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Adam Saulnier (1915-1981) fut LE journaliste d’art à l’ORTF. D’abord homme de radio, il exerça à la télévision au cours des années soixante, soixante-dix. Rattaché au journal télévisé, il animait notamment une émission, « Les expositions », de 1960 à 1968, tous les dimanche midi. A sa manière, il fit entrer l’art dans les salles à manger de France.
A partir d’un beau fonds d’archives, cette biographie présente trois entrées : sur la télévision de l’ère gaullienne ; sur la vie politique via André Malraux ; sur le monde des peintres. On y retrouve quantité d’anecdotes sur les créateurs de l’époque, notamment Calder, Llote, Bérard, Man Ray, Le Corbusier, Van Dongen, Mathieu, Foujita, Buffet, Martin, Grauer, Saint-Phalle, Giacometti, Breton, Iakovlef, Debré, Bonnard, Chagall, Picasso, De Chirico, Duchamp, Max Ernst, Vassarely, Ségonzac, Waroquier, Miro, Taillandier, Manessier, Dali…
Préface de Cécile Meadel, maître de recherche au Centre de sociologie de l’innovation, Ecole des Mines.

Gérard Streiff est docteur en Histoire, journaliste et romancier. Auteur de nombreux essais, de biographies , de romans policiers, d’ouvrages de littérature de jeunesse. Il s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des médias.

ADAM SAULNIER
Journaliste d’art
à l’ORTF

Ina/L’Harmattan
Mémoires de télévision
Ina/L’Harmattan
Mémoires de télévision

ADAM SAULNIER
Journaliste d’art
à l’ORTF

Gérard Streiff

Ouvrages du même auteur
Préface

La télévision et son peintre

La peinture peut-elle se conjuguer avec l’audiovisuel ? De tous les beaux-arts, c’est certainement celui qui demeure le plus réticent à la « médiamorphose », cette opération qui fait des contenus culturels, au prix de transformations et de traductions, des contenus radiophoniques ou télévisés capables de retenir un public. Avec Adam Saulnier, nous voici replongés dans un média qui affronte le défi, mieux encore, un média qui se veut également art : les ambitions pédagogiques et civiques de la première télévision, comme les débuts de la radio, sont si souvent mises en avant qu’on en oublie que l’audiovisuel se donne aussi, en ses premiers âges, une vocation artistique ; vocation qui lui ouvre nombre de questions et d’expérimentations quant aux formats d’écoute, à la sensibilité aux sons ou aux couleurs, aux façons de s’adresser à un public à la fois lointain et épars... Il ne s’agit pas ici d’une vaine nostalgie pour des émissions dont la plupart nous semblerait sans doute aujourd’hui d’une pesanteur peu acceptable, d’un formalisme dépassé, mais plutôt du regret d’un climat qui savait favoriser l’innovation formelle, les voix divergentes, la diversité culturelle.

Ce n’est donc point une épopée que propose ici Gérard Streiff, et c’est bien là ce qui fait l’intérêt et la richesse de ce portrait rien moins qu’héroïque. Dans ces mémoires d’un homme du XXe siècle, on trouvera un personnage qu’il qualifie finement d’« intermédiaire ». Intermédiaire par son origine : un milieu d’artistes restés aux marges de la profession, assez introduits pour conduire le jeune Adam chez Claude Monet, Joyce ou Rodin, mais trop peu pour avoir laissé une oeuvre ; famille cosmopolite, à la fois parisienne, anglaise et polonaise ; finances médiocres, suffisantes pour l’ouvrir à la culture, trop précaires pour lui permettre de faire des études. Intermédiaire par sa réputation, indéniable, surtout dans les années 60, mais sans doute si fugace que les livres d’histoire eux-mêmes semblent l’avoir oublié jusqu’ici. Intermédiaire par ses talents, trop multiples sans doute : peintre, auteur dramatique, journaliste tout à la fois. Mais enfin et surtout intermédiaire par son métier, le mot juste serait plutôt médiateur puisque sa grande oeuvre est de rendre compte des beaux-arts à la radio d’abord dans les années 1945 à 1960 puis, à la télévision ensuite, pendant une dizaine d’années, de se faire leur chroniqueur, leur servant, selon le mot de Jean d’Arcy, leur critique.

On n’arrive guère alors à la radio par vocation et Adam Saulnier ne s’en sent que pour la peinture quand il débute à la RDF (Radiodiffusion française) par les hasards de la guerre et les vertus de son engagement aux côtés des FFI. S’ouvre alors en ces lendemains de la Libération l’époque glorieuse de la radio, de son quasi-monopole face à une presse prolifique et dynamique mais largement engagée. Comment parler peinture d’abord sur les ondes de la « Tribune de Paris », mine il est vrai de talents et de thèmes, puis dans les programmes de la télévision naissante ? Adam Saulnier fait rencontrer aux auditeurs et téléspectateurs les artistes de leur siècle et ceux qui savent parler d’eux, comme en témoignent ses multiples et riches échanges avec André Malraux. En artiste lui-même, il ne se contente pas de montrer, il anime, il transpose, il travaille comme au cinéma les découpages, les scénarios, les articulations ; ses portraits s’attachent au travail de l’artiste, à la matière, aux lieux. Sa production est considérable : en notaire scrupuleux de sa propre activité, il notera qu’il a fait, pour la seule télévision et en moins de dix ans, mille émissions, rencontré deux mille artistes, réalisé trois mille tournages ! C’est dire aussi que la radio et la télévision incorporent les beaux-arts dans leur domaine de compétence, éventuellement à des heures de grande écoute ou dans le quotidien des informations.

On appréciera comme il se doit, pour finir, la fine vengeance de la télévision sur son travailleur de force : lorsque, enfin, ce pionnier de l’audiovisuel se décide à l’introduire à son domicile après une dizaine d’années de labeur, c’est pour ne pouvoir en contempler que la mire, la grève de mai 68 ayant interrompu la diffusion des programmes. L’épisode marque aussi, on le verra, le déclin de la carrière de notre personnage. Mais au delà des aléas politiques et de l’engagement fort d’Adam Saulnier dans le mouvement de mai, on peut se demander si ne se clôt pas là une époque où l’on pouvait faire de la télévision dans cette position intermédiaire, un pied dans l’institution et l’autre qui gambade, en entremetteur des milieux artistiques partageant leur ambivalence à l’égard de l’entrée des beaux-arts dans ce que Walter Benjamin appelle l’ère de la reproduction mécanique ?

Cécile Méadel
Maître de recherche au Centre de sociologie de l’innovation de l’Ecole des Mines de Paris.

Introduction
L’Art dans la salle à manger

Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à Adam Saulnier ( 1915-1991) ? Journaliste et peintre, il est le chroniqueur méthodique de l’actualité artistique, de la Libération au milieu des années soixante-dix, à la radio puis à la télévision.
Son itinéraire, au carrefour de la création et des médias, offre donc un bon panorama, le parcourir est tentant. Comme l’observe l’historien Jean-Noël Jeanneney,
« si les bonnes questions sont posées, on trouve dans la biographie un poste d’observation exceptionnel sur le jeu des forces, sur les réseaux de l’influence, sur la mobilité des élites, sur la genèse des décisions, au cœur (…) de la vie sociale » .
C’est le cas avec Adam Saulnier. Ce n’est pas une « vedette » de l’audiovisuel, il a plutôt un profil « moyen » mais il est typique de ces personnages dont l’histoire souvent nous en dit plus que celle des stars sur l’institution, la société et l’art.

La RTF puis l’ORTF. Saulnier est un des pionniers de la radio et du petit écran. De 1947 à 1976 , trente ans durant, avec ses chroniques et ses reportages, il occupe sur les ondes puis surtout au journal télévisé où il exerce sans concurrence sa passion de critique, une place originale. Expert, il n’entend pas pour autant parler au seul cercle des spécialistes mais vise le plus large public et évoque la vie artistique comme un des éléments de l’actualité.
Une certaine conception de son travail le porte vers une télévision élitaire pour tous : il fait même un rêve, celui d’une télévision conçue comme un art.
Son bilan est imposant : 1000 émissions diffusées, entre 3000 et 5000 tournages effectués. Son autorité professionnelle est incontestable ; il ne dépare pas aux côtés de journalistes, reporters, réalisateurs ou producteurs comme Barrère, Bluwal, Couderc, Darget, Desgraupes, Dumayet, Fouchet, Krier, Lorenzi, Marcillac, Sabbagh, Sangla, Santelli, Seban, Zitrone…

Le Pouvoir. Qui dit médias dit politique ; c’est l’image que le pouvoir donne de soi qui est en jeu. Adam Saulnier, c’est la télévision du temps d’André Malraux, celle de l’âge d’or des créations culturelles aussi. Il devient l’interviewer attitré - et complice - du ministre de la Culture. Paradoxalement, il est aussi un acteur important de mai 1968 à la télévision, un témoin meurtri ensuite de la « restauration » qui s’impose dans l’Institution.

L’Art. Trois décennies durant, il donne à entendre puis à voir des milliers de peintres, fait découvrir une pléiade d’expositions, de galeries et autres ateliers. Comme l’écrit le critique Jean Bouret, Saulnier « est l’homme qui chaque dimanche fait entrer l’art dans la salle à manger ». Ce pédagogue invente les techniques du reportage d’art. Il installe un sentiment esthétique, suscite des vocations. Par ses origines familiales, peintre lui-même, il entretient une forte complicité avec le monde des arts plastiques. Il met cette connivence au service de son talent de journaliste. Lui qui aime les chiffres dit avoir rencontré 2000 artistes. De tout rang. Sur ses pas, on va croiser Grüber, Utrillo, Calder, Lhote, Bérard, Man Ray, Le Corbusier, Van Dongen, Mathieu, Foujita, Buffet, Martin, Grauer, Saint-Phalle, Giacometti, Breton, Iakovlef, Debré, Bonnard, Chagall, Picasso, De Chirico, Duchamp, Max Ernst, Vasarely, Ségonzac, Waroquier, Miro, Taillandier, Manessier, Dali…

Adam Saulnier est un régal pour l’historien : il laisse une abondante documentation, notamment un projet de Mémoires intitulé « L’œil et la bouche », qui a facilité grandement notre travail de redécouverte.

Chapitre un
Fils de passeurs (1915/1932)

Le grand père Saulnier , Adrien, est un plombier parisien ; il a commencé par faire l’école des beaux arts, subsistant avec ce « second métier » d’artisan qui va finalement devenir sa première et unique activité. Les contingences en effet le poussent à reprendre l’entreprise de son patron, une société de « couverture, plomberie, installation pour le gaz et l’électricité », au 81 rue Cherche midi (6e). A la fin du 19e siècle, des attelages à son nom, tirés par des percherons pommelés, parcourent le faubourg Saint Germain. La clientèle est vaste, aussi bien du côté des couvents que des chambres de passe, les uns et les autres nombreux dans le quartier. « Gaz à tous les étages » affirment peu à peu les plaques qui vont orner durablement les entrées d’immeubles parisiens.

La grand mère est d’origine polonaise : Jeanne Ciolkowska est la fille d’un noble libéral, exilé politique venu en France dans les années 1860. Cet aïeul avait gardé de la clandestinité une humeur vigilante.

« Je ne sais plus à quel attentat il avait participé. C’était un ami du poète Adam Mickiewicz . C’est de Mickiewicz que je tiens mon prénom ».

Adam n’a pas connu cet arrière grand père, Adam Ciolkowski, mais il en parle comme d’un intime :

« C’était un homme mince, à la mine altière. Il portait un manteau-redingote serré à la taille, boutonné droit jusqu’au ras du cou ; un chapeau de forme légèrement évasée ; et des bottes courtes qui selon un curieux usage polonais étaient jaunes ou noires selon qu’il se disposait ou non à rendre quelque visite ».

On observe ici une double caracteristique du style d’Adam Saulnier : le goût de l’image ( on peut penser qu’il reconstitue l’aieul à partir d’une photographie) et le sens du mot exact.

La branche polonaise a des armoiries : un épervier qui tient un fer à cheval dans l’une de ses pattes, tout en étant monté lui même sur un fer à cheval.
Adrien a un fils, Henri . Il pense lui transmettre son fonds. Le fils refuse, fait le choix de l’art et, lui, s’y tient, écartant ainsi le fatal « second métier ». Henri Saulnier est donc peintre et critique d’art, assurant la correspondance à Paris du « Burlington Magazine ». Il épouse Muriel Drewett, anglaise, fille de pasteur Quaker, dont l’histoire mériterait sans doute d’être étudiée. Journaliste, critique d’art elle aussi, elle fait découvrir Marcel Proust outre-Manche, multiplie les écrits sur Rodin , fréquente James Joyce dont elle édite probablement certains travaux. Ses archives montrent un personnage méticuleux, engagé – elle collabore à l’organe féministe « Free women ».
Cet environnement d’artistes et de passeurs d’art sera probablement à l’origine de la vocation d’Adam.

Adrien et Henri Saulnier ont des atomes crochus, un amour de l’art, assumé ou contrarié, un goût aussi pour des femmes étrangères. Mais aussi des points de désaccord, nombreux. Ils sont divisés sur le plan de carrière, sur les enjeux politiques : quand éclate l’affaire Dreyfus, Adrien est du côté de l’armée, Henri de celui de la justice. Divisés encore sur la question du nom de famille. Henry récupère – non sans snobisme - l’usage du patronyme polonais ; il s’était adressé au Conseil d’Etat dès 1914, mais l’accord ne lui sera donné qu’en 1918. Le plébéien Henri Saulnier, fils de plombier, devient le néo-aristocrate, et artiste, Saulnier-Ciolkowski au grand dam de propre père. Et de son fils : Adam, né entre-temps, en 1915, échappe à cet état civil au double nom et reste un simple Saulnier. A l’évidence il n’avait aucune envie, il en conviendra plus tard, de porter ce titre . Il n’empêche : ses parents, dans leurs correspondances avec lui, le gratifieront du redondant patronyme.

Adrien et Henri sont aussi en guerre (froide) de religion, par leurs épouses interposées ; on imagine difficilement deux femmes plus opposées ; l’épouse du premier a hérité du catholicisme polonais une ardeur conservatrice, une intolérance rare, un sectarisme avéré. Adam, enfant, la voyait se livrer à des autodafés domestiques avec des dessins de croix découpés dans le journal La Croix le jour de la fête des Rameaux… Alors que Muriel, protestante, libérale, est inventive et ouverte. Cette femme résolument moderne, avant-gardiste même, est curieuse de tout, libre, entreprenante.
La religiosité, la spiritualité seront aussi un des éléments fondateurs de la personnalité d’Adam.

Son père et son grand père ont un autre trait commun : celui des amours contrariés. Adrien est amoureux de la cadette des filles Ciolkowska mais il épouse l’aînée ; Henri finit par divorcer de son Anglaise, toujours plus ou moins tenue à distance par sa belle-famille, en 1925.

Telles sont les quatre personnes qui vont jouer un rôle majeur dans son enfance. Lui même résume ainsi l’enjeu :

« J’avais quatre patries : la France, l’Angleterre, la Pologne et le pays de la Bible ».

Né en pleine guerre, Adam est balloté entre des parents le plus souvent absents et des grands parents à la retraite. Ce petit monde est peu argenté. Retiré du commerce, le grand père a perdu une large partie de son épargne dans la déconfiture des emprunts russes. Les parents sont du genre artistes précaires. D’emblée, il est tiraillé entre leurs projets divergents. Il raconte ainsi qu’à sa naissance, sa grand mère le fait baptiser à l’insu de Muriel.
N’empêche : jusqu’à la séparation de ses parents, ses dix premières années lui paraissent un temps de relative stabilité.

