisième partie de mon "Lénine" !
•Pardon ?
•La troisième partie… Ha, mais, ça suffit, maintenant. Vous me faites marcher, c’est pas possible. Ouvrez-moi, sinon !
•Sinon ?
•Sinon, sinon… je fais appel à mes amis de l’Association et on va voir ce qu’on va voir.
•L’Association ? Quelle Association ? Le guekatchépé ?
•Mais l’association des écrivains prolétariens, pardi ! Jeune homme, vous me semblez bien ignorant pour un directeur de salle aussi prestigieuse !
Ce dernier se demandait si c’était du lard ou du cochon, s’il avait affaire à un pochetron ou à un provocateur, un déjanté ou un plaisantin. Les gens devaient plus facilement péter les plombs dans des périodes d’exception, se dit-il, observateur. Il y avait du relâchement dans l’air, ça se sentait, c’était physique. Les bougres n’avaient plus de repères. Il était vraiment temps que tout ça finisse.
L’autre reprit :
 C’est que je suis prêt, moi ! Ecoutez un peu :
"Je tremble pour lui
comme pour la prunelle de mes yeux
et redoute
qu’il ne soit falsifié
par une beauté de bonbonnière."
La voix était forte, elle portait loin. Un vrai pro, pas de doute. Le directeur était de plus en plus perplexe. Le vieux, lancé, reprit sa tirade alors que des passants, amusés, s’approchaient de lui :
" S’il
eût été
impérial et divin
rien
n’aurait retenu
ma fureur
j’aurais
trouvé
les mots
d’une malédiction entonnerrant la bouche
et jusqu’à
être piétinés
moi
et mon cri de colère
j’aurais lancé
vers le ciel
des anathèmes
et jeté
des bombes
contre le Kremlin
A bas !"
La baba, navrée, soupira tout en esquissant un signe de croix :
 A mon avis, il est pas du guékatchépé !
Le directeur, lui, était bluffé. Les vers du vieux claquaient bien et surtout sa sortie reprenait un texte tabou, des vers censurés depuis une éternité, que bien peu de gens à Moscou connaissait ; l’énergumène commençait à l’intriguer sérieusement.
 Mais… d’où sortez vous ces vers ?
•Comment ça, d’où je les sors ? Mais bon dieu de bordel de bois, ce sont les miens, ce sont mes vers, tiens !
•Mais qui êtes vous, à la fin ?
•Qui je suis ? Tu oses demander qui je suis ? Tu ne me reconnais donc pas, espèce de cosaque ?
Le directeur fit la moue, hochant la tête en signe de dénégation.
 C’est un comble, ça ! Garde blanc ! Galonnard !
Le vieux entra dans une colère noire, trouvant des injures pittoresques et insensées :
•Tuberculeux ! Laquais adipeux !
Il fulminait, s’enrageait et donna un coup de pied retentissant dans la porte de verre.
•Cerveau ramolli !
L’entrée explosa en mille morceaux, comme un puzzle qui s’éparpille. Enjambant aussitôt les décombres, il pénétra dans le hall, saisit le directeur au cou et le secoua avec une force étonnante. Le jeune bureaucrate ne faisait pas le poids. La babouchka se mit à hurler. Le petit attroupement, que le spectacle avait attiré, prit de l’ampleur. On s’agglutinait, on s’énervait, on prenait parti. Spontanément, les gens liaient l’incident à l’actualité. Des slogans commencèrent à fuser, pro et anti guékatchépé.
•A bas la dictature !
•Assez de bordel !
•Tyrans ! Satrapes !
•Spéculateurs ! Parasites !
•Liberté !
•Espions !
•Anté-Christ !
•Vive Eltsine !
•Bourgeois ! Koulaks !
•Loqueteux !
•Mais que fait la milice ?
Ça tournait à la bagarre générale. On s’étrillait, on se malmenait, on se rossait, on s’étripait, on s’injuriait. "Tsaristes !", "Totalitaires !". Dépassé, le vieux profita de la confusion pour s’enfuir. Il partit à grandes enjambées, rue de la Commune, en maugréant contre les kerenkistes et autres propriétaires.
Chapitre 9
22h00 Moscou/Maison Blanche

" Dégagez, faites de la place ! camarades, s’il vous plaît, laissez passer la division, dégagez la barricade !"
L’homme avec le porte-voix avait du mal à se faire entendre tant le vacarme était total, cris, bruits, fracas, pétarades, grincements, vrombissements. Comme si toute la place était en fusion, en recomposition, saisie par une folie collective. Patrick Leyrac n’aurait loupé le spectacle pour rien au monde.
Dans une joyeuse cohue, des jeunes gens exaltés tiraient des troncs d’arbre, poussaient des pierres, pliaient des tiges d’acier, tout un bric à brac amassé là quelques heures plus tôt pour former des barricades autour de la Maison blanche. A présent , il s’agissait de dégager un espace pour permettre à une dizaine de tanks de la division Taman, commandée par le major Serguei Evdikimov, de prendre position. Les engins patientaient sur le quai en pétaradant. Ces militaires s’étaient ralliés à Boris Eltsine et proposés de défendre le parlement russe. "L’armée avec nous ! L’armée avec nous !" Une vague d’euphorie faisait chavirer l’esplanade et l’ornithologue, à l’unisson, était emporté par le vacillement collectif.

Ce matin, après son petit déjeuner, il avait paressé, rassemblant ses notes sur son séjour sibérien, redessinant les croquis pris sur le vif de la tribu des Likovi, songeant aux nuages de moustiques qui l’avait accompagné tout au long de son périple, ces essaims tenaces d’insectes qui semblaient particulièrement attirés par l’étranger. En début d’après midi, le front contre la fenêtre et téléphonant à la réception pour s’assurer que son billet d’avion était bien retenu pour le sur-lendemain, il trouva au Pont Kalinine, aux pieds de l’hôtel, une drôle d’allure. Sur le moment, il ne réalisa pas l’étrangeté de la situation puis le déclic se fit : le pont, d’ordinaire encombré par un important trafic, était désert ; mieux, ou pire, il était fermé à la circulation par des tanks ! Plusieurs T70 en effet en interdisaient l’accès à chaque extrémité !
Sidéré, il regarda, en jurant dans sa barbe, les engins qui montaient la garde et dont les tourelles pivotaient paresseusement, comme à la recherche d’une cible. La scène le fascina un long moment. Des tanks, en pleine ville. Des scènes de guerre au cœur de la capitale. Puis il mesura l’ampleur de la catastrophe : non loin de là, la vaste esplanade qui donnait sur la Maison blanche était agitée ; des groupes se formaient, des gens affluaient, des objets divers semblaient valdinguer. Galvanisé, Patrick Leyrac résolut de voir ça de plus près.
Dans le hall d’entrée de l’hôtel, des grappes d’individus chuchotaient, comme soucieux de ne pas attirer l’attention. Les employés de l’accueil s’efforçaient de tranquilliser un touriste étranger. Un vieux portier déconseilla simplement au Français de sortir, il ne trouverait pas de taxi, dit-il. L’Ukraïna paraissait presque indifférente à ce qui se passait à quelques centaines de mètres de là.
Le chercheur, sans être un accro de la vie publique, était tout de même au fait de l’imbroglio politique que connaissait le pays ces dernières années. Au fil de ses déplacements, il avait vu ses collègues prendre plus volontiers la parole, il avait assisté à des débats épiques, en avait entendu de toutes les couleurs ; ce qui l’avait le plus surpris, et amusé, c’était le nombre de gens capables de retourner leur veste avec un culot désarmant. D’une visite sur l’autre, tel mandarin, longtemps rouge de chez rouge, affichait soudain des idées bleues, blanches ou vertes mais avec la même véhémence qu’auparavant. La langue de bois changeait, d’autres stéréotypes fleurissaient. Aujourd’hui, toutefois, le binz semblait plus sérieux que d’habitude.
Dehors, il faisait lourd, le ciel était chargé. "Crââ, crââ" : un couple de corbeaux lui adressa un petit cri de connivence avant de s’envoler vers le fleuve proche. Patrick Leyrac n’avait jamais compris pourquoi ces animaux avaient si mauvaise réputation. Cela n’avait pas toujours été le cas. Jadis, ce bipède incarnait l’amour filial au Japon, il était un symbole de lumière en Chine, un exemple de perspicacité dans la bible… L’homme s’amusa de la versatilité de ses semblables. Il traversa le pont sans difficulté, les tankistes ne le regardèrent même pas et il rejoignit rapidement le parvis de la Maison blanche.
Une foule plutôt jeune, des garçons en chemise à fleurs, des filles en robe légère, occupait les lieux. Un blindé avait échoué là, comme une épave en pleine mer ; de la trappe de l’engin apparaissait la tête d’un militaire casqué, manifestement dépassé par les événements ; l’homme se frottait le visage, l’air grave. Des
passants lui tendaient la main, pour dialoguer ou fraterniser et l’autre ne savait que faire, quelle posture adopter. Quelques manifestants avaient improvisé des banderoles qu’ils tenaient à bout de bras, " Le fascisme ne passera pas", "Liberté" ou " Yazov, Pougo, Krioutchkov, au tribunal !" Le scientifique repéra même un "no pasaran". Il déambula longuement sur la place, porté parfois par les mouvements de foule, observa encore un autobus qui avait subi le même sort que l’engin blindé ; il était immobilisé au milieu de l’assistance ; des dizaines de badauds avaient grimpé sur le toit, notamment des photographes qui mitraillaient le public depuis ce promontoire. Partout, le chercheur croisait des gens de presse qui tendaient des batteries de magnétos et de caméras, à l’affût du moindre incident. Tout ce que Moscou comptait de journalistes semblait s’être donné rendez-vous là. Un moment, l’assistance se précipita à un bout de l’esplanade où un vacarme se faisait entendre. Patrick Leyrac suivit. Des jeunes gens amassaient les objets les plus hétéroclites ; on tirait, on poussait, on portait ; la foule était en train de confectionner une barricade ; tout était bon : pierres, briques prises sur un chantier voisin, fragments d’installations d’un jardin d’enfants tout proche, des balançoires notamment, blocs de béton, troncs d’arbres, bancs en bois, bacs à ordure, poubelles, pneus, portes arrachées, éléments d’un kiosque à journaux, débris divers. En quelques minutes, un mur cosmopolite et dérisoire fut dressé. Un vieil homme, très digne, béret sur la tête, veste repliée sur l’avant bras, lui demanda en anglais de quel côté de la barricade il convenait de se tenir. Le Français pensait répondre que tout dépendait d’où viendrait l’assaut mais le temps de trouver ses mots, l’autre avait déjà disparu. De temps en temps, une sorte d’émissaire sortait de la Maison blanche, muni d’un mégaphone, et donnait les dernières nouvelles des assiégés ; mais son porte-voix laissait à désirer, on n’entendait qu’un mot sur deux et il devait inlassablement répéter ses messages. En l’occurrence, il venait de dire, de crachoter plus exactement, que la barricade en question avait été construite avec la bénédiction du général Kobetz, un élu tout juste nommé responsable aux affaires militaires du parlement russe par Boris Eltsine.
Des colonnes d’étudiants ne cessaient d’affluer de l’avenue Kalinine ou des quais. Patrick Leyrac peu à peu se laissait gagner par l’ambiance surexcitée qui régnait sur la place. En de telles circonstances, il le savait, il cédait volontiers à son pécher mignon : foutre le feu. Pas le brasier ni le grand incendie, non, quelque chose de plus intime, de l’ordre du jeu. Il n’était qu’un pyromane de poche, un malicieux de la flamme, un plaisantin du briquet : cette pulsion, devrait-on dire, le suivait depuis le lycée et l’envie le reprenait dans ce genre d’occasion : manifs, concerts, fêtes, rassemblements bruyants, un mariage une fois. Le jeu était le suivant : il repérait un lecteur de journal, de préférence debout, la gazette bien déployée devant lui au point d’ailleurs de masquer le liseur derrière son mur de papier. Armé d’un briquet, il frôlait lentement sa victime, enflammait en douce, l’espace d’une seconde, le bas du journal, en son centre si possible, et s’éclipsait. Ensuite, le scénario était toujours le même : les pages prenaient feu en un temps record, le lecteur marquait le coup, hurlait de stupeur, jetait à terre ce diable de canard, sautait, dansait, piétinait frénétiquement la gazette en flammes pour éteindre le mal. C’était sans grand risque et cette agitation le détendait à un point incroyable ; ça lui faisait un bien fou, à proprement parler. Patrick Leyrac venait justement de remarquer, un peu à l’écart, un lecteur de "Sovietskaïa Rossia". Ni une, ni deux, il se livra à son expérience. Cris, affolement, trépignement, apaisement : il ne fut pas déçu, l’opération avait pleinement réussi. Sauf qu’il entendit dans son dos une voix de miel lui susurrer :
"Je vous ai vu !"
Se retournant, il fit face à une longue jeune fille à la grâce un peu molle, au teint pâle, les cheveux blonds courts, gironde d’allure ; elle portait une salopette en jean, retenue à la taille par une large ceinture noire. La fille le fixait en souriant. Elle se trouvait à l’entrée d’un "point médical", haute tente improvisée avec deux draps blancs marqués au feutre d’une grande croix rouge et tendus sur une armature de fer. Il rougit. Celle qui semblait garder l’infirmerie de campagne lui demanda :
•Ça vous arrive souvent ?
•De temps en temps.
•Ça se soigne, non ?
•Si c’est avec vous, je veux bien.
•C’est quoi votre problème ?
• ?!
•Vous aimez pas la lecture ?
•Non, non, c’est pas çà !
•Alors ?
•Disons que c’est ma façon à moi de participer à l’euphorie collective.
•C’est original ! Pour cette fois, je vous pardonne.
•Merci.
•Mais si vous recommencez, je vais voir la milice !
•Z’aurez du mal, elle est invisible ! Mais rassurez-vous, j’ai ma dose. Pour un an au moins.
•J’aime mieux ça. Vous êtes français ?
•Comment vous avez deviné ?
•A part les journalistes, et vous n’êtes pas journaliste… ?
•En effet !
•Hé bien, il n’y a que des Français pour oser s’aventurer dans une manifestation politique russe ; ou les Italiens, mais vous n’avez rien d’un Italien !
•C’est bien vu.
•Et puis vous ressemblez à Gérard Jugnot ?!
•A qui ?
•Jugnot, l’acteur, le petit gros, vous ne connaissez pas ? Vous êtes Français et vous ne connaissez pas Jugnot. "Le père Noël est une ordure"…
Patrick Leyrac ne savait pas trop comment il fallait prendre la comparaison. Elle, ça la faisait plutôt rire. Il estima que c’était un compliment.
•Bienvenue sur le territoire libre de Presnia la rouge ! Je m’appelle Lena.
•Patrick. Ça a l’air de chauffer ici…
•Très drôle !
•Oups, pardon ! Simplement, il se passe quoi au juste ?
•Il y a eu un putsch cette nuit, vous n’étiez pas au courant ?
•Pas vraiment, non, je débarque !
•Vous arrivez d’où ?
•De Sibérie !
Elle rit de plus belle puis lui raconta par le menu la journée. Elstine était retranché dans la Maison Blanche. Il était venu en personne, en début d’après midi, encadré par un solide service d’ordre, prendre la parole ; monté sur un char, il avait condamné l’état d’urgence, appelé l’armée à désobéir. L’image depuis passait en boucle, paraît-il, via la CNN, aux quatre coins du monde. Le Parlement russe tenait bon et la radio locale continuait d’émettre.
•Il y a des blessés ?
•Non, pourquoi ?
•Votre tente ?
•On est prévoyant.
L’infirmière était en fait étudiante en journalisme dont la faculté, disait-elle, était toute proche.
Patrick Leyrac avait noté qu’il y avait pas mal de femmes sur la place, il le lui fit remarquer. Elle répliqua assez sèchement :
" On chasse d’abord les putschistes, après on s’occupera des hommes !
  Quels hommes ?
  Les mâles !
•C’est radical !
•Radical !
Léna avait une vision carrément noire de la gente masculine : pour résumer, elle semblait penser que quand il ne faisait pas des putschs, le sexe dit fort picolait, et quand il ne picolait pas, il cuvait.
Il trouvait le jugement sévère mais s’abstint de tout commentaire. Après tout, l’étudiante ne visait apparemment que ses congénères.
D’ailleurs, elle ajouta en souriant :
"Je parle des mâles russes, les Français, je connais pas ! Pas encore…"
La fille s’épancha. Elle en avait marre de leurs façons grossières, de leur violence banale, de leur paresse congénitale ; elle semblait capable de discourir là-dessus pendant des heures. Le Français écoutait cette philippique plus amusé qu’intrigué, tout disposé déjà à vendre une autre idée du mâle. En même temps, un curieux manège retenait ailleurs son attention. A intervalles réguliers, en effet, l’homme au micro défaillant apparaissait pour annoncer dans son mégaphone les derniers "oukases" du Président. C’était le porte-parole du Soviet de Russie. Avec une régularité de métronome, Eltsine rédigeait de nouveaux décrets pour destituer untel, nommer tel autre, virer tel général, promouvoir tel ministre. Propos pathétiques et culottés d’un assiégé qui, cerné de toutes parts, prétendait refaire son monde à coups de nominations. En principe, il n’était plus rien, prisonnier piteux dans son palais. Mais pourtant, remonté comme un coucou, il ne cessait de signer des textes très officiels où il congédiait, cassait, limogeait, révoquait, dégradait et dans le même temps, à ces places désormais disponibles, du moins à ses yeux, il plaçait méthodiquement les siens. Tout cela n’était qu’un jeu d’écriture, des opérations de papier. Il suffisait d’y croire, en somme. Et les gens, sur la place, semblaient adhérer complètement à ces victoires d’opérette. Et leur annonce, crachotée d’une voix nasillarde et hachée par le porte-parole, suscitait à chaque fois de vibrants "Hourraaaaaaa !".
Patrick Leyrac finit par comprendre que derrière cette gesticulation surréaliste, l’interné de la Maison blanche, petit à petit, était en train de déshabiller l’Urss de toutes ses prérogatives pour les transférer à la Russie. Formidable volontarisme du perdant manifeste qui harcelait ainsi son tout puissant adversaire. La tactique s’avérait redoutablement efficace dans la mesure où ce dernier restait coi.
Le chercheur passa ainsi un après midi de feu entre les anathèmes de la belle blonde, intarissable contre les mâles slaves, la cavalcade des bâtisseurs de barricades et les imprécations contre le Kremlin de l’infatigable porte parole. Et cela dura jusqu’à l’arrivée des chars de la division Taman à qui il fallut donc ouvrir une brèche dans le dispositif de défense du Parlement. "Des chars amis ! Des chars démocrates !" riait Léna.
Bientôt saoulés de paroles et de bruits, ils eurent, ensemble, très envie de faire une pause. Patrick Leyrac n’eut pas besoin d’argumenter trop longtemps pour convaincre la jeune femme de laisser à ses collègues la garde de son mini-hôpital du front et de venir prendre un verre à l’Ukraïna. Il emporta le morceau en l’assurant, mais il mentait, que du comptoir, on avait vue sur la place : elle ne risquait donc pas de passer à côté de l’Histoire.
Elle était plus grande que lui, il ne s’en aperçut vraiment que lorsqu’ils déambulèrent, bras dessus bras dessous, papotant comme de veilles connaissances, pour rejoindre le colossal hôtel. Il était frappé par l’éclatante santé qui se dégageait de ce corps pulpeux et indolent, par cette étrange mélange de pétulence et de nonchalance qui émanait de ces formes. Ses yeux gris clair aux longs cils recourbés, l’arrondi de ses joues, sa bouche charnue le laissaient pantois et bêtement heureux. Mais instruit de l’ardeur de sa compagne contre les mâles, il se gardait bien de trop manifester son intérêt, redoutant de se voir reprocher sa lubricité. Elle s’amusa beaucoup en découvrant son métier : ornithologue ! Un homme qui passait sa vie à s’occuper des oiseaux ne pouvait être un mauvais homme, avança-t-elle. Il parla de son surnom de corbeau, animal prophétique pour les grecs, demi-dieu pour les indiens, annonciateur de bonnes nouvelles en Afrique.
Il leur suffit de passer le pont Kalinine pour avoir l’illusion de se retrouver à la campagne ou presque. Un espace boisé et odorant puis un grand parc entouraient en effet l’hôtel, l’isolant quelque peu de la ville. Pas la moindre circulation dans les parages. Le soudain silence était juste entrecoupé par les "crââs, crââs", cris de chicane ou de rappel, d’une bande de corneilles, chant âpre et barbare qui semblait venir du fin fond des temps. On était soudain si loin de l’agitation de la maison blanche voisine.
A L’isba, un des restaurants de l’établissement, Léna le laissa commander le menu à un garçon revêche qui semblait bien décidé à ne comprendre que le russe. L’ornithologue finit par bafouiller : " Jarénouiou outkou" (canard rôti), "salat iz sviéjikh pamidorof" (salade de tomates) et "krasnoïe vino" (vin rouge). Son laborieux charabia réjouit la jeune fille dont le rire électrisait Patrick Leyrac.
" Savez-vous, homme oiseau, ce que font les femmes moscovites après l’amour ? lui demanda-t-elle tout à trac.
• ?!
•10% refusent de répondre, 12% disent qu’elles bavardent, elles sont 15% à fumer et 63% rentrent chez elles."
Il ne savait pas s’il devait voir là une ouverture. En même temps, il entendait bien vérifier à quelle catégorie appartenait Léna. Il se demandait déjà comment on traduisait godemiché en russe.

Deuxième partie
Mardi 20 août
"La situation reste confuse dans la capitale soviétique. Les responsables du GKTchP, l’organisme censé mettre en place l’état d’urgence,semblent divisés sur la marche à suivre et n’ont fait aucune apparition publique.

Du côté de la Maison Blanche, siège du Parlement Russe, le Président Eltsine attire un nombre croissant d’opposants aux putschistes.

On demeure sans nouvelles de Foros (Crimée) où Mikhaïl Gorbatchev était en vacances".