Sur le père, les souvenirs sont peu nombreux mais précis ou pointillistes : son élégance à l’anglaise, son atelier :

« Il y avait dans l’atelier de mon père une photographie de la comtesse de Noailles près d’une photographie d’Isadora Duncan. Visage pour visage, je préférais celui de la comtesse dont je savais qu’elle dessinait couchée et que la poudre de pastel recouvrait ses draps de manière impalpable. »

Dans ce paysage d’enfance, si le poids des Saulnier est prédominant, la mère n’en exerce pas moins une influence profonde. Son empreinte victorienne marque le garçon. Il y a une phrase, raturée, dans ses mémoires, où il avoue, sur le tard, avoir pensé à cette mère tous les jours de sa vie ; on voit ici ou là sa présence ; par exemple, toujours dans l’atelier du père :

« Sur les mêmes rayons couverts de livres une illustration de Kate Greenaway pour « Pictures and Rhymes for children » près d’une autre illustration cette fois d’Aubrey Beardsley, extrait des illustrations de la « Salomé » d’Oscar Wilde. »

Ce souvenir est lié à un poème de Greenaway que sa mère lui a appris :

« Under my window is my garden,
Where sweat, sweat flower grow ;
And in the pear-tree dwells a robin,
The dearest bird I know ».

Sa mère l’initie à l’art anglais :

« Pour ma mère, la Grande Bretagne était, après Shakespeare ( je dis « après Shakespeare » comme je dirais après Dante ou après Rembrandt), les sœurs Brontë, Virginia Woolf, Katherine Mansfield, James Joyce, D. H. Lawrence, Charles Dickens, Robert-Louis Stevenson, Oscar Wilde, Byron, Shelley, Swift, Milton, Winterhalter, Reynolds, Constable, Turner, Gainsborouggh, Alice in wonderland, Peter pan, les tendres personnages de Kate Greenaway et les moins sages de Beardsley ».

En la compagnie vagabonde et rare de ses parents, Adam croise Rodin, accueille Joyce et rend visite à Monet ; ce sont les rencontres mythiques de sa petite enfance. Rodin ?

« …ma mère n’avait mené chez Auguste Rodin, animée par le même désir de me faire approcher les artistes qu’elle tenait pour les plus importants de son temps. »

Sa mère connaît bien le sculpteur ; elle a écrit plusieurs textes sur lui dans la presse britannique. La seule chose dont Adam se souvienne , c’est la comparaison que ses grands parents feront, plus tard, entre cette visite et celle faite ensuite à Monet :

« La visite à Claude Monet avait satisfait mes grands-parents. On savait que Clémenceau avait été lui rendre visite à Giverny le jour où à Rethondes les plénipotentiaires signaient l’Armistice de 1918. Monet était de ce fait mêlé à la victoire. La visite à Rodin avait par contre soulevé l’indignation de ma grand-mère. Elle voulait bien admettre que Rodin fut un grand sculpteur mais elle croyait savoir qu’en comparaison de ce qui se passait dans son atelier, les orgies de Sardanapale n’étaient que jeux d’enfants » .

Il rend en effet visite à Claude Monet à Giverny, en 1921 :

« Mon père et ma mère m’y avaient mené pour que je puisse dire : « J’ai connu Claude Monet ». C’était quelqu’ un de semblable à mon grand-père. Même manière de s’asseoir sur un banc de jardin avec le sentiment d’être au milieu d’un univers à sa mesure parce que policé par des soins attentifs. Comme mon grand père, il portait une barbe blanche et était coiffé de ce qu’on appelait un chapeau Panama. Le jardin était semblable à celui de mon grand père. En grand. »

Il insiste sur la convivialité de cet entretien :

« (…) A Giverny pas plus que dans la petite roseraie de mon grand père, je n’osais courir dans les allées. Claude Monet le remarqua et demanda qu’il me soit apporté des tartines de confiture. C’est un peu mince comme souvenir. Mais il m’amène à une remarque : quel peintre célèbre de notre époque chez lequel j’aurais pu aller en compagnie de mes enfants leur aurait offert des tartines de confiture ? Je n’en vois pas. Nous ne connaissons plus cette douceur de vivre. Bonnard a peint un goûter à la campagne. D’autres ont peint des déjeuners sur l’herbe. C’était la civilisation des réunions amicales bon enfant ».

Le monde des parents est fragile : brillants, dandys, ils s’absentent volontiers ; cet éloignement semble accentué par ces quelques lettres ou cartes en anglais qu’ils lui adressent. Une distance et une « absence » qui façonneront en grande partie le caractère d’Adam, homme inquiet, maniaque, méthodique, irritable, culpabilisant.
Le fait de passer la plupart de son temps en compagnie de ses grands parents accentue sans doute ce trait maussade. En vieillissant, Adrien a des airs de Monet, cela vient d’être dit ; sa femme est petite, austère, dévote.

Ce partage entre deux mondes se matérialise aussi par des lieux géographiques distincts.
Les parents bougent beaucoup, déménagent souvent ; on trouve des cartes qui leur sont adressées à Paris rue de l’éperon, rue de l’Odéon, rue Jacob ( à deux numéros différents), rue Malesherbes aussi. Les grands parents, eux, demeurent à Bellevue. Devenue aujourd’hui un quartier de Meudon, Bellevue est alors une commune de Seine et Oise ; on est à deux pas de Paris et déjà à la campagne pourtant ; la maison Saulnier, baptisée la « domek », la petite maison, est située « rue Paul Huet » .
Dans ses souvenirs, Adam évoque longuement cette batisse de l’enfance, la roseraie, les villas de voisins opulents, l’église et ses rites. Il garde un souvenir vivace des visites du curé, de ses prêches, la rhétorique des sermons, l’art oratoire, la place de l’enfer, le presbitère, la cérémonie de la Fête-Dieu, très longuement détaillée, le garde « suisse » décrit méticuleusement :

« Coiffé d’un bicorne orné de plumes d’autruches blanches, portant culotte bleu roi à la française, bas blancs, escarpins vernis, jaquette écarlate, épaulettes dorées, il avait l’épée tenue par un large baudrier brodé et était, de surcroît, armé d’une hallebarde et de la haute canne au lourd pommeau de métal avec laquelle, à la grand messe, il martelait le sol de l’église en précédant les quêteuses qui, les mains gantées de fil, faisaient passer entre les rangs les bourses qu’elles vidaient dans le sac qu’il leur présentait ouvert ».

C’est avec la grand mère qu’il découvre Paris. Il leur suffit de passer le pont. Pour elle, tout doit servir à l’éducation de l’enfant :

« Il n’était pas un magasin où ma grand mère et moi n’entrions sans une arrière-pensée éducative. Si nous nous rendions chez Nortier, rue Coquillère à l’ombre de Saint Eustache, seul endroit selon mes grands parents où les fromages fussent comestibles, ma grand mère en profitait pour m’y faire dire, par monsieur Nortier lui-même, comment on distinguait les fromages affinés des fromages fondus, les fromages à pâte molle des fromages à pâte pressée, les fromages à croûte fleurie des fromages à croûte levée » .

Il a à peine dix ans lorsque, de manière impromptue, il se familiarise avec l’art nègre… chez le réparateur de parapluie fréquentée par cette grand mère, carrefour Vavin :

« Notre réparateur essayait de vendre – sans succès – des masques et des statues qui lui venaient directement d’Afrique et qu’il plaçait indistinctement sous l’étiquette « fétiches nègres ». Ne sachant au juste comment présenter ces « fétiches », il les laissait en vrac parmi ses parapluies. A peu près seul à l’époque à se lancer dans l’entreprise, il ne le faisait que pour rendre service aux pères blancs, ses fournisseurs en l’occurrence. »

Les missionnaires négocient de pleines caisses venues du fin fond des diocèses africains :

« Ces objets étaient prélevés sur l’énorme production africaine de sculptures destinées à devenir objets de vénération, de divination, d’initiation, de célébration, de commémoration, d’évocation, d’invocation, d’exaltation, de méditation voire de décoration. C’était la mémoire du peuple. Mais sur place les missionnaires catholiques et protestants, rivaux, alliés, amis, ennemis, partenaires loyaux et adversaires coriaces, rivalisaient d’ardeur lorsqu’il s’agissait de détruire ces objets (…) ».

La grand mère se signe à la vue de ces fétiches mais lui déjà s’y intéresse ; sans s’en douter, il est en pleine actualité ; c’est en 1925 que Paris découvre « l’art nègre » ; la revue du même nom triomphe au Casino et les murs répètent l’affiche de Paul Colin représentant un noir américain chantant sur fond de jazz-band.
Selon Saulnier, le premier à porter intérêt à cet art est André Lhote et ce goût alors ne serait pas très éloigné de la mode petite bourgeoise pour les armes-trophées ; même chez ses artistes montparnos, plus tard, il sentira une nostalgie pour l’épopée coloniale et les illustrations du Petit journal.

De ce Paris des années vingt, il se souvient des publicités qui s’imposent alors :

« le tirailleur sénégalais, coiffé d’une chéchia qui dit « Y a bon Banania »,(…), le bébé du savon Cadum ; le dandy du dentifrice du Docteur Pierce ; le livreur de bouteilles de chez Nicolas ; la petite fille qui écrit « Chocolat Meunier » sur un mur en se tenant sur la pointe des pieds ; les peintres en bâtiment qui écrivent « Ripolin » sur leur dos ; la lune de l’éclipse du cirage « Lion noir » ; le repasseur de couteaux des pneumatiques « Goodrich » ; le « Bibendum » des pneumatiques « Michelin ».

Le « publicitaire » qu’il sera, brièvement, peu après, l’homme d’art aussi, conservera un goût persistant pour ces « réclames ».

C’est à Bellevue encore qu’il croise, avec ses parents cette fois, James Joyce, en 1921-1922.

« Je vois Joyce entre mon père et ma mère. Ils l’avaient attendu sur le quai de la gare de Bellevue. J’ai entre sept et dix ans et marche derrière en tenant quelque chose ( un arc que je me suis fabriqué avec une branche de noisetier et une vieille ficelle, quelques cailloux ramassés et que je trouve jolis, des fleurs champêtres que j’organise en bouquet, une toupie ou un soldat de plomb). Je me demande pourquoi mes parents sont si prévenants et m’imagine que James Joyce est aveugle. Au cours du déjeuner, je regarde James Joyce de face. Il a enlevé son long manteau terne, son chapeau cabossé. Je vois son costume un peu fripé, sa cravate mal nouée. Cela me change de mon père à l’élégance anglaise et qui ne porte que des chapeaux de tweed. Ma mère demande à Joyce s’il n’a pas froid. Cela me surprend. Il fait beau. « A glorious day » comme disent les Anglais. »

Ce visiteur est important ; en même temps ses parents ne lui accordent pas le rang qu’ils réserveraient à des artistes prestigieux ; comme s’ils entretenaient avec lui des relations de compagnonage, de travail :

« Je remarque le prix que mes parents m’ont fait attacher au fait qu’ils m’aient conduit chez Auguste Rodin et Claude Monet et qu’ils n’ont pas jugé nécessaire d’attirer mon attention sur James Joyce alors qu’ils savaient la place qu’il allait prendre dans la littérature occidentale ».

Le paradis des parents s’appelle Saint Tropez.
A plusieurs reprises, Saulnier évoque avec tendresse le Saint Tropez de son enfance, qui n’est qu’un village vers 1925, avec l’épicerie de M. Solon, la boulangerie de M. Sénéquier :

« Dans la nuit du samedi au dimanche, il enfourne des tartes feuilletées garnies d’anchois. Longues d’ un bras, larges d’ une main, il les débite à la demande dès que sur le port la lumière se nacre ».

Il aime se rappeler le petit train qui vient de Toulon :

« Le voyage se fait parmi les pins maritimes, eucalyptus, figuiers, châtaigniers, oliviers, vignes, roseaux, mimosas, lauriers-roses, chênes-liège et palmiers ».

Ou l’arrivée à la maison Person :

« Elle est dans une ruelle qui part de la place et débouche sur le port, près du marché aux poissons. Les murets qui la bordent croulent sous les bougainvillées et les géraniums-lierres. Derrière se nichent des jardins au bout desquels sommeillent des maisons roses aux volets bleus ».

Il a onze ans lorsqu’il découvre le pays, l’âge de ses premiers flirts.

« Chaque matin, vers les huit heures, je partageais croissants et café au lait avec une petite fille américaine qui faisait mettre la note sur le compte de son père. Puis nous allions jouer dans les barques amarrées à la hauteur de « L‘escale », première, unique et petite boîte de nuit que dirigeait Jeanne Duc, deuxième personnalité du port, la première étant « Madame Vachon » qui vendait des tissus provençaux » .

Son souvenir le plus précieux reste …le maréchal-ferrant :

« … le temps passé à regarder le maréchal-ferrant dans l’odeur de corne brûlée, de fumée de coke, de sueur, de crottin. Au niveau de la théorie, j’aurais su prendre la jambe du cheval à deux mains et l’amener à se plier de façon à présenter horizontalement la sole du sabot à ferrer, et j’admirais la dextérité avec laquelle les clous étaient extraits, comment sabot et fer étaient présentées pour prendre les mesures, comment le fer était chauffé au rouge, tandis qu’un aide actionnait le soufflet et comment il était cloué ».

Pour la grand-mère Saulnier, Saint-Tropez est un lieu honni, « la capitale du vice » ; inquiète, elle interroge ; il l’étonne en lui parlant de la forge. Il évoque longuement aussi, dans son livre de bord, les vendanges et la fête qui les clôture, s’attarde sur la présence « en ville » de Colette ; il consigne avec précision la préparation d’une bouillabaisse chez la romancière, en 1924 ; on peut croire qu’il en est le témoin ; en fait il reconstitue la scène à partir des souvenirs du peintre de Ségonzac, trente ans plus tard.

Le divorce de ses parents le destabilise profondément. Sa mère voyage, plus absente que jamais. Henri se remarie ; il a en 1926 un fils, Tony. Ce demi frère d’Adam deviendra un photographe fameux à Paris Match . Baroudeur, il se consacrera surtout à une photographie d’investigation ( le pays Dogon, l’île de Pâques, la Papouasie…). Chez Tony comme chez Adam, on retrouve un même « héritage » familial, l’image, l’Art, le journalisme, la médiation.

Adam s’entend mal avec sa belle mère, la femme de mon père dit-il. A sa manière, il illustre comment celle-ci apporte à Bellevue plus de confort et moins de bonheur. Il faisait froid dans ce logement et les matins d’hiver les vitres étaient recouvertes de givre. Adam appelle ces dessins magiques « les fleurs du Baïkal » ; ce sera même le titre d’une première version de ses mémoires. La belle-mère installe le chauffage et les fleurs s’en vont… D’autres anecdotes, lorsqu’ils se rendent dans le bordelais, chez cette nouvelle famille, le montrent mis à l’écart par le clan ; il semble penser que son propre père, avec son statut « d’artiste », y est vu avec défiance.

Adam est un solitaire. Pas de trace dans son enfance d’amis, de compagnons. C’est quelqu’un de farouche probablement, ou de craintif.

« Quant à ce dont j’ai peur, c’est simple, j’ai peur de tout ».

Au milieu de ces années vingt, on le retrouve pensionnaire.
A l’école Notre Dame de Boulogne, chez les « frères » jésuites. Au collège Sainte Croix de Neuilly. Puis à Paris, au lycée Montaigne - son père venait de s’installer rue Jacob - puis de nouveau du côté de Bellevue, à l’école libre. Une scolarité cahotique ( j’étais un « élève médiocre » confesse-t-il) et un certificat d’études obtenu, malgré tout.
Vers ses quinze ans, il fréquente l’Ecole des Arts appliqués à l’industrie, non loin de la République, où il s’initie au dessin publicitaire. C’est un jeune homme seul, grave, attentif au monde aussi, grand lecteur de la presse notamment :

« Je lisais la presse marxiste, marxiste-léniniste, trotskiste, socialiste, et anarchiste. Mais également « Marianne », « Candide », « Les Nouvelles Littéraires ». Des journaux modérés, voire de droite. »

Il a pris l’habitude de venir lire dans un square, non loin de l’Ecole ; mais cette attitude est jugée si singulière par le gardien que ce dernier le dénonce à la police… Etait-ce parce que sur sa blouse d’apprenti, il a dessiné une sirène ? Cette créature semble en effet hanter sa jeunesse. Enfant, il était tombé, lors de la visite d’un cirque, sur une sirène momifiée dans un aquarium sans eau :

« Elle se tient cambrée, appuyée sur son bras gauche plié. Sa main droite est posée sur le fond du bocal. Elle a le visage dressé, le menton haut. Ses yeux sont grands. Ses lèvres entrouvertes. »

Les parents vont acheter cette fabuleuse femme-poisson ; elle va trôner longtemps dans l’appartement familial et le jeune garçon en fera son emblème.

Saulnier, bilingue, cotoie, un peu, la tribu de sa mère, les Drewett, qui se partagent volontiers entre Paris et Londres. Il séjourne parfois en Angleterre, suit même quelques mois des cours dans une école anglaise, à Broadstairs.
C’est à Londres, dit-il, qu’il tombe pour la première fois amoureux . De ces séjours, il retient l’image des gens de l’Armée du salut qui le « fascinent », écrit-il, et des rites du Noël britannique, « le temps du houx, du gui et du plum-pudding ».

Puis survient un double tremblement de terre dans la vie de cet adolescent. Durant l’hiver 1932/1933, il perd coup sur coup sa mère et son père. Elle se suicide, en septembre 1932, en Italie ; elle est enterrée à San Remo. Quatre mois plus tard, en janvier 1933, son père décède ; sa tombe est au cimetière Montparnasse . Adam a dix-sept ans. Il mentionne à plusieurs reprises ces morts avec une sorte de fausse distance :

« Lors de la mort de ma mère, mon père m’avait dit : « Il va te falloir du courage. ». Trois mois plus tard, dans le couloir d’un hôpital, un interne avait de même posé sa main sur mon épaule avant d’ouvrir la porte de la chambre où mon père avait été transporté mort. « Il va te falloir du courage » m’avait dit cet interne. »

Ces pertes cicatrisent mal. Adam connaît un véritable déclassement social. Son statut déjà précaire se fragilise encore. Il prenait ainsi des cours d’équitation. Si ses camarades arrivaient bottés, gantés, sanglés, lui portait des tenues usées, était tête-nue :

« Les choses auraient pu néanmoins continuer si la mort de ma mère puis celle de mon père n’avaient mis fin à mon entraînement. J’avais été si fortement ébranlé que l’adjudant s’en était aperçu. (…)Il me posa une question concernant ma situation de fortune. Je lui répondis que je cherchais du travail. Il hocha la tête, m’offrit une cigarette et me conseilla d’abandonner. « A cause d’eux ! » me dit-il tandis que d’un mouvement du menton il me montrait mes camarades. »

Il renonce, par panache et sur pression de sa belle-mère, à sa part d’héritage, se retrouve logé par elle dans une chambre de bonne, rue Jacob.
Il tentera plus tard de mettre en mots son désarroi d’orphelin. Dans ses archives, ses premiers manuscrits, deux courtes nouvelles, portent sur ce thème ; l’une est intitulée « les gestes inutiles » et raconte le face à face d’un élève avec le directeur du lycée chargé de lui annoncer la disparition des parents. Il en est si déprimé qu’il confessera des années plus tard

« durant les quelques mois solitaires de mon adolescence, il m’arrivait de souhaiter être admis dans un établissement hospitalier. Pour me
reposer. »
Chapitre deux
Peintre et témoin (1932/1939)

Très tôt, Adam écoute, observe, note, conserve des anecdotes. Pour plus tard, pour retransmettre. C’est ainsi qu’il va mettre en mots les rites des jeunes peintres du Montparnasse d’avant-guerre.

Interrogé sur les rêves d’avenir qu’il faisait, enfant, Saulnier répond au journaliste de la revue Arts :

« Quatre carrières me tentaient dans mon enfance : prêtre, comédien, journaliste et peintre » .

Au fil du temps, des entretiens, il varie un peu la formule ; à un grand quotidien de province, il ajoute par exemple « le cirque » parmi ses vocations possibles.
Des objectifs plutôt contradictoires, un peu à l’image du personnage et de ses sources fondatrices mais on retrouve assez systématiquement ce double souhait : peindre, comme le père, écrire comme la mère.

En vérité, au sortir de l’enfance, Saulnier, démuni, n’a guère le choix :

« On était en 1933. C’était la crise. J’ai acheté Paris Soir, pour ses petites annonces. On demandait un dessinateur industriel, je me suis présenté. Parce que j’étais le plus jeune et le moins exigeant, j’ai été embauché. »

A quoi ressemble le jeune adulte ? Il a les cheveux chatains, les yeux bleus, un nez moyen, le menton rond, le visage ovale, le teint clair. Il est de taille moyenne, 1m 70.

Autodidacte, il a dû interrompre ses études, faute de moyens. Il n’oubliera pas ce manque quand se posera la question de l’éducation de ses propres enfants.

Par la force des choses, Saulnier travaille donc dans une agence de publicité, les établissements Truan, en qualité de dessinateur-publicitaire ou de décorateur, les deux termes étant employés indifféremment.

« J’ai été obligé de le faire ; je détestais » .

On est en 1934, il a dix huit ans. En fait, il n’exerce cette activité salariée que deux années. De cette expérience, il conserve la manie de collectionner le moindre signe de publicité dessinée, sur les boîtes de fromage, d’allumettes, de bonbons ; il aime évoquer tout le travail qu’il y a derrière ces images.

Jeune homme en colère, il participe, cette même année 1934, au lancement d’un journal proche du courant communiste, destiné « à tous les enfants d’ouvriers et paysans » : " Mon camarade" . Des bénévoles confectionnent la maquette dans l’arrière salle d’un bistrot. Vite il se fâche avec ses collègues, à propos d’Alain Fournier.

« Une des rares choses que je savais faire, c’était partir. Je le fis. »

Comme son père, il va tout délaisser pour la peinture, sa « passion fondamentale » . Il se voit (et se vit en) « artiste-peintre » : c’est dans ces termes qu’il se définit, de 1936 à 1939, dans une de ses notices biographiques . Il s’immerge dans le milieu des peintres de Montparnasse, quartier mythique, avec ses « quatre » cafés , endroit qu’il compare à un port où les grands bourlingueurs finissent toujours par se croiser.

« Montparnasse, le lieu par excellence des rendez-vous donnés par des gens qui arrivaient en retard ».

Lui, le solitaire, découvre le groupe, la fraternité, la camaraderie. Le premier souvenir écrit de la période, l’évocation de sa première peinture, se trouve à la dernière page de ses mémoires ; il est étrange d’attendre si longtemps pour en faire état, comme par pudeur :

« C’était dans la chambre que j’occupais, sous les toits, rue Jacob. J’avais fait, à contre-jour, dans la fenêtre ouverte, le portrait d’une jeune secrétaire de l’agence de publicité où j’étais dessinateur. Elle avait un visage un peu pâle, des yeux clairs, le nez fin, les lèvres charnues. De plus puissants que moi la courtisaient. J’avais dix huit ans, j’étais seul, ne possédais rien, n’avais aucune « espérance » ( dans le sens d’espoir d’héritage comme on disait jadis), mon salaire était le plus mince de tous ceux que versait notre employeur commun et si, aujourd’hui habiter sous les toits à St Germain des Prés est un signe d’aristocratie intellectuelle, ce n’était à l’époque que pauvrement banal. Je n’ai donc pas osé aller au delà du portrait » .

Son premier mariage date de cette époque. Mme Saulnier est d’origine belge, elle est plus âgée que lui, assure la pitance du couple. Ils ont une fille à qui Adam donne le nom de sa mère, Muriel.
Il peint le jour et le soir il suit les cours à l’académie de « La grande chaumière », située rue du même nom, une école d’art privée ; une fois par semaine on le trouve à la Salle des Antiques de l’Ecole des Beaux Arts.
Il fréquente un groupe d’artistes peintres animé par Francis Grüber . En 1935, ce dernier a vingt trois ans, Saulnier vingt. Grüber le fascine. Sa vie durant, il vouera un véritable culte à ce créateur et ami. Un de ses premiers manuscrits, inachevé, dix fois repris, comme tous ses textes, un tapuscrit plus exactement, dont la rédaction date de l’immédiate après-guerre, est intitulé « Paris, Villa d’Alésia » du nom de la rue où se situe l’atelier de Grüber, entre Montparnasse et Montrouge. La dernière version de ses mémoires, « L’œil et la bouche », trente cinq ans plus tard, commence par l’évocation du catafalque de Grüber, sur lequel est posée une de ses peintures, typique de son art,

« où l’on voit une fille, en partie dévêtue, marcher parmi les branches d’un jardin en désordre. Sa poitrine est étroite, ses seins brefs, son ventre plat. »

Les écrits de Saulnier regorgent d’anecdotes à son sujet ; il rédige encore en 1983 une note manuscrite pour Guy Vignoht, « Ceux de 35 et Francis Grüber » .
Grûber est connu dès avant sa vingtième année ; à la frontière du réalisme et du surréalisme, il est considéré comme le principal initiateur du « misérabilisme ». On l’a comparé parfois à Grünewald, peintre allemand du seizième siècle, aux images tragiques, désolées, violentes ; on dit aussi que ce peintre désespéré inspirera Bernard Buffet première manière. C’est « un des plus grands peintres de ce temps » dira de lui Aragon ; un critique le présentera comme « une instance morale pour toute une génération d’artistes » . De constitution fragile, malade chronique, asthmatique, Grüber ne s’en sort qu’à coups de novocaïne.

La complicité entre les deux hommes remonte à la mitan des années trente, un jour de printemps, dans un restaurant de Saint Germain :

« Mes moyens ne m’avaient pas permis d’aller au delà du potage. Grüber l’avait remarqué et avait demandé à tous de me donner une cuillère de ce qu’ils avaient commandé. Le résultat avait été une assiette pleine d’un mélange bizarre que, la faim aidant, j’avais mangé avec entrain devant une peinture collective entreprise sur le mur du fond du restaurant qui n’a pas survécu ».

Ses rapports avec Grüber sont d’une grande franchise :

« Plus jeune que tous les autres, plus pauvre aussi, et parfaitement obscur, j’étais hors de portée des coups de pattes. Cependant, à propos de mon travail, Grüber m’avait prévenu : S’il le faut, je te dirais que ta braguette est ouverte et face à tout le monde ».

Grüber a un talent de provocateur ; il sait jouer des enjeux esthétiques ou politiques. Un jour, à la terrasse de La Coupole, il déchire un journal et recouvre de tout petits morceaux la tête d’un critique connu. Une autre fois, il mime une mort en croix sur la grille du jardin du Luxembourg pour signifier la crucifixion de l’Art par les nazis à Berlin. Ou encore, à la terrasse des Deux magots, il se coiffe d’un chapeau rempli d’œufs écrasés : garçons, maître d’hôtel, gardiens de la paix, tous tentent de le faire bouger. En vain :

« Il ressemblait à une bougie dont la cire coulait ».

Il va se nettoyer sur la place Saint Sulpice :

« …le lendemain, il me dit que l’hitlérisme, le fascisme, le franquisme étaient en train de nous engluer et que, dans cette glue, nous ressemblions à l’image qu’il avait exposée à la vue de tous, la veille, sous la forme du personnage couvert de matière poisseuse ».

Saulnier lui faisant remarquer que ceux qui avaient décrypté ce spectacle devaient être rares, Grüber répond :

« C’est comme la peinture. On espère être compris, mais on ne travaille pas pour cela. Et tant mieux si on peut rencontrer la sensibilité. Il en va de même de la parole, de l’écriture, de la danse, de la musique…Il faut d’abord se convaincre soi-même ».

Tout intéresse Grüber ; il a « le sens du tragique » et de la mise en scène. Saulnier se souvient. Des grands moments comme des anecdotes telles l’ « attaque » de vespasienne avec un fleuret ou une fausse corrida Place Saint Sulpice. Grüber n’aime guère la triche : à l’exposition surréaliste de 1938, il organise une pantomime pour se moquer de Dali.

« Il était habillé d’un smoking de louage, tenant son faux-col au bout d’une ficelle et lui disait, comme parlant à un chien bien dressé : « Ici Dali ! Le beau, Dali ! Couché Dali ! Assis Dali ! La patte Dali ! Pipi Dali ! ».

Autour de Grüber, on trouve un groupe de jeunes créateurs qui ont à peine vingt ans au moment du Front Populaire. Cette génération forme la dernière vague de ce courant artistique de l’entre-deux guerres nommé « l’Ecole de Paris » ; elle a le désagréable sentiment d’arriver trop tard, d’avoir raté son rendez vous avec l’Histoire :

« … ces jeunes, à Montparnasse, en 1935, dont la vie s’est trouvée coincée entre un passé glorieux auquel ils n’ont pas eu le temps de se rattacher et un futur qui, par la force même du jeu des générations, ne sera pas le leur » .

Cette équipe va d’ailleurs constituer une association dite « Les Fœtus de 1914 », dont les statuts sont même déposés à la préfecture . C’est leur façon de railler les « anciens », notamment ces peintres rassemblés dans l’association des « amis de 1914 », comme Dunoyer de Ségonzac ou Charles Vildrac, lesquels ont coutume de tenir des repas à Montparnasse.
Dans l’équipe de Grüber, on reconnaît Yves Bonnat, décorateur à l’Opéra, Yves Brayer qui a eu le grand prix de Rome en 1930, Francis Tailleux, Robert (Bob) Humblot, l’Américain John Cox, Jacques Despierre, Rohner, Lasnes, Hambourg, Tal Coat, qui réalise notamment « Les massacres » en 1937, Worms, Jannot, Guericolas. Il y a encore Armand Lanoux qui hésite alors entre peinture et écriture, le sculpteur Léopold Kretz, Marc Vaux, le photographe des peintres.
Deux d’entre eux vont périr durant la guerre : Cox, lors du débarquement, et Lasnes ; Humblot sera fait prisonnier. Après guerre, quatre anciens des « Fœtus » entreront à l’Institut : Brayer, Tailleux, qui aura le grand prix national des Arts, Despierre et Rohner. Hambourg sera peintre aux armées.
Rien que des hommes. Parmi les éléments féminins qui les accompagnent émerge une jeune femme appelée la « panthère », dont les qualités sont héritées de « Kiki de Montparnasse ». Comme s’il fallait reproduire ou mimer les rites des grands aînés.
De quoi parlent ces jeunes créateurs ?

« Les idées fortes qui agitaient Montparnasse (…) avaient trait à ce qu’on ne savait pas encore s’il fallait parler, à leur endroit, d’art non-figuratif, d’art informel ou d’art abstrait ».

Bonnat organise régulièrement des dîners dans l’arrière salle du restaurant « Au vieux Paris » à Saint-Germain-des-prés, rue de L’abbaye :

« Le patron de ce restaurant espérait bien qu’en échange de son bœuf gros sel, son coq au vin, son ragout de mouton et sa blanquette de veau à l’ancienne, les jeunes peintres accepteraient de décorer ses murs. L’offre ne soulevait pas un enthousiasme débordant. Il ajoutait « façon Montmartre ». Et ce n’était pas fait pour nous encourager » .

Ces jeunes artistes répètent ainsi, des années plus tard, les gestes d’un Modigliani dont les fresques, invisibles, mythiques, auraient décoré les murs d’un autre restaurant, « Chez Rosalie ». Ils se retrouvent au moins une fois par semaine, fréquentent aussi les mêmes bordels, « L’hôtel des deux portes » et « Au panier fleuri ».
Saulnier gagne chichement sa vie, dessinant des publicités sur les vitrines des restaurants ou réalisant des décors : à Lille, en 1938, il s’occupe du stand « Carnet de santé » dans le cadre de l’exposition intitulée « Progrès social ».

Ces créateurs ont du mal à exposer. Peu de galeries se risquent à miser sur eux.

« Les peintres de l’Ecole de Paris tiennent la place. Présents physiquement : Derain, Vlaminck, Van Dongen, Matisse, Picasso, Braque, Léger, Rouault. »

La concurrence est rude. Sans parler de Giacometti, Bissière, Balthus, peut-être moins fameux mais reconnus, eux, comme Grüber d’ailleurs :

« Certes Francis Gruber connaissait les honneurs de la presse depuis ses débuts et avait su se faire une clientèle qui misait sur son avenir dans un esprit spéculatif. Mais c’était l’exception. La jeunesse n’était pas à la mode ».