Dépêche de l’Agence Paris Presse
Moscou, le 20 août 1991

Chapitre 1
9h30 ( Moscou)

Laure Grangier venait d’être invitée à se rendre à l’école française n°71, dans le sillage de l’attaché culturel de l’ambassade de France, Xavier de Lillois. Le diplomate avait personnellement insisté pour qu’elle vienne. Il avait d’abord voulu annuler ce rendez-vous, prévu de longue date, vu les événements mais la direction de l’école avait mis la pression. L’administration avait fait revenir, tout exprès, les enfants de vacances… Il s’était finalement résolu à y faire un tour. Mais juste un saut, vite fait. Et il avait tenu à y associer l’agencière. Tant qu’à faire, au moins cela se solderait par un papier de l’agence sur la coopération franco-soviétique. C’était toujours ça de pris.
Xavier de Lillois était de ces diplomates qui affichaient une désinvolture très calculée. Une chevelure en désordre et cependant travaillée, des sourcils marqués, de grosses lunettes à monture d’écaille, une bouche gourmande, des bas joue naissantes, enfin un port de tête d’une arrogance tranquille. On sentait chez cet adepte du nœud papillon qu’il n’avait pas trop à se forcer, que son exquise courtoisie, sa décontraction lasse, sa joie de vivre compliquée étaient le fruit d’une très longue éducation, du dressage de plusieurs générations de de Lillois. Les Soviétiques adoraient ce genre. Ils lui trouvaient un parfait exotisme, un côté ancien régime, un style d’extraterrestre qui les amusait secrètement et les changeait bigrement de leur rudesse ordinaire.
Laure Grangier était moins sensible aux charmes du bonhomme ; cela ne l’empêchait pas d’entretenir avec lui des rapports suivis car le diplomate lui ouvrait bien des portes. C’était encore le cas ce matin. Cette école 71 était un établissement spécialisé dans l’enseignement de la langue française, un sujet tout trouvé pour un petit papier d’ambiance.
Elle faillit arriver en retard. Un coup de téléphone, au moment de quitter Paris Presse, l’avait retenu. C’était Vitali Routine.
"Qui ?
•Vitali Routine !
• ?!
•Nous nous sommes vus dans le bureau d’Edouard, hier matin, au Ministère des affaires étrangères. Vous m’avez déjà oublié ? C’est vexant !
L’albinos ! C’est vrai qu’elle l’avait complètement zappé.
•Monsieur Routine ! Bien sûr, excusez moi ! Mais, dites moi, je vois que vous parlez français.
•Nimnochka, comme on dit chez nous. Un petit peu.
•Et qu’est ce qui me vaut l’honneur ?
•Hé bien, nous avons été malheureusement interrompus, hier, n’est-ce pas ? Or j’ai encore beaucoup de questions à vous poser.
•Ecoutez, le moment est mal choisi, on m’attend.
Mais l’autre était un entêté. Ce que la journaliste ignorait, c’est que son inquisiteur avait l’obstination des aigris, cette opiniâtreté des gens contrariés et décidés à faire payer aux autres leur malchance. En vérité, Routine avait rêvé, enfant, d’être danseur. Petit rat plus exactement. Et pas n’importe où : dans le saint du saint, au Bolchoï. Adolescent, il avait même suivi les premières années d’enseignement de l’école-opéra. Il était plutôt doué ; hélas, non seulement il était albinos, ce qui pouvait toujours s’arranger, mais surtout il était petit de taille. Il lui avait manqué près d’une vingtaine de centimètres pour être dans la moyenne. Vingt centimètres, ça commençait à faire. Il renonça donc à la danse, se consolant comme il pouvait. Ainsi il avait du voir une bonne centaine de fois "Le lac des cygnes" de Tchaïkovski. Il aurait tant voulu être le prince Siegfried, exécutant un pas de deux avec la belle Odette, se laissant manipuler par la noire Odile et surtout l’infâme Rorbart. Cent fois, ces vingt dernières années, il s’était invité au ballet qu’il avait vu accommodé à toutes les sauces. La chasse, les danseuses dressées sur leur pointe, l’ensorcèlement, la trahison, il connaissait tout par cœur, le moindre pas, la moindre note, le plus petit silence. Le plus dur, dans sa situation, était finalement de rester un groupie discret car il ne tenait guère à voir sa passion connue dans les services ! Un flic en tutu, en somme ?! Et dans le rôle du prince Siegfried ! Impossible de s’ouvrir de sa passion avec quiconque. Ni dans sa famille, ni au bureau : il imaginait déjà les collègues ! Ou plutôt il ne voulait pas imaginer cette horreur ! Voilà pourquoi Routine le contrarié aimait à son tour contrarier la vie des autres dès que l’occasion s’en présentait. Et son métier, par bonheur, lui offrait souvent cette opportunité.
 Je vous écoute, Monsieur Routine, que me voulez vous au juste ?
•C’est très simple, j’aimerais vous parler de cette lettre que vous avez envoyée il y a six mois environ.
Il se mit à la lire avec application :
•" Une réunion. Sans doute, un comité central. Des gens en uniforme. A la tribune, quelqu’un dit mon nom. Il est vieux, édenté. On se retourne vers moi. Pourtant je suis clandestine, ici. Mes voisins m’encouragent à me lever. Ce que je fais. Je découvre que je suis nue."
Une quinte de toux brisa son élan, il s’en excusa et reprit :
•" La honte m’inonde. Je traverse la salle, mes bras repliés sur mes seins. D’ordinaire, ils sont si menus. Or voici que je les trouve proéminents, puis carrément gonflés". Allo ?
•Oui ?
•Vous êtes toujours là ?
•Je suis là, monsieur Routine, je suis là, mais allez un peu plus vite, s’il vous plaît.
•Je continue donc : " Sur la peau tendue, on peut lire des slogans ; il y est question de masses, de mouvements, de partis… Plus j’avance dans la travée, plus mes seins prennent des proportions anormales, celles de vrais ballons. A présent ils me cachent la vue, me déséquilibrent ; ils sont énormes ; peu à peu je m’élève dans les airs, je m’envole, ma poitrine s’apparente de plus en plus à une montgolfière ; des participants m’attrapent par les pieds. Réveil."
• ?!
•Mme Grangier ?
•Je vous écoute.
•Franchement, vous n’allez pas me dire que c’est pas codé, ça ?
•Ecoutez…
•Il y a votre présence, secrète, à une réunion officielle ; des gens en uniforme. Et puis toute cette mise en scène érotique, ça cache quoi ?
•Monsieur Routine, ne prenez pas tout ça au premier degré, je vous en prie. C’est un rêve que j’avais fait et transcrit tant que je m’en souvenais, c’est tout. Vous comprenez ? Comment dire ? … Freud, vous connaissez ? Sigmund Freud ?
•C’est un de vos amis ?
•D’accord…
•Non, je plaisante, Mme Grangier. Vraiment, vous me prenez pour un primitif, j’ai bien compris. Mais sachez que même les primitifs soviétiques ont entendu parler du docteur viennois… Au fait, docteur ou charlatan ?
•Ecoutez, vous ouvrez là un beau débat mais je suis désolée, il faut que je raccroche. Je suis déjà en retard.
•Madame Grangier, j’insiste ! Vous n’avez pas répondu à ma question. C’était qui, ces gens en uniforme ?
•Vous savez que dans le genre crampon, vous êtes très fort !
•Crampon ?
•Importun, collant, fâcheux, casse-pieds, casse-bonbons, casse-couilles, ça va ?
•Mme Grangier, je vous en prie, calmez vous. Vous savez à qui vous parlez ?
•Oui, hé ben, Mme Grangier a du travail et vous salue bien.
Elle raccrocha, exaspérée, se demandant tout aussitôt si elle n’était pas allée trop loin. Les gens des services, ici, n’avaient guère le sens de l’humour, et puis ils n’aimaient pas trop qu’on leur manque de respect. Mais de toute façon, le mal était fait. Inch Allah !
Dima Kotchetkov l’attendait au volant de la R16. Elle prit sur elle et se garda de lui raconter l’incident. L’albinos devait être un obsédé, un monomaniaque, un type capable de la harceler ; il fallait qu’elle trouve un moyen de l’éviter. Peut-être en demandant à rencontrer son chef ? Ou alors en faisant la morte ? Elle devrait en parler avec Xavier de Lillois. Ils arrivèrent à l’école 71 alors que l’assistance, élèves, professeurs, administration et gens de l’ambassade, était installée dans la salle des fêtes. Les écoliers portaient déjà leur uniforme de la rentrée : les filles avaient un tablier blanc passé sur une robe noire et portaient deux énormes rubans dans les cheveux ; les garçons étaient en costume gris d’où dépassait un petit col blanc. Sur scène, trônaient des cartons de la taille des enfants sur lesquels on avait vaguement dessiné des monuments parisiens, l’Arc de triomphe, la tour Eiffel, le Sacré Cœur, Notre Dame, le zouave du pont de l’Alma. Une jeune prof, émue, pleine de bonne volonté, chemisier blanc et jupe plissée bleu marine, socquettes claires et sandales vernissées, ouvrait une sage sarabande avec ses écoliers. Tous portaient un canotier, enfin une imitation, et serpentaient entre les éléments du décor, les mains sur les épaules de qui le précédait, en chantant :
"A Paris, en vélo
on dépasse les autos
En vélo à Paris
on dépasse les taxis".
Toute la salle reprit en chœur le refrain de la chanson de Jo Dassin, sans doute le Français le plus célèbre ici avec Victor Hugo. Et peut-être Mireille Mathieu. La directrice, opulente et enjouée, prit d’autorité la main de l’attaché culturel pour le conduire sur scène. Il résista tant qu’il put puis cèda à ses avances et ils entrèrent à leur tour dans la farandole.
"A Paris en vélo
on dépasse les autos…".
La salle marquait le rythme en frappant des mains, tapant des pieds. Xavier De Lillois, sautillant et tournicotant, affichait une distance navrée. Son calvaire dura. Les écoliers en effet avaient programmé dans la foulée une autre chanson, du même Dassin :
"Aux Champs Elysées,
taratatata…
Aux Champs Elysées…"
L’attaché, toujours farandolant, montrait une suave grimace, l’air de dire : Tout de même, ce qu’il ne faut pas faire pour rééquilibrer notre commerce extérieur…
Puis on eut droit à deux petits compliments sur les échanges culturels franco-soviétiques et l’amitié mutuelle. On entendit les noms de Diderot et de Voltaire, de Pouchkine - "pourtant tué dans un duel par un Français" grimaça la directrice -, de Tourguéniev et de son amoureuse de Bougival, Pauline Viardot ; on évoqua même l’escadrille Normandie-Niemen. On se congratula. Rideau. Applaudissements. Et les officiels passèrent, en petit comité, dans le bureau de la directrice pour la cérémonie des toasts. Laure Grangier en était, bien sûr.
Le diplomate souriait discrètement car il se rappelait sa dernière visite dans le même établissement. Il était tombé sur un cours de géographie. Une maîtresse manipulait une mappemonde ; elle montra l’Amérique du Nord : « Ici ce sont les Etats Unis, dit-elle, le pay du chômage, du racisme, des injustices ». Puis elle tourna le globe, enchaînant : « Là, c’est l’Union Soviétiqur, le pays des travailleurs, du plein emploi, du progrès ». Alors, au fond de la classe, une petite fille demanda : »Maîtresse, comment on fait pour se rendre en Union Soviétique ? » La prof rougit, un silence épais suivit cette réplique et Xavier de Lillois profita de la confusion générale pour s’éclipser. Il se demandait s’il allait prendre des nouvelles de la petite fille. Parvenu au buffet, l’attaché culturel comptait expédier les salamaleks en cinq sec mais, gourmand, une petite faille dans sa bonne éducation, il ne put s’empêcher de picorer dans une soucoupe de salade de choux. Du choux macéré, au vinaigre, plutôt acide. L’effet fut immédiat. Transit intestinal express. Il le savait pourtant, il était fragile de l’intérieur, il s’en voulait mais c’était un peu tard pour regretter. Le plus discrètement possible, il demanda les toilettes à la responsable de l’établissement. Celle-ci ne cacha pas sa gêne. Les WC des adultes était en réfection. "Rimont" comme on dit. En cas d’urgence - c’était vraiment urgent ? Oui, c’était VRAIMENT urgent -alors il fallait utiliser ceux des enfants. Le diplomate ne tergiversa pas et fila en douce, la bouche en coeur. Il hésita sur le chemin, obséquieusement un vieil homme lui indiqua la direction. C’étaient des toilettes à la turque, taille junior. Xavier de Lillois se dit que, décidément, c’était son jour. A la guerre comme à la guerre. Il s’installa dans une cabine, et libéra ses flancs. Ça allait déjà mieux. Il souriait, mi confus, mi ravi. C’est alors qu’il entendit des pas dans la salle.
"Bertrand ?"
Il pensa en effet que son secrétaire, prévoyant, l’avait sans doute suivi ; d’habitude, il ne le lâchait pas d’une semelle. En l’occurrence, l’autre aurait pu se dispenser de faire du zèle mais enfin, on ne se refait pas. Xavier de Lillois voulut tout de même s’assurer que c’était bien lui :
"Bertrand, c’est vous ?"
Pas de réponse.
Mais quelqu’un glissa un petit mot sous la porte de sa cabine ; vu sa posture, le diplomate avait quasiment le nez dessus. Le billet était en français :
" Portez la hache sur les racines
et les rameaux du capital".
Xavier de Lillois, étonné, relança :
•Bertrand ?
•…
•Qui est là, enfin ? C’est quoi cette histoire ?
Toujours pas de réponse mais au bruit, puis à ce qu’il pouvait entrapercevoir, il comprit que quelqu’un installait devant sa porte un tabouret et grimpait dessus.
L’attaché, toujours accroupi, eut le réflexe de redresser la tête.
A un mètre à peine, une face puissante, pleine d’une insondable haine, était penchée vers lui ; ils se regardèrent.
"Chto, chto !" bégaya le diplomate.
Ça ne voulait rien dire, quelque chose comme : de quoi ? De quoi ? Il aurait pu ajouter : Non, mais, dites donc ? Ne vous gênez pas ! En voilà des manières !
Puis, devant ce masque hideux de vieux, celui-là même qui l’avait rencardé tout à l’heure, il réalisa à qui il avait à faire.
" Ah, c’est vous !"
L’autre avait une drôle de pose, les bras tendus au dessus de sa tête, les mains jointes.
" Alors, écoutez moi…"
Le vieux avait cette posture des spectateurs lors d’un concert qui lèvent les bras pour applaudir ou encore d’un sonneur de cloches qui tire sur la corde à toute volée… Mais ce n’était pas tout à fait le cas.
"Je voulais justement vous faire signe, figurez-vous, j’allais prendre de vos nouvelles, poursuivait le diplomate. Faudrait qu’on se parle, non ?…"
Xavier de Lillois comprit trop tard que l’autre tenait à bout de bras une hache qu’il abattit avec entrain sur le frontal diplomatique.

Les cris de la directrice alertèrent peu après l’assistance. Il y eut un grand tohu-bohu. On courut dans toutes les directions, on se bouscula dans les couloirs. Laure Grangier, inquiète, chercha l’aide de Dima Kotchetkov mais ce dernier était introuvable. Elle se perdit dans les corridors. Comme les bruits s’atténuaient, elle comprit qu’elle s’éloignait du lieu du drame présumé. En poussant une porte battante, elle buta presque sur un vieil homme pressé qui venait en sens inverse, une sorte de géant exalté. Il avait une tête impressionnante, un air de déjà vu, une défroque d’antan ; elle regretta presque d’avoir croisé son regard.
Chapitre 2
9h50 (Foros)

A l’avant du croiseur Sébastopol, le matelot Guenadi Gartanian, crane rasé, maillot blanc rayé, pantalon noir, observait le littoral à la jumelle. Mer calme, ciel dégagé, soleil de plomb, la vie était belle, soupira-t-il. Enfin presque : il aurait préféré faire un petit plongeon dans les flots plutôt que d’être astreint à cette surveillance de la côte mais Gartanian avait connu pire.
Foros lui faisait penser à un décor de carte postale, le coin idéal pour des vacances de nantis, une combine de chefs, de grands chefs, un petit monde auquel lui n’accèderait certainement jamais.
Puis il se dit aussi que ce genre de villa ne portait pas forcément bonheur. Le dernier tsar s’était fait construire tout à côté un palais dont il n’avait guère profité ; à peine le bâtiment était-il achevé que Nicolas 2 était renversé, puis fusillé !
La villa blanche, dominant le piton rocheux, somnolait derrière ses volets baissés. A une fenêtre entrouverte, au premier étage, un lourd rideau clair balançait paresseusement dans le vide. Les militaires de garde semblaient se cacher pour éviter l’insolation. Pas un chat du côté de l’héliport et du parking ; le garage, portes ouvertes, était désert. Vide aussi le court de tennis. La roseraie semblait ployer sous la canicule, tout le jardin faisait le dos rond.
Scrutant le moindre recoin de la propriété, Guenadi Gartanian suivit le long escalier, encadré de jarres de lavande, jusqu’à la plage. Là, la seule agitation notable était créée par Arkadi Goubernator qui semblait s’imposer un interminable footing en bord de mer.
Toujours vissé à ses jumelles, le matelot quitta le cap et remonta le long de la côte, longea les falaises, s’attarda sur des grottes aux formes étranges.
Au sommet d’un amas de roches rouges, il repéra une demeure qu’on appelait le "nid d’hirondelle" ; c’était un château gothique reconstitué à l’identique, mais en miniature. Le palais, rougeoyant lui aussi, surplombait la mer ; il semblait sorti d’un conte de fées avec ses remparts crénelés, ses tours en poivrière, ses toits coniques, ses meurtrières, ses échauguettes et autres encorbellements. Le lieu paraissait inhabité.
" Parasites !" gronda Guenadi Gartanian, devant ce caprice de prince ou de milliardaire du début du siècle.
Cet arménien avait un faible pour les arbres. Ça le détendait, les arbres, ça lui rappelait un peu le pays et, par bonheur, ce bout de Crimée en collectionnait une belle panoplie : des peupliers élancés à feuilles argentées, des chênes verts massifs, des hêtres blancs et lisses, des charmes qui avaient des airs de bouleaux, des frênes communs, des platanes monumentaux. Il repéra encore un if vieux comme Hérode, un pistachier constellé de petites fleurs en grappes et dont le feuillage réverbérait le soleil, un genévrier couvert de boules bleu-noir.
Il aurait pu passer des heures à ausculter ces arbres. Faut dire qu’en mer, c’était plutôt une denrée rare. Il revint sur Foros et sa datcha.
" Increvable, se dit-il en retrouvant au bout de ses jumelles l’officier ahanant sur la plage. Tête et torse nu, portant un bas de jogging bleu foncé, celui-ci continuait de courir comme un forcené. Cela faisait près de deux heures qu’il s’échinait, sous le cagna, à arpenter à toute allure le bord de mer, peinant, suant, soufflant, grimaçant.
" S’arrête jamais ?!" se demanda le marin.
S’il avait eu un appareil assez puissant pour lire sur les lèvres, il aurait compris dans quel état de fureur était le lieutenant. Le coureur en effet égrainait toute une litanie de jurons :
"Des nuls, des putains de nuls, des putains de putains de nuls", pestait Arkadi Goubernator. Depuis le réveil, il ne décolérait pas. Il forçait l’allure, s’imposant un rythme à s’épuiser, à se faire mal, à se mortifier, à s’asphyxier, poussant son corps aux extrêmes limites, passant ainsi sa rage. Il fumait trop, il le sentait. Ce jogging lui permettait d’échapper aussi au regard des autres. Il sentait que s’il s’arrêtait, il serait capable de hurler, de cogner, de tuer.
Il avait mal dormi, rêvant d’Artemis, la déesse lunaire, armée d’une arbalète sous-marine ; elle lâchait sa meute de chiens sur les gens de Foros, incitant ses molosses à saisir, à égorger, à déchiqueter, à n’épargner personne. Le réveil fut à peine plus rassurant.
Il n’avait, de Moscou, que des informations parcellaires mais il comprit vite que le déroulement des opérations prenait une tournure lamentable. Il avait l’impression que, ces dernières heures, rien ne s’était passé comme il fallait. Pire : il commençait à se dire que rien n’avait été vraiment prévu ni préparé ; ça sentait l’improvisation, l’amateurisme, la négligence et ça le rendait fou. Ça jouait petit et il n’aimait pas ça du tout.
Le bordel avait commencé dans son propre service. L’incident aurait du, hier, lui mettre la puce à l’oreille mais il était tellement excité qu’il n’y avait guère fait attention. Au moment où il s’était envolé en hélicoptère, lundi matin, il avait donné l’ordre d’immobiliser l’avion présidentiel, un Tupolev 134. Or il apprit dans la journée que des militaires, sous la conduite d’un général dont il n’avait pas retenu le nom, avaient prétendu peu après "libérer" l’avion. "C’est pas croyable, ça ?" L’échange avait failli mal tourner.
Comme si ça ne suffisait pas, on lui avait annoncé, hier soir, tard, que l’avion, finalement, était parti pour Moscou avec à son bord une partie du personnel du cabinet présidentiel ! Quelle confusion !
Et encore, ce n’était là qu’un détail, un hors d’œuvre, une mise en bouche, un petit zakouski ! Ce qui se passait à Moscou était autrement plus grave. Ils n’avaient pas été foutus de mettre la main sur Boris Eltsine. Cette gouape aurait du être sous les verrous depuis 24h, c’est ce que tout le monde lui avait dit, promis, juré. Ses chefs l’avaient assuré que le président russe, qui revenait d’une rencontre avec son homologue kazakh à Alma-Ata, serait arrêté dès sa descente d’avion ; or l’autre se trimbalait, sans gêne, dans Moscou. Non seulement il était libre de ses mouvements mais on ne lui avait même pas coupé le téléphone. L’Armée lui avait envoyé une bande de tapettes qui avaient pactisé illico avec l’ennemi. Résultat : Eltsine se promenait à sa guise, appelait à des rassemblements, paradait devant la presse étrangère, poussait les soldats à la désobéissance, fraternisait bruyamment avec les mutins, signait décrets sur décrets !

Arkadi Goubernator donna un coup de pied rageur dans le sable, provoquant des gerbes de poussière, insulta le ciel et conchia la terre entière. « Des putains de putains de nuls ! »

Au même moment, les nôtres, râlait-il, se révélaient être une équipe d’incapables, de lâches, de bras cassés. " Mais ça, je le savais, je l’avais dit. J’avais cru qu’ils avaient changé, imbécile que je suis, mais je le savais !"
Tout le monde disait que leur chef, Guenadi Ianaïev, le vice président, s’était mis à boire. "Il s’était mis à boire ?! Foutaises. Je rigole. Comme s’il avait attendu lundi pour téter la bouteille !"
Valentin Pavlov, le premier ministre, serait tombé malade. Overdose de tranquillisants, paraît-il, on assurait que c’était sérieux. Il était malade de trouille, oui ! Il avait la pétoche ! Le trouillomètre à zéro ! Il s’était fait une jaunisse, le geignard, le poltron, le pleutre !
Anatoli Loukianov, le patron du Parlement, une fouine, celui-là. Il était ailleurs, invisible, transparent, il se cachait. Exemple parfait du faux-cul, de l’opportunard fait homme !
Dimitri Yazov, de l’Intérieur, avait fait savoir qu’"il réfléchissait". C’était bien le moment, de réfléchir ! Pauvre con ! Sale merde ! Traître ! Intello de mes deux !
Et puis ces images de leur conférence de presse donnée hier ! Pitoyable ! Quelle catastrophe, quel cauchemar, quelle pantomime ! On les voyait hésiter, bafouiller, se reprendre, trembler comme des feuilles mortes. Les huit pontes étaient alignés à la tribune, pâlots, maladroits, comme des mômes pris en flagrant délit. Tu parles de chefs, oui ! Et la salle de presse, bondée de voyeurs et de pisse-copies ravis du spectacle, pressentait la débandade et les harcelait ! Ils auraient eu tort de se gêner !
Arkadi Goubernator était mortifié.
Il pensa, sans transition, à son frère. Voilà des années qu’il ne s’était soucié de ce demi-frère, Vitold. Il devait bien se marrer, à l’heure qu’il était, le Vitold. Les rares fois où ils s’étaient croisés, Arkadi et lui, ils s’étaient, verbalement, étripés. " Tes politiciens sont des canailles, des profiteurs sans vergogne, des âmes mortes, bramait Vitold, comment peux-tu te laisser ainsi manipuler par cette engeance ?". "Et toi, vieux cynique, où est ta conscience ? Tu crois peut-être que le monde se borne à ta bibliothèque, à tes vieux papiers, à tes souvenirs jaunis, pauvre créature égotique ?!"