Grüber expose chez Carmine, rue de Seine. Cet Italien, encadreur, a ouvert une galerie, en face de la rue de L’échaudée ; Yves Bonnat y organise de mini-salons thématiques. Carmine n’est pas l’antichambre de l’Institut, note Saulnier, mais « on savait y trouver l’amitié » et une aide, même modeste.

« A peine fait-on allusion devant lui à quelques difficultés qu’il extrait de ses poches un carnet et un porte-monnaie. Il écrit dans le carnet la date, votre nom et la somme qu’il se dispose à vous prêter et sort du porte-monnaie deux ou trois petites coupures ».

Quand le crédit est épuisé chez Carmine, ils peuvent toujours solliciter une dame qui siège un après-midi par semaine dans les bureaux de l’Association Fra Angelico ; on dit qu’elle est la sœur du patron du « Crapouillot », journal qui, de son côté, fait la part belle aux artistes de la génération de la guerre :

« Elle dénoue les lacets des cartons à dessins qu’on lui présente, fait son choix, compte, dans une boîte placée dans un tiroir la somme qu’elle estime devoir vous donner pour les œuvres qu’elle achète et les jours de grand froid vous offre une tasse de chocolat chaud ».

Autre bienfaitrice pour ces créateurs désargentés, cette dame qui assiste, le soir, aux séances de dessin sur modèle à l’Académie de la Grande chaumière ; elle déambule entre les chevalets, écarte les peintres du dimanche et les bourgeoises de passage et repère vite les jeunes artistes pauvres :

« C’est parmi ces derniers que son instinct la pousse. Elle les attend sur le seuil et donne pour un croquis l’équivalent d’un repas dans un petit restaurant du quartier. Si cela se passe un vendredi, cela permet d’attendre le moment d’aller au « Palais d’Orléans. Noces et banquets », avenue du Maine où, si vous possédez un costume de style « Samaritaine », vous pouvez vous mêler aux invités d’une noce. Et manger à votre faim ».

Outre Carmine, trois autres galeries se montrent hospitalières : celle de Pierre Loeb, rue de Seine, ainsi que la salle « Le niveau » qui accroche des œuvres de jeunes artistes mais les épaule par celles de peintres considérés plus solides, Moïse Kisling et Georgio de Chirico ; et sur la rive droite, seule le magasin Billet-Worms porte de l’intérêt à cette génération.
Il y a aussi des salons, le salon d’automne, le salon des Tuileries, celui des indépendants, des artistes français, des surindépendants, des réalités nouvelles, mais c’est toujours la même histoire :

« Ils n’étaient pas fermés aux jeunes artistes mais les Picasso, Braque, Matisse, Léger (…) y régnaient souverainement. A l’exception de Grüber, de Breyer et quelques autres, la majorité des jeunes artistes des classes militaires allant de 1930 à 1940 ne vendaient que très exceptionnellement ».

La première exposition à laquelle participe Saulnier date de la fin de ces années trente. On ne dispose pas d’éléments précis sur ses toiles. Restent des témoignages indirects, et ultérieurs, de critiques. En 1951, par exemple, Jean Bouret, de la revue Arts, commentant ses travaux, écrit que cette présentation « vient plus de dix ans après la dernière ». De la même manière, en 1952, Maximilien Vox, évoquant une nouvelle exposition de Saulnier à la galerie Lebar, dit apprécier son talent « depuis tantôt vingt ans ».

Au sein de cette mouvance de jeunes peintres, six créateurs vont former une tendance plus marquée et s’organiser sous le vocable de « Forces nouvelles » : Humblot, Rohner, Jannot, Tal Coat, Lasnes, Pelan. Saulnier observe. Dans le rôle de l’animateur, un critique d’art, Henry Héraut :

« Chapeau verdâtre cabossé, chemise qu’on dirait en flanelle, cravate tâchée, veston élimé, il rêve d’arriver à ne se nourrir que d’herbes. A tout prendre sympathique, il arpente galeries et salons où il pourfend sans nuance l’impressionnisme, le cubisme, le surréalisme et toutes les formes d’art abstrait ».

L’approche de la guerre chahute le monde des Montparnos. Grüber apprend qu’en Allemagne les nazis ont brûlé un de ses tableaux dans un autodafé d’œuvres qualifiées de « dégénérées ». Il est fier de cette agression fasciste, en parle à qui veut l’entendre :

« … en dépit des conseils de prudence prodigués par un Allemand de culture française qui faisait partie des piliers du Dôme comme d’autres sont les piliers du temple. (…) Qu’en Allemagne hitlérienne des nazis aient brûlé une peinture de vous, disait-il, n’est pas sans vous faire courir des risques. Bien moins toutefois que si des nazis camouflés – et il y en a – réussissaient à vous loger comme disent, je crois, vos policiers ».

Saulnier garde ce souvenir d’une farandole « prémonitoire », le soir du 13 juillet 1938 :

« Elle avait très vite pris de telles proportions qu’on allait la voir joindre d’un seul tenant le carrefour Vavin à la place de Rennes. Le Montparnasse des peintres et sculpteurs de l’Ecole de Paris, des écrivains aventuriers, des poètes et savants réfugiés politiques, des critiques de toutes les disciplines, des journalistes de toutes les opinions, aussi nombreux fussent ils, était débordé par tout le peuple, faussement dit des petites gens ».

Cette nuit là, Bob Humblot traverse le boulevard avec une table ronde volée à « La Coupole », la pose près d’un taxi, grimpe sur le toit et crie à l’attention du chauffeur russe blanc : « Direction, la Marne ».
De la terrasse du « Select », les réfugiés politiques, amusés et agacés, y voient, paraît-il, une nouvelle preuve de la légèreté française. Saulnier nuance :

« Ils ne comprenaient pas que c’était au contraire l’expression spontanée d’une prise de conscience. Nous vivions notre dernier 14 juillet de paix. Peut-être de liberté ».
Chapitre trois
A la radio via la guerre (1939-1945)

La guerre chamboule l’existence d’Adam Saulnier et finalement le précipite dans le journalisme.

A ses vingt ans, en 1935, il avait été réformé ; il souffrait en effet de faiblesse pulmonaire. En 1939, avec les hostilités qui s’annoncent, il tient à s’engager dans l’Armée ; il y reste « deux ans et six mois » écrira-t-il dans une de ses « bios ». Il commence par suivre l’école des officiers de réserve au cinquième génie, à Satory. De cette longue séquence militaire, le seul écho que l’on trouve dans ses mémoires est sa rencontre avec le poète Armand Robin :

« Je l’avais remarqué à quelques petits détails : le livre qui se trouvait dans son paquetage « Les fleurs de Tarbes » de Jean Paulhan ; la possibilité qu’il avait de rester des heures durant couché sur le dos, les yeux grands ouverts et les mains jointes sur la poitrine ; le dégoût qu’il manifestait à la seule idée d’avoir à se laver ce que par conséquent il ne faisait jamais ; son incapacité calculée à rouler ses bandes molletières ; sa fantastique mémoire ( il avait appris au mot à mot le manuel du gradé) ; sa façon provocatrice de dire qu’il était anarchiste. (…) Il était breton, fils de paysans rustiques et Jean Guéhenno avait été son professeur à Khâgne »

Saulnier participe aux combats en qualité de mitrailleur. Il est démobilisé dans le Gers et rejoint Paris en 1941. Là, il chôme quelques mois, se retrouve moniteur d’art plastique, travaille à la « société de protection des apprentis » puis, en 1942, il devient « adjoint technique » à l’Ecole des Métiers d’Art, rue de Thorigny, dans le 3è arrondissement. L’école est dirigée par Camille Fleury . Le lieu est prestigieux : connu sous le nom d’Hôtel Salé, dans le Marais, l’immeuble avait servi de résidence à un fermier de la gabelle puis aux ambassadeurs de Venise. Il sera, bien plus tard, réhabilité et transformé en Musée Picasso.
Saulnier « se donne à fond » à cette activité ; il fait face à des jeunes gens frustrés par la guerre :

« et je les savais d’autant plus assoiffés d’art que les crimes perpétrés nous éloignaient des images de beauté au profit de celles, atroces, qui nous étaient offertes. Cheminant avec eux, j’osais à peine parler de la beauté tant tout s’y opposait. Je revois ces enfants et leurs professeurs, admirables artisans-maîtres des ateliers de vitrail, de staff, de céramique ».

Il ne perd pas de vue le monde de la peinture mais change de « famille » artistique. L’équipe, hétéroclite, de Montparnasse semble bien s’être dispersée. Le voici « expérimentateur » à la Section des Arts plastiques du groupe « Jeune France » dont Alfred Manessier a pris la tête. Avec Estève, Bazaine, Singier, le propos de ce groupe est de conjuguer le courant abstrait et cubiste et une nouvelle rationalité.

C’est à son poste de directeur technique de l’Ecole des métiers d’art, entre 1942 et 1944, qu’il prend contact avec la Résistance. Il serait en relation avec le groupe « Franc-Tireur ». Que fait-il au juste ? très probablement du renseignement. Il reste discret sur la question, ne dit rien dans ses mémoires sur cet épisode aventureux. Aurait-il opéré (et apparaîtrait-il ailleurs) sous un autre nom ? Selon son fils, il lui arriverait notamment de dessiner - et de faire dessiner par ses élèves - des installations militaires allemandes, sous couvert de « pédagogie », puis de transmettre ses croquis aux opposants gaullistes.

On peut penser qu’il rendait des services remarqués et jouissait de la confiance des FFI. Lors de l’insurrection de Paris, le commandement de Paris/Ouest installe son QG dans son Ecole, précisément ; et lui se voit aussitôt affilié aux « services spéciaux », au BCRA , chargé de tâches importantes.

Dès le 27 août 1944, en effet, trois jours à peine après l’entrée à Paris des chars de Leclerc, il est intégré au 3è bureau de la 4è section de la Sécurité militaire, en qualité « d’officier interrogateur assimilé au grade de lieutenant ». Le 30 août, il a un « ordre de mission » précis ; le capitaine Vaudreuil lui ordonne « de saisir toutes les pièces concernant le parti de Marcel Bucard » ; il dispose d’un « laisser-passer » du BCRA précisant qu’il est « connu » des services et demandant aux FFI « de l’aider ». Le « lieutenant » Saulnier est gratifié d’une carte – numéro 87 - de membre de la DGSS, la direction générale des services spéciaux, et d’un « bon pour une Citroën ».

Le voilà donc personnellement chargé de mettre un terme aux activités d’un des dirigeants de la collaboration. Bucard en effet est loin d’être un inconnu. Ce vieux politicien d’extrême droite est le créateur du « francisme » ; il avait la singularité d’être un imitateur servile du fascisme mussolinien . Il s’est d’ailleurs sauvé à Rome où il finira, fusillé ; Saulnier prend possession des locaux de son parti, en confisque les archives.

Mué en militaire, l’ancien peintre de Montparnasse est méconnaissable.
Le paradoxe n’est qu’apparent : il a trouvé dans l’armée et son esprit un cadre qui le rassure, des rituels qui le changent de son enfance sans repères.
Fin novembre, il demande d’être affecté au 5è bureau de la Sécurité militaire, S.M., celui des opérations extérieures. On dit qu’il aurait souhaité pouvoir « barouder en Indochine ». Il se retrouve…sur le front italien ; mi décembre, une note de service de la S.M. l’invite à contacter le consulat de France en Italie, pour participer au rapatriement des ressortissants français. Cette mission est-elle liée à sa chasse au néo-mussolinien « Bucard » ?

Le voici à Rome pour la Noël 1944. A près de trente ans, il tombe dans le chaudron du journalisme : il est chargé en effet de créer puis de s’occuper du service d’émission radio à destination des prisonniers et déportés français en Autriche. Il a à sa disposition une petite équipe de rédacteurs, trois personnes, et de secrétaires ; il est libre d’attribuer à ses collaborateurs « tout grade qu’il jugera nécessaire à la bonne marche » de son service. Il fait son apprentissage technique auprès des Anglais. Son bilinguisme facilite les contacts.

« En 1944, j’avais été initié à la radio, ses techniques, son art, sa psychologie par P.W.B., c’est à dire les Services Psychologiques de l’Armée Britannique, dans des studios romains fraîchement libérés du fascisme ».

On est dans les tous derniers jours de 1944 ; il participe ainsi à la phase finale de la guerre des ondes que se livrent les belligérants (et qui sera relancée avec la guerre froide).
Saulnier passe le premier semestre 1945 à Rome ; son service radio est opérationnel à partir de mars. Il fait ses premiers pas de chroniqueur radiophonique, effectuant plusieurs « causeries » par jour. Du 11 mars au 25 juin, ses chroniques, matin et soir, durent moins de cinq minutes. Elles commencent par « Mes camarades, des voix françaises vous parlent… » ou « Prisonniers et déportés, mes camarades, un Français vous parle »...
Il donne des nouvelles du front, de la reconstruction en France, de l’après guerre dans le monde.
Il prodigue des conseils : « Entravez le sabotage allemand » ou encore « Vous qui nous écoutez, retenez les communiqués de guerre et transmettez les » ; il rappelle que « les ex prisonniers restent des soldats », fournit des éléments d’information sur les sujets les plus divers : la découverte des camps SS ; la propagande nazie ; l’Indochine ; la solidarité d’armes américano-française ; le front de l’Atlantique ; le Japon ; l’Autriche ; la fin des combats en Italie ; la capitulation ; la mort d’Hitler ; les troupes françaises en Allemagne ; le typhus ; Dachau ; le sort des nazis ; la prise de Stuttgart et de la station ennemie en langue française ; Vienne ; les civils allemands, qualifiés de « moutons neurasthéniques » ; les prisonniers soviétiques ; les forces françaises déportées (FFD) ; l’arrestation de Von Papen ; le retour des déportés ; les femmes aux armées ; les instructions en cas d’offensive ; le lieutenant Utrillo ; la libération des officiers ; les armes allemandes V1 et V2 ; la jonction des armées soviétique et américaine ; les rapports Syrie-Liban ; les clandestins nazis ; la mort de fascistes.

Il répète que la France demeure une grande puissance et fait le tour de l’actualité : les discours de De Gaulle ; le programme du PCF : « les préjugés à l’égard de l’extrême gauche reculent » ; le retour des prisonniers ; le climat politique ; les grèves ouvrières, légitimes ; le 1er mai : les ouvriers ont payé le plus lourd tribut, rappelle-t-il ; la vie à Paris ; le rapatriement ; le coût de la guerre ; les municipales de mai 1945 ; la mort de collaborateurs ; l’accueil des déportés ; les tribunaux militaires ; la langue française ; le redressement industriel ; la reconstruction française ; l’épuration ; le coût d’une journée de guerre ; les élections ; les hommes nouveaux et les vieux politiciens ; Oradour ; la censure et la liberté de la presse ; la libération de l’Alsace ; Doriot ; Fabien ; des souvenirs de la libération de Paris ; les enfants juifs ; les fêtes de Pâques.

Les enjeux de la paix constituent un troisième grand thème ; il évoque les premiers pas de l’Onu ; les rapports entre De Gaulle et Staline ; la sécurité européenne ; la conférence de San Francisco ; la mort de Roosevelt ; l’amitié franco britannique.

La station la " Voix de l’Amérique" en langue française, émettant depuis Rome, le sollicite également. Il tient, entre mars/avril et juillet 1945, une chronique régulière et quotidienne, en français, sur l’actualité militaire et politique ; elle commence par « Ici Saulnier qui vous parle de Rome » et se termine par la formule « Ici Saulnier. Je rends la parole à New York ».
Il y revient sur l’effondrement de l’Italie fasciste, la reddition allemande ; rend compte des derniers combats des Alliés dans le Nord du pays ; de la présence de la Résistance, de la chute du Duce et de la Victoire ; de la vie politique intérieure, des purges, des polémiques sur Trieste avec la Yougoslavie. Il évoque, diplomatiquement, l’attitude louvoyante du pape :

« Les principes fondamentaux de l’Eglise sont assez larges pour pouvoir les adapter aux changeantes vicissitudes des temps sans nuire pourtant à ses bases immuables et permanentes ».

On trouve des chroniques sur la participation des troupes françaises aux combats, la libération de la Corse, la question du rapatriement d’Italie de près de 100 000 nationaux, le passage de Léon Blum à Rome et sa rencontre avec l’ambassadeur au Quirinal, Couve de Murville, l’arrestation de fascistes français dans le Nord italien, la désignation du philosophe Jacques Maritain comme ambassadeur au Vatican.
En quelques mois, sur le tas, Saulnier est devenu un journaliste.
Son ton peut être grandiloquent ou pointilliste quand il détaille par exemple la tenue des soldats du Pape :

« ..fraise à l’espagnole, pourpoint de velours noir, haut de chausses, jarretières de velours, chaussures à escarboucles, chapeau rond de velours noirs à plume noire… ».

Toujours ces mots précis, au plus près des choses, cette démarche méticuleuse. Il a des images qui font mouche : fin juillet, il est à Monte Cassino, marqué par des combats terribles un an auparavant ; il raconte qu’il heurte du pied un casque ; il y a un crâne à l’intérieur…

L’Italie, c’est aussi Hélène ; cette jeune femme, née en France de deux parents italiens, a la double nationalité, française et italienne ; elle est issue de la bourgeoisie juive, laquelle, un temps, s’illusionna sur Mussolini. Hélène vient de vivre plusieurs années, avec sa sœur et sa mère, dans la clandestinité, sous une fausse identité, passant et repassant la frontière entre la zone libre et l’Italie.
Adam et Hélène se rencontrent à Rome : engagée dans l’armée, elle est placée, comme interprète, auprès de lui, à la rédaction de la radio.

Dans ses mémoires, il évoque les réceptions romaines, ses figures emblématiques :

« Il faut avoir vécu à Rome pour connaître le prince Brancaccio. Il habitait en 1944-45 sous les toits du palais qui portait son nom, dans la rue qui portait le nom de son palais et recevait dans une pièce tendue de noir. Noirs étaient les coussins, les meubles et le piano. (…) Au piano le prince Brancaccio chantait « le bruit de l’œuf dur que l’on casse sur un zinc » de Prévert et Kosma, en français bien sûr. »

Il croise dans ces soirées des militaires américains, anglais, yougoslaves de l’armée de Mialovitch, polonais de l’armée Anders, français du corps expéditionnaire du général Juin et des correspondants de guerre. Parmi eux John Philips, le dernier à avoir vu Saint-Exupéry. Ces moments lui font penser aux réceptions romaines de la Renaissance où :

« les palais communiquaient entre eux par des portes dérobées, des souterrains, des couloirs dissimulés, des ponts jetés au dessus des rues étroites. (…) On voyait des prélats dans leur « capa magna », des poètes, des artistes, des savants, des soldats, des politiques. Le gant épiscopal frôlait le gant à crispin. Une guimpe laissait voir la naissance d’une gorge ».

Les Français sont à la Villa Médicis :

« Le général le Couteux de Caumont, commandant français de la place de Rome, en avait fait sa résidence en 1944. Dans le parc gardé par des tabors en turban kaki, les uniformes allaient et venaient. Parmi eux celui du capitaine britannique Maurice O’Hana . (…) Des correspondants de guerre fréquentaient également la villa ».

Il se souvient des envoyés spéciaux français, ceux de France soir, du Monde, de Jean-François Revel qui, dit-il, l’agace. Saulnier est nommé capitaine en mai 1945.
L’Italie libérée, les forces alliées se retrouvent en Autriche. Saulnier est chargé, durant l’été, de suivre le front, avec son équipe de radio ; il arrive à Innsbruck. Il y anime le service d’information des forces françaises d’Occupation, fait preuve d’initiatives, crée plusieurs organes d’information pour ces mêmes troupes.
Il souhaite s’installer ; en octobre encore, il pense être affecté là pour six mois au moins. Dans ses papiers figure une lettre de recommandation d’un de ses responsables, destinée à l’Etat-major parisien où on loue « son intelligence, son dévouement, son ardeur au travail, son esprit d’initiative » ; on souhaite pouvoir le garder jusqu’au printemps 1946.
Lui même espère sans doute faire carrière dans une activité à la frontière du militaire et de l’international, dans la diplomatie par exemple, briguer dans une de ces nouvelles institutions qui se mettent en place ; il se dit sans doute que les « services » pourraient épauler sa démarche.
Mais cela s’avère impossible. Il doit rentrer à Paris. Est-il victime de tensions entre administrations ? Paie-t-il un passé jugé incertain ? Le fait est qu’il est démobilisé en novembre 1945 .
Chapitre quatre
Chroniqueur à la RTF ( 1945- 1960)

« Parlant à Innsbruck avec un compatriote de ce que nous allions retrouver, la paix venue, je citais Valery, Gide, Breton. Non, m’avait-il dit, nous allons retrouver Malraux. Cela a été vrai ».

Le Saulnier nouveau qui est de retour dans la capitale fin 1945 doit repartir de zéro. Il peut reprendre sa place à l’Ecole des métiers d’art ; c’est le souhait de l’administration et une pétition enthousiaste des élèves circule en ce sens. Mais Saulnier a changé, il a d’autres ambitions.
Peut-il revenir « simplement » à la peinture ? Cela semble exclu ; l’envie est toujours là, il va continuer de peindre mais il a tiré un trait sur un passé précaire : il lui faut un « vrai » métier, alimentaire ; on retrouve là une problématique de la famille Saulnier, le fameux deuxième métier devenu le premier, comme une sorte de fatalité … Il fait le deuil de l’époque bohème d’avant guerre : il est significatif que ses mémoires commencent en 1948, avec la mort de Grüber.

Divorcé, et remarié avec Hélène en juillet 1947 , il a un rang à tenir… et une pension alimentaire à verser.
Pour quel métier opter ? Cet homme d’art a pratiqué le journalisme radiophonique ; il va devenir journaliste d’art à la radio. Comme pigiste puis de manière permanente à la fin des années 40.

Entretemps, il est salarié dans une structure d’éducation populaire, l’association « Tourisme et travail » ; il en est le délégué pour la région parisienne de 1947 à 1949 ; cette organisation de sensibilité progressiste entend conjuguer culture et milieux populaires.

« Nous parlions beaucoup du public au temps où, au sein de l’association, je m’occupais de ce qu’on n’appelait déjà plus la « culture populaire » comme s’il y avait une culture et une autre » .

Il anime avec André Bazin un ciné-club situé près de la place de la République :

« En fait je ne faisais rien, André faisait tout. Il parlait de la technique et j’étais sensé parler du scénario. Or ce qui intéressait ces passionnés de cinéma, c’était la manière dont les films étaient faits. André Bazin était un des maîtres du genre. Il démontrait comment le procédé n’a de valeur qu’en tant que moyen d’expression mis au service d’une idée, d’un sentiment, d’une situation. »

Mais l’analyse des films, note encore Adam Saulnier, n’en était pas moins axée, par la volonté des spectateurs, sur les fondus-enchaînés, travellings et autres flash-back. Les séances se terminaient tard et les conversations se poursuivaient sur le trottoir.
Son goût pour la popularisation de l’art se confirme.

Parallèlement, il signe , en tant que pigiste ou salarié, dans diverses publications culturelles, « Cavalcade », « Présence », « La bataille », « Les Arts plastiques » et surtout dans les revues « Porte ouverte » puis "Arts".
Il dirige la rédaction de « Porte ouverte », rue Visconti, « sous les conseils », écrit-il, d’un aréopage où il figurait en compagnie de Blaise Cendrars, Audiberti, Le Corbusier, Auguste Perret, Charles Vildrac, Maximilien Vox, Gaston Baty .
Dans ce cadre, il sollicite par exemple un article au poète Léon-Paul Fargue :

« Malade, il vit couché. Sa chambre, aux volets clos, baigne dans un nuage bleuté. Il allume cigarette sur cigarette. (…) Mon regard s’arrête sur les amoncellements de cendre qui tombent de ses cigarettes. Elles stagnent dans les plis de ses draps. Il se forme des vallées, des cratères, des éboulis. Cela ressemble aux cartes en relief de l’IGN. Avec, en plus, les mouvements telluriques ».

Puis il collabore à « Arts » jusqu’en 1952, un journal animé lui aussi par de prestigieuses plumes.

« André Breton préside parfois le conseil de rédaction que dirige Louis Pauwels. A ses yeux l’actualité ne mérite presque jamais d’être traitée ».

Cette revue est la propriété de Georges Wildenstein, un homme autoritaire et solitaire, sachant tout ce qui se passe sur le marché international de l’art aussi bien que dans les écuries de course. Saulnier raconte une entrevue avec le « patron » :

« Il se cache derrière des fioles médicamenteuses, boîtes de cachets, tubes de pillules, produits à avaler, sucer, respirer. J’ai très légèrement toussé en entrant. « Vous êtes malade, m’a-t-il dit, allez vous soigner, nous aurons cet entretien plus tard, cela ne presse pas ! » Le temps de refermer la porte et je l’ai vu vaporiser quelque chose autour de lui pour s’isoler des miasmes. J’ignore pourquoi il m’a convoqué. Il y a peu de chances que ce soit pour m’annoncer une augmentation ».

Critique d’art, Saulnier commence après-guerre une longue série de rencontres avec des artistes, des peintres singulièrement, dont il saura parler avec affection et compétence, confraternellement pourrait on dire. Plus exactement encore : avec une totale compassion. Au total, en qualité de journaliste de radio puis de télévision, il en croisera 2000, dit-il, soit

« des très grands, des grands, des moins grands, des moyens, des petits ».

Il a le goût du portrait. Il aime conserver de ces entretiens quelques lignes dans ses mémoires. Voici Maurice Utrillo ; on est en juin 1948. La scène se passe à l’Hôtel de Paris à Monte Carlo. Le peintre a 65 ans. Le journaliste est accueilli par Lucie Valore, nouvelle Mme Utrillo mais ancienne égérie du monde des arts. Une femme extravagante qui a une réputation de « lionne » et qui fut, dit-on, l’inspiratrice du roman de Paul Dekobra, « La Madone des sleepings ». Elle se serait mariée avec Utrillo suite à une promesse faite à la mère du peintre, Suzanne Valadon ; se voyant mourir, celle-ci lui aurait demandé de « s’occuper de Maurice ».

« Dans le salon de la « suite princière », les pointes d’un chevalet de campagne perçaient quelque huit centimètres de journaux superposés. Les tapis avaient été roulés et la moquette déclouée. Dos tournée à la mer, Utrillo peignait Montmartre sous la neige. Une carte postale, jaunie par le temps, le tabac et les traces de doigts, était à sa gauche. Elle montrait la rue du Chevalier de La Barre et la basilique du Sacré-Cœur. Il ne peignit pas d’après elle bien que son projet fut la rue du Chevalier de la Barre et la basilique du Sacré-Cœur. Ce n’était qu’une sorte de médium à partir duquel il contrôlait son souvenir. Elle le sécurisait. »

Saulnier détaille le travail du peintre :

« Ses couleurs étaient disposées sur la palette en très petites quantités : bleu outremer, bleu de cobalt, bleu céruléen, une pointe de bleu de Prusse. Il y avait, très séparés l’un de l’autre, du jaune de chrome et du jaune de cadmium, du vert Véronèse et du vert anglais, du rouge de garance et du rouge vermillon, de la terre de Sienne, de l’ocre jaune, de l’ocre rouge, du noir et du blanc. Il éclairait un petit coin de ciel par de légers apports de rose. C’était tout à fait sensible et pas du tout systématique. »

Il ajoute cette anecdote :

« Brusquement il s’est arrêté, mi hébété, mi réfléchi, a posé sa palette et, traînant les pieds dans ses chaussons de paysan, est allé jusqu’à la salle de bain, où le valet de chambre-infirmier attaché à sa personne avait mis à rafraîchir, dans le lavabo, une bouteille de vin rouge à moitié coupé d’eau. Il s’est rempli un verre, a avalé en une seule fois, s’est essuyé la bouche du revers de la main, a remonté son pantalon noir tâché qui tombait sur ses pieds, puis est retourné à son chevalet. Un mégot éteint, jaune, plat, poisseux était dans une assiette posée sur la table recouverte de papier. Il la pris, l’a collé à sa lèvre inférieure et s’est remis à peindre. »

Saulnier retrouve Utrillo un an plus tard, en mars 1949, au Vésinet.

« Depuis un demi-siècle, Quizet habite et peint Montmartre. Il prétend être à l’origine de la vocation de Maurice Utrillo. Elle serait née, à l’en croire, au temps de leur jeunesse commune passée dans ce qu’on appelait « le maquis de Montmartre » où il aurait incité le jeune Maurice à aller chaparder des tubes dans l’atelier de sa mère, Suzanne Valadon.
Rapportée à Utrillo l’anecdote n’éveille aucun souvenir. Il n’émerge plus de la torpeur. Seul le nom de sa mère provoque une réaction. Il dit : « C’est le plus grand peintre français… » puis s’embrouille en essayant d’expliquer que c’est la raison pour laquelle il signe : Maurice Utrillo V. »

Le journaliste retombe sur l’inévitable Suzy Valore ; jalouse de l’évocation de Valadon, elle demande pourquoi le peintre ne parle pas d’elle « au monsieur » :

« Maurice ne relève pas le nez, qu’il a long et triste, un mouvement de ses lèvres tombantes accentue les rides d’amertume qui ravinent ses joues et il reprend : « …le plus grand peintre avec Lucie Valore ». Lucie Valore n’est pas peintre, ne l’a jamais été, ne le sera jamais. Elle fait quelques insignifiances que Pétridès, marchand exclusif de Maurice Utrillo, achète de peur qu’elle ne se venge en dissimulant des peintures d’Utrillo pour les vendre directement . »

D’Utrillo encore, ce rituel :

« (Il) s’agenouille sur un prie-Dieu de velours cramoisi devant une statue de Jeanne d’Arc du type de celles que produisait l’industrie dite de Saint-Sulpice. Pourquoi Jeanne d’Arc ? « Parce que c’est la sainte de la patrie ! ». Il dit cela de sa voix hésitante et pâteuse comme s’il lui était naturel de manifester une dévotion particulière à celle dont les effigies voient défiler les armées. On peut rapprocher cette attirance pour la geste militaire le fait qu’Utrillo ait aimé peindre, ici où là, des drapeaux tricolores aux fenêtres et sur des mâts. Et je connais au moins une toile montrant l’entrée de la caserne de Compiègne (Collection Bordoli, Milan). Mais sans doute serait-il plus intéressant de chercher du côté de la pureté et de la force qu’incarne Jeanne d’Arc. »

En décembre 1950, Saulnier croise Gen Paul, le dernier des peintres emblématiques de Montmartre qui soit né à Montmartre :

« Sa maison, basse et blanche avec des volets verts, est près du Moulin de la Galette. Les murs de son atelier sont grumeleux de peinture. L’image d’un nain a marqué son enfance. Le voyant passer, il s’imaginait qu’il s’agissait d’un des clowns du cirque Médrano. « Debout sur un tabouret, je n’arrive pas à atteindre sa cheville ! » dit-il aujourd’hui. C’était Henri de Toulouse-Lautrec. »

Sur le milieu familial de ce peintre, il écrit :

« Sa mère était dentellière et son père musicien d’orchestre. Il ne le voyait jamais mais ne se lassait pas de le chercher parmi les bals et cabarets. Il vivait avec sa mère dans une chambre sous les toits où ils ne mangeaient à leur faim que lorsque le grand-père apportait la moitié de sa paye. Il était ouvrier-charpentier et se pendit le jour où un patron refusa de l’embaucher sous le prétexte qu’il était devenu trop vieux. Gen Paul dit : « C’était si fréquent parmi les ouvriers qu’on n’en parlait même pas ».