Le kagebiste fit fuir avec ses hurlements un couple de cormorans qui s’abandonnait dans un recoin aux langueurs de la mi-journée. Ou qui tentait de copuler. Les noirs palmipèdes agitèrent leurs courtes ailes et émigrèrent, frustrés et râlant, vers l’autre bout de la plage.
Et puis, gronda l’officier, la cerise sur le gâteau, le bouquet, le cadeau, le summum : ce sont "les autres" qui tiennent les médias ! Ou presque ! La télé est à chialer, en dessous de tout, nulle et sinistre comme d’habitude, il paraîtrait même qu’elle aurait laissé passer des images de Boris Eltsine au journal télévisé du soir. Il avait l’air d’un héros ! Lui n’avait pas vu la séquence mais c’est ce qui se disait ici.
La radio de l’administration russe, celle qui était située dans l’enceinte du parlement républicain, continuait d’émettre.
" Ils continuent d’émettre" s’étrangla-t-il comme s’il vociférait contre son ombre. Finalement, c’étaient les radios étrangères qui faisaient la pluie et beau temps, la BBC particulièrement. Arkadi Goubernator pouvait le vérifier sur le petit Sony remis en marche par l’autre débile. Les bulletins de la station anglaise donnaient le ton ; ils appelaient aux rassemblements, donnaient les heures de rendez-vous, répétaient les mots d’ordre, chiffraient les manifs, propageaient des rumeurs alarmistes alors que le pays, en fin de compte, restait passif.
" Ah, bonjour la censure ! ricana l’officier en s’adressant aux vagues ! Censure mon cul, oui ! Nos "experts" n’ont même pas été foutus de brouiller tout ça ! Pourquoi, bon dieu ! Où est l’erreur ?"
C’était à se taper la tête contre les murs. Arkadi Goubernator battait l’air comme un boxeur, il avait foutrement envie de cogner.
Le Président, dans sa datcha, là-haut, tout isolé qu’il était, devait se douter de quelque chose. Il sentait bien que l’affaire, à Moscou, clochait, qu’elle se compliquait, qu’elle tournait mal… ou bien, c’était selon. Les locataires de la villa s’étaient agités toute la nuit. L’officier avait appris qu’ils avaient enregistré, vers deux ou trois heure du matin, avec une caméra vidéo amateur un appel où Mikhaïl Gorbatvec redisait son opposition à l’état d’urgence. Une sorte de témoignage pour l’Histoire, sans doute. Balivernes !
Il en aurait pleuré d’amertume. Ses yeux croisèrent de brefs éclairs qui provenaient du bateau ; il devina qu’on l’observait depuis le navire. Il tendit un poing furieux en direction du garde-côtes, lâchant une nouvelle et sèche bordée de jurons. Aussitôt, Guenadi Gartanian abaissa ses jumelles, se disant qu’il avait sans doute commis une erreur.

Chapitre 3
10h15 (Foros)

"Du poison !" Le mot avait traversé comme une décharge électrique la petite assemblée réunie dans la cuisine de De Gaulle Renat, transformée en un soviet surexcité. "On nous empoisonne !" Ça râlait, ça maugréait, ça tempêtait ! Tous les résidents de la villa, ainsi que le personnel de service, étaient là, une petite vingtaine de personnes, mais employés et invités ne se mélangeaient pas. De Gaulle connaissait à peine les estivants. Le Président avait fait une apparition, opinant du chef d’un air navré, puis il s’était vite éclipsé. Son épouse, Raïssa, petite dame décidée et grave, tentait de prendre les choses en main, de calmer ses troupes, d’obtenir le silence. En vain. Les petites-filles du chef de l’Etat gémissaient, pleuraient, trépignaient ; ses collaborateurs politiques dramatisaient, gesticulaient, parlaient fort. Même le garde du corps, d’ordinaire mutique, une sorte d’ours en éternel survêtement gris surnommé Godounov et qui regardait toujours De Gaulle de haut, murmurait sa version des choses dans des phrases incomplètes à un voisin incrédule.
" C’est signé ça. Sais qui a fait !
•Quoi ?
•Poison !
•C’est qui ?
•Gens du laboratoire de toxicologie n°12.
• ?!
•KGB.
•Mais encore ?
•Sont rue des Héros rouges, Moscou. Copain de promo y travaille. Me raconte."
Et il expliquait, dans son langage intermittent, qu’à cette adresse, les services spéciaux utilisaient depuis toujours un laboratoire de recherche et de fabrication de poisons pour liquider les opposants ou même ceux qui n’étaient plus en odeur de sainteté. Exemples ? Le général Frounzé ou la veuve de Lénine ou même Maxime Gorki. Ou encore, continuait Godounov, qui ramenait décidemment sa science, Wrangel, ex-général de l’armée blanche. " Tuberculine dans son déjeuner. A Bruxelles. Coup du majordome". Même Soljénitsyne avait failli y passer, avec un poison par inhalation, mais la technique n’était pas au point. Le garde du corps s’épanchait mais son vis-à-vis ne paraissait pas vraiment l’écouter.
Les gens de maison de leur côté formaient un bloc apeuré et se lamentaient en prenant des poses de martyrs. La "présidente" éleva la voix et officialisa l’incroyable nouvelle :
"On veut donc nous empoisonner !"
Les cris repartirent de plus belle.
Sur le coup, De Gaulle avait pris l’accusation pour lui. N’était-il pas le responsable de tout ce qui touchait à l’alimentation dans cette maison ? Il avait été saisi de panique. Les idées les plus folles lui étaient venues. Il culpabilisa. Aurait-il servi par exemple à ses hôtes des champignons ? Depuis Tchernobyl, pourtant, le produit était rigoureusement banni dans toute la région. Ces végétaux absorbaient les radiations comme des buvards, on disait même qu’ils brillaient dans le noir ! Des champignons fluorescents ?! La centrale, après tout, n’était qu’à sept cent kilomètres de Foros à vol d’oiseau. De Gaulle aurait-il enfreint par mégarde la consigne ? Mais manifestement, le problème n’était pas là, le cuisinier s’en rendit vite compte. D’abord, personne ne lui accordait la moindre attention, ce qui le rasséréna. Et surtout l’assistance semblait bien connaître l’identité des empoisonneurs en question. C’était les "autres", ceux du dehors, ceux qui avaient débarqué en force hier matin à Foros, les barbares qui campaient autour de la villa, les gens des services, les infâmes kagébistes, leurs geôliers en somme. Qui, entre parenthèses, ressemblaient comme deux gouttes d’eau à tous les agents de sécurité qui les avaient précédé ici, mais le tatar se garda bien de faire part de son sentiment.
Au fait, comment avait-on repéré la tentative d’empoisonnement ? Ou plutôt comment était née la rumeur ? Mystère. On raconte qu’une des deux fillettes avait failli s’étouffer en prenant son thé, ce matin. La petite dame grave, elle, s’inquiétait de rougeurs apparus sur ses avant-bras. Un collaborateur pour sa part trouvait que le sucre avait un drôle de goût, tel autre se plaignait de la couleur de l’eau. Bref, les indices étaient nombreux, convergents, certes insignifiants si on les prenait individuellement mais suffisants toutefois pour donner corps à cette phobie collective : on nous empoisonne…
Tout le monde y allait de son interprétation dans une surenchère brouillonne ; on entendait les mots d’arsenic et de ciguë, de venin et de belladone, de curare et de ricin ; on se découvrait des symptômes bizarres, des douleurs gastriques, des ballonnements, des chaleurs aussi.
De Gaulle faisait mine de compatir tout en ne parvenant pas à prendre très au sérieux cette vague d’angoisse.
"Ils sont tous devenus paranos", se dit-il, restant cependant sur le qui-vive, redoutant toujours qu’on finisse par le soupçonner, lui, l’homme du Sud, le pelé, le galeux, le presque turc, ne serait-ce que de complicité. Mais la maisonnée, obsédée par ces démons armés qui les entouraient, convaincue que ces homoncules en voulaient à leur existence et ne reculeraient devant aucune vilenie, ne le voyait toujours pas.
"Désormais, il faudra faire cuire toute l’alimentation" déclara avec fermeté la grave Raïssa. De Gaulle opina, regardant tristement ses préparatifs de la matinée. Il avait prévu des tartares de saumon aux baies et jus de canneberges. Vu l’ambiance dans la maison, toutes ces chairs roses étaient promises à la poubelle. Adieu aussi les laitages des desserts, les fruits frais. Il lui fallait improviser un nouveau programme. Peut-être des vareniki de sa composition, sorte de raviolis farcis ? Par cette canicule…

" On se croirait chez Raspoutine… ruminait-il, incrédule." Habitué aux caprices des notabilités, De Gaulle s’adaptait sans jamais poser de questions. Il savait si bien s’effacer qu’aujourd’hui, placé pourtant au cœur d’une tourmente qui agitait l’URSS et le monde, il ignorait à peu près tout de ce qui se passait à Foros. En réalité, depuis vingt-quatre heures, personne n’avait daigné le mettre au courant du putsch. Le reste du personnel le méprisait, les officiels l’ignoraient ; lui même, d’un naturel solitaire, ne cherchait guère le contact. Ses rares confidences, il les réservait à son chat roux et duveteux qui ne risquait guère de les ébruiter. De surcroît, absorbé par ses tâches, harcelé aussi par ses fantasmes, il ne s’était guère inquiété du remue ménage ambiant. De l’exceptionnelle présence policière autour de la villa, il avait conclu que quelque chose ne tournait pas rond, qu’il s’agissait d’une nouvelle affaire politique et que tout cela ne le concernait pas. Il s’était à peine étonné de ne plus avoir de radio ni de téléphone, ce qui présentait au moins un avantage : Jigouli ne l’appelait plus, il n’était donc plus tenu de lui rapporter par le menu, c’était le cas de le dire, la vie à Foros vue depuis la cuisine.

Raïssa lui demanda, solennellement, de ne plus accepter aucun produit de "l’extérieur" : "Il va falloir s’arranger avec nos réserves, vous comprenez ?."
Il acquiesça, que pouvait-il faire d’autre ?
L’assistance, tranquillisée par ces catégoriques recommandations, se dispersa lentement. Le pic de la crise était passé, De Gaulle reprenait peu à peu possession de son territoire. Sans raison, la dame grave, sur le seuil de la porte, lui fit un clin d’œil. Que signifiait cette familiarité ? Un remerciement ? Un geste complice ? Une manière de dire qu’elle n’était pas dupe ? Ou peut-être avait-il pris pour un clin d’œil ce qui n’en était pas un ?
Troublé, il commença à débarrasser la table de la cuisine du déjeuner programmé, destination la benne à ordures.
Il avait par moments d’inexplicables nostalgies afghanes. Il lui arrivait, là-bas, de prendre le thé dans le courant de l’après-midi chez un paysan dont la maison flanquait la base et où il s’approvisionnait en lait. De Gaulle adorait le cérémonial qui présidait à ces austères libations. C’était l’occasion pour le maître des lieux d’inviter une demi douzaine d’amis. Les salamaleks étaient interminables. Chaque arrivant s’adressait d’abord à l’assemblée :
•Bonjour ! Ça va ? Comment ça va ? La famille, ça va ?
Dans un bel ensemble, l’assemblée répondait collectivement :
•Bonjour ! ça va, Dieu merci, et toi, ça va ?
Puis le nouveau venu interpellait personnellement chacun des présents :
•Bonjour. Alors, tu vas ? la famille, la santé ? C’est comme tu veux ?
Et l’interpelé, imperturbablement, répliquait :
•Bonjour. Merci, ça va oui, et toi ? Comment ça va. Santé ?
L’arrivant, rassuré, posait les mêmes questions au convive suivant, ça và ?, santé ?, lequel acquiesçait et lui rendait la pareille, et toi, ça va ? Et ainsi de suite, jusqu’à épuisement du lot d’invités. Si, sur ces entrefaites, un nouvel arrivant se montrait, toute l’opération était à recommencer. Ils mettaient un temps fou à se demander les uns les autres comment ils allaient, avant de prendre des nouvelles de la santé de tel ou tel absent. De Gaulle avait fini par adorer ce rituel nonchalant.
Il était en train de rêvasser à ces usages lorsque le vertige le reprit soudain. Il venait de voir s’agiter en effet le soldat châtré au fond du chariot où il jetait son menu avorté. Le militaire l’appelait, l’attirait, lui clignait de l’œil, lui aussi. Ce fantôme allait-il lui pourrir longtemps la vie ? Mais ce n’était en fait que le chat roux qui, au cœur de la poubelle, écarquillait ses mirettes, miaulait de plaisir, affolé par toute cette pluie de saumon frais qui lui tombait du ciel.

Chapitre 4
12h00 ( Moscou)

•Alors, camarade Polonski, qu’est ce que vous pensez des événements ?
Le portier de la Maison des Acteurs, un manchot que tout le quartier surnommait "le pingouin", à la tenue toujours un peu négligée, aimait interpeller ses clients. Curieux et d’un naturel bavard, il souffrait d’être obligé de poiroter, seul, derrière l’entrée de ce café-restaurant à longueur de journée. Le vieil homme qu’il venait ainsi d’accueillir, sentencieux, lui répondit :
" Que ciseau et rasoir me montrent grisonnant,
que l’argent des années tinte en masse
j’espère, j’ai foi qu’au grand jamais ne me viendra
la honte de m’assagir."
Le "pingouin" apprécia :
 Ah, camarade Polonski, vous alors, on peut dire que vous avez l’art de répondre à côté ! Mais comme vos réponses sonnent toujours bien, on vous pardonne même vos propos de travers. Et puis vous avez sans doute raison. Que dire d’intelligent de ces événements ? Tout au plus qu’ils succèdent eux-mêmes à des événements et qu’ils en précèdent d’autres, non ?
Il rit puis demanda tout à trac au nouveau venu, un ton en dessous :
"Connaissez vous la bonellie femelle ?"
La marotte du pingouin était la sexualité des bêtes : il n’en finissait pas de relire un vieux traité de sexologie qu’un metteur en scène sulfureux lui avait offert il y a bien longtemps. Un texte en anglais que le portier déchiffrait à son rythme. Ce jour-là, il en était à la bonellie, un ver marin dont la femelle absorbe le mâle, lequel féconde dans ses entrailles les œufs qui passent.
"Faut dire que le mâle est 200 000 fois plus petit qu’elle ! Vous imaginez votre femelle, qui ferait 200 000 fois votre taille ?" chuchotta le pingouin, manifestement inquiet.
Peu loquace et surtout peu motivé par l’enjeu, Vitold Polonski l’abandonna pour se rendre au buffet commander un thé et une petite brioche. La Maison des Acteurs était une brasserie réservée aux gens de théâtre. Elle était devenue son camp de base dans sa nouvelle vie d’errance à Moscou. Il y passait plusieurs fois par jour. Le vieil homme aimait le calme de cette salle toujours à demi déserte, son ambiance cosy, avec ses fauteuils fatigués, ses tables basses, ses lumières tamisées, ses affiches de spectacles d’antan, les portraits de Gogol, de Stanislavski, sa déco désuète. Le lieu avait quelque chose d’obsolète, d’anachronique qui correspondait bien à son état d’âme. Mieux : l’aïeul se sentait profondément, viscéralement, essentiellement anachronique, une survivance de temps ancien, un déplacé.
On était en plein centre ville, à l’angle de la rue Gorki et de la ceinture des boulevards. De l’autre côté de la vitre, il pouvait contempler l’incessante trépidation de la place Pouchkine. Mon Dieu, ce qu’ils avaient fait de sa place chérie ! S’il aimait plutôt les allers et venues autour du journal Izvestia, s’il ne trouvait pas grand chose à redire à l’ambiance de ruche du cinéma Rossia, en revanche, la simple vue du tout nouveau restaurant McDonald le désolait. Cet abcès bariolé, ce kyste moderniste, cette usine à bouffe, cette ambassade du mauvais goût défigurait les lieux. Un cancer américain en terre russe. Le pire, c’est que le bâtiment ne désemplissait pas, occupé du matin au soir par une foule béate et empressée. "Pauvre Pouchkine !" pesta Vitold Polonski. Cette colonisation par le casse-dalle d’importation le déprimait. "Pauvre Russie !"
Depuis qu’on lui avait saccagé son appartement, place de Smolensk, il avait trouvé en catastrophe plusieurs refuges de fortune pour passer la nuit. Il s’était notamment rabattu sur une loge désaffectée, sous les combles, au théâtre du Mossoviet. Il y avait longtemps travaillé en qualité de technicien ; il s’était occupé notamment des lumières. Aussi connaissait-il par cœur les entrées discrètes de cet établissement à l’architecture stricte, caché au fond du jardin de l’Aquarium. Il y était tranquille, le théâtre était fermé au public tout l’été.
Mais l’essentiel de son temps, il le passait à marcher dans le centre ville en déclamant des vers.
" J’avale les rues de mes pas géants
cet enfer, où le fuir, où le taire ?"
Il se sentait habité par une sainte fureur dont il entretenait le feu sacré lors d’interminables déambulations. Chaque matin, il quittait son antre en traversant le parc qui l’enserrait, il longeait le théâtre de la Satire puis la salle Tchaïkovski et descendait toute la rue Gorki.
Il avait là des étapes obligées, des lieux dont il mélangeait parfois les dénominations, confondant un tantinet les époques. Il commençait par le théâtre Stanislavski puis l’ancien club anglais devenu le musée central de la Révolution de l’Urss ; il ne manquait jamais d’aller faire un petit salut à Pouchkine, déposer une fleur à l’occasion sur sa statue, sur la place du même nom, puis il continuait par le musée Konenkov, le sculpteur, l’hôtel Tsentralnaïa où se trouvait il y a bien longtemps la boulangerie Filippov ; il faisait une halte au Soviet de Moscou qui fut, mais qui s’en souvient ?, la résidence du général-gouverneur devenu ensuite le conseil militaire révolutionnaire ; il traînait encore un peu du côté du Télégraphe central puis du théâtre d’Art. Enfin, arrivé Avenue Marx, il revenait sur ses pas, dans un immuable périple qui avait tout du pèlerinage obsessionnel. Comme un chemin de croix aux stations fixées une fois pour toutes. Un vrai parcours du combattant.
A l’aller et au retour, il s’arrêtait donc à la Maison de l’Acteur. Il lui arrivait, sur le chemin, d’apostropher un passant, devant lequel il s’arrêtait net, lui adressant des formules qui claquaient comme des drapeaux au vent, du genre :
" Je suis partout où l’on a mal
je me suis crucifié moi même
sur chaque goutte de jus lacrymal."
Ou encore :
" Je me suis moi-même jugulé
le pied sur la gorge de ma propre chanson."
Puis il repartait d’un pas pressé et énergique, laissant son interlocuteur pour le moins perplexe. Quand il croyait repérer des anglo-saxons, ils se mettaient aussitôt à les suivre, vindicatif, et leur lançait systématiquement :
" Soyez maudits
royaumes et démocraties
pourris
avec vos "fraternité" et "égalité"
qui prennent l’eau !"
Des passants apeurés allaient parfois chercher les miliciens, mais que pouvaient-ils faire et dire, ces fonctionnaires ? Qu’il ne fallait pas poétiser sur le trottoir, déclamer dans la rue, scander en plein air ? C’était pas un délit, ça ! Et puis, de toutes façons, ces jours-ci, on ne voyait plus de flics à l’horizon. A propos, il ne voyait plus son frère non plus, ce gardien de l’ordre, ce suppôt du régime, ce mercenaire, mais lui, depuis belle lurette… Bref, il pouvait interpeller à sa guise et sans grand risque !

Il faut dire que le pauvre Vitold Polonski, tout égaré qu’il fût, restait en même temps toujours sur ses gardes. Il flairait le danger. En permanence. Ce délirant savait parfaitement donner le change. Les gens le prenaient pour un technicien du théâtre à la retraite mais lui savait qu’il était un autre, qu’il était possédé par un autre, qu’il était d’ici et d’ailleurs, qu’il vivait entre les temps. Mais à quoi bon s’expliquer ; il jouait le jeu, celui de la vie de tous les jours et les autres se laissaient prendre. Parce que les autres, au fond, n’étaient pas très curieux. Et ils se moquaient bien des gens qui déraillaient, dès lors que ça ne perturbait pas leur train-train. Lui avait sa voie à suivre et il saurait bien se faire respecter, LE faire respecter.

Restauré, le vieil homme sortit du café, retombant sur l’inévitable "pingouin". Il ne put s’empêcher de lui glisser à l’oreille, furibond :
•On a quant même beaucoup perdu avec le départ de Lénine !
• ?!
•Drôle d’époque, non ?
•Là, camarade Polonski, vous avez mille fois raison !

Chapitre 5
13h00 (Moscou)

Les bouvreuils avaient passé tout l’été au bout de la piste, en bonne entente avec les mastodontes qui régulièrement prenaient leur envol dans le coin. Ce jour-là pourtant, rien ne se passa comme d’habitude. Une nuée de passereaux s’amusaient à se courser, virevoltant au ras du sol, passant et repassant à une vitesse vertigineuse, s’offrant des loopings d’enfer, piaillant comme des écoliers à la sortie de classe, ignorant superbement le petit avion à réaction qui était en train de prendre son élan et s’approchait d’eux. Une ribambelle de moineaux acheva une vertigineuse boucle acrobatique en venant s’abîmer dans le réacteur gauche de l’appareil. Cela provoqua un bref bruit de mixer géant, une sorte de succion énervée puis un feu d’artifice de plumes noires et rouges. Le moteur ingéra les animaux et s’étouffa. Aussitôt l’appareil perdit de la puissance ; alors qu’il amorçait la phase de décollage, le pilote ne parvint plus à mettre les gaz ; l’avion sortit de la piste, arracha le grillage qui délimitait l’aéroport de Vnoukovo et percuta un camion d’essence qui circulait le long du terrain d’aviation. Le chauffeur, un de ces nostalgiques de Staline qui avait d’ailleurs collé le portrait de son idole sur la vitre droite de la cabine, fut tué sur le coup et son camion poursuivit sa course en glissant le long de la rambarde centrale de la route sur plusieurs centaines de mètres. Il finit par emboutir une maisonnette des "Gaï", la police de la route, malencontreusement plantée là. L’explosion souffla le camion et le bâtiment. Le feu se propagea à un champ de maïs tout proche, qui s’embrasa comme une torche, et les flammes menacèrent bientôt un transformateur à haute tension, vite submergé par l’incendie. Sa combustion provoqua aussitôt un spectaculaire court circuit puis une panne d’alimentation dans tout le périmètre. En contrebas du transformateur passait la Moscova. Une série de barques était retenue par un ponton actionné électriquement. Avec la panne de courant, le ponton se rétracta, les bateaux libérés s’égayèrent au fil du courant. Sur une de ces embarcations, un pêcheur aveugle avait pris l’habitude depuis fort longtemps de passer ses journées à taquiner le poisson. Perdu dans ses rêveries, l’homme réalisa tardivement que son esquif dérivait. Déjà, il entrait dans les faubourgs de Moscou, prenant peu à peu de la vitesse, et passait au large du Kremlin. L’aveugle, à présent inquiet et dressé dans la barque qui roulait dangereusement, criait : "Il y a quelqu’un ? Holla, est-ce que quelqu’un m’entend ?". Le bateau longea le parc Gorki, dépassa le débarcadère des Monts Lénine, s’approcha à vive allure de la gare de Kiev. Par miracle, il n’avait pour l’instant heurté aucun obstacle, aucune des nombreuses péniches qui croisaient par là. "Il y a quelqu’un ?" hurlait l’aveugle en passant sous le pont Kalinine au moment même où Patrick Leyrac l’empruntait.
Mais l’ornithologue ne risquait guère de l’entendre, préoccupé qu’il était par les cris vengeurs qui lui arrivaient de l’esplanade, devant la Maison blanche :
"Ils attaquent !!"
La pluie à ce moment là très exactement se mit à tomber. Le Français hâta le pas, rejoignit la foule.
"Ils attaquent !" disait-on. Des mouvements divers faisaient osciller l’assistance. Les manifestants couraient dans tous les sens, s’interpellaient, dérapaient aussi sur le parvis de marbre, devenu glissant. Qui attaquait qui ? D’où ? comment ? Mystère. Dans l’affolement général, le chercheur vit un caddy abandonné dévaler lentement le long escalier qui descendait de la Maison blanche, suivi du pas saccadé d’une rangée d’agents de la sécurité, abrités sous des parapluies, qui semblaient à sa poursuite. Le temps d’un flash, il se dit que la scène lui rappelait une image mais laquelle ? Le brouhaha ambiant l’empêcha d’examiner plus avant la question.
"Ils attaquent !" : l’alerte claquait comme un coup de fouet, électrisait les gens. Soudain, comme dans un ballet bien réglé, un calme précaire revint sur l’esplanade ; des passants surélevaient leurs ombrelles, scrutaient l’horizon, cherchaient l’agresseur, continuaient de s’interroger les uns les autres.
" Ils sont où ?
•Sur les quais !
•Vous les avez vus ?
•Non mais ma femme les a vus !
•D’où ?
•De notre appartement !
•Et où est-elle ?
•Mon appartement ?
•Non, votre femme ?
•Qui ?…
Des discussions sans queue ni tête se perdaient dans la confusion générale. En vérité, il était impossible de savoir quoi que ce soit. Toute la journée, on avait annoncé un assaut de l’armée contre la Maison blanche. Pour l’heure, le seul contact entre civils et militaires auquel Patrick Leyrac avait assisté, c’était cette femme d’une trentaine d’années, cheveux blonds montés hâtivement en chignon, visage énergique et nez trop long, portant un survêtement de sport clair et des espadrilles, qui avait escaladé un blindé pour glisser un bouquet de fleurs dans le fut du canon, sous les rires et les applaudissements des passants. Depuis des heures, les rassemblements devant le siège du parlement russe se faisaient et se défaisaient, vivotant dans cet à-peu-près. Journée incertaine, journée grise, journée étrange où l’été semblait avoir basculé dans l’automne.

La nuit dernière, Patrick Leyrac avait dormi seul. Léna appartenait donc à cette catégorie de moscovites qui, après l’amour, retournaient chez elles, en l’occurrence sur sa barricade. Leur étreinte pourtant avait été évidente, les caresses s’étaient complétées, les peaux s’étaient reconnues, les gestes étaient naturels, les frissons simultanés, les odeurs presque familières. "Miracle" se disait le quinqua dont la libido, d’habitude, empruntait des chemins autrement tarabiscotés. Il est vrai que la vue de sa mallette avait formidablement amusé et stimulé la jeune femme. "Alléluïa, vive Lenouchka !" psalmaudiait l’ornithologue enamouré. Il l’assomma d’histoires sur les oiseaux terrestres, marins, percheurs, plongeurs, sauteurs, coureurs, plaidant pour ses volatiles en général et ses corbeaux en particulier, animal sacré chez les gaulois, compagnon des dieux germains, etc. Et lui redemanda des histoires sur les mâles d’ici. Elle lui parla de ce juge des divorces, d’ordinaire visité par des femmes, qui voit passer dans son bureau un homme. "Ma femme me persécute, dit-il. Je m’apprêtais à partir pour la manifestation du premier mai et elle me demande : quand est-ce que tu vas te décider à descendre à la poubelle le sapin du nouvel an ?"
Il s’esclaffa. Emoustillée, elle poursuivit :
" Chez le juge, toujours. Un autre homme. " Ma femme n’arrête pas de me rabâcher : peut on vivre à deux avec 250 roubles ?" explique-t-il. " C’est fort possible" reconnaît le juge. " Vous voyez, nous sommes d’accord. Alors pourquoi me répète-t-elle cent fois par jour : quand donc vas tu chercher du travail ?"
Puis Lena disparut. "Ils m’attendent ! Qui ? En bas ! Pourquoi ? Parce que."
Il avait retrouvé sa grande étudiante à la mi-journée, au poste médical. Elle était en train d’expliquer à l’un de ses malades que godemiché venait du latin "gaude mihi", réjouis moi. L’autre, en fait un hypocondriaque, semblait d’accord. L’arrivée du chercheur parut la gêner mais le regard concupiscent du Français sur sa jeune géante ne s’attardait pas à de tels détails. Tout en elle attisait sa convoitise : le foulard lui donnant un air de kolkhozienne, le visage plein, les petites rides au coin des yeux qui formaient comme un éventail, ses seins étrangement minuscules, la pâleur de sa peau, le rebondi de son ventre, ses si longues jambes, tout l’exaltait. Il trouvait même que sa petite mine, en raison de ces nuits de garde à répétition, la rendait encore plus désirable. "L’ami des oiseaux" dit-elle en le présentant à sa cour, ajoutant avec emphase : "Patrick est ornithorynque !" "Ornithologue, rectifia-t-il, ça suffira pour mon bonheur."
Le chercheur avait dévalisé un des buffets de l’hôtel et amenait de quoi organiser un pique nique pour infirmiers et patients. Les seuls blessés en vérité étaient atteints au foie, pour abus de vodka ; l’étonnant, c’est qu’on leur recommandait alors, pour repartir d’un bond pied, de reprendre une petite rasade d’alcool ; peu refusait le remède. "Question d’équilibre" disaient gravement les soignants.
Leurs échanges furent bientôt couverts par la sono du meeting qui réunissait, ce mardi, nettement plus de monde que la veille. Le mot d’ordre était étonnement sobre : " Pour la défense de la loi et du droit". Elstine s’y montra, aussitôt entouré d’une forêt de micros. Un orateur fustigea "la junte", un autre ses "sales marionnettes". Edouard Chévarnadzé, géorgien à la flamboyante crinière, ancien ministre des affaires étrangères de Mikhaïl Gorbatchev, se déclara solidaire du président russe. On fit encore état du soutien sans faille des nouveaux entrepreneurs.

La place du Parlement s’était transformée en foire aux rumeurs. Rumeurs récurrentes d’attaque contre la Maison blanche, alors qu’aucun mouvement de troupes n’était perceptible. Rumeurs d’arrestations en ville, aussi bien d’"usurpateurs" que de "démocrates", toutes non vérifiées. Rumeurs de ralliements de nouvelles divisions à la Maison blanche : après la division Taman, on parlait des militaires de Toula, de la division Dzerjinski, des tankistes de la divison Kantemirov, des troupes de Leningrad ou d’anciens d’Afghanistan. Rumeurs de disparition de députés russes. Rumeurs de démission de chefs putschistes comme Yazov, patron de l’armée. Rumeurs autour de Mikhaïl Gorbatchev : les uns disaient qu’il venait d’arriver à l’aéroport militaire de Tchkalov, au nord de Moscou ; d’autres affirmaient qu’il était souffrant, une radiculite aiguë, diagnostic qui suscita des débats à n’en plus finir sur la santé présidentielle : il souffrait des nerfs ? Il était dépressif ? certains exigeaient une expertise médicale -et indépendante- du président absent. Rumeurs aussi de destruction d’archives compromettantes par la direction communiste. Rumeurs d’établissement d’un couvre-feu à 23 heures, peu après démentie. Etc.

Patrick Leyrac, lorsqu’il sortait de son étourdissement amoureux, s’étonnait de la pugnacité des gens de la Maison blanche en matière de communication : l’agence de presse russe, échappant à la censure, débitait des cascades de dépêches. Les services de Boris Eltsine multipliaient les conférences de presse, notamment en direction des médias étrangers. La radio du soviet de Russie non seulement continuait d’émettre mais avait réussi à élargir son rayon de diffusion. Deux stations, Echo de Moscou et Radio Russie, relayaient la parole eltsinienne.
Les oukases de la Maison blanche continuaient de tomber, démissionnant, nommant, notamment dans l’armée, la milice et les "services" ; la valse des généraux et des contre-amiraux continuait ; le méthodique déshabillage de Pierre pour costumer Paul, en l’occurrence dépouiller Mikhaïl pour couvrir Boris, se poursuivait.
Cela tenait pour l’essentiel du travail de sape, une façon de miner le moral de l’adversaire. Les mesures annoncées étaient rarement applicables, en tout cas pas dans l’heure, mais pour les assiégés, elles avaient le mérite d’ajouter à la confusion ambiante, de déstabiliser le Kremlin et de démoraliser ses partisans. Affichant une neutralité bienveillante à l’égard des gens de la Maison blanche, Patrick Leyrac se dit pourtant qu’un putsch pouvait en cacher un autre. Il se garda bien d’en faire part à Léna, dont il guignait inlassablement les "carnations épanouies", comme disait le poète.

Chapitre 6
13h15 (Foros)

"Miniputsch !" Arkadi Goubernator venait d’apprendre que Micha, qui avait la manie de donner des surnoms à tout le monde, l’appelait à présent "miniputsch".
Quel fils de pute ! Le lieutenant aurait du faire un scandale mais il hésitait, il ne voulait pas pourrir le climat déjà maussade qui s’installait dans l’équipe et compliquer les choses ; il valait mieux faire le gros dos.
Si l’autre se permettait cette insolence, c’est qu’il se doutait bien que les choses ne se passaient pas comme prévu à Moscou.
C’est vrai que les dernières nouvelles étaient calamiteuses. Le nouveau pouvoir semblait tétanisé par l’agitation d’une poignée de provocateurs devant le parlement russe. Vers midi, ils étaient, selon la BBC, cinq fois plus nombreux que la veille. Et alors ? ça ne faisait jamais que 50 000 personnes, se dit le flic.
Les médias occidentaux, dont les informations passaient en boucle. jouaient à fond la carte de la dramatisation. Ils misaient tout sur Boris Eltsine. Lequel répétait que le choix du Kremlin était anticonstiutionnel. "Foutaise, fulminait l’officier. La Constitution prévoit l’état d’urgence et puis, de toute façon, on peut lui faire dire tout et son contraire à ce texte."
Résultat des courses ? La direction soviétique était en train de perdre la bataille de l’opinion.
La détresse d’Arkadi Goubernator allait crescendo depuis son footing de la mi journée. Foros vivait hors du monde et pourtant tout finissait pas se savoir, les rumeurs allaient vite. La discipline dans le groupe se relâchait. L’officier sentait bien que les regards sur lui changeaient peu à peu. Il se racontait peut-être des histoires mais il trouvait que les gardes étaient moins…, comment dire, respectueux ? quand ils le croisaient. Il avait l’impression qu’on se taisait à son approche mais que des conversations animées reprenaient aussitôt qu’il était passé. Miniputsch !
Pour ne rien arranger, il faisait une chaleur épouvantable. Même à l’ombre, les hommes étouffaient. Il faut dire que la plupart dormait, mal, dans leur véhicule, la fatigue se faisait sentir. Le moindre déplacement devenait pénible, les corps étaient oppressés, alourdis, irrités. Sur tout le cap, des abords de la villa à la plage, et singulièrement du côté du jardin, on était continuellement agacé par des nuées d’insectes, mouches, moustiques, taons et autres drosophiles. Des escadrilles de nuisibles, obstinés, s’acharnaient sur les humains. On entendait un peu partout claquer des taloches : les gens du plat de la main tentaient de chasser les bestioles. Ce petit bruit, presque cadencé, n’était même plus drôle. Tout le monde était nerveux ; il y avait de l’électricité dans l’air, comme avant un orage qui ne se déciderait pas à éclater. Une discussion idiote pour une bouteille d’eau entre deux chauffeurs avait failli tourner au pugilat.
Seul Micha Targov paraissait à l’aise. Il avait changé de Quartier Général. Délaissant la ZIL du Président, il avait trouvé refuge dans l’hélicoptère. Curieusement, la carlingue, pourtant cuite et recuite au soleil, résistait, relativement, à la chaleur. Les parois étaient tapissées d’isolant. Le système de ventilation semblait assez efficace, pour une fois : il assurait à l’intérieur de l’habitacle un air à peu près respirable, à condition de maintenir la porte fermée, ce qui n’allait pas toujours de soi avec toutes les allées et venues.
On pouvait tranquillement tenir à vingt personnes dans un tel engin. Et Micha avait à présent une vraie petite cour autour de lui. Bien des gardes, il est vrai, n’avait à peu près rien à faire et tuait ainsi l’attente. Ils étaient attirés par les sempiternelles péroraisons du pilote. Son babillage amusait. Il savait séduire, la canaille. Toujours une blague en réserve.
Quand Arkadi Goubernator lui avait rendu visite, tout à l’heure, le pilote était en train d’interpeller l’assistance :
•Et celle de l’espion américain qui s’est fait arrêter à Irkoutsk, vous la connaissez ?
•…
Personne ne semblait au parfum. Il enchaîna.
•Il y a une grande réunion au QG de la CIA. Tout le gratin de la maison est là. On vient d’apprendre que l’agent Palmer, à peine expédié en douce dans la ville sibérienne pour approcher les milieux scientifiques, a été arrêté. Personne ne comprend ce qui a pu se passer car Palmer est un élément tout à fait exceptionnel, super doué ; il a fait l’objet d’une préparation particulièrement soigné de la part de la Central Intelligence Agency…
Micha en rajoutait en matière de mauvais accent anglais, la salle roucoulait de plaisir.
•L’agent Palmer en effet parlait russe mieux qu’un Russe ; il connaissait toute l’histoire du pays par cœur depuis les invasions tataro-mongoles jusqu’au moindre décret de la Révolution ; il pouvait vous préparer, les yeux bandés, une kacha de semoule, il avait le plan de la ville en tête sans doute mieux que le meilleur des chauffeurs de taxi d’Irkoutsk ; tous ses papiers officiels étaient plus vrais que vrais, passeport, carte du parti, du syndicat et tutti quanti. Ses points de chute en ville étaient en béton. Bref, tout ce qu’il y avait de mieux avait été fait. Alors ?
L’assistance se sentit obligée d’intervenir, de donner des explications :
•Il ne tenait pas la vodka ?
•Non. Il picolait comme le dernier des moujiks !
•Il s’est trompé sur le programme du parti ?
•Faux. Il le connaissait sur le bout des doigts !
•Il a été trahi par ses vêtements ?
•Pas du tout. Il était mal sapé, mais juste comme il fallait !
Les questions se bousculaient, cela aurait pu durer. Micha trouva qu’il était temps de conclure :
•Le président de l’agence reprit la bio de Palmer. Il vit que c’était le meilleur employé du bureau de la Nouvelle Orléans.
•La Nouvelle Orléans, la Nouvelle Orléans… attendez, ne me dites pas…
•Quoi donc, président ?
•La couleur ? Quelle est sa couleur de peau ?
•Il est noir, naturellement ! Pourquoi, vous êtes raciste, président ?
Le public était cassé en deux de rire ; il se tapait sur les cuisses, répétait sur tous les tons : " Tchorni, noir ! il était noir ! C’était un espion noir !" L’agitation était si frénétique que toute la carlingue en vibra. Toujours aussi insensible à l’humour du pilote, Arkadi Goubernator battit en retraite.

Chapitre 7
19h30 ( Moscou)

Ce soir-là, retrouvant éreinté sa tanière au théâtre Mossoviet, Vitold Polonski entendit des bribes de voix qui venaient de la grande salle. Le vieil homme en fut très étonné. L’établissement, pensait-il, était fermé tout l’été. Intrigué, il tendit l’oreille et tressaillit :
•Alors cette garce de Volga tombe toujours dans la mer Caspienne ?
Il avait aussitôt reconnu cette réplique et ne put s’empêcher de pousser, discrètement, une des portes de la salle. Elle était plongée dans le noir, vide. Mais sur la scène, fortement éclairée, des comédiens répétaient. Il y avait une table, côté cour, une autre côté jardin. Des plans de machine étaient éparpillés un peu partout. Trois acteurs s’activaient autour d’éléments d’un moteur aux allures futuristes, comme une sorte de fusée. Un metteur en scène leur faisait face. Entre la scène et les coulisses, deux enfants remuants et sans gêne jouaient. Les rappels à l’ordre des acteurs pour qu’ils se calment restaient sans effet.
Du fond de la salle, le vieux entendait à peine un des comédiens déclamer :
•Mon idée est tout simplement grandiose.
Vitold Polonski murmurait en même temps que l’acteur le texte qu’il connaissait manifestement par cœur.
•La Volga du temps humain, où nous étions jetés jusqu’à présent par notre naissance pour partir à la dérive, ballottés par les vagues, cette Volga là nous est soumise.
Agacé toutefois par l’agitation des enfants, le vieil homme lança soudain d’une voix tonitruante :
 Mais virez moi ces gnards, bon dieu !
Interloqués, le metteur en scène, les comédiens, les enfants eux-mêmes se figèrent, regardant en tout sens d’où pouvait bien tomber ce diktat.
•Et puis ça va pas, le ton, camarades acteurs ! Je vous le dis tout net, ça va pas ! Vous ne mettez pas l’intonation qu’il faut ! Chaque mot vaut son pesant d’or là dedans, vous comprenez ? Alors que votre Tchoudakov – le vieil homme désignait l’acteur incarnant le personnage en scène - , il uniformise tout !
La main en visière, aveuglé par la rampe, le metteur scène, interloqué, scrutait les ténèbres.
•Qui est là ? qui parle ? Venez ici !
L’imprécateur toujours invisible reprit :
•Faut être dans le ton, camarades, vous comprenez, faut marteler tous les mots, chaque mot, je veux dire. Sinon on va se faire chahuter, comme à Léningrad ! Vous avez vu l’accueil qu’il ont fait à la pièce, là bas ! C’était pas bon ! Vraiment, c’était pas bon !
De la scène, quelqu’un cria :
•Mais bon dieu, qui êtes vous, à la fin ? Et qui vous a permis d’entrer ?
Le vieux poursuivait sa harangue :
•Bien sûr, c’était plutôt des étudiants qui chahutaient à Leningrad. Des étudiants, je vous demande un peu ! Mais enfin il faut faire attention, il faut bien être dans le ton !
•Pour la dernière fois, montrez vous !!
•Je vous le répète, n’ayez pas peur de hacher chaque mot, chaque syllabe. Faites comme moi, dites :
se/lon/mon/bon/plai/sir
le/temps/a/rrê/te/ra
son/cours/ou/fu/i/ra
dans/la/di/re/cti/on
dé/si/gnée/à/la
vi/te/sse/vou/lue !
•…
•Vous comprenez ? Tchoudakov, il lui faut une diction saccadée pour dire qu’il peut arrêter le temps avec sa machine. Saccadée ! Comme un métronome ! Comme une pendule. Tic, tac, tic, tac... Arrêter le temps, c’est génial, non ? Faut qu’on entende derrière les mots comme un va et vient du balancier…
Un vent de panique semblait balayer le plateau. La voix du commandeur tétanisait la petite assistance. Le propos était totalement inattendu mais parfaitement juste. Le metteur en scène se ressaisit, sauta la rampe et remonta lentement vers l’entrée de la salle, examinant avec une lampe torche chaque rangée de fauteuils. Après une courte hésitation, le vieux choisit de s’éclipser ; il quitta la salle, traversa le hall et sortit rapidement du théâtre, se faufilant à travers les bosquets odorants du jardin de l’Aquarium, semant sans peine ses poursuivants.
Contrarié, il retrouva peu après une autre planque, dans un kiosque à journaux désaffecté devant la gare de Biélorusie. Mais il y était moins à l’aise qu’au Mossoviet. L’endroit était trop étroit ; et puis le chagrin habitait ce lieu. C’est là que, dans une autre vie, il avait pris plusieurs fois le train pour Paris. Paris, Montparnasse, la rue Campagne-Première, l’hôtel Istria… Alors, chaque fois qu’il fréquentait ce secteur, il se sentait repris par la nostalgie, ce mal du passé, cette envie de retour mpossible, cette affreuse mélancolie. Il subsistait miraculeusement dans le kiosque un téléphone. Vitold composa un numéro qui lui était si familier qu’il ne regardait même pas le cadran :
•Véronika ?
•…
•Véronika ?
•Qui est là ? C’est toi, Vitold ?
•Véronika ?
•Vitold, c’est Liouba à l’appareil, ta Liouba ! Véronika est morte, tu le sais bien. Où es tu Vitold ?
Il raccrocha.
Ah, Véronika, Véronika ! Il lui avait toujours trouvé un petit air de parenté avec la Loulou de Pabst, qu’il avait vue à sa sortie à Paris justement : la même coupe à la garçonne, la frange effrontée, le front si large, les yeux rieurs, les pommettes pâles, le nez précieux, la bouche ferme, immense, le menton pointu, et puis le même air décidé. Pas androgine, non, quoique... Véronika…
Ce soir, une boule d’angoisse lui vrillait les tripes, une vraie compression des boyaux, comme après un abus de mauvais vin. Une vibration de plus en plus douloureuse lui rappelait qu’à l’école 71, il avait failli se faire prendre, avec sa hache dans le sac à dos. Il se repassait la scène au ralenti, la ressassait, reprenait chaque détail, s’arrêtait sur chaque image. Il ne parvenait pas à chasser le visage de cette journaliste française :
" Cette salope, elle m’a reconnu, j’en suis sûr !"
Polonski tournait dans le kiosque comme un ours en cage. Il avait
perdu toute envie de dormir. Par la porte entrouverte de la boutique, il repéra soudain un petit ballet de voitures devant l’entrée de la base de loisirs 125, de l’autre côté de la place, à l’exact opposé de la gare. Le "Tchétchène" devait recevoir, se dit-il. L’idée de lui rendre une petite visite le galvanisa.
Chapitre 8
20h00 (Foros)

Bon gré mal gré, l’occupation de la datcha présidentielle avait fini par prendre un rythme de vacances. L’après midi, les envahisseurs s’étaient accordés une interminable sieste. Histoire aussi de décompresser des émotions de la veille et de la mauvaise nuit. De son côté, la villa, passé le psychodrame de l’empoisonnement, s’était aussi assoupie. Tout un temps, Foros sembla prostré.
La vie reprit pleinement ses droits en fin de journée, pour le dîner.
Sur une idée de Micha Targov, on avait dressé une grande table dans le jardin, près du garage. On avait sorti la table de ping-pong, bricolé de part et d’autre des rallonges. L’intendance laissant à désirer, ce fut à la fortune du pot, chacun amenant sa ration ou ce qu’il avait trouvé. Au total, exception faite de bouteilles apparues par enchantement, c’était un peu juste côté alimentaire mais il était délicat d’aller quémander à la cuisine de la datcha. L’idée en tout cas n’en était venue à personne.
Arkadi Goubernator sortait d’un entretien avec le responsable aux transmissions. Il tomba sur la tablée. Le tableau formé par Micha, au centre, pérorant, les bras écartés, encadré de ses fidèles attentifs, lui fit penser à la Cène mais il garda cette comparaison religieuse pour lui. Et s’abstint de chercher dans l’assistance lequel des convives occupait la place de Judas en train de compter ses pièces d’or.
Le pilote tenait un vrai petit meeting. Ses propos n’étaient jamais politiques, pas ouvertement en tout cas. C’était peut-être pire, pensa l’officier. Il affichait un bon sens à toute épreuve, argumentait comme un marchand près de ses sous. Il avait l’art de tout transformer en transactions. Combien ça coûte, combien ça rapporte : il ramenait tout à ces questions basiques. C’était un discours que son public n’avait pas trop l’habitude d’entendre et qui semblait pourtant, étrangement, l’intriguer et le séduire. Arkadi Goubernator remarqua que le beau parleur avait été à son tour affublé d’un surnom, celui de "camarade calcul", chiotni tovaritch. Le camarade calcul donc exposait sa dernière trouvaille :
•Vous allez rire mais prenez cette datcha de Foros.
•…
•Elle est superbe, il faut bien le dire. Grande, belle, moderne. Elle a tout pour plaire, le confort, le décor, le soleil, la mer, toutes les commodités. Un beau temps assuré toute l’année. Elle se trouve à moins d’une heure de l’aérodrome. Mais on l’occupe …
Des rires goguenards fusèrent. Il réalisa que l’expression n’était pas la meilleure, laissa faire.
•Je rectifie : nos chefs l’occupent quoi…, deux ou trois mois à tout casser par an. Et le reste du temps ? C’est le palais du gardien, un peu du jardinier aussi, et baste ! Je me trompe ?
L’assistance trouvait le sujet un peu trop irrévérencieux pour oser exprimer ouvertement son accord mais manifestement, à en juger par les moues faites, elle n’en pensait pas moins.
•Vous ne trouvez pas que c’est un peu un gâchis, tout ça ?
•…
•On ne pourrait pas s’arranger autrement ?
Personne ne se permit de reprendre la balle au bond.
•Moi, je vous trouve cinquante milliardaires américains qui donneraient une fortune pour passer un mois ici !
Murmures divers autour de la table.
•Attention ! Je ne dis pas qu’on va leur brader le pays ! Moi, je n’accepterais jamais de donner la moindre parcelle de la Russie ! JAMAIS ! Pas la moindre, vous entendez ! Mais bon, s’il y a moyen de faire rentrer du fric dans les caisses de l’Etat, et des devises étrangères en plus, des dollars, c’est pas une forme de patriotisme, ça ? Du patriotisme bien compris ?
Micha Targov précisa qu’il disait ça pour rire, pour passer le temps. Sur sa lancée, il demanda s’il n’était pas possible d’envisager la création, à Foros, d’une coopérative. Ses voisins, prudents, attendaient la suite.
•Encore une fois, je plaisante, je cause en l’air, bien sûr, mais regardez…
Et il se mit à évaluer une éventuelle location de Foros… Il aurait pu passer la soirée dans ce genre de chiffrage et la présence d’Arkadi ne semblait plus le gêner. Il avait beaucoup d’amis qui pensaient comme lui, répétait-il comme un refrain, ou peut-être comme une pression, voire une menace, quand il sentait qu’il avait du mal à convaincre. "Ils sont nombreux à penser comme moi !"