La grande affaire, professionellement parlant, pour Saulnier, ces années-là, c’est la radio.
Il y collabore dès 1945 comme pigiste ; le directeur est alors Jean Guignebert. Il est intégré en 1950, en qualité de cadre, et y officie une dizaine d’années.

Il participe à l’émission « Actualités de Paris », diffusée sur la chaîne parisienne de la RTF, à l’heure du déjeuner ; l’émission avait été créée en 1947 par Jean Calvel qui en était le directeur. Il s’agissait d’un grand magazine quotidien d’informations, de chroniques et de reportages. Jusqu’à l’apparition d’Europe 1, c’était, dit-on, l’émission la plus écoutée, avec "Paris vous parle", le soir. Calvel y réunit une équipe efficace : s’y côtoient des gens comme Jacqueline Baudrier (politique), Pierre Dumayet (livres), Roger Couderc ou Raymond Marcillac (sports), Frédéric Pottecher (procès), Claude Darget, Pierre Sabbagh ou Pierre Desgraupes (reportages) ; une véritable pépinière de journalistes qui, quelques années plus tard, seront autant de membres fondateurs de la jeune télévision.

Saulnier chronique la vie artistique, un thème qu’il va développer, sur les ondes puis à la télé, durant près de trente ans. Ses rubriques seraient "très suivie(s) par les auditeurs" .

Dans ses archives, on trouve par exemple le dossier « Radio 1955 » consacré à une série radiophonique, « Chansons de Paris », programmée cet été-là ; une demi-douzaine d’émissions de vingt à trente minutes chacune ; l’indicatif musical qui ouvre le cycle est « Moulin rouge » d’Auric ; passent des chansons comme « Le fantôme de Paris » de Pierre Dudan, « Tout le long des rues » de Léon Noël, « Sous le ciel de Paris » de Piaf. Saulnier commente un thème, le ciel, la Seine, les rues, il s’attarde sur un quartier, Montmartre, Saint Germain, Ménilmontant, l’Ile Saint Louis. On trouve dans ses papiers des indications précises de montage.

Dans le même dossier, plusieurs schémas d’émissions, vers 1955 encore, toujours sur Paris : l’histoire de Paris, entrecoupée de chansons ; les quartiers de la capitale, en vingt sites et vingt visages ; un texte imagine une visite guidée de Paris : Opéra, Madeleine, Concorde, Invalides…

« Auteur radiophonique », Saulnier écrit aussi, de la fin 1955 à 1959, de nombreuses émissions dramatiques sur des peintres ou des figures du roman français ou encore des personnalités . Il construit un petit théâtre à plusieurs personnages, le narrateur, le héros, ses proches. Chaque texte fait une vingtaine de feuillets, l’émission dure près d’une heure.

Surtitrée « La vie des peintres français », une première série s’intitule « Au rendez-vous des peintres. Evocation de la vie et de l’œuvre de.. ». Au menu : Utrillo (novembre 1955 et juillet 1957) ; Léger (décembre 1955) ; Picasso (décembre 1955 et 1957) ; Braque (juillet 1957) ; Degas ( juillet 1957) ; Manet (juillet 1957). Mais aussi Manessier, Renoir, Cézanne, Monet, Gauguin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Matisse.

Une autre série, « Les Français contemporains racontés par eux mêmes », évoque : « Alain bombard, naufragé volontaire », juin 1958 ; « Didier Daurat, fondateur de l’aviation civile » ; « Le commandant Cousteau » ; « Charles de Foucauld, grand marabout blanc et petit pauvre de Tamanrasset », mai 1959 ; et aussi Mick Micheyl ; Léon Jouhaux ; Colette Mars ; les frères Lumière.

Il propose encore « Personnages célèbres et immortels de la littérature française. La France vue à travers les héros » comme Mireille de Mistral, en juin 1956 ou le capitaine Fracasse de Gautier (juillet 1958).
On revisite le patrimoine français, avec « le Musée d’art moderne » (décembre 1958), le tour des provinces, des châteaux ou encore Air France.

De nombreuses émissions sont destinées au service « Echanges internationaux de la RTF », pour la RAI, le Québec ; ou encore pour des télévisions universitaires américaines – et alors traduites en anglais. D’ailleurs lorsqu’il quitte en 1960 la radio, Saulnier a le statut de « premier secrétaire de rédaction à la sous direction des émissions extérieures ».

Il scénarise pour la radio des œuvres littéraires. Il assure aussi l’adaptation de classiques pour des romans-photos ; c’est un travail de bénédictin où il faut découper l’œuvre en 400 ou 500 images-photos et autant de légendes-dialogues. C’est le cas de Madame Bovary de Flaubert ; de Fleurs de pavé d’Aristide Bruant ; du Chevalier de Lagardère de Feval ; de Tulipe noire de Dumas… Il traduit, avec sa femme, des ouvrages italiens (tel Ivana, un énorme roman historique de 3000 pages). Du travail alimentaire, comme on dit.

Il écrit dans la presse parisienne, comme "Franc-Tireur". Par exemple, en juin 1958, il signe une série consacrée au délabrement du patrimoine immobilier parisien, intitulée "Les dossiers noirs de la Ville lumière".

Il croise dans les couloirs de la radio des personnages attachants ou saugrenus ; il retrouve ainsi le poète Robin, déjà entrevu à Satory :

« Il y vendait un bulletin d’écoute des radios étrangères dont il était le seul rédacteur, imprimeur et livreur. Ses nuits se passaient sur les ondes courtes. Il écoutait, traduisait, comparait, commentait ces mots entrechoqués dans toutes les langues ( il en connaissait plus de dix), tapait son texte, le ronéotypait et le livrait lui-même à ses clients parisiens, dont Léon Rollin qui dirigeait les émissions sur ondes courtes de la RTF ».

A la fin des années cinquante, Saulnier précise qu’il est non seulement journaliste attaché à la radio mais qu’il écrit, en plus, « hebdomadairement, des chroniques artistiques pour la rédaction centrale des émissions sur ondes courtes de la RTF ». Il réclame donc, auprès de la SGDL, le titre « d’auteur radiophonique » : « Je fais métier d’écrire » note-t-il dans une correspondance au président de cet organisme .

Syndicaliste actif, membre de FO depuis la fin des années quarante, il signe, de 1957 à 1962, sous son nom, des chroniques culturelles dans « FO-Hebdo ».
Tout ce labeur finit par lui assurer un minimum de prospérité ; il achète – avec les droits de traduction d’Ivana notamment- une propriété à Recloses, dans la forêt de Fontainebleau, une ancienne forge de maréchal-ferrant ; on peut y voir un clin d’œil au lointain passé polonais et à l’armoirie au fer à cheval de cette branche de la famille.
Il dispose enfin d’un véritable atelier et va pouvoir peindre sur motif arbres et paysages.

Car la peinture demeure sa « passion fondamentale » . Saulnier peint « depuis toujours » et dessine « chaque jour de (sa) vie », confesse-t-il. Il expose et on trouve, au cours des années cinquante, plusieurs échos de presse à ce propos.
En 1951, il est à la galerie Bernheim jeune, près du Parc Monceau. Et propose des dessins d’arbres, des portraits d’animaux ; ce sont des tableaux de petit format. Les critiques ont des propos chaleureux sur la subtilité du trait, son caractère proustien ; la revue Arts parle de

« petites toiles qu’eut aimé Seurat. (…) Un très réel tempérament d’artiste ».

D’autres organes comme « Les Lettres françaises », « Les nouvelles littéraires » mais aussi des publications étrangères, du Brésil, du Portugal, signalent et saluent l’exposition.
Des échos de presse font état d’autres expositions en 1952 ou en 1956.

Chapitre cinq
Un intérêt précoce pour la télé…

Adam Saulnier passe à la télévision en novembre 1960. A quarante cinq ans, il commence une nouvelle vie, même si, statutairement, le changement est limité car il reste dans le cadre de la RTF, l’Ortf n’étant instituée qu’en 1964.

Comment s’effectue le passage ? Il suit en fait le groupe des pionniers rassemblés à « Actualités de Paris ». Pourquoi ? Des raisons matérielles, la profession télévisuelle est mieux payée ; un certain goût de la modernité aussi. Saulnier porte très tôt un intérêt à la télévision ; on trouve dès 1950 un commentaire de lui sur l’art et la télé, dans l’hebdomadaire belge d’information artistique « Les beaux-arts ».

La télé est à l’époque un média balbutiant. Pendant la guerre, les Allemands avaient fait du cinéma Magic-city, au 15 rue Cognacq-Jay (7è), un centre de télévision pour leurs propres troupes. Le lieu restera le site fondateur de la télé française. En 1950, ce média sort de la confidentialité mais reste un organe de diffusion limitée. Les choses sérieuses s’amorcent au milieu des années cinquante ; on dénombre à la fin 1956 260 000 postes récepteurs.
Pourquoi alors cet article intitulé « Un nouveau moyen de diffusion et d’expression artistique » ? Dans un grand magasin de Bruxelles, on a monté le premier studio de télé de Belgique qui enregistre une pièce de Courteline et la transmet dans le salon de la radio proche ; l’expérience permet de comparer deux vecteurs de diffusion, le 625 et le 819 lignes ; à l’avantage du second qui présente « une finesse nettement supérieure au 625 lignes dont la vibration du lignage, la déformation et le manque de qualité rendu deviennent rapidement insupportables » écrit un papier voisin.
Saulnier, évoquant les perspectives ouvertes par ce nouveau média, parle « d’enthousiasme et d’inquiétude » :

« La télévision se répand dans le monde. Son écran nous fascine, ses images vibrantes se préparent à transformer notre vie, à modifier nos rapports sociaux, à multiplier et à diversifier nos méthodes de connaissance et d’enseignement. (…) Nous accueillons la télévision avec l’enthousiasme de la découverte et l’inquiétude de la nouveauté ».
Il imagine une sorte de parachèvement de l’histoire de l’image.

« Par elle s’achève cette civilisation visuelle qu’annonçaient Woëfflin et Venturi et que la photographie, le cinéma, la reproduction édifient depuis près de cinquante ans ».

Il se demande quelles seront ses implications dans un domaine qui l’intéresse au premier chef, celui des arts. Servante ? ou rivale ?

« Servante, elle mettra les arts plastiques en contact avec les plus vastes publics ; elle offrira à la peinture et à la sculpture un moyen de reproduction instantané. Elle ne remplacera jamais le contact immédiat avec l’œuvre qui est une communion sans égale mais elle renseignera, elle comparera, elle brassera l’immense trésor des formes, agrandissant dans l’espace et resserrant dans le temps ce musée imaginaire dont parle André Malraux ».

Il imagine ainsi cet « instrument d’une enquête illimitée » rapprocher les œuvres, un Rembrandt du Louvre par exemple et un autre d’un musée de Berlin, une confrontation qui aidera à la compréhension du passé et stimulera la création ; il se laisse emporter par son élan :

« Qui ne voit que la télévision va porter à son plus haut point d’acuité cette conscience de l’universel qui est l’apanage et le péril de notre époque ? ».

Il pense que la télévision sera aussi au service de la musique, du théâtre, de la danse surtout ; il imagine la caméra s’attardant sur les différents exécutants de l’orchestre, ou le jeu des acteurs. En transmettant ces arts, la télévision va évoluer, pronostique-t-il, avec un style propre, suivre le même chemin que le cinéma a dû franchir pour passer de la technique à l’art, de la reproduction à la création ; il prédit :

« la télévision méritera d’être appelée huitième art lorsque ses auteurs, ses interprètes divers et surtout ses techniciens de la prise de vue et du montage instantané penseront en télévision les spectacles qu’ils réalisent ».

Il estime que le genre changera de nature quand ses techniciens cesseront d’être fascinés par leur propre matériel pour choisir leurs sujets, leurs plans, leurs angles de vue :

« Entre leurs mains, la Télévision se lassera bientôt d’enregistrer passivement ce qui se passe devant elle. Elle se décidera à intervenir dans cette matière animée. Elle imposera à l’ordre des hommes et des choses un ordre qu’elle ne tient que d’elle même. Décidant de ses images, les cadrant, leur conférant une importance variable, elle témoignera de la sensibilité et de l’intelligence de ses opérateurs. On lui reconnaîtra la dignité d’un art à ce qu’elle apportera une vision du monde multiple sans doute mais à jamais irréductible à la réalité. »

Il pointe les obstacles techniques persistants, la question de la fidélité de l’image par exemple ; le passage aux 819 lignes lui paraît une exigence esthétique, la condition d’une présentation irréprochable. L’art nécessite ces 800 lignes, insiste-t-il ; il y a aussi la question des programmes : leur coût est élevé, la coopération internationale s’impose.

Chapitre six
La rue Cognacq-Jay ( 1960/1968)

Adam Saulnier débute au journal télévisé, le18 novembre 1960 très exactement.
C’est là qu’il va connaître, durant plus de quinze ans, les temps les plus forts de sa carrière de journaliste.
La télévision vient juste d’obtenir par ordonnance son statut de grande entreprise publique . Elle ne comporte qu’une seule chaîne et diffuse en noir et blanc.

Saulnier est profane en matière de reportage télévisuel mais maîtrise l’art de la critique.

« Je fis mes classes de « télé » dans les locaux de la rue Cognacq-Jay, à propos desquels neuf ans plus tôt Jouvet m’avait dit : On se croirait chez Méliès…en pire » .

A peine arrivé, ce 18 novembre donc, on le charge d’un reportage pour le journal télévisé. Le souvenir de cette première expérience va le marquer durablement ; il le raconte à plusieurs reprises, comme une manière d’épopée, non sans humour, dans des articles, dans ses mémoires également .
Ses « trois premières minutes de peinture télévisée » rendent compte de l’exposition " Guardi et Canaletto", deux peintres vénitiens du XVIIIè siècle, au Petit Palais. Saulnier a imaginé son reportage comme une visite de Venise à partir des deux peintres.
Son cameraman est un survivant de l’époque héroïque des actualités cinématographiques ; il porte une casquette inversée, la visière sur la nuque. L’éclairagiste dispose de deux lampes qu’il tient à bout de bras. Le cameraman, jambes écartées, caméra Bell-Howell au poing, devant les œuvres à filmer, dit à l’homme chargé des lumières : plus à droite, plus à gauche, plus en avant, plus en arrière…et l’éclairage suit tant bien que mal. Et plutôt mal, note Saulnier.

« Je ne savais pas lui expliquer ce que je voulais et j’ignorais tout de lui sinon qu’il comptait parmi les vétérans de la presse filmée » .

La prise de vue dure de dix heures à midi. Le planning n’a accordé que deux heures pour le tournage. Il faut ensuite, dans un temps record et des conditions acrobatiques, filer au laboratoire, puis au montage, opérations différentes réalisées dans des lieux distincts. A six heures, cette phase est terminée.

« Deux couloirs se faisant suite, cinq marches à monter, un autre couloir, trois marches à descendre, un nouveau couloir, trois tournants et au bout d’un dernier couloir, on m’introduit dans le studio de mixage. Le technicien me dit : « Tu parles au rouge ».

Il se trouve plongé dans le noir d’un studio immense ; il devine l’écran haut perché, une table avec une lampe, un micro, une chaise ; il voit défiler le journal ; arrive sa séquence ; il lui faut regarder à la fois l’écran et dire son texte, lequel s’avère beaucoup trop long :

« … après que des confrères aient enregistré les commentaires relatifs à l’entrée d’une voiture ministérielle dans la cour de l’Elysée et aux effets de l’explosion d’un chauffe-bain dans le vingtième arrondissement, je vis défiler une séquence sans trouver le temps de placer la moitié du texte que j’avais préparé. »

Il coupe, recommence trois fois ; finalement le texte et les images correspondent ; il sort, l’illustrateur sonore lui annonce qu’il a accompagné sa séquence avec la musique de Cherubini ; de nouveau, des couloirs, des marches, des tournants, en sens inverse cette fois, quatre étages d’escaliers pour arriver à une petite salle où s’entassent journalistes, scripts, assistants, monteurs ; sur un banc d’écolier, deux rédacteurs en chef : Claude Villedieu et Maurice Bataille. Les bobines s’empilent dans la cabine de projection. Les sujets prévus pour le journal de vingt heures défilent sur l’écran :

« Les rédacteurs en chef sont approbatifs, réprobateurs, caustiques, acerbes. Rarement indulgents. Jamais indifférents. Les sanctions sont simples : « On passe » ou « On ne passe pas ». Venise arrive. Ce n’est pas une promenade en gondole, c’est un voyage en haute mer par gros temps. Ca tangue et ça roule. Quant à moi je chavire. Bataille dit : « Je prends Venise pour Ecoutez voir . C’est mauvais mais il y a une idée ».