Arkadi Goubernator devait-il interrompre cette discussion oiseuse ? apporter la contradiction ? Seul le jardinier s’était moqué ouvertement du pilote à propos de ses calculs scabreux mais sa critique était tombée à plat et Micha, d’une pirouette, avait remis l’assistance dans son jeu.

Profitant d’un éphémère temps mort, l’officier tenta de faire dévier la conversation. Rebondissant sur ce que venait de dire le pilote à propos du caractère majestueux du site, il parla … de la Tauride, de la déesse Artémis et d’Iphigénie qui avait peut-être bien résidé ici, à Foros. "Etonnant, non ?". Il dit encore : "C’est en Tauride qu’Euripide situe Iphigénie dans une de ses pièces et Gluck aussi dans un opéra". Il raconta l’histoire. Les Grecs partent pour le siège de Troie mais la flotte est immobilisée, faute de vents ; un oracle prédit que les bateaux prendront le large si le roi Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie. Le père finit par accepter. Mais au moment de la mise à mort, Artémis, la déesse vindicative, soustrait la jeune femme au couteau, la remplaçant par une biche. Elle l’installe ici, sur ces côtes de Crimée, et en fait une prêtresse de son terrible culte qui consiste à donner la mort à tout étranger venu sur ce territoire…
Un silence poli accueillit sa tirade. Arkadi Goubernator était ridicule et hors sujet. On le regarda avec commisération. Micha Targov s’abstint de réagir. Il laissa cordialement son patron s’enliser.Un chauffeur, celui-là même qui avait failli se battre à la mi-journée pour une histoire de bouteille d’eau et qui semblait un tantinet éméché, dit qu’il avait entendu parler à Sébastopol d’un gros arrivage de nouveaux téléviseurs couleur qui s’appelaient, paraît-il, Hi-fi-génie. Selon lui, ça devait être japonais et ça ne coûtait pas trop cher. Instantanément, le débat autour de cette hypothétique livraison d’écrans prit comme un feu de paille. Hi-Fi-Génie ? C’était où ? Quel magasin ? Combien ça coûtait au juste ? Ça durerait combien de temps ? La couleur était bonne ? Et le son ? Ça valait vraiment le coup ? C’était pas une arnaque ? Un client pouvait en acheter plusieurs ? Et en cas de panne ? Les réparations allaient vite ? Etc.
Le lieutenant abandonna la partie. Il s’éloigna de l’assistance et alla s’isoler non loin de la plage, s’asseyant au pied d’un massif de buis aux feuilles laquées qui dégageait une odeur âcre et entêtante. HI FI Génie ?! Une marque de télé ! Il n’y aurait pas pensé tout seul. Il rigola. C’était bien fait pour sa gueule, qu’avait-il à ramener sa science avec ses antiquités et ses grecs à la con ! Pour la première fois de sa vie, sans doute, il regretta ses discussions de jadis avec Vitold ; il n’était en général d’accord sur rien avec ce faux-frère, ce frangin dénaturé, leurs rencontres tournaient toujours au vinaigre, à des batailles de chiffonniers et plus d’une fois l’envie lui était venue de le castagner mais lui au moins aurait su qui était Iphigénie !
Quel ratage ! Il rit de lui même, décompressant de cette journée interminable et foirée. Complètement foirée. Il imagina Artémis sortant de sa Zil avec la pauvre Iphigénie, la réconfortant, lui montrant, d’un ample mouvement du bras, le panorama de Foros et lui expliquant le vade mecum de son nouveau sacerdoce. Pourquoi diable, lui qui n’avait jamais su garder longtemps une femme, avait-il toujours été attiré par ce personnage d’Artémis, l’anti-Aphrodite, "Artémis la bruyante, sagittaire à l’arc d’or, la sœur de l’archer" disait l’Iliade ? Aimer une femme guerrière interdirait-il d’aimer les femmes tout court ? En tout cas, Artémis, ça aurait pu être un sacré beau nom de code pour cette escapade à Foros. Opération Artémis. Ça sonne bien. Mais tout s’était passé si vite qu’ils n’avaient même pas eu le temps de mettre des mots sur leur projet. C’était sans doute mauvais signe.
Chapitre 9
22h30 (Moscou)

Sortant du « bania », le bain russe, tout ruisselant de sueur, le petit finlandais riait comme une baleine, enfin plutôt comme un dauphin, vu sa modeste carrure et faillit en perdre sa serviette hâtivement glissée autour de la taille. Il venait de raconter à son hôte son histoire préférée : un habitant d’Helsinki, amoureux de l’URSS, décide d’aller vivre dans la patrie de son coeur ; il promet d’écrire, sincèrement, à ses proches tout ce qu’il verra ; comme on le met en garde contre la censure du courrier, il propose un stratagème ; s’il est libre de tout raconter, il utilisera l’encre bleue mais s’il se sent surveillé, il écrira en rouge. Quelques semaines passent et le jeune homme envoie une longue lettre, à l’encre bleue, d’un ton très allègre ; il a bel et bien atteint le pays de cocagne, dispose d’un métier passionnant, de deux salaires, trois appartements, quatre voitures, cinq maîtresses, etc. Il termine par la rituelle formule de politesse et ajoute en post-scriptum : impossible de trouver de l’encre rouge.
Lazare Kekausen adorait cette blague ; il avait beau la ressortir pour la centième fois, elle le rendait toujours aussi hilare.
Omar Boldanov, son partenaire, appréciait modérément ; « patriote », il n’aimait pas trop qu’on se moque de son pays mais il esquissa une grimace de connivence.
Les deux hommes étaient les seuls usagers de la base de loisirs 125, réservée aux travailleurs de la presse. En plein centre ville, ce complexe, couvert, comprenait une salle d’entraînement, une piscine et un bain russe, variante locale du sauna. La pièce du bain elle même était précédée par un petit vestiaire et une salle de douches. A cette heure, ils ne risquaient pas de croiser grand monde ; de toute façon Boldanov, gérant du centre, en disposait à sa guise.
Ils se trémoussaient à présent sous une douche glacée. Leurs corps étaient aussi dissemblables que possible.

Le Russe, encore jeune, probablement trentenaire, était proprement énorme, présentant du menton au ventre une succession de boursouflures de plus en plus imposantes, on aurait dit une monumentale bougie qui n’en finissait pas de se répandre, par strates de cire successives ; il était malgré tout très vif d’allure et sa voix, haut perchée, détonnait ; on remarquait sur son épaule droite un tatouage représentant un musicien caucasien accroupi, jouant d’une longue flute mais le dessin était assez ambigue pour s’imaginer un bonhomme s’imposant une auto-fellation. Boldanov avait une réputation de sodomite ; une fois, une seule, c’était au début de leurs relations professionnelles, il avait fait une proposition scabreuse à Kekausen, qui l’avait très mal prise ; les choses en étaient restées là.
Le Finlandais, lui, était un sexagénaire menu, presque décharné ; on pouvait dénombrer chacune de ses côtes comme autant de barreaux d’une cage ; sa totale calvitie couronnait une tête en pain de sucre et accentuait encore l’austérité du bonhomme qui, très curieusement, conservait en toutes circonstances des lunettes noires ; son look de pasteur calviniste un tantinet déjanté lui avait valu le surnom de « Bible » ; il lui arrivait de parsemer ses propos de citations de la Genèse, les plus guerrières de préférence, où il était question de mort et de sacrifice, de destruction et de cataclysme, de déluge et de malédiction.
Ils firent un saut dans le vestiaire qui tenait lieu aussi de bar ; militant anti-alcool, le finnois refusa la bière que son compère sembla ingurgiter cul sec et tous deux refirent un petit tour dans le sauna où ils s’enfermèrent. Le silence retomba sur le centre désert.

Le « bania » était petite pièce de quatre mètres de côté, approximativement. Les cloisons, le plafond et le sol étaient en bois ; à droite de la porte, un poêle en briques rouges comprenait un four à bois qui chauffait une vaste cuve d’eau, laquelle était surmontée de gros galets. La porte, en bois également, était traversée presque sur toute sa hauteur d’un regard vitré, de la largeur d’une main, qui,seul, permettait l’éclairage de la pièce. Sur deux côtés, un banc de bois, surmonté d’une mezzanine, formait un angle droit. Deux grandes bassines d’eau, des louches et de courts balais en bouleau étaient posés sur le banc.
Le jeu consistait à jeter régulièrement de l’eau sur les galets brûlants pour dégager un air humide et de plus en plus chaud. Quand les utilisateurs considéraient qu’ils avaient suffisamment sué, ils quittaient le « bania » pour s’offrir une douche glacée avant de replonger dans l’enfer torride ; on poursuivait généralement l’expérience en s’allongeant sur la mezzanine, l’endroit où la température était la plus élevée, pour se faire fouetter par son (ou sa) partenaire avec un faisceau de branches de bouleau, préalablement trempé dans l’eau ; la circulation du sang en était toute tourneboulée.

Ces deux là faisaient depuis peu des affaires ensemble. Le Russe avait une double casquette : responsable du centre de repos des gens de la presse, Omar Boldanov dit le « Tchétchène » était aussi et surtout une figure montante du milieu moscovite. Chaque fois qu’il devait conduire des tractations sérieuses, il avait l’habitude de convier son partenaire au sauna, et de nuit. Non seulement il se disait qu’au moins là ne traînaient pas des oreilles indiscrètes mais il était persuadé que les gens à poil étaient plus faciles en affaire. Jusque là, l’expérience lui avait donné raison. Le petit finlandais Kekausen en était à moitié convaincu ; une méchante pneumonie dans sa jeunesse l’avait rendu fragile des bronches et l’air chaud finissait vite par le mettre mal à l’aise. Mais il se pliait au rite du Russe dont il appréciait par ailleurs l’efficacité et l’entregent ; il connaissait par coeur l’itinéraire de l’ingénieux Omar : encore écolier, le jeune homme bricolait de fausses antennes de télévision. Avec une dizaine de fourchettes, chouravées à la cantine du kholkoze, il était capable de fabriquer une antenne qui garantissait une réception meilleure que tous les engins qu’on trouvait, difficilement, dans le commerce ; il en vendit dans tout le voisinage et s’assura ainsi son premier argent de poche ; un peu plus tard, il poursuivit l’accumulation primitive de son capital en se spécialisant dans le pillage des trains dans les gares de fret ; il ciblait les cargaisons d’alcool ; cette denrée se revendait bien dans le coin. Et puis, il y a trois ans, Omar Boldanov croisa le Finlandais au bar central de l’Intourist et lui glissa une idée en or : il proposa au scandinave d’accueillir dans son pays des filles au pair, pour des stages de langue et plus si affinités. Kekausen sauta sur l’occasion. Ils
montèrent une « Association d’échanges Moscou – Helsinki » qui connut aussitôt un succès phénomènal. A peine créée, l’Association reçut des centaines de candidatures de jeunes femmes soudain dérireuses d’apprendre le finnois et son antenne finlandaise fut submergée d’invitations de célibataires prêts à accueillir des filles des neiges. A croire que toutes les Russes rêvaient de se tirer à l’Ouest et que tous les vikings voulaient épouser une slave. Cette opération les avait rendus, l’un et l’autre, prospères et durablement complices.

Ce soir, dans la petite lumière tamisée de leur bain russe, en plein étuve, ils discutaient d’un nouveau coup. Omar avait visé haut ; il s’était mis sur les rangs pour la construction d’un casino dans le centre ville. Il était bien vu à la mairie depuis qu’elle avait viré « démocrate » et finit par emporter le gros lot, face au clan de « Solntsevo », des gros bras de la banlieue sud. Il fallait maintenant assurer. Le gros oeuvre, le « tchétchène » s’en chargeait. Il n’avait guère eu de mal à virer les habitants des immeubles à raser, hormis un vieux débri qui s’obstina un temps à faire de la résistance. Ses bulldozers venaient de faire place nette et les travaux de construction allaient pouvoir débuter. Mais pour la logistique des jeux, pour la mise en scène du baccara, du black-jack, de la boule, du chemin de fer, de la roulette, des machines à sous et autres bandits manchots, il avait absolument besoin de Kekausen, très introduit dans le monde des tripots scandinaves.
Ils étaient pleine conversation, ponctuée de coups de fouet et de grognements. C’était au tour du Finlandais de manier la verge de bouleau, exercice qui lui procurait une trouble satisfaction. Le Russe venait de s’allonger, de s’étaler plus exactement et Lazare Kekausen le flagelleait avec ardeur. Lui le luthérien élevé dans le culte du martinet retrouvait là des réflexes enfouis de son enfance fustigée. Il martyrisait les épaules, le dos, les cuisses d’Omar qui s’empourprait et couinait sous l’avalanche. Le spectacle de cette chair tremblottante et offerte, qui lui apparaissait si répugnante, avait le don de l’enrager. Il redoublait d’énergie pour fouailler sa victime et en venait presque à regretter de ne pas disposer alors d’un knout. C’est au plus fort de l’expérience qu’une brusque coupure de courant plongea tout le centre 125, et donc le « bania », dans le noir.
Le Russe explosa, pestant contre le régime :
« ça recommence ! Quel foutoir, notre pays, camarade Kekausen ! Vous savez, le jour du jugement dernier, comme vous irez en enfer, n’est-ce pas ?
•c’est probable, releva le finnois flegmatique.
•hé bien, si vous avez choix entre l’enfer socialiste et le capitaliste, je vous en conjure, prenez le socialiste !
•quelle drôle d’idée ?!
•mais non, mon cher, il y va de votre intérêt. Car voyez-vous, dans l’enfer socialiste, un jour c’est le charbon qui manque, une autre fois c’est la chaudière qui est en panne ou alors les diables qui sont en réunion...
Laissant son collègue ruminer le sage conseil, Omar, congestionné, sortit du sauna, se dirigeant à tâtons vers le local technique ; on entendit le clapotis de ses pas sur le sol humide des douches, le bref cliquetis de verres dans le vestiaire. Cela dura. Des portes claquèrent, des jurons fusèrent, d’autres bruits sourds parvinrent à Lazare Kekausen qu’il ne réussit pas à identifier. Très faiblement éclairé par le seul foyer du poêle, il se dit que son antre ressemblait à la gehenne et finit par trouver le temps très long. Il se mit même, mais vainement, à appeler son compère, maudissant en son for intérieur les Russes, les Slaves et autres tchétchènes. Finalement la lumière fut rétablie. Par le regard, le Finlandais vit le ventripotent Omar revenir. Mais il n’était pas seul. Un vieux à tête de dément lui collait littéralement au train, épousait sa démarche précautionneusement. Le tchétchène ne semblait pas l’avoir remarqué. Derrière sa vitre, le finnois lui fit signe, tentant de l’avertir de la présence de l’intrus d’un geste de la main, agitant fébrilement son annulaire pour appeler le Russe à se retourner mais Omar, Dieu sait pourquoi, prit cette effervescence, toutes ces contorsions pour une invitation érotique. Illuminé par cette perspective, son visage gourmand se fendit d’un large sourire lubrique. Le tchétchène avait déjà la main sur la poignée de l’entrée du sauna quand il s’affaissa soudain comme une masse contre la porte. Ce retour fracassant était d’autant plus spectaculaire que son visage s’encadra dans le regard. Une rigole de sang dégoulinait du front, suivait l’arête du nez, noyait ses yeux ; le filet rouge cheminait sur ses grosses joues jusqu’à sa bouche. Cette face barbouillée glissa lentement le long de la vitre, y laissant une trace de bave écarlate ; son frottement sur le verre provoquait un chuintement aigrelet, comme un air desaccordé, comme un dernier souffle grinçant. Le gros corps finit par s’immobiliser à mi hauteur de l’entrée, scotché contre l’ouverture. Les yeux ahuris du Russe fixèrent le Finlandais terrorisé qui crut entre-apercevoir, l’espace d’un instant, une autre figure, scrutatrice, s’inscrire dans l’ouverture, juste au dessus de la tête du Tchétchène.
Instinctivement, Lazare Kekausen eut un geste de recul puis le pressentiment d’un autre danger le transperça : il se précipita sur la porte, la poussant de toutes ses forces. Comme il le redoutait, elle était absolument bloquée, l’énorme russe affalé exerçait une pression telle qu’elle était impossible à bouger. La chaleur du sauna déjà étouffante devint proprement irrespirable quand le Finlandais, dans sa gesticulation, renversa une pleine bassine sur le foyer ; un air bouillant submergea la cabine. Le finnois paniqua ; plus il bougeait, plus il suffoquait. Il frappa contre la porte, cria mais ce remue-ménage ne fit qu’alimenter son effroi. Son invocation de l’ancien testament ne lui fut d’aucun secours. Il cogna, beugla et sentit qu’il perdait pied. Ses hurlements ne passaient même pas les cloisons du « bania » alors que dans la base déserte résonnait un bruit de pas qui s’éloignait.

Troisième partie
Mercredi 21 août

" L’Armée soviétique, qui avait été appelée, lundi, à occuper Moscou afin de garantir l’état d’urgence, quitte la ville et rejoint ses casernes.

Il règne une ambiance de débandade du côté des putschistes et il nous a été impossible de joindre le moindre responsable, que ce soit à la vice-présidence ou au gouvernement.

Une foule massive et solidaire est signalée du côté de la Maison Blanche, où Boris Eltsine apparaît comme le grand vainqueur de cette tragédie.

On s’attend à la libération et à un retour imminent de Mikhaïl Gorbatchev dans la capitale soviétique".

Dépêche de l’Agence Paris Presse
Moscou, le 21 août 1991
Chapitre un
Moscou, 2h00

" Mon moineau à moi, mon gros oiseau
• ?!
•Mon petit piaf, mon friquet…
•Heu, oui ?
•Tu m’entends ?
•Qui…qui est là ?
•Tu ne me reconnais pas ? C’est moi, c’est Lena.
•Lena, Lenouchka, mais où es-tu ?
•A la Maison blanche.
•Encore ! Mais c’est une manie. Quelle heure est-il ?
•Deux heures.
•Du matin ?
•Bin oui, du matin.
•Deux heures du matin ! Bon dieu, tu pourrais pas rester dormir une nuit entière avec moi ? C’est trop demander ?
•Je t’avais prévenu.
•Oui, je sais, les Moscovites se sauvent après l’amour.
•Exact.
•Mais de temps en temps, elles pourraient faire une exception, non ? Une pause ?
•On avait besoin de moi, ici.
•Oui, je te crois, tu es indispensable !
•Tu te moques ?
•Mais enfin, qu’est-ce que tu peux bien faire, sur les quais de la Moscova, à deux heures du matin ?
•La fête !
•Quoi ?
•On fait la fête ! Parce qu’ils partent !
•Qui ça ?
•Les militaires.
•L’armée s’en va ?
•Tu ne comprends donc pas : les chars se retirent de Moscou !
•Sans blague.
•Mais c’est pour ça que je t’appelle, corbeau de mon coeur !
•C’est pas vrai !
•Quoi, c’est pas vrai ?! Je te jure ! T’as qu’à regarder de ton pigeonnier, tout là-haut.

D’un bond, saisissant le téléphone, il sortit de son lit, s’approcha de la fenêtre, écarta les rideaux, scruta le centre ville. Les quais, trempés, miroitaient la lumière orangée des réverbères. Sur le pont Kalinine, une enfilade d’engins cheminait lentement vers l’avenue Koutouzov, prenant la direction des faubourgs. On aurait dit une unique et interminable chenille blindée.
•Je les vois, oui, je les vois, ils rentrent à leur base, cà en a tout l’air. Formidable ! Raconte ! Alors, raconte ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
•Tu vois bien que je ne te mentais pas ! Ils ont commencé à bouger vers une heure ; on a d’abord cru qu’ils attaquaient pour de bon cette fois.
•Où ça ?
•Ils ont écrasé une barricade du côté de l’ambassade américaine, tu peux voir de ta chambre, non ?
•C’est trop loin, je distingue mal. Et puis ?
•En fait, ils ont pris finalement la direction des grands boulevards, vers les sorties de Moscou.
•Comment c’est possible ?
•C’est comme ça, je ne sais pas. Mais on a appris que leurs troupes étaient complètement démoralisés et leurs chefs aussi.
•Génial !
•Oui, c’est génial. Malheureusement, il y a eu des problèmes, place de Smolensk, tu vois où c’est ?
•A peu près.
•On dit qu’il y a eu des morts !
•Des morts ?
•Ca se serait passé sur le boulevard des jardins, dans le tunnel qui est sous le Nouvel Arbat. Deux ou trois jeunes gens auraient été écrasés par des chars. Une dépêche parle d’incident et d’erreurs. C’est vraiment terrible pour ces pauvres gars mais en même temps tu vois, on a gagné !
•Félicitations, Lenouchka ! Mais alors ?
•Oui ?
•Ça veut dire qu’ils peuvent se passer de toi, maintenant ?
•Tu crois ?
•Viens, tu me manques.
•Vraiment ?
•" Mnié noujen tibia", Lena, j’ai besoin de toi.
•J’arrive, mon faucon, mon épervier, mon condor.
Elle raccrocha. L’ornithologue découvrit sa tête dans la glace ; il se trouvait, c’est vrai, un air de rapace, de vieux rapace un chouïa rondouillard, les yeux avides, le nez arqué, mais de rapace heureux, genre aigle lou ravi. Il se sentait pousser des ailes. Suffirait de pas grand chose pour qu’il entrouvre la fenêtre, grimpe sur le rebord, s’élance dans la vide et vole, comme le héros de Brazil, plane, majestueux, suspendu par des battements impalpables, et rejoigne sa jeune géante. C’était probablement la première fois de sa vie qu’il reconnaissait que quelqu’un lui manquait. Il se mit à hululer.
Chapitre 2
9h00 (Moscou)

La pluie avait cessé mais le ciel demeurait plombé. Profitant de rares trouées, des flèches de soleil illuminaient la place Maïakovski. Depuis la rue Bolchaïa Sadovaïa, une longue file de blindés y déferlait pour remonter aussitôt, sur leur gauche, vers la gare de Biélorussie et gagner l’avenue de Leningrad puis la banlieue nord. Toute la circulation venant du centre ville et du Kremlin était interrompue. Laure Grangier regarda Dima Kotchetkov :
•Qu’est ce qu’ils font ?
•Ils se tirent !
•Déjà ?
•…
•Je plaisante !
La journaliste était bloquée en plein embouteillage, à l’angle de l’avenue Gorki et du périph intérieur, au volant de la R16, bien obligée d’attendre le passage du convoi. Ils allaient arriver en retard au bureau, elle entendait déjà éructer ce cher Bernard Derick. La jeune femme se dit qu’elle n’avait quasiment rien suivi du putsch éclair. Non seulement, on ne lui avait pas laissé toucher au dossier mais elle avait été bien trop perturbée par cette mort de l’attaché culturel.
La disparition de Xavier de Lillois l’avait vraiment remuée. L’agencière avait beau ne pas avoir été une familière du diplomate, la vision du bonhomme fracassé la hantait encore. Elle aurait préféré ne rien voir mais il lui avait été impossible de ne pas regarder le malheureux, sa tête ouverte, éclatée comme un gros fruit rouge, semblable à ces pastèques explosés que les vendeurs laissaient traîner à même le sol des marchés pour attirer le client. Et puis il y eut toutes ces scènes d’hystérie dans l’école, les profs qui transmettaient leur panique aux élèves, l’évacuation en catastrophe des locaux et l’interminable attente des flics. Aucun d’eux ne voulait bouger, comme s’ils étaient tous en congés. Tout le monde se renvoyait la balle. Apprenant que la victime était un diplomate, un Français de surcroît, aucune autorité policière ne semblait disposée à s’occuper du dossier. Il avait fallu toute l’insistance de l’Ambassade pour qu’ une brigade d’inspecteurs, dont elle avait oublié le titre, arrive finalement à la mi-journée. Relevés d’indices, photos, évacuation du corps, premiers témoignages, les choses avaient traîné en longueur. Laure n’avait été libérée qu’en milieu d’après midi. De l’école, elle téléphona à une standardiste de l’agence Paris presse un court papier sur le crime que sa correspondante prit en sténo. Celle-ci en informa le chef de poste mais il semblait se contrefoutre royalement de l’"incident" comme il dit. Elle n’était même pas sûr que son info serait transmise à Paris. L’ambassade elle-même, curieusement, paraissait temporiser. Pas de vague, c’était vraiment pas le moment, chuchotait-on.
Heureusement qu’elle avait pu s’appuyer sur Dima, présent et discret à la fois, déterminé et rassurant, parfait quoi. Pourtant, lorsqu’ils s’étaient retrouvés tout de suite après le crime, ils avaient failli se disputer.
•Où t’étais ?
•Je fumais un clop, dehors.
•Je t’ai cherché partout !
•Tu ne m’as pas soupçonné, tout de même…
Après les formalités de police, elle n’avait guère eu envie de rentrer au bureau, il l’invita à venir chez lui. Boire un thé. Il avait dit ça : boire un thé.
Dima Kotchetkov habitait un de ces nouveaux quartiers de la lointaine périphérie, un alignement de barres reproduites à l’identique qui formaient à perte de vue une monotone corolle autour de la capitale. Ce Moscou de cages à lapins était un immense dortoir assez mal desservi, un chantier permanent et programmé par des technocrates pressés et parfaitement conformistes, copiant sans vergogne ce que l’urbanisme occidental avait produit de pire.
Ils firent le chemin, près d’une demi heure de voiture, en silence. Ils n’eurent même pas le réflexe d’écouter les infos.
A la limite du grand périphérique, vers l’aéroport Vnoukovo, l’employé russe de l’agence habitait une tour d’appartements coopératifs. Il était donc copropriétaire, ce qui, apparemment, ne changeait pas grand chose mais son immeuble avait des dimensions moins pharaoniques, il était gardé par une concierge un peu plus vigilante que d’ordinaire, un peu moins acariâtre aussi, et l’ascenseur, même s’il couinait selon les normes du pays, était légèrement mieux entretenu.
Ils grimpèrent au dixième étage. Le jeune homme avait trois voisins de palier. Son nid était un petit deux pièces, en angle, dont la vue donnait d’un côté sur la mégalopole, avec ses blocs à l’infini, de l’autre sur une forêt immense et noire dont la lisière était toute proche. La cuisine très colorée prolongeait l’entrée ; à gauche un seul espace faisait office de salon et de chambre. Sur le mur du séjour, près d’un double portrait dédicacé de Karpov et Kasparov, s’étalait une grande reproduction d’une toile d’Alexander Deïneka, de 1938, intitulée "Futurs pilotes" : au premier plan, trois enfants, blonds, nus ou presque, assis et tournant le dos au spectateur, regardaient le ciel ; plus loin, une rambarde de pierre donnait sur une mer bleu nuit dont la ligne d’horizon arrivait au milieu du tableau ; l’azur occupait toute la partie supérieure de la toile, un dégradé allant du gris pâle à un bleu léger ; et dans ce ciel, un avion, à aile double, bel insecte délicat, s’éloignait. Il y avait dans ce paysage de la force et de la sérénité.
•Du réalisme socialiste ? dit-elle.
•Du talent.
La table basse du salon était un damier géant.
Laure n’arrêtait pas de revenir sur le crime et son compagnon insistait sur la similitude entre ce meurtre et celui de Pobiédov.
•Qui ?
•Le chef de cabinet du maire.
•Je l’avais presque oublié celui-là.
•Tout de même, deux coups de hache fatale en 48 heures ! Le même mode opératoire, comme disent les flics.
On frappa à la porte. Vera, la voisine, visage pâle aux sourcils épais surmonté d’un chignon, souriait dans l’encadrement de l’entrée :
•Tu sais ce qui se passe ?
•Ben oui, hélas !
•Comment ça, hélas ! on est le 20 août…
•Exact.
•Et alors ?
Soudain il sursauta, rougit :
 Bon dieu, j’avais oublié, pardon !
Il se retourna vers Laure :
•C’est l’anniversaire de Vera…
La journaliste félicita la visiteuse :
 Et ça se passe quand ?
•Tout de suite !
Bientôt tout l’étage, une dizaine de personnes, se pressa dans l’appartement voisin. Chaque convive apportait son écot, qui son zakouski, qui son plat, qui sa bouteille. Comme s’il s’agissait d’une dînette, la table fut vite recouverte d’une profusion de petits plats : concombres à la crème, hareng à la russe, sandre en gelée, soupe froide à la viande, pelmeni sibériens, blinys aux pommes… Dima Kotchetkov avait offert une grosse boite métallisée, bleue, rempli de caviar. Sur le piano, un alignement de bouteilles, vodka, vin moldave, cognac géorgien, patientait. Laure Grangier s’excusa d’arriver les mains vides mais la présence inopinée d’une Française réjouissait l’assistance. On se pressa autour de la table. Vera, trentenaire, travaillait à Intourist ; elle vivait dans l’attente d’un amant italien qui tardait à revenir. Serge, ancien technicien d’une équipe sportive, petit homme musculeux et décidé, s’était recyclé dans le commerce ; il travaillait au marché central. Andréï, quadra grassouillet, correcteur à la revue Kommounist, avait fait ses classes dans des pays du Sud où il donnait des cours de marxisme-léninisme. Rimma, fine fleur d’Ouzbéquistan, les cheveux en brosse et les yeux en amande, était ingénieure dans une centrale nucléaire en construction au nord de Moscou. Laure Grangier n’avait pas retenu les autres noms. On entama une longue série de toasts. La journaliste demanda à ses hôtes ce qu’ils pensaient des "événements". Un silence gêné suivit sa question puis les langues se délièrent. "Le pays était devenu ingouvernable, fallait que ça pète !" assura le commerçant. Les convives étaient presque tous acquis à Boris Eltsine. "Un homme simple, qui veut que ça change et qui connaît le peuple, lui" dit Andreï. On l’aurait même vu, ce Eltsine, un matin d’hiver, à l’heure du laitier, attendre à un arrêt de bus dans le quartier, histoire de se faire une idée de la vie des banlieusards. "Un apparatchik comme les autres, pesta Serge, simplement plus démago". Le ton monta. Seul contre tous, il s’entêtait. Vera proposa de revenir à des sujets plus consensuels. Alors, on but, on chanta. Laure parla de Paris, de Gainsbourg qui venait de partir pour toujours, d’Edith Cresson, nouveau premier ministre, du dernier film de Rivette. Rimma demanda si quelqu’un avait entendu parler de la création d’un syndicat de prostituées à Krasnoïarsk, des écolières en fait. Personne ne réagit. Andréï assura être passé, le matin même, près de la "Loubianka", le siège du KGB. Il avait vu des jeunes gens en uniforme nettoyer les inscriptions griffonnées sur le monument de Felix Dzerjinki, le fondateur de la police politique, puis y déposer des fleurs, des pancartes aussi proclamant "Félix est vivant", ou "Félix, pardonne nous !" ou encore "Félix, avec nous". Véra, indifférente à la tourmente en ville, s’était offert à l’heure du déjeuner une séance de cinéma, " Bouge pas, meurs, ressuscite" de Vitali Kanevski, un film cruel sur l’enfance. "Une histoire autobiographique" dit-elle avec assurance.
On entendit encore Dima et Serge, qui avaient été chargés du tourne-disques, se chamailler à propos de la finale mondiale d’échecs qui ne voulait pas finir. Karpovien inconditionnel, le commerçant soupçonnait Garry Kasparov d’être à la solde de l’étranger. Mais Dima évita la polémique, occupé qu’il était à passer de vieux microsillons. Toute la soirée, il se montra très drôle et excellent danseur. Il multipliait les blagues sur un sujet inépuisable à Moscou, l’alcool. Exemple : Ivan et Macha se retrouvent seuls dans un bureau ; le garçon serre de près la fille qui ne résiste guère, il ferme la porte à clef. "Que fais tu malheureux, lance sa compagne, on va croire que nous sommes en train de boire en cachette."
A deux heures du matin, Dima ne manquait pas d’arguments pour convaincre la journaliste de passer la nuit, ou ce qu’il en restait, chez lui. Il lui offrit le lit, adossé à un mur où était fixé un grand tapis d’Orient, et lui s’installa dans un vieux fauteuil. Ils bavardèrent encore, de manière intermittente. Par les fenêtres ouvertes, on entendait la ville, au loin, ronronner comme un gros chat. C’est Laure qui prit l’initiative :
•Tu dors ?
•Non…
•Viens.

A présent, la jeune femme pianotait sur son volant tout en regardant Dima. Il avait l’air de somnoler. Elle se retint de lui dire que sa peau sentait bon l’amande, évita de le caresser. Ils n’étaient plus très loin de l’agence, il valait mieux afficher des rapports professionnels. Pas la peine de donner à Bernard Derick de nouveaux motifs pour guerroyer. Ça ne lui était plus arrivé depuis longtemps, elle était amoureuse. Il y avait des signes qui ne trompaient pas, une espèce d’euphorie permanente, de légèreté, d’universelle compassion, d’excitation des neurones.
La colonne de blindés n’en finissait pas de s’écouler et l’interminable roulement des chenilles grinçait, martelait, martyrisait la chaussée, faisait un bruit terrifiant de ferraille. Les engins striaient la route et formaient comme une denture de fermeture Eclair. Toujours contrainte de patienter, elle regardait l’immense statue qui lui faisait face, au centre de la place. Elle réveilla doucement son partenaire :
•Monsieur-je-sais-tout, elle est de quand cette sculpture ? Et de qui ?
•1958. Kibalnikov.
•Merci Dima, Dimouchka, Dimouchkina. Que serais-je sans toi ?!
Il sourit, narquois. Elle continuait machinalement de jouer avec son volant quand soudain, foudroyée par l’évidence, elle se mit à hurler : "MAIAKOVSKI !"
Elle gesticula au point d’actionner sans le vouloir le klaxon, sautilla sur le siège en répétant :
 MAIAKOVSKI !
Son raffut alerta la police militaire qui barrait l’avenue Gorki. L’un des soldats, soupçonnant un geste de mauvaise humeur ou pire, s’approcha, menaçant, de leur voiture. Son chevalier servant, à présent complètement réveillé, rassura le troufion, à force de palabrer.
 Maïakovski ! Murmura-t-elle, toujours aussi farouche, en désignant la statue.
•Ben oui, c’est Maïakovski, c’est bon, c’est pas la peine de te mettre dans un état pareil ! Calme toi. Tu as failli nous attirer des ennuis…
•Excuse moi mais c’est Maïakovski qui…
•Qui quoi ?
•Hé ben, qui était là hier !
•…
•A l’école 71 ! Enfin, façon de parler !
Laure réalisait en effet que le vieux qu’elle avait croisé la veille dans l’établissement ressemblait de manière incroyable à ce Maïakovski érigé là, sur son socle. Le géant de bronze, la tête droite, un peu redressée même, du genre "je regarde tout ça de haut", la veste large ouverte, la main gauche glissée dans la poche du pantalon, l’allure résolument décontractée, semblait humer le vent de la Révolution, voire déclamer un psaume rouge, l’air conquérant et simple à la fois.
Comme si elle lâchait la bonde, toute une cascade de souvenirs lui revenait maintenant en tête. Elle avait déjà vu ce type ! Pas celui de la statue, bien sûr, mais son clone de l’école, son double, son imitation à peu près parfaite, son alter ego. Mieux : elle le situait. Il s’agissait du gardien de ce lieu de culte dédié au poète dans le centre ville, près de la place de Smolensk, rencontré il y a quelque temps déjà. C’était Dima qui lui avait proposé puis organisé l’entretien.
Elle s’y reprit à plusieurs reprises pour expliquer au jeune homme pourquoi elle était tant émue.
•Je suis sûre que le vieil homme que j’ai vu hier est le tueur.
•Tu vas peut-être un peu vite, non ?
•Non, j’en suis sûre, c’est le tueur, ses yeux me l’ont dit ! Et je sais qui c’est !
•Mais encore ?
•C’est ce type étrange que tu m’as présenté l’an dernier, dans un local à la gloire de Maïakovski.
•Polonski ?
Elle n’avait rien écrit sur cette visite, retardant sans cesse, sans trop savoir pourquoi, le moment d’en faire un papier. Dima accusa le coup. Il connaissait bien l’itinéraire de ce "maniaque" comme disait Laure Grangier. Vitold Polonski…
Ce vieil homme était obsédé par l’idée de transformer son appartement, qui contenait quantité d’objets et de documents ayant appartenu au poète, d’études aussi dédiées à son œuvre, en musée Maïakovski. Il avait multiplié les démarches auprès des autorités soviétiques, qui n’avaient rien voulu entendre. Les bureaucrates de la culture disaient qu’un établissement lui était déjà consacré, place Dzerjinski, où il aurait vécu les dernières années de sa vie. Il faut dire que les officiels tenaient le barde à bonne distance. Ils lui avaient dressé des statues mais ils se méfiaient de sa plume. Maïakovski était un rouge tendance incontrôlable. Polonski n’en démordit pas ; il n’avait jamais cédé, jamais rien obtenu non plus.
Dima Kotchetkov retraçait, à haute voix, le périple du vieux.
•Il attendait beaucoup des "démocrates", qui venaient de prendre Moscou aux communistes purs et durs, jusqu’à ce qu’il apprenne que la nouvelle municipalité avait décidé de détruire son immeuble pour construire à la place un casino. Il avait d’abord cru à une plaisanterie. Il avait refusé de partir alors que tous ses voisins étaient déjà relogés. Il était resté sur place malgré les pressions et les menaces. L’affaire avait donné lieu à un petit scandale dont la presse locale avait, un peu, point trop, parlé. Et un jour qu’il était absent, il y a deux mois de ça, mais j’ai dû déjà te le raconter…
•Possible mais j’ai oublié.
•Donc ce jour-là, les services de la ville ont procédé à une démolition express de l’immeuble, mettant l’autre devant un tas de gravats et un joli fait accompli.
•Mais pourquoi ce type était-il tellement obnubilé par cette idée de musée ?
•C’est une vieille histoire.
•Je m’en doute.
•Sa mère avait été la maîtresse de Maïakovski.
•C’était pas Lili Brik ?
•Le poète était un grand amoureux. Il y avait Lili Brik, et il y avait Véronika Polonskaïa, notamment. Dans la lettre d’adieu qu’il laissa, après son suicide, début 1930, il écrivait : "Camarade Gouvernement, ma famille c’est Lili Brik, maman, mes sœurs et Véronika Vitoldovna Polonskaïa. Si tu leur fais une vie supportable, merci"
•Je me souviens, maintenant.
•Véronika était mariée ; elle a eu un enfant, en 1928, Vitold.
•De son mari ?
•De son mari, de Maïakovski, qui sait ? En tout cas, Vitold présentait une ressemblance physique frappante avec le poète et n’a pas pu ne pas se poser la question… Disons qu’il s’est comporté comme s’il en était le fils naturel. A la mort de sa mère, il hérita de l’appartement familial tout entier dédié à la gloire de l’aïeul supposé.
•Comment tu sais tout ça ?
•Grâce à un drôle de prof, à la fac.
Véronika aura un autre fils, Arkadi, d’un second mari, un certain Goubernator, après la guerre. Un demi-frère donc de Vitold. Lui deviendra un spécialiste de littérature russe que Dima aura comme prof. C’était un type sombre mais un enseignant compétent, proche de ses étudiants. Ce pédagogue toutefois avait un profil un peu spécial ; il portait une double casquette et travaillait en même temps pour la police politique. Bref, l’érudit était aussi un barbouze, le savant faisait dans la délation. Il était chargé d’espionner les élèves et aussi de sélectionner et recruter pour les services les meilleurs d’entre eux. Ça finira par se savoir sur le campus et il quittera la fac pour intégrer directement l’appareil du KGB, où il a depuis fait carrière. Arkadi Goubernator avait l’habitude, avec ses élèves, de parler volontiers de son frère, peut-être pour se faire bien voir d’eux, les amadouer, les pousser à leur tour aux confidences. C’est par lui que Dima entendit pour la première fois parler de la lubie maïakovskienne de Vitold…
Laure Grangier avait déjà oublié les bienfaits de la soirée chez Véra et de la nuit caressante. Elle retrouvait le stress qui, mardi, l’avait fait vibrer si désagréablement :
•Qu’est ce que le vieux faisait à l’école ? Et pourquoi il a fait ça ?
•Si c’est lui qui a fait ça !

Chapitre 3
16h00 (moscou)

" Moi aussi je joue le blues, un, deux, un, deux, moi aussi je joue le blues…"
André Makarevitch, le chanteur vedette du groupe " Machina vremeni", la machine à remonter le temps, faisait la balance ; depuis la scène dressée aux pieds de la Maison blanche, devant une foule imposante, il réglait le son du concert " Rock sur les barricades" qui allait commencer sous peu. Il y avait du larsen dans l’air. Les haut-parleurs couinaient, sifflaient, s’envolaient dans des aigus iréels.
Le spectacle musical était une idée des services du Parlement russe : il venait d’être improvisé à la hâte, en direction des jeunes, et de tous les "défenseurs", titre officiel désormais attribué à ceux qui avaient stationné ces jours-ci devant la Maison blanche, pour fêter la "victoire". Les meilleurs ensembles comme Cruise, Metal corrosif ou Gogol 1er avaient répondu présent. La star Karatchenkov, à la tête des acteurs du théâtre Lenkom, allait venir en personne soutenir le rassemblement.
En quelques heures, le décor et l’ambiance sur la place avait radicalement changé.
"Un, deux, un, deux, le blues, le blues…", le chanteur testait la puissance sonore des amplis. Ça sifflait toujours de manière inopinée. Le public commençait à trépigner, on esquissait ici ou là des pas de danse. Patrick Leyrac n’avait pas vraiment la tête à çà, car lui, l’amoureux fou, le soupirant tourneboulé, le passionné béat n’arrivait pas à mettre la main sur Léna. Elle avait passé la nuit avec lui, enfin ce qu’il en restait, docile et entreprenante à la fois, conquise et dominatrice, mais s’était sauvée en fin de matinée.
"Un, deux, un, deux, le blues, le blues", le son était de plus en plus envahissant. Larsen résistait. L’ornithologue partit à sa recherche du côté du point médical. Mais celui-ci avait tout simplement disparu. Effacé, évanoui. Parti l’immense drap faisant office de toile de tente à la croix rouge, volatilisée l’armature, ripés la banquette où l’on consultait et le brancard improvisé qui tenait lieu de lit de camp, éparpillés les soignants, dissous les patients. La place elle même, du fait de la foule, de l’organisation du concert, était méconnaissable. Des volontaires avaient promptement démantelé les barricades en veillant toutefois à en conserver une tranche, une portion, précieuse relique de ces jours glorieux d’insurrection, symbole de résistance que des mains anonymes venaient déjà fleurir. Une tribu de corneilles s’était installée au sommet de ce petit échafaudage sacré, multipliant les "crââs, crââs" qui venaient opportunément participer à ce début de concert. Une banque moscovite, " L’affaire russe", faisait annoncer au micro qu’elle finançait un fonds spécial pour "la liquidation du putsch" ; le speaker avait lentement épelé les coordonnées de l’agence bancaire ; il ajouta que "l’association des entrepreneurs" allait ouvrir une collecte pour venir en aide à la Maison blanche.
"Un, deux, un, deux, larsen, crââ, crââ, le blues…"
Le blues, Patrick Leyrac commençait à l’attraper pour de bon. Un gros bourdon, un cafard bien noir qui peu à peu l’engluait. Il était accro de sa géante, il s’en voulait mais c’était ainsi. Le quinqua reconnut dans la foule un des jeunes gens qui assuraient la permanence de l’infirmerie ces derniers jours, un certain Volodia. Facile à identifier : il s’était fait une tête à la John Lennon, cheveux longs ondulants, petites lunettes rondes, sourire zen, visage fin. Mais, contre toute attente, le garçon prétendit n’avoir jamais vu Léna. L’ornithologue aurait juré du contraire mais il se montra catégorique.
"Léna qui ?" lui demanda un poivrot croisé près de la scène et qu’il avait vu, hier, sortant de la tente. Bonne question d’ailleurs. L’ornithologue réalisa qu’il ne connaissait même pas le nom de son amie. Peut-être même qu’elle ne se prénommait pas Léna non plus ? Il déclina l’invitation du pochard à partager une petite bouteille de vodka et reprit sa quête du Graal.
"Le blues, le blues, larsen, larsen…", Makarevitch, le chanteur, ressassait sa ritournelle, toujours mécontent du son qu’il recevait en retour. Des spectateurs manifestaient des signes d’impatience.
Patrick Leyrac était affligé. Il revint à l’hôtel, nourrissant l’idée absurde que Léna pouvait l’y attendre Il se trompait évidemment. Il imagina soudain retrouver la jeune femme à son institut de journalisme, l’établissement, disait-elle, était tout proche. L’institut ? Quel institut ? Les employés de l’Ukraïna lui assurèrent qu’il n’y avait pas ce genre d’école dans le centre ville !
"Une, deux, le blues, le blues, crââ, crââ, larsen"… Revenu sur la place, le scientifique était de plus en plus déboussolé. Il n’y avait pas que l’esplanade devant la Maison blanche qui avait changé ; il lui semblait que la foule aussi présentait un autre visage. Un jeune homme dépenaillé allait le long des quais en agitant un énorme drapeau rouge troué. Ce manifestant avait pris soin de découper les emblèmes du marteau et de la faucille. Cela donnait à son étendard un air mité et obsolète. Cette symbolique, sans doute involontaire, fit ricaner les badauds. Une babouchka ronde et grise tendait avec ferveur un crucifix. Une autre, altière, classieuse, avait confectionné une affiche à la gloire de " Mat Rossia" : "Mère Russie, que le sang de tes fils fertilise ton sol !". Les gens regardaient son placard comme une icône, certains se signaient. Un homme long et barbu, portant une sorte de treillis militaire, déployait un drap où l’on reconnaissait l’aigle impérial à deux têtes, une espèce d’oiseau que notre ornithologue n’avait encore jamais croisé, même au fin fond de la Sibérie. Fort à propos, un officiel, profitant d’un temps mort dans la répétition des rockeurs, annonça que le drapeau russe serait désormais aux trois couleurs, blanc, bleu et rouge, ainsi venait d’en décider Eltsine, ajoutant que le parlement était sur le point de nationaliser - ou russifier- tous les moyens d’information.