Après le journal, réunion pour la critique collective dans le bureau de Pierre Sabbagh, patron du journal télévisé et vieille connaissance de Saulnier ; ce dernier lui dit :

« Tu as bien failli te noyer ! ».

Une entrée en matière agitée, donc, mais le passage est réussi.

Adam Saulnier va faire toute sa carrière au Journal Télévisé ; c’est son camp de base ; ses émissions d’art en effet, à commencer par « Les expositions », sont des annexes du JT, un supplément artistique au journal du dimanche.
La rédaction est une ruche, les journalistes forment une réelle communauté. Il aime cette « famille », sa solidarité et sa convivialité, son rythme stressant, ses rites :

« …nos couloirs, bureaux, salles de rédaction et leurs informations internes faites de supputations et déductions colportées, concoctées, mijotées au milieu de gens pour qui l’urgence est la forme la plus courante, la nouveauté le pain quotidien, l’inquiétude l’état normal caché sous les apprences du cynisme. Le tout parmi les baisers distribués aux secrétaires, les mots lancés en forme de ballons d’essai ou de sous-marins tactiques » .

Il en apprécie aussi la « face cachée », celle de l’entraide entre journalistes, l’esprit d’équipe. Saulnier y est pleinement intégré tout en jouissant sinon d’un statut particulier du moins d’une place à part : il est l’homme de « l’art », regardé par certains de ses collègues comme un sage, un savant, un « poète ».

Homme de radio, il est aussitôt confronté à ce problème de taille, « le rapport image-parole ».

« Le propre de la télévision, c’est la transmission de l’image. (…) Les premiers journalistes de télévision venaient de la presse parlée, tout comme les caméramen venaient des actualités cinématographiques. Tous ont pris, petit à petit, conscience de la spécificité de l’outil et de la nécessité de se plier aux exigences de cet outil ».

Un bon exemple : le journaliste Claude Darget.

« Il a donné le ton le jour où, ayant à commenter les images d’un incendie, il a indiqué le lieu, le jour, l’heure, le nombre de victimes, le montant des dégâts – sans un verbe. Quelques secondes de commentaires pour deux minutes d’images ».

Le contre exemple ? Léon Zitrone :

« Dans sa conception du travail, l’image n’est qu’ un accompagnement. (…) Zitrone a amplifié (à la télé) ses qualités d’homme de radio. Sa réussite n’en est pas moins considérable. Mais il est l’exemple à ne pas suivre ».

Zitrone, Saulnier le côtoie depuis des années :

« Je ne suis pas de ceux qu’il fréquente avec assiduité pour la raison que je suis sans grade ni titre. Mais de tous les journalistes, je suis celui qui le connaît depuis le plus longtemps ».

Il dresse un portrait plein de sagacité du « gros » Léon :

" La veille du jour où il allait débuter à la télévision, et alors qu’il travaillait toujours à la radio, il m’a annoncé entre deux enregistrements qu’on allait assister à une carrière comme on n’en avait encore jamais vue. Je ne fus pleinement conscient de ce qu’il avait voulu me faire comprendre que lorsqu’on le vit sur la couverture d’une publication hebdomadaire à grand tirage près du favori de je ne sais quelle compétition hippique."

Zitrone y apparait coiffé d’un chapeau haut de forme gris clair à ruban foncé, comme pour le derby d’Epsom. Tout le monde sait l’intérêt qu’il porte aux courses mais aussi sa terreur des chevaux. Le fait qu’il pose si près de l’animal est pour Saulnier une preuve de ce qu’il se dispose à faire pour assurer sa gloire :

" La règle généralement observée est de ne pas faire parler de soi pour pouvoir parler de tout. Zitrone a inversé l’ordre : il fait parler de lui pour pouvoir parler de tout".

Il évoque son savoir-faire, son « opportunisme », ce goût pour les fastes et les mariages princiers, les galas, les réceptions mondaines, défilés militaires :

« Il donne à qui en veut du Monsieur le ministre, Monsieur le Président, Monsieur le Professeur, Monseigneur, Excellence. Il ne s’embrouille pas dans les Eminence, Grandeur, Sainteté, Béatitude, Grâce, Vénérable, Révérend. Il sait qui est Chevalier, Baron, Vicomte, Comte, Marquis, Duc, Archiduc et Prince. Les Ordres n’ont pas de mystère pour lui, que ce soit celui de la Légion d’honneur, du Bain, de la Jarretière, d’Alcantara, de Malte, du Temple, de l’Eléphant, de l’Aigle blanc, de la Toison d’or, du Saint Esprit, de St Louis, de St Michel, de St Lazare ou de St Jean de Jérusalem ».

Après son compte-rendu sur les peintres vénitiens, Saulnier enchaîne en filmant, montant, commentant, mixant les expos de Picasso, Steinlen, Dubufet : c’est le début d’un tourbillon de tournages qui va durer près de quinze ans. Très vite, il crée et anime un magazine hebdomadaire sur l’actualité des arts ; l’émission est intitulée "Les Expositions" ; elle est diffusée le dimanche, après le journal de la mi journée.
D’emblée l’émission plaît. Au fil des mois, son temps d’antenne s’allonge, passant de cinq à sept puis douze et finalement quinze minutes.
Jusqu’à l’été 1968, à 367 reprises, semaine après semaine, cette séquence évoque les initiatives artistiques sur Paris pour l’essentiel mais on ne s’interdit pas de parler de la province ; pour des millions de téléspectateurs, elle constitue une sorte d’initiation à l’art, qu’il s’agisse du patrimoine ou de l’art contemporain, et elle fournit à bien des Français l’objet de leur sortie dominicale, dans des musées, des galeries, voire des ateliers d’artistes.
Le magazine Télé 7 jours la qualifie de "musée vivant de l’avenir".

Amoureux de l’art, Saulnier l’est tout autant des artistes ; la force de ses émissions réside non seulement dans la pertinence de ses informations mais aussi, et peut-être surtout, dans cette espèce de complicité vraie qu’il sait systématiquement nouer avec les créateurs, de respect pour leurs personnalités, leur travail. L’homme l’intéresse autant que l’œuvre. A l’évidence, il est de la famille. A la fin de ses mémoires, il y a cette sorte de déclaration d’amour aux artistes :

" Qu’est ce qui me fait aimer le monde des artistes ? Parce qu’il est celui où il ne cesse de se passer quelque chose au chapitre de ce qu’il est convenu d’appeler la beauté. Parce que l’amour des formes à deux ou à trois dimensions aussi bien que des formes écrites, parlées, jouées, chantées, dansées, exige le don de soi et la recherche de toutes les sincérités. Mais aussi parce qu’il est le seul qui, tout au long de l’histoire, n’a jamais voulu prendre le pouvoir. On a vu et on voit le pouvoir être aux mains des juristes, des militaires, des prêtres, des philosophes, des commerçants, des industriels, des savants, des policiers, des propriétaires, des banquiers, des paysans, des artisans, du prolétariat, des cadres. Les gens de lettres en ont parfois le goût. Les artistes, jamais".

Saulnier n’a jamais lâché les pinceaux, ni oublié de dessiner ; sa vie oscille avec régularité entre le silence de l’atelier et l’excitation des salles de rédaction.
Chroniqueur plus que critique, ni pédagogue ni pédant, éloigné aussi de tout élitisme, Saulnier donne à voir l’Art au plus grand nombre ; son émission a une forte audience : les premières années, la station est sans rivale. Du moins jusqu’en 1964, année de création de la Deuxième chaîne. Des échos de presse parlent de dix à douze millions de téléspectateurs.

Certes, il n’est pas le seul à traiter d’art à la télévision.
Dès les années cinquante, la télévision produit des émissions sur l’art. « Plaisir des arts » (1959) de Max-Pol Fouchet, Pierre Dumayet, Michel Mitrani ou « Terre des arts » de Jean-Luc Dejean et Max Pol Fouchet (1959-1971) abordent par exemple le sujet. Mais il est le seul à le traiter dans le cadre des Actualités télévisées, de manière régulière, évoquant plusieurs fois par semaine l’actualité artistique, partie prenante de l’information télévisée. Il est sans concurrent sur ce créneau, avec une telle audience populaire.
Il reçoit dès la fin 1960 un courrier abondant et significatif qui fait état de la satisfaction ambiante. En décembre 1960, la responsable de la Maison de la pensée française, J.Gilbert-Dreyfus, tient à le remercier :

« et à (lui) dire par la même occasion combien (son) travail artistique à la télévision française est apprécié autour de nous et quel service nous considérons qu’il rend en même temps au public et aux artistes ».

Les compliments pleuvent. De la part des institutionnels : « Ce que vous avez fait était de premier ordre » ( Les Amis de la République française), « Plein d’intelligence et de goût » ( Galerie Montmorency), « Votre émission correspond à un besoin et défend la cause de la peinture » (Galerie de Paris).
Le courrier témoigne souvent de l’impact immédiat de ses interventions ; elles donnent ainsi un sérieux coup de main aux organisateurs, aux créateurs. Le Conservateur des Musées de Bordeaux, Gilberte Martin-Mery, le remercie pour son évocation d’une exposition sur la peinture hollandaise :

« Le jour même, on enregistrait deux cents entrées et je dois dire que depuis, il y a continuellement des visiteurs » .

Même compliment de la part de la direction du Musée de l’Homme :

« Vous avez contribué grandement par votre émission au succès de notre exposition Arts connus et Arts méconnus de l’Afrique noire qui vient d’enregistrer son quarante millième visiteur » .

Ou d’un Conservateur du Louvre :

« Vous avez redonné aux parisiens l’envie de prendre à nouveau le chemin du Musée des Arts Décoratifs » .

La presse est pareillement élogieuse. Pour la critique, Saulnier sait faire partager sa passion des arts plastiques à ses contemporains ; il aurait créé « un style d’information artistique". Dans ses archives figure une revue de presse, abondante, regroupant des courriers de professionnels ravis.
Pour La semaine Radio Télé du 22 août 1964, Saulnier est

« un des producteurs les plus érudits et les plus courtois de l’ORTF ».

L’Humanité du 4 septembre 1965 salue

« une des émissions les mieux faite qui soit, instructive, belle ».

Jean Bouret, des Lettres Françaises, écrit (18 novembre 1965) :

« Adam Saulnier est l’homme des étranges lucarnes qui chaque dimanche fait entrer l’art dans la salle à manger ».

Pour Télé Sept Jours (28 juillet 1967),

« A. Saulnier prépare le musée vivant de l’avenir ».

Dans la chronique « Les 819 » des Nouvelles littéraires ( 10 août 1967), on lit :

« Saulnier est un bon meneur de jeu. Ses questions sonnent juste et tombent à point. Il a le sens de la composition d’une émission, un plan clair dont il s’écarte le moins possible ( le peintre et son imagination, le peintre et sa technique, le peintre dans la société). La lisibilité de son propos ne peut que servir les sujets qu’il traite avec un sens aigu de l’équilibre entre l’objectivité informative et la sensibilité ».

Télé Magazine du 11 novembre 1967 salue

« (sa) clarté coutumière et (sa) compétence éclairée ».

Enfin les Dernières Nouvelles d’Alsace de février 1968 soulignent que

« ses émissions ont une tenue ».

Pour nombre de critiques, sa force est de savoir s’adresser au professionnel comme au profane.

Enfin, il reçoit, tout au long des années soixante, des centaines de lettres de télespectateurs, le plus souvent enthousiastes, parfois émouvantes. Saulnier a réuni dans un dossier volumineux une compilation de près de 300 extraits de ces lettres ( de décembre 1960 à novembre 1969). Des mots simples pour lui dire « Merci », « Bravo » et qui confirment ce qu’écrit Jean Marc Compagne dans « Paris Jour » du 10 novembre 1965 :

« Adam Saulnier a dix millions de téléspectateurs attentifs… ».

Les rares lettres critiques visent les émissions où il traite de l’art moderne que des correspondants sectaires et fébriles vouent aux gémonies.

Outre son émission phare « Les Expositions » , Saulnier est naturellement à la disposition du JT. Il intervient à l’antenne de différentes manières ; il couvre l’actualité ( vernissages, initiatives, nécrologies) dans le cadre du journal ; il peut participer à des chroniques comme « Ecoutez voir » ou le « Journal des Arts ». De manière plus spectaculaire, plus solennelle aussi, on peut lui confier l’organisation d’ « émissions spéciales » : il s’agit d’émissions qui passent après le « 20 heure », en « prime time » comme on dit. Ces émissions, longues, traitent de grands sujets d’actualité, et d’actualité artistique en l’occurrence ici : expositions fortes, initiatives publiques notoires ou rendez-vous incontournables comme l’ouverture de la Fondation Maeght.
La participation de Saulnier alors s’impose ; à la direction de la chaîne, quand il s’agit d’organiser un dossier sur un tel enjeu, on parle même, dans les notes internes, de « Spécial Saulnier ». Le politique a sans doute son mot à dire dans le choix de ces sujets ; le chroniqueur y est souvent en compagnie de personnalités publiques, notamment du ministre de la culture.
On imagine mal aujourd’hui, en début de soirée, un journaliste d’art et un ministre déambuler au milieu des œuvres de tel peintre ou de telle école d’art et dialoguer deux heures durant.

Saulnier est en permanence épaulé par une petite équipe : un cameraman, un preneur de son, un éclairagiste et une monteuse. On trouve parfois dans ses cahiers des noms de ses collaborateurs. A la caméra, Decroi, Tourte, Sallé, Allal ; au montage, Farrard ; à la musique : Poulteau.

Il fait son apprentissage sur le tas, avec ses vicissitudes et ses bonnes surprises. On en a un bel exemple avec l’épisode Bourdelle . Le journaliste a programmé une émission sur le Musée dédié à ce peintre et sculpteur dont on célèbre le centenaire de la naissance en 1961. Il interviewe la veuve qui se met à pleurer à chaudes larmes lors d’un gros plan ; cette scène fera d’ailleurs pleurer à son tour François Mauriac, apprendra Saulnier plus tard. Il explique les conditions du tournage :

" Mme Bourdelle est une très vieille dame. Menue et habillée de noir. Elle nous a parlé de la vie laborieuse de Bourdelle (...). En fin de parcours son visage était en gros plan à l’écran. Et c’est à ce moment que ses yeux s’étaient embués de larmes. Nous tenions là l’image essentielle. Hélas la pellicule allait être rayée au laboratoire. Il y avait deux solutions : se passer de la séquence ou la recommencer. J’optais pour la seconde. " Soit, m’avait dit le cameraman, mais ce ne sera pas aussi bon, la vieille dame ne repleurera pas". Or, non seulement Mme Bourdelle a repleuré une fois mais trois fois. Et toujours au bon moment...".

Discret, Saulnier apparaît rarement dans ses (mille) émissions ; loin de se mettre en scène, il s’efface devant l’invité ou l’œuvre exposée :

" Je ne me montrais à l’écran que lorsqu’il m’était impossible de faire autrement. »

Son nom, son visage, ses intonations deviennent néanmoins populaires.

« Les chauffeurs de taxi ne m’en reconnaissaient pas moins à la voix" .

Plusieurs anecdotes, autour de 1968 notamment, confirment qu’il est aisément identifié par l’homme de la rue.