"Le blues, le blues" radotait Makarevitch. " Crââ, crââ" rabachaient les corneilles. Larsen, hurlaient les amplis. "Lena, Lena ?" criait l’ornithologue, désespéré. Il poursuivait sa quête à travers la foule, interrogeant, sondant, interviewant. " Vous me cherchez ?" lui dit une naine édentée aux cheveux décolorés. "Qu’est-ce que tu veux, fiston ?" répliqua une vieille ficelée dans un imper fatiguée. Voilà qu’il croisait à présent des Lena par dizaines, des laides, des minces, des menues, des frisées, mais pas sa grande et opulente blonde. Il rencontrait partout la même incompréhension désolée, des haussements d’épaules souvent, des rires méchants parfois. Il parla, à droite, à gauche, d’une longue fille, aux cheveux blonds, aux formes rondes. On lui répondit qu’elles étaient quelques unes à Moscou à lui ressembler.
"Le blues le blues !", le chanteur sur scène s’énervait, le son n’était toujours pas correct. Dépité, le public, qui connaissait par cœur le répertoire du groupe, chantonnait le reste de la mélodie et d’autres tubes aussi : " Medlennaya khorochaya muzika", Une bonne musique lente, ou encore " Eta byla tak davno", Il y a si longtemps. Patrick Leyrac, gagné par des frissons qui ne devait rien à la musique, paniquait.
Dans les groupes qui se formaient puis se disloquaient au gré des mouvements de foule, les rumeurs n’avaient pas cessé ; on disait que les chefs putschistes s’étaient sauvés, ou étaient arrêtés, on assurait que certains s’étaient suicidés.
Sur scène, les musiciens venaient enfin de terminer leur répétition. Sans transition, Machina Vremeni attaqua sa dernière chanson, " J’aime les macaronis", sur un rythme très soutenu. Le public se trémoussait. Chaque fois que l’orchestre faisait une pause, le crââ, crââ des corneilles prenait la relève, suscitant aussitôt le rire de l’assistance. Soudain, l’ornithologue se dit qu’il détestait ces oiseaux de malheur, ces bestioles de mauvaise augure, ces messagers de la mort, ces charognards des champs de bataille, cette image parfaite de la putréfaction. Il repensa à ce proverbe espagnol : "Cria cuervos y te sacaran los ojos", "Nourris les corbeaux et ils te crèveront les yeux". Affolé, prisonnier d’une foule compacte, l’ornithologue hurlait des "Léna" que plus personne ne semblait entendre.

Chapitre 4
18h00 (Foros)

" Les jeux sont faits, rien ne va plus !"
C’était une de ces phrases qu’Arkadi Goubernator aimait dire en français. Rien ne va plus, en effet ! Mélange, à parts égales, de fatalisme et de volontarisme, il avait oscillé, sa vie durant, entre des phases d’activisme jusqu’à l’obsession et, ou contre plus exactement, un pessimisme poisseux. Bon an mal an, il avait avancé un peu comme un équilibriste, utopiste sans espoir, meneur suicidaire, fonceur mélancolique. Ce soir, le funambule faisait le grand saut ; il lâchait prise, il renonçait, il dévalait.
Effondré sur la banquette arrière de la Zil, il regardait le minuscule Sony qui grésillait à côté de lui, fasciné et apeuré par le boîtier comme on le serait devant un nid de serpents.
Il ne s’expliquait pas cette subite débâcle. Comment tout avait pu retomber aussi vite, comme un vulgaire soufflé ? Pourquoi les digues avaient-elles cédé si rapidement ? Ce pays n’était-il plus qu’un château de cartes ? Une coquille vide ? Une illusion ? Le fruit était-il si pourri qu’il avait suffi d’une pichenette pour le faire tomber ? Où étaient donc passés tous les partisans d’hier ? Où étaient les fidèles bavards, les adeptes bruyants ? Et lui, pauvre naze, il n’avait rien vu venir !? Lui qui était payé pour écouter, espionner, analyser, lui qui avait passé sa vie à pister, flairer, prévoir, il n’avait pas senti que son monde était comateux ! Construit en carton-pâte ! Misère !
A Moscou, il n’y avait pas eu un seul coup de feu échangé ; pas le moindre affrontement armé. Simplement cette nuit, au moment où les chars manoeuvraient, du côté du Parlement russe, amorçant déjà un mouvement de repli, au milieu d’une foule compacte, et dans la confusion, deux manifestants, grimpés sur des blindés, auraient chuté et auraient été écrasés. Deux manifestants ! répétait-il, trépignant comme un enfant. Deux ! La radio avait donné leur nom, Vladimir Ouzov, 30 ans et Dimitri Commari, 23 ans. L’affaire, évidemment, avait pris aussitôt des proportions incroyables. Enormes. Planétaires. "C’est la guerre ! La guerre civile est déclarée !", martelèrent les eltsiniens.
" La guerre civile ?! Mon cul !" grognait le flic, hargneux. Le verdict pourtant fit vibrer la place de Krasnaïa Presnia, où les opposants n’en finissaient plus de se barricader. "L’info", reprise dans l’heure par la BBC, fit le tour du monde, alerta Paris, Londres, New York, Tokyo avant de revenir, comme un boomerang, amplifié, magnifié, mondialisé, officialisé, envahir Moscou, la Russie, toute l’Union Soviétique.
C’était la guerre civile puisque le monde entier le disait !
Ce matin on avait parlé de 100 000 manifestants. 100 000 ! "Les rats sortent de leur trou, les trouillards s’enhardissent, les attentistes se réveillent, ils ont fait leur choix" rugissait Arkadi Goubernator. Facile maintenant que l’armée s’était tirée.
En début d’après midi, vers 15h, la BBC, toujours elle, annonça la venue, à Foros, d’une délégation officielle, conduite par le grand patron du KGB. En qualité d’officier de service sur le site, il n’avait même pas été mis au courant de la visite. Cette radio était mieux informée que lui puisque, un peu plus de deux heures plus tard, la délégation était là. Deux Zil, une Volga. Il accueillit ces émissaires déconfits, princes aux abois qui tentaient une ultime manoeuvre. Mais le Président refusa de les recevoir ! Il les fit attendre dans l’immeuble de la garde et ils avalèrent l’humiliation. " C’est le prisonnier qui gère la prison" ricana Arkadi. Mikhaïl Gorbatchev avait senti qu’il était en position de force, qu’il pouvait jouer sa carte ; il avait mis comme préalable à toute rencontre le rétablissement de ses lignes téléphoniques. La délégation accepta et Goubernator se plia à ce contre-ordre. Il réunit les gens des transmissions ; une demi heure plus tard, les lignes étaient rétablies. Le Chef de l’Etat s’était évidemment empressé de téléphoner aussitôt à Boris Eltsine. " Ils sont compères désormais. Mais ça m’étonnerait que leur lune de miel dure bien longtemps !". Puis il avait joint Georges Bush. L’Américain l’assura qu’il avait prié pour lui ! Textuellement : "J’ai prié pour vous !" On était sauvé, le pétrolier texan bénissait les pauvres russes.
Pendant ce temps, la délégation de Moscou attendait toujours. Exaspérés, deux des émissaires avaient tenté, contre l’avis de l’officier, de forcer l’entrée de la datcha. Les choses avaient failli mal tourner. Depuis une fenêtre de la villa, un proche du président avait menacé de leur tirer dessus. Cris, injures, vitre brisée, course précipitée. Les envoyés du Kremlin avait dû faire machine arrière, une vraie pantalonnade.
Encouragé, le Président avait réclamé qu’on arrête les "moscovites" et tous ceux qui à Foros les avaient soutenus. Arkadi Goubernator avait senti un sérieux flottement dans l’équipe mais le statu quo fut maintenu.
Puis une nouvelle délégation de Moscou, pro-eltsinienne cette fois, s’annonça. En principe, les fusiliers de marine qui tenaient l’aéroport de Simféropol avaient l’ordre de ne pas laisser arriver des intrus mais Mikhaïl Gorbatchev, par téléphone, venait de destituer le chef des armées. Et son remplaçant avait aussitôt donné le contrordre d’autoriser l’atterrissage. Nouvelle noria de voitures officielles aux portes de la villa. On les laissa entrer. L’officier se fit discret. Il commençait à y avoir beaucoup de monde à Foros, ce mercredi après-midi, un véritable embouteillage d’huiles, un bouchon de limousines officielles, un croisement d’anciens et de nouveaux puissants, un carrefour de manitous promus ou déchus. On faisait mine de ne pas se voir quand on se rencontrait dans le large escalier central, les uns grimpant, les autres descendant, comme dans un ballet préfigurant leur future carrière. Mais c’était un peu la cour du roi Pétaud où le roi en vérité n’avait déjà plus beaucoup d’autorité sur ses sujets.
Restauré dans ses fonctions, le Président, cette fois, s’empressa de recevoir les nouveaux venus dans sa datcha. Une semaine auparavant, tout ce petit monde se détestait cordialement. Mais pour l’heure, on avait rangé les couteaux. Ce ne fut qu’embrassades, cris de joie, champagne ! Depuis, ces nouveaux alliés faisaient la fête. Arkadi entendait les rires, les éclats joyeux, les toasts à la "libération", les chansons même qui provenaient de la villa.
A présent, les gardes ne répondaient plus à ses ordres ; même Kolia, le brillant Kolia, l’avait lâché. Micha Targov l’entreprenant semblait s’être imposé comme leur nouveau meneur. Le flic pouvait voir d’ailleurs le pilote, à l’entrée du parking, deviser avec une demi douzaine d’agents de sécurité. Lunettes de soleil, chemise blanche immaculée au col ouvert, il avait le triomphe désinvolte. Il gesticulait. C’était pas le genre à commenter les dernières péripéties politiques ; en fait il gratifiait sa cohorte d’une nouvelle blague, la voix forte, comme pour dire que la vie continuait et que lui assurait, pour faire diversion aussi.
C’était l’histoire d’un directeur qui reprochait à son chef du personnel de ne pas avoir épaulé le camarade Ivanov comme il le lui avait pourtant recommandé. Et le chef de se défendre :
•J’ai tout fait pour cela, camarade directeur. Mais Ivanov est un imbécile. Je vais vous le prouver.
On appela l’intéressé. Le chef du personnel lui ordonna :
"Ivanov, allez voir chez moi si j’y suis !
•J’y cours.
Et le directeur de commenter :
•C’est vrai qu’il n’est pas très futé ; il aurait pu se contenter de téléphoner".
Les affidés de Micha ricanèrent. Imperceptiblement, le groupe s’approchait de la Zil qu’il ne cessait de surveiller. On allait venir l’arrêter, c’est sûr. On allait mettre le "miniputsch" hors de nuire. Mais on hésitait, on se tâtait, on s’interrogeait sur la méthode. On se demandait si on pouvait vraiment. On avait peur d’y aller franco.
Le petit Sony confirmait de son côté la débandade du Kremlin. La comédie était finie.
Bravo, l’opération Artémis ! C’était réussi ! Elle devait être contente, la déesse. La déesse du fiasco, oui !
Pour la seconde fois en vingt-quatre heures, Arkadi repensa à son demi-frère, le délirant, le nostalgique, le maïakovskien. Ils s’étaient perdus de vue il y a plus de… trente ans. Ils n’avaient pas toujours été en guerre, tout au contraire. Un temps, il y a bien longtemps, ces deux-là étaient liés, comme des frères devraient toujours l’être. Arkadi se souvenait de ce printemps 1961 par exemple – il avait 16 ans, son aîné 33 – où ils avaient défilé, bras dessus bras dessous sur la Place Rouge, en l’honneur de Iouri Alekseïevitch Gagarine. Le lumineux Gagarine, le souriant Gagarine. Le premier homme à avoir effectué un vol spatial à bord du vaisseau "Vostock". Qu’est-ce qu’ils étaient fiers, les frangins, de leur cosmonaute et de son satellite artificiel placé en orbite autour de la Terre. Ils connaissaient par coeur le temps de vol, la distance parcourue, les indicatifs techniques de l’engin, les conditions du retour sur terre. Fiers aussi de cette foule qui semblait si heureuse d’être au coude à coude. Tout Moscou s’était donné rendez-vous ce matin d’avril, clair et frais, aux pieds du Kremlin. On chantait, on pleurait, on agitait des bouquets de fleurs, des portraits du pilote, des Une de la presse en passant devant le Mausolée au sommet duquel trônait ce demi dieu, éternellement hilare, quoique encadré par de graves aïeux. C’est peut-être ce jour-là qu’était née cette blague, tant de fois adaptée depuis :
"C’est qui le petit gros à côté de Gagarine ?
Mais c’est Nikita Khrouchtchev, voyons !"
Une voix de basse, propulsée par une batterie de hauts parleurs, lançait régulièrement le slogan : "Pour le camarade Gagarine, hourraaaa !" "Hourraaaaaaaaaaaa !" s’époumonnaient Arkadi et Vitold et toute la foule autour d’eux . La clameur prenait d’assaut la façade du grand magasin Goum, de l’autre côté de la place, d’où elle revenait en écho : "Hourraaaa !" et l’assistance en avait le vertige. Ce soir-là, la famille réunie banqueta. Les deux frères étaient déchaînés. Vitold, impérial, déclama, vitupérant tout son savoir maïakovskien et Arkadi prit la première cuite de sa vie, à force de porter des toasts à son cosmonaute préféré, aux satellites et aux étoiles, aux galaxies..."Et aux nuages en pantalon !" rajouta l’aîné. C’était la dernière fois qu’ils festoyaient ensemble. Ils s’étaient ensuite progressivement perdus de vue. Vitold devenait de plus en plus lunaire alors qu’Arkadi affichait un pragmatisme à tout crin. Leurs routes bifurquèrent et quand le cadet décida de rentrer dans les services, Vitold ne lui pardonna pas son choix.
•Flic !
•Fou !
Ils faillirent en venir aux mains. Depuis, ils ne s’étaient jamais vraiment revu alors qu’ils devaient habiter le même quartier moscovite. De temps à autre, au bureau, Arkadi consultait la "bio" de son frère. Le dossier était copieux, régulièrement mis à jour, une fiche par mois au moins ; les services l’avaient à l’œil. Vitold avait été un des rares à manifester, toujours sur la Place Rouge, en 1968, contre l’invasion de la Tchécoslovaquie mais cette fois-là, ils n’étaient vraiment pas nombreux. On le retrouvait ensuite dans toutes les initiatives culturelles dès lors qu’elles étaient critiques… et interdites ! Genre expositions sauvages de peintres non académiques dans une cave ou un parc, promotions de livres publiés en douce ou diffusion de cassettes illégales. Et puis son fichier regorgeait de procès verbaux où il était question de sa lubie à se prétendre l’exécuteur testamentaire de Vladimir Maïakovski, de plusieurs certificats aussi d’internement provisoire dans des asiles d’aliénés ! Les deux frères s’étaient, furtivement, croisé lors de rassemblements dissidents, chacun dans son rôle.
•Mercenaire !
•Cinglé !
Curieusement, aujourd’hui, Vitold était la seule personne avec qui Arkadi aurait aimé parler. C’était proprement inexplicable. Qu’était devenu ce vieux barjot ? Finalement, c’est lui qui avait gagné. Il avait bonne mine, le cadet, avec ses "services". On n’avait plus besoin d’eux. Echec et mat. Tout ça pour ça ! Aussitôt, il nuança, se disant que l’aîné n’allait sans doute pas se pavaner longtemps. Ce n’était pas vraiment l’heure des poètes qui venait de sonner. Quant aux services, on en aura toujours besoin...

Le groupe des gardes, l’air faussement dégagé, entourait à présent la limousine. Ils formaient comme une ronde maladroite autour de l’interminable voiture. Micha semblait toujours chercher la bonne formule pour passer à l’abordage. Goubernator, à sa manière, le sortit d’embarras. En quelques gestes précis, il conclut l’opération. Il saisit l’Aks-740 sur la moquette, dressa l’arme entre ses jambes, la crosse reposant sur le sol ; il baissa la tête et couvrit de sa bouche le canon de la kalachnikov ; le métal était chaud ; il appuya sur la détente ; la rafale lui repoussa violemment la tête en arrière, faisant exploser instantanément le palais, la boite crânienne, le cerveau. Le bruit couvrit un dernier flash de la BBC annonçant un retour attendu à Moscou, dans la soirée, du reclus de Foros.
Chapitre 5
19h00 ( Foros)

" Putain de tatare, mais où t’étais ?"
Jigouli était furax. Ça faisait deux jours que le général essayait de joindre son homme à Foros et le téléphone sonnait toujours dans le vide. De Gaulle n’en pouvait mais ; il s’excusa platement, parla d’une panne générale qui avait touché tout le cap.
"T’oublies vite tes bienfaiteurs, De Gaulle ! C’est pas bien, ça ! C’est pas bien du tout ! Tu veux retourner dans ton caravansérail ou quoi ?" menaçait le général. Rien qu’au ton, on sentait que le galonné aurait massacré le cuistot s’il l’avait eu sous la main.
Toujours morigénant, Jigouli lui demanda ce qui se passait dans la villa, quelle était l’ambiance à Foros, comment se portait l’"Autre", c’est ainsi qu’il désigait le Président. Le cuisinier trouvait l’officier anormalement fébrile, et ce n’était pas que la colère qui le faisait bafouiller. De Gaulle se demanda un instant si l’homme qu’il avait au bout du fil n’avait pas tout simplement peur. Lui qui était d’ordinaire si assuré, si tranchant, si distant aussi. Une fois, une seule, en trois ans d’Afghanistan, De Gaulle avait réussi à le faire rire. Et bien involontairement. Il s’en rappelait fort bien. On fêtait le jour des artilleurs ; la troupe avait eu droit à un concert d’un crooner moscovite, un certain Cabzone, aussi connu pour ses trémolos sirupeux que ses accointances mafieuses. A la fin du repas, très arrosé, Jigouli lui demanda quelle était la plus belle ville au monde, le tatare répondit illico : "Yalta, mon général !". L’officier enchaîna sur un ton très professionnel :
" A votre avis, soldat, on aurait besoin de combien de bombes pour raser Yalta ?"
De Gaulle avait tiqué avant de répliquer fort sérieusement :" Vous savez, mon général, Odessa n’est pas mal non plus !" Jigouli, hilare, avait failli s’étouffer. L’histoire avait sans doute compté dans le souvenir que le gradé avait gardé de lui.

"Alors, l’ambiance à Foros ? Raconte, bon Dieu ! T’es pas seul ou quoi ?" aboyait le combiné. De Gaulle fut bien en peine de lui répondre. Il expliqua finalement comment toute la maisonnée avait été obsédée par cette histoire de poison.
" Le poison ? Quel poison ?"
C’était déjà une affaire ancienne, précisa le cuistot, détaillant la réunion qui s’était tenue la veille dans sa cuisine, les consignes qu’on lui avait données, les précautions qu’il avait du prendre. Abasourdi, le général se fit répéter par le menu tous les moments de cette folle journée, qui faisait quoi, qui était où. De Gaulle l’entendit rapporter à haute voix la nouvelle, sans doute aux proches qui devaient l’entourer, répétant, l’air sinistre :
"On a voulu l’empoisonner !".
Le tatare lui asséna un interminable compte rendu avant de conclure par :
" Mais aujourd’hui, c’est plus du tout ça !
•C’est à dire ?
•Ils veulent tous des desserts !
•Des desserts ? C’est quoi encore cette histoire ?
•Ils font la fête depuis une heure et s’empiffrent de mes douceurs ; ils m’ont demandé de sortir toutes les bouteilles de la réserve et de préparer des montagnes de desserts !
•Ils font la fête ?
•Oui la fête, comme je vous le dis, mon général !
•Ils boient ? Du champagne ? Et "l’Autre" aussi, il boit ? Vraiment ? Tu l’as vu boire ?
•Absolument ! Enfin, c’est qu’on m’a dit.
Jigouli à son tour rendait compte à un invisible public de la nouvelle :
"Il boit ! Il boit"
Soumis au régime de la douche écossaise, le général semblait déboussolé. Incrédule, il se fit confirmer la nouvelle à plusieurs reprises : "l’Autre" buvait. Il semblait donner à cette information une valeur inestimable et se montrait totalement ravi de cet heureux dénouement, redisant à son entourage :
" Il boit ! Eta karacho ! C’est bien ! Karacho !"
L’euphorie du militaire fut de courte durée. Il changea brusquement de ton, un doute venait de le traverser :
•Mais pourquoi font-ils la fête ?
•Là, vous m’en demandez trop mon général !
•Enfin, "l’Autre", il boit avec qui au juste ?
•Je ne pourrais pas vous le dire, mon général. Je ne sais pas, excusez moi.
•Mais t’as bien vu si c’était des gens du Kremlin…
• ?!
•Ou alors de Boris Eltsine ?
•Comment les reconnaître, mon général ? Ils se ressemblent tous, non ?
•C’est quant même pas compliqué !
•Désolé mon général…
•Ah, De Gaulle, t’es vraiment un putain de tatare ! A part préparer tes testicules de taureau sauce raifort…
Puis il raccrocha, sans plus d’égard pour son informateur.

Le cuisinier n’eut guère le temps de réfléchir au sens de cette conversation ; il avait bien d’autres chats à fouetter. La petite dame souriante n’arrêtait pas de le harceler pour qu’il remonte toujours plus de bouteilles de la cave - à ce rythme, elle serait bientôt vide, se dit-il - et pour qu’il refasse aussi des pâtisseries. Il s’était mis à réaliser des baklava, gâteau au miel, des mlintsi, petites crêpes épaisses, des babka, pain sucré à l’œuf. A peine sorties du four, ses gâteries n’avaient pas le temps de refroidir sur les plateaux que déjà elles disparaissaient dans les étages ; on lui réclamait encore et encore de ces délicatesses. Après une journée de diète, c’était à croire que les résidents étaient affamés et qu’il devait nourrir un ogre absolument insatiable. Le personnel était débordé, l’affolement général régnait. Une voix énervée fit savoir qu’on manquait de champagne là-haut. De Gaulle enregistra mais personne ne semblait disponible pour le service. Il se sentit obligé de monter quelques bouteilles sur un plat, glissé sur son épaule. Il reconnut, à l’entrée du salon, Godounov, l’agent de sécurité, lequel, dubitatif, le repéra à son tour et se mit à le suivre. Le lieu était devenu trop petit pour accueillir tout le monde et la réception débordait dans la salle du billard anglais. Le cuistot tomba sur le Président en pleine discussion avec un émissaire de Moscou, un politicien aux cheveux gominés et au maintien de danseur de tango, le haut royal, le bas canaille. Le Chef de l’Etat disait d’une voix forte avoir tout compris ; il y a moins d’une semaine, il avait téléphoné à un de ses proches pour lui faire part de son envie de destituer le patron de l’armée, celui du KGB également mais il devait être sur écoute ; les intéressés l’avaient su, avaient paniqué, d’où le putsch. "C’est clair, non ?" faisait-il mine de demander à son vis à vis, "ils m’ont espionné, c’est sûr !". Il détourna alors légèrement la tête dans la direction de De Gaulle et lui fit un clin d’œil ; intrigué, l’officiel avec qui Gorbatchev bavardait regarda aussitôt le tatare et lui adressa pareillement un rapide mouvement de paupière ; une employée de maison qui revenait vers la cuisine avec son plateau dévasté lui lança à son tour un clignement plein de malice ; près de la table, une des petites filles que Renat Khabibouline avait vu la veille dans sa cuisine, complètement terrorisée par cette histoire de poison, lui lança avec un étonnant sans gêne une magistrale œillade. Déstabilisé par tous ces signes de connivences, stressé par cet ours de Godounov qui ne le lâchait pas d’une semelle, perturbé par le bruit aussi des bouteilles qu’on débouchait, les cris qui accompagnaient chaque explosion, tout un brouhaha qui lui rappelait immanquablement d’autres bruits, d’autres cris, d’autres lieux, le cuisinier fut repris par ces vertiges. La tête lui tourna et il s’étala, laissant s’échapper son plateau et ses bouteilles qui se pulvérisèrent sur le sol de marbre dans un fracas d’enfer, aux pieds d’un vieux notable propret et offusqué.
L’agent de sécurité interpréta cet affaissement comme un geste terroriste ; il bondit sur le pauvre tatare qu’il immobilisa sans peine et boxa sans retenue, avant de l’évacuer vite fait de la pièce, à demi conscient. Ce fut la seule petite faute de goût de cette soirée de réconciliation politique par ailleurs parfaitement réussie.
Chapitre 6
20h00 (Moscou)

Laure Grangier venait d’entendre que le retour du Président dans la capitale était imminent.
L’ambiance au bureau était surchauffée. Les agenciers pianotaient sur leur telex comme des forcenés : "Eltsine ramasse la mise", "Forcing sur le Soviet suprême", "Tout le pouvoir à Boris Nikolaïevitch"… Ils ressemblaient à des agents boursiers réagissant au moindre indice, misant sur les nouvelles qui leur convenaient, boudant les autres. Ils paraissaient surtout traversés par une fierté nouvelle, se considérant non seulement colporteurs d’infos mais acteurs et citoyens d’un monde nouveau en train de se faire sous leurs yeux. C’est d’ailleurs textuellement ce que Bernard Derick leur avait dit, et répété, lors de plusieurs "débriefings". " Les acteurs d’un monde nouveau". Ils étaient fascinés par leur pouvoir, tout ébaubis de voir comment leurs propres dépêches avaient été systématiquement reprises par les protagonistes, devenant des tracts, des armes, des arguments définitifs du genre : " La preuve, même l’Agence Paris Presse le dit !" Ils avaient bien été tentés d’en rajouter un peu, de forcer le trait, de caricaturer les uns, glorifier les autres, d’anticiper un tantinet aussi mais dans l’ensemble le chef de l’agence trouvait que leur service avait été déontologiquement parfait. "Irréprochables", le mot lui plaisait beaucoup, il le répéta. Le même vent d’euphorie traversait, aux autres étages, les différents bureaux des correspondants étrangers, américains, anglais, espagnols ; tout l’immeuble trépidait. Ce jour était leur victoire.
La journaliste se sentait assez étrangère à cette vague joyeuse. Et à ce monde nouveau en train de naître. Pas seulement parce que les crimes lui avaient mis la tête ailleurs. Elle trouvait que quelque chose sonnait faux dans leur gesticulation mais elle aurait été bien incapable de dire pourquoi. Son téléphone sonna ; elle attendait un appel de l’ambassade, les collaborateurs de Xavier de Lillois avaient promis de la tenir au courant de l’enquête. Mais à l’autre bout du fil, c’était Routine, l’albinos du KGB. Elle s’en était voulu de lui avoir raccroché au nez, hier ; aussi se montra-t-elle patiente quoique moqueuse :
 Routine, le pot de colle ?!
•Pardon ?
•C’est une expression française, monsieur Routine, je ne sais pas s’il y a un équivalent en russe. Mais excusez ma familiarité, ce que je voulais vous dire, c’est que vous êtes plutôt tenace, accrocheur…
•C’est un compliment ?
•Si vous voulez.
•Je vous dérange ?
•Non, enfin c’est à dire oui…
Non ? Oui ? Voilà bien ce que l’albinos détestait par dessus tout au monde, l’indécision, le flottement, le doute. Il avait une sainte horreur de ces gens qui balançaient ; il aimait mieux l’adversaire pur et dur, ou le menteur ou le fourbe, il respectait l’opposant franc du collier mais l’indéterminé, le perplexe, celui qui est toujours entre le "peut-être" et le "c’est possible", Routine lui faisait la guerre. S’il avait un reproche à faire à Tchaïkovski, d’ailleurs, c’était son irrésolution dans la fin du Lac des cygnes. Ça finit bien ou ça finit mal ? En définitive, Routine ne saurait le dire. Dans sa vie de spectateur, il avait eu droit à des happy end où le prince Siegfried retrouvait son Odette, mais aussi à des chutes tragiques, avec suicide et compagnie. Ça l’indisposait, cette incertitude. Pourquoi pas demain une fin version gay où Odette partirait avec Odile ? Ou mieux : Siegfried s’échappant avec l’infâme Rorbart ?! S’il rencontrait le musicien, là, à cet instant, l’albinos lui dirait :" Camarade Tchaïkovski, c’est ou bien, ou bien ! Il faut choisir, Piotr Ilitch, il faut choisir, vous comprenez ! Ça ne peut pas être : une fois blanc, une fois noir !?"
Mais il y avait peu de chance que la rencontre ait lieu. Et pour l’heure, l’albinos traquait une indécise petite française dont le dossier s’alourdissait. Il venait de dénicher en effet une nouvelle lettre de Laure, qu’il trouvait très "troublante". S’étant assuré que la journaliste était toujours au bout du fil, il lui lit la missive d’une voix monocorde :
"Une petite manif, dissidente, à laquelle je participe. Heu, c’est vous qui parlez, bien sûr !
•Merci, j’avais compris.
•Je continue de vous lire. Donc : elle est encerclée, la petite manifestation comme vous l’appelez, par des gens en uniforme ; sur la casquette de ces derniers, une étoile rouge avec faucille et marteau. Mais le marteau me fait penser à un phallus en érection et la faucille évoquerait une carrure…
•Une cambrure, monsieur Routine, une cambrure !
•Bien, une cambrure, une courbure, une rondeur. Marteau et faucille se mettent à gesticuler ensemble. Je souris, je me réveille."
Un court silence puis l’homme des services pensa porter l’estocade :
•Alors là, voyez vous, vous pourrez me dire ce que vous voulez mais cette manifestation de dissidents…
Elle ne l’écoutait plus et, pour la seconde fois en moins de deux jours, elle raccrocha, affligée. La sonnerie reprit, elle s’apprêtait à rugir mais c’était l’ambassade.
Autour d’elle, ses confrères bavardaient de plus en plus fort, manifestant un enthousiasme démonstratif. Elle eut soudain très envie de les fuir, de rejoindre Dima, de le sentir, de toucher sa peau. Il était imprudent de mélanger les genres mais cette journée était décidément singulière ; tout en écoutant d’une oreille distraite le diplomate qu’elle avait au bout du fil, elle fit passer à son amant un papier lui donnant rendez-vous dans son studio.
Peu après, ils se retrouvèrent chez elle.
Laure Grangier était la seule locataire du dernier étage, ils ne risquaient pas d’être dérangés. La baie vitrée était ouverte mais un vaste rideau rouge les protégeait du soleil couchant, baignant l’unique grande pièce dans une demi pénombre sanguine.
Sur un damier, dans l’entrée, Dima Kotchetkov s’amusait à refaire la partie qu’Anatoly Karpov et Garry Kasparov venaient de jouer au printemps dernier, à Amsterdam. La 157è partie du championnat ! Ouverture espagnole. Elle donnera l’avantage à Kasparov : 23 parties contre 20 et 114 nuls.
Ils se regardèrent, se sourirent, se frôlèrent, se caressèrent, s’émurent, s’embrassèrent. La journaliste souffla :
•J’ai pensé toute la journée…
•A moi ?
•A toi. A Maïakovski, enfin à son double. Si c’est bien lui le tueur du diplomate, c’est probablement aussi celui du chef de cabinet du maire, non ?
•Ce que je te disais hier…
•C’est vrai. La hache, le petit mot laissé comme une signature…
•Mais pourquoi Xavier de Lillois ?
•Je viens d’avoir Bertrand Jeanney, son secrétaire, au téléphone. Je lui ai parlé de Vitold, sans trop m’avancer… Il a semblé surpris par mon allusion puis m’a confirmé que le bonhomme avait tarabusté tout un temps l’attaché culturel ; il savait l’aura du poète en France et attendait que Paris se solidarise avec lui, se manifeste officiellement, soutienne son projet auprès des autorités soviétiques. Il disait que les officiels ici auraient été sensibles à cette pression.
•Et Paris n’a rien fait ?
•Rien. Zéro. Nada. Que dalle. Nitchievo. Et pour cause : Xavier de Lillois n’avait jamais pris au sérieux son visiteur, il ne s’était même pas rendu dans l’appartement de la place de Smolensk…
•Ça pourrait être un bon mobile, ça.
•C’est à dire ?
•Ulcéré par l’indifférence des Français, Vitold s’était senti… trahi en quelque sorte.
•Un mobile, peut-être, mais pourquoi une telle énergie mortifère ?
Les bruits qui montaient de la ville leur arrivaient avec une grande netteté, coups de klaxon sur le périphérique, enfants qui jouaient au hockey sur un parking, pétarade d’une moto aux pieds de l’immeuble, camion qui faisait une livraison, mère appelant son fils d’une voix suraiguë, air de musique échappé d’un appartement, couple de corneilles qui se chicanait, cliquetis de bouteilles vides s’entrechoquant au magasin "Vino" tout proche. Des sons familiers et rassurants. Dima Kotchetkov reprit :
•J’ai eu du mal, moi aussi, à penser à autre chose aujourd’hui. Mon idée, c’est que ce type, qui s’était érigé en conservateur du musée-appartement maïakovskien, auto-proclamé gardien du temple du maître, était habité par ce culte privé. Habité au sens lourd, si tu vois ce que je veux dire, occupé, envahi, étouffé par sa lubie, comme une obsession à mailles très serrées. Lors de la casse de la maison, il a dû péter les plombs et se laisser prendre dans une rage meurtrière, surtout quand il apprit que le lieu avait été saccagé pour un casino !
•Ce type était envahi, tu ne crois pas si bien dire. Figure-toi que j’ai regardé de plus près ces mots qu’il a laissés chez le gars de la mairie ou à l’école.
•Et alors ?
•Il s’agit chaque fois de citations textuelles de Maïakovski, je l’ai vérifié dans une anthologie.
•C’est un peu comme si l’autre parlait à travers lui…
Un vague courant d’air traversa le studio auquel ils ne prêtèrent pas attention, tout occupés qu’ils étaient à se contempler et à poursuivre leurs investigations. Laure poursuivit :
•Mon hypothèse est la suivante : ce type est complètement perturbé sur son identité réelle ; non seulement il se demande s’il est le fils de son père ou le fils du poète mais sans doute qu’au plus fort de la crise, il ne doit plus très bien savoir qui il est vraiment ? lui ou l’autre, Vitold Polonski ou…
•Vladimir Maïakovski ?
•Exact ! Tu sais, dans "Les bains", la dernière pièce du poète, un savant inventait une machine à remonter le temps, mais c’était plutôt pour rire. Hé bien, Vitold, lui aussi, dérive, régresse mais il se prend très au sérieux, lui. Comme s’il était revenu en 1930, dans la peau de l’autre, refaisant son itinéraire, déclamant ses derniers poèmes.
•Peut être même confond-il à présent ses proches, prenant par exemple sa mère pour sa femme ?
•Et inversement sans doute sa femme, ou sa compagne, pour l’amante du poète, pour Véronika…
Frôlant la tenture écarlate qui tamisait le soleil, les deux amants s’étreignaient puis s’éloignaient l’un de l’autre ; comme dans un lent ballet, ils n’en finissaient plus de se séparer pour mieux se retrouver, selon sans doute un principe de gravitation amoureuse. Ils ressemblaient à des acteurs anxieux, répétant leur texte avant le lever de rideau.
Laure paraissait de plus en plus inquiète :
•Tu sais, ça ne me rassure guère ce qu’on est en train de dire ; non seulement, ce Vitold attendait quelque chose de moi…
•Quoi donc ?
•Bin, mon papier, celui qui est resté dans le tiroir. Je pourrais toujours dire que c’est la faute de Bernard Derick mais en vérité, je suis la seule coupable, je n’ai pas vraiment prêté attention à ses appels à l’aide. En plus…
•Oui ?
•Il sait que je l’ai repéré à l’école.
•Ça, c’est bien vu !
Ce n’était pas Dima qui venait de lui répondre. Les amants se tournèrent vers l’entrée. Vitold Polonski était là, le dos contre la porte ouverte du studio, raide comme la statue du commandeur, concentré, faussement calme. Il tenait à deux mains contre sa poitrine une hache, comme un moine étreignant le crucifix, un croisé serrant son épée.
•On entre chez vous comme dans un moulin, mademoiselle ! Où sont les flics ? Que fait donc mon frère, ce fainéant ?
La jeune femme se figea, au centre de la baie, presque à égale distance des deux hommes. Le vieux s’échauffait :
"Qu’avez vous fait de la culture, barbares ! Qu’avez vous fait de l’art, de la poésie, de la beauté ? Qu’avez vous fait de nos rêves ? Vous ne voyez que l’or, misérables ! Marchands de merde, quittez ce temple ! Rendez nous notre imagination ! Gardez votre fausse monnaie ! Gardez vos richesses de pacotille ! L’argent, voilà votre seul maître ! L’argent, vous vous en mettez partout, autour du cou et entre les jambes ! Ah, comme je vous hais !"
Puis, à peine audible, le vieil homme marmonna :
" Dans cette vie
mourir n’est pas difficile
faire la vie l’est beaucoup plus."
Il se précipita alors vers Laure Grangier, accompagnant un long mouvement circulaire de son bras droit armé. D’instinct, Dima Kotchetkov bondit sur la journaliste, la plaqua à terre. Aussi la hache ne rencontra d’abord que le vide mais elle poursuivit sa course et frappa avec une extrême violence le cou du jeune homme, traversant les chairs, les os et les vertèbres cervicales. L’arme s’enfonça si profondément qu’elle echappa au contrôle du vieil homme. La tête de l’amant bascula sur le côté, maintenue par miracle au corps. Emportés par leur élan, les deux hommes se heurtèrent et s’aggripèrent dans un reflexe absurde. La nuque du supplicié crachait deux jets de sang noir qui aveuglèrent le tueur. Ils trébuchèrent, tombèrent ensemble dans le rideau arraché de sa tringle. Enlacés, ils culbutèrent dans le vide.

Sur le parking de l’agence, Bernard Derik avait fait dresser une table à tréteaux pour fêter le retour de la démocratie. Paris, heureux de la couverture des événements par ses agenciers, ces trois derniers jours, venait de faire savoir qu’on leur accordait une prime.
•A la fille aussi ?
•La fille aussi !
Les premiers invités, confrères étrangers et diplomates du voisinage, approchaient du buffet, virevoltants et allègres. Le chef du bureau de Paris Presse allait prendre la parole, déjà il se raclait la gorge.

Alors, par on ne sait quel enchantement, pendant quelques secondes, le temps se mit au ralenti, un peu comme si l’antique appareil de Pobiédov avait soudainement été actionné. Venu du sixième étage, le duo, uni dans un drapé écarlate, oriflamme sanglante, banderole détournée, drapeau rouge à la dérive et torche encore vivante, chutait en tourbillonnant lentement alors que s’élevait une voix de basse, à glacer le sang. C’était le chant d’un homme tremblant mais dressé contre le destin, une mélodie noire, pleine, déchirante. Ça ressemblait vaguement à la marche funéraire de la 13è symphonie de Dimitri Chostakovitch. On ne comprenait pas vraiment ce que la basse chantait mais cela aurait très bien pu être ceci :
"Honorés camarades qui viendrez après nous
en fouillant la merde pétrifiée d’aujourd’hui
pour étudier les ténèbres de nos jours
peut-être demanderez vous aussi qui j’étais."
Doucement, un chœur d’hommes, montant en puissance, avait repris le thème. L’air, rythmé par des clarinettes basses et une contrebasse à l’archet, ponctué de coups de cloches, était comme une plainte de l’espèce humaine.
Puis le temps reprit son rythme ordinaire. Les corps s’écrasèrent dans un grand fracas. La table du buffet valsa. Les saladiers de punch furent projetés sur les invités. Les assiettes de harengs coupés menu valdinguèrent. Et de la chambre de Laure surgit un cri de bête, un hurlement proprement inhumain.
Chapitre 7
21h00 (Foros)

La Zil était inutilisable. La banquette et les vitres arrière du véhicule étaient tachées de sang et de morceaux de cervelle. Le corps d’Arkadi Goubernator, porté dans le hangar, fut allongé sur la table de ping pong.
•De toutes façons, dit Micha, il vaut mieux prendre l’hélicoptère.
Tout le monde était pressé d’en finir et de rentrer. Le président, sa petite famille, deux de ses collaborateurs politiques et une poignée d’agents de sécurité, dont Godounov, prirent place dans le MI 8.
Direction, l’aérodrome de Belbek-Simferopol. Il retrouverait là-bas la délégation eltsinienne, déjà repartie en voiture. Un avion les attendait pour Moscou. L’autre délégation, officielle encore deux heures plus tôt, allait être renvoyée incessamment dans la capitale, sous bonne garde. En direction non plus du Kremlin mais de la prison.
Micha prit les commandes de l’hélicoptère. Dans un feulement croissant, les pales du rotor tourbillonnèrent. Le personnel de la datcha s’était regroupé au bord de l’héliport, à l’exception de De Gaulle. Le Président s’était montré magnanime avec lui, il ne voulait pas la mort du pécheur, avait-il dit, ajoutant qu’il ne voyait pas malice dans le geste du cuisinier. Une maladresse, sans plus. N’empêche : le tatare, à demi groggy, avait été viré. Sur le champ. Il venait de partir, avec son baluchon, laissant orphelin un petit chat roux aux yeux d’or. A pied, qui plus est, on n’avait même pas cherché un véhicule pour l’accompagner. De Gaulle devait être actuellement sur la route du bord de mer ou peut-être même avait-il atteint le plus proche "marchroutka", arrêt de bus, attendant un hypothétique trolley pour Yalta. Près de l’aéronef, les gardes et les gens des services qui étaient dans l’équipe de Goubernator assistaient également au départ. L’assistance formait un demi-cercle protecteur et uni, manifestement ému. Ebouriffé par le souffle puissant de l’appareil, tout ce petit monde affichait le même sourire un peu figé et agitait pareillement la main droite, en signe de bon voyage, juste un petit tremblement en fait, comme s’il s’obstinait à astiquer ou à effacer quelque chose.
Il faisait un temps splendide, l’air était doux, lumineux, plein d’épaisses odeurs sucrées, il n’y avait pas le plus petit nuage à l’horizon. Happé par les hélices, l’engin s’arracha du sol, survola bientôt la villa, le cap, la baie, puis remonta le long de la côte, retrouvant la longue enfilade de sanatoriums, de maisons de cure, de centres de repos et autres camps de pionniers. Les croiseurs qui stationnaient dans la baie amorçaient un mouvement vers le large. On distinguait encore des baigneurs sur les plages mais le littoral était en train de s’assoupir. Micha contemplait ces imposants bâtiments qui n’en finissaient plus de s’égrainer jusqu’aux faubourgs de Yalta et au delà. Il les connaissait à peu près tous, à force : la maison des métallurgistes, celle des cheminots, le complexe des mineurs, celui des vétérans, le centre des gens de la presse et du livre, le village des ouvriers de l’automobile, l’hôtel Ioujnaïa et le Rossia, le Krym et le Gorki, le Spoutnik …
Ils dépassaient à présent le Maïakovski, sur la gauche de l’appareil, plutôt une petite structure pour la région avec ses cinquante chambres. Micha se dit qu’à raison de dix centres comme celui-ci - et il restait modeste, il sentait bien qu’il pouvait ajouter un zéro à ce nombre, pourquoi pas ? Mais qui va piano, va sano, comme disent les italiens. Il ne voulait pas s’emballer, il entendait demeurer pragmatique - donc à raison de dix centres comme ce Maïakovski, au début, ça ferait dans les cinq cent chambres. Chaque chambre, on pourrait la louer jusqu’à… 250 ou 300 dollars la semaine, en s’alignant plus ou moins sur les prix que pratiquaient les voisins du sud, les Turcs ou les Grecs. Là aussi, on pouvait faire mieux, ou alors casser carrément les prix, mais au début, en tout cas, on ferait standard. Prudence oblige. Donc, avec cinq cent chambres à trois cent dollars, on arriverait à un chiffre d’affaires de 150 000 dollars la semaine ! 600 000 dollars le mois !
Micha Targov en souriait déjà, les yeux mi clos, la bouche ouverte, la mine béate. A cet instant précis, le regard du Président surprit son visage. Sortant de la lecture d’une pile de dépêches dont il prenait connaissance avec retard, et pour cause, on les lui avait cachées ces derniers jours, il lui adressa un très sonore :
•Alors, camarade pilote, c’est vraiment une belle journée aujourd’hui, non ?
Micha opina.
 Belle journée, camarade président, belle journée, en effet.
Mais il faillit perdre son air épanoui. Le Président l’avait embrouillé avec ses salamaleks. Où en était-il déjà ? Ah oui, 500 chambres à 300 dollars la semaine, 600 000 le mois, ça ferait plus de sept millions l’année. Sept millions !
De dollars, attention, pas de roubles de merde, de dollars ! Il s’efforça cette fois de ne plus trop manifester son enthousiasme, histoire de ne plus s’attirer les remarques de l’Autre. Pourtant il avait bigrement envie de trépigner, d’applaudir, de crier : Bingo ! Karacho ! Hourra !
Il prit l’air concentré de celui qui est accaparé par sa tâche mais son cœur battait la chamade. "Ça devrait marcher", se répétait-il mentalement.
L’engin longea une vertigineuse cascade, survola les vignobles de Massandra, le jardin botanique de Nikita puis la petite ville de Gourzouf avant de passer au dessus du camp international des pionniers d’Artek ; là encore, il y avait de bonnes affaires en perspective.
Certes il restait quelques petits détails à régler. Difficile de privatiser du jour au lendemain tous ces hôtels mais on pouvait pour le moment trouver des arrangements, monter des systèmes de coopératives. C’était très à la mode, ces trucs là. Il suffisait d’avoir des potes dans la place. Et des potes, Micha n’en manquait pas dans le coin. Il se dit même qu’il en avait un peu trop ; qu’il devrait faire attention à ne pas ébruiter son affaire, à ne pas lui assurer une pub excessive, histoire d’être le premier sur le coup. Il ne s’agissait pas de se faire griller la priorité. Surtout maintenant. La jouer fine, il fallait la jouer fine. Finement mais fermement, nuança-t-il aussitôt : le temps des enfants de chœurs était révolu !

Le MI 8 venait d’atteindre Alouchta ; il remonta vers les contreforts des monts Démerdji. Il passa le col puis suivit la route vers Simféropol.

L’autre question, ruminait le pilote, était de pouvoir disposer d’une somme de départ, même modeste, pour se lancer. Et pour l’instant, il fallait bien reconnaître qu’il n’avait que dalle. Juste une piste. Et c’était un peu risqué, il l’admit. Là, il jouait à quitte ou double, mais qui ne tente rien n’a rien, comme disent les Français. Puis, était-ce un effet de la béatitude ambiante, il se rassura assez vite. En y réfléchissant bien, le risque finalement était limité. Disons qu’il y avait une opportunité, une ouverture, une fenêtre de tir, c’était le cas de le dire. Oui, c’était jouable, à condition de faire vite, de profiter du mic-mac ambiant. Micha avait à l’aérodrome quelques complices haut placés. Dans l’administration, dans l’armée aussi. Il fallait monter un bobard, histoire d’escamoter l’engin. On pourrait parler de réparations, ou de remise à niveau, enfin, on trouverait toujours un prétexte. L’acheteur ? Il pensait à un type du Caucase, un cador cousu d’or. Vraiment, plus il y pensait, plus il se disait que c’était la meilleure façon d’amasser, vite, un petit capital. Il pourrait en tirer quoi ? Au pire 500 000 dollars, au mieux un million… Enfin, disons que c’était une fourchette. Avec ça, il pourrait vite faire la culbute, et se lancer, dare-dare, dans le lancement de "coopératives" de vacances, transformer ces putains de colos prolétariennes qui avaient l’air de le narguer, là en bas, en véritables pompes à fric.
Allez, c’était décidé : dès la semaine prochaine, il entamait les démarches pour vendre l’hélicoptère.

Fin

P.S. : les sentences de Polonski - ainsi que le "chant" de la troisième partie -sont extraits de l’œuvre - poèmes, lettres, pièces de théâtre - de Vladimir Maïakovski.



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