Chapitre sept
Galerie de portraits

De ses rencontres avec les artistes, Adam Saulnier conserve dans ses mémoires, on l’a vu, nombre d’anecdotes. Elles constituent autant de témoignages brefs, précis, souvent intimes, terriblement humains : Van Dongen déambulant dans sa robe de chambre, Bonnard refusant une deuxième paire de chaussettes, Chagall pleurant à chaudes larmes.
Voici, pour demeurer dans la chronologie de ce livre, quelques portraits réalisés entre 1962 et 1968 :

André Lhote
Ce commentaire est écrit à l’occasion de sa mort, en janvier 1962.

« Il n’y a pas si longtemps, dans son atelier de la rue Boulard, alors que je regardais les tableaux entassés, il me disait que c’était là tous ses « laissés-pour-compte ». Peintre-écrivain, peu d’artistes ont autant publié. Il l’a fait jusqu’au jour où, prenant conscience du maigre temps qui lui restait, il écrivit sur un papier qu’il piqua sur sa porte avec quatre punaises « Plus de livre, plus d’article, plus de préface ». C’était déjà trop tard. »

Christian Bérard
Février 1962

« Christian Bérard aurait pu être un peintre dans le peloton de tête. Souffrait-il d’être classé parmi les décorateurs et autres gens de la mode et de la vie parisienne ? Une indication m’est fournie par Boris Kokno. Il me raconte l’avoir vu rentrer à deux heures du matin après le souper succédant à une « Première », une « Générale » ou une « Couturière », aller droit à son chevalet et, oubliant qu’il était en smoking, se mettre à peindre jusqu’au matin. »

Le Corbusier
Mai 1962

« Le Corbusier construit la ville de Chandigarh, nouvelle capitale de l’Etat du Pendjab, en Inde. Il travaille d’autre part au projet d’un hôpital lacustre commandé par Venise . Ses peintures néo-cubistes et ses sculptures-totems sont autour de lui. Ses plans sont à son agence où travaillent de jeunes architectes qui l’ont choisi pour maître. Nous parlons de l’urbanisme parisien. Il me dit : « Personne ne m’a écouté lorsqu’il était temps encore. Maintenant, c’est fichu ! »
Lunettes à grosse monture d’écaille. Nœud papillon. Silhouette carrée. Il me conduit sur le toit-terrasse de sa maison, me montre la mousse qui pousse sur le ciment et dit : « Comme sur les vieilles pierres ».

Man Ray
Mai 1962

« Man Ray est exposé au Cabinet des Estampes. Le jeune caméraman qui m’accompagne le connaît pour la raison qu’il est cité dans les livres conseillés par l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques. Mais tout le laisse ébahi. Il imaginait Man Ray sous les traits d’un grand et fort américain, il voit un vieux petit monsieur coiffé d’un béret basque. Il avait pensé qu’il habitait un appartement clair, sobre, dépouillé, il le trouve dans un atelier grisâtre et encombré. Il croyait qu’on parlerait photographie, Man Ray n’en souffle mot.
L’atelier est en rez-de-chaussée entre l’église Saint-Sulpice et le jardin du Luxembourg. Des rideaux bas à la couleur indéfinie et sale séparent l’ensemble de l’espace en cuisine, cabinet de toilette, chambre à coucher, pièce de séjour et atelier.
Assis sur un divan défoncé, il évoque pêle-mêle : Henri Miller, Picasso, James Joyce, Braque, Cocteau, Breton, Tzara, Eluard, Desnos, Eric Satie, Picabia, et le temps où, enfant, il dévalait les rues de Philadelphie dans une caisse à savons transformée en locomotive. Il cherche quelque chose sous des coussins épuisés, le trouve, et braque sur moi un revolver à bouchon. Il a soixante douze ans. »

Georges Mathieu
Février 1963

« Georges Mathieu pousse le dandysme jusqu’à l’affectation. Il revêt un costume neuf, coupé sur mesure, chaque fois qu’il entreprend de peindre un tableau de grand format et le jette souillé de giclées de peinture, une fois l’œuvre terminée. C’est à dire après un temps qui se compte en minutes, la rapidité d’exécution faisant partie d’une technique qui lui est particulière et s’inscrit au sein de la tendance dite « abstraction lyrique ».
Ses affinités le portent à aimer le règne de Louis XV (…). Ceci dit il n’a pas à se plaindre d’une époque qui lui donne les moyens d’habiter un hôtel particulier au cœur de ce qu’Aragon appelle « les beaux quartiers ». Escalier en pierre de taille, rampe en fer forgé. A droite, la cuisine. A gauche, le garage qui lui sert d’atelier : amoncellement de tubes, pinceaux, chiffons, bidons et toiles.
Toute œuvre cérébrale que soit une peinture, c’est aussi le fruit d’un exercice physique. Mais aucun peintre ne se livre à des exercices comparables à ceux qu’effectuent Mathieu. On le voit sauter, se baisser, se relever, se jeter à droite, à gauche, revenir au centre, partir vers le haut, descendre, bifurquer, reprendre ici, ajouter là, fouetter, zébrer. Ses pinceaux deviennent la « Durandal » de Roland, la « Joyeuse » de Charlemagne. Il est, tour à tour, escrimeur, sabreur, bretteur, pourfendeur. Ce ne sont que coups d’estoc, de pointe, de taille et de revers.
(…) Mathieu affectionne le mobilier décor. Dans son salon-boudoir-salle-à-manger où le violet domine, on remarque un alignement de moulages parmi lesquels il semble que règne le Voltaire de Houdon, mais les visages sont tournés face contre mur. Voltaire fait partie des gens que Georges Mathieu n’aime pas. Il y a aussi Socrate et Le Corbusier. Sa chambre à coucher est gothique : lit à colonnes, fauteuil caquetoire et, sur un coussin, une civette empaillée. (…) Il fait une grande attention à la manière de se vêtir : gilet brodé, dentelle au col et aux poignets. Quant à son visage, il est taillé : mâchoire prognathe, moustaches noires abondantes qui rejoignent les cheveux, regard charbonneux ».

Van Dongen
Monaco, mai 1963

« Van Dongen flotte dans sa robe de chambre. Fantôme désabusé, il déambule dans sa triste maison monégasque baptisée « Le bateau-lavoir » en souvenir du temps où, en début de siècle, il demeurait près de Picasso dans une drôle de bâtisse accrochée au flanc de la butte Montmartre et qu’on appelait ainsi par dérision. Plus tard, il habita un hôtel particulier dans la plaine Monceau. Il ne pouvait alors y avoir de réception réussie sans la présence de ce portraitiste attitré du Gotha, grand, mince, élancé, habillé par de bons faiseurs.
On lui a reproché cette période mondaine. Et il est vrai que ses portraits de l’Aga Khan ou de Lucie Valore ne sont pas ses meilleurs tableaux mais il a été, de tous les peintres de l’Ecole de Paris, celui qui a le plus superbement exprimé l’intensité charnelle. Et le voici atrabilaire au point de dire : « Je n’ai fait que des conneries ! ».
Son regard, bleu de Delft, demeure un regard de peintre. Et lorsque, par hasard, il peint encore, ce qu’il fait est aussi jeune, fort, gai et franc qu’il y a cinquante ans. »

Bernard Buffet
Château l’Arc, décembre 1963

« Une forte bastide derrière la face de la montagne Sainte Victoire opposée à celle de Cézanne. La dépouille d’un chevreuil repose sur un billot. Les murs du garage de la Rolls sont tapissés d’affiches 1900. Des voitures de série sont réparties ça et là. Au centre de la pelouse, les branches d’un sapin plus haut que la bastide portent les guirlandes d’argent du jour de Noël. (…) Bernard Buffet : chemise en soie tabac blond, blouson de daim fauve. Pour un tiers jeune lord, pour un tiers dandy, pour un tiers petit mec. (…) La salle à manger est un bistrot de quartier d’avant l’arrivée du néon et la « restructuration » par les spécialistes de l’architecture limonadière contemporaine. Il y a : le zinc aux angles tendrement arrondis ; les glaces au tain jauni, écaillé, éclaté ; le percolateur, gros cylindre en métal gris garni de robinets et tubulures en cuivre.
Collectionneur à la manière dont on l’était à l’époque des frères Goncourt, Buffet a fait de son salon quelque chose qui ressemble à ce que devait être les appartements de la princesse Eugénie : meubles à pompons, œufs d’autruche en pyramides et des oiseaux empaillés. »

Foujita
Janvier 1964

« Foujita : cheveux coupés à la japonaise, grosses lunettes à monture d’écaille. Au blanc des cheveux près, tel qu’on pouvait le voir, en 1926, à Montparnasse. Il habite aujourd’hui la campagne des environs de Paris. Sa maison ressemble à une gravure anglaise illustrant des histoires pour enfants où il est question de rouge-gorge, hérisson, pâquerettes et œillets sauvages. Est-ce hasard ou conséquences. Il ne peint plus que des scènes enfantines.
Nous sommes loin du temps où Kiki de Montparnasse qui allait entrer dans la petite histoire de l’Ecole de Paris posait pour lui comme pour Kisling et Man Ray. Elle avait les épaules rondes, les seins lourds, les hanches larges.
Depuis, Foujita s’est fait baptiser en la cathédrale de Reims. Et a troqué son prénom japonais Tsugouhoru contre celui de Léonard. »

La vieille dame de Toulouse-Lautrec
Albi, Mars 1964

« Le château de Malmoré a vu s’écouler une partie de l’enfance d’Henri de Toulouse-Lautrec. On y montre le mur où étaient marquées les mensurations de l’enfant. C’est proprement intolérable.
Le hasard nous fait rencontrer à Albi une dame âgée dont le père avait été régisseur d’une des propriétés de la famille. « En quels termes parlait-on d’Henri de Toulouse-Lautrec ? » « Pas en bien, pour sûr ! » dit la vieille dame. Quant à la manière dont il était jugé, elle se contente de dire qu’il lui était interdit d’accepter les bonbons que « Monsieur Henri » aurait pu lui offrir ».

Yvonne Grauer
Avril 1964

« Frédéric Mégret du « Figaro » me signale la peinture d’Yvonne Grauer. Elle est, me dit-il, sa plus récente découverte. Je ne lui dis pas que je l’ai également remarquée.
C’était au Salon des Indépendants, à une époque où on écrivait encore des « salons ». (…) Je demande à Yvonne Grauer si mon article a connu quelques suites pratiques. Il a eu pour effet, me dit-elle, de confirmer l’intérêt que lui portent les amateurs et lui a amené un acheteur. Je ne l’aurais pas cru.
Cela ne s’appelle cependant pas faire connaître. C’est à peine si j’ai joué un petit air de pipeau. Il en faut plus pour aider un artiste. Frédéric Mégret sait peut-être ce qu’il convient de faire. Je l’ignore quant à moi ».

Suzanne Martin
Juillet 1964

« Suzanne Martin raconte son enfance déchirée, traquée, affamée. Ecrivain ou peintre, elle ne sait au juste. Editée et exposée, elle devrait être satisfaite. Mais le voile de misère ne se déchire pas. Elle ne montre rien de ce qu’elle écrit et peint avant de l’avoir d’abord soumis à Jean Paulhan. Je lui demande quels conseils il lui donne. Elle me répond : « C’est très simple : il me dit que c’est très épatant ou que ce n’est pas très épatant ! Rien de plus. »

Giacometti
Juillet 1964

« Giacometti est dans la salle qui lui est consacrée à la Fondation Maeght inaugurée aujourd’hui. Les critiques d’art sont venus nombreux. Mais on remarque les échotiers, reporters d’information générale et des bataillons de photographes.
En bras de chemise, col ouvert, son veston tenu sur l’épaule, Giacometti me dit : « Tu sais que j’aime Rembrandt et que je n’aime pas beaucoup les chats. Eh bien, s’il me fallait, pour sauver la vie d’un chat, crever une toile de Rembrandt, je n’hésiterais pas ! »
Rien de plus important à ses yeux que la vie. La vie en soi. Mais aussi la vie que l’œuvre doit exprimer. Il s’est consacré à la quête de cette vie. Il en parlait avec Francis Grüber.
L’inauguration est marquée par un souper servi sur l’esplanade que l’architecte José-Luis Sert a ménagée entre les deux bâtiments de verre et de briques où intérieur et extérieur s’interpénètrent bien. Malraux préside. Quelques deux-cent convives mangent et bavardent. Ella Fitzgerald et Yves Montand chantent près d’un Steinway avec, pour toile de fond, le ciel étoilé de la Provence en été. Le service est assuré par des valets en culotte à la française, bas de fil blanc, escarpins à barrette d’argent, jacquette bleu-roi. Un rien de plus et ce serait mamamouchique. Marc Chagall, en smoking, en pleure d’admiration. Je regarde le beau mur au revêtement composé par Tal Coat, pierres à la recherche de l’esprit et du reflet des choses ».

Niki de Saint-Phalle
Paris, octobre 1965

« Son nom est célèbre dans le monde de la banque. Et le devient dans celui des Arts. Elle invite les visiteurs d’une de ses expositions à tirer à la carabine sur ses structures en plâtre dans lesquelles elle a inséré des sachets de peinture liquide qui se crèvent sous l’effet des balles : les structures saignent. Des jeunes femmes s’acharnent. Leurs doigts arachnéens se crispent sur la gâchette ».

Iakovlef
Paris, décembre 1965

« Je croyais Iakovlef tombé dans l’oubli. Or voici qu’on en reparle. Bien que la part la plus connue de son œuvre soit consacrée aux hommes d’Afrique et d’Asie, il est typiquement des années parisiennes vingt-cinq. Il a été le peintre de la « Croisière noire », puis de la « Croisière jaune ». Mais, avant, il avait rencontré Joseph Kessel entre Vladivostok et Pékin, l’avait revu à Shanghai, à New York ; à Port-Cros et à Montparnasse. Je connais une toile de lui qui montre, au « Select », un réfugié d’Europe centrale ( Musée de Boston). Et, dans le regard, cette désespérance que je devais si souvent rencontrer par la suite ».

André Breton
1er octobre 1966

« Cimetière des Batignolles. Cinq roses rouges. Ecrit en lettres d’argent sur un ruban mauve posé en diagonale : « Groupe Libertaire Louise Michel ». Rien d’autre près de la tombe béante d’André Breton. Une foule dense, sous la pluie fine. Composée uniquement de jeunes gens. « C’est sa revanche ! » me dit Gaëtan Picon. Marcel Duchamp enchaîne en remarquant que ce n’est pas la génération de ses enfants mais de ses petits-enfants.
Quelques amis toutefois, mais peu, très peu. Je vois ou on me dit avoir vu : Jean-Louis Barrault, les deux frères Prévert, Louise Deharme, Jean Hérold, Mouloudji, Edmond Humeau… »

Calder
Sachet, décembre 1966

« De grands stabiles noirs dominent la colline au sommet de laquelle Sandy Calder a fait construire son atelier (…). Nous profitons de son absence pour y installer les instruments de musique appelés « structures sonores » de Lazzi Bachet qui s’harmonisent avec ses œuvres.
Il arrive, ne manifeste aucune surprise, observe et écoute. Tignasse blanche, teint rouge, pull-over plus rouge encore. Il est là, l’œil rieur, la bouche gourmande, se dandinant. Et voilà que, chaloupant, il va vers un de ces instruments et se met à en jouer le plus naturellement du monde.
Nous partageons son repas.(…) La table est longue, Calder est assis à une de ses extrémités. Il y a, à sa gauche, un panier de bouteilles, et à sa droite, un porte-bouteilles de caviste, frère jumeau de celui que Marcel Duchamp a immortalisé sous la forme de son plus célèbre « ready-made ». Calder sort une bouteille du panier, la débouche et la fait circuler autour de la table ; lorsqu’elle lui revient, il remplit son verre, le vide, pique la bouteille vide sur le porte-bouteilles et en débouche une autre ».
NB : C’est Marcel Duchamp qui a inventé, pour Calder, le substantif « mobile » et c’est Jean Arp qui a créé le néologisme « stabile ».

La servante de Pierre Bonnard
Janvier 1967

« Manessier me dit n’avoir jamais si bien compris Pierre Bonnard qu’en voyant sa servante sur son écran de télévision. Nous l’avions trouvée, vieille italienne édentée, près du cabanon qu’elle habitait dans la partie la plus vague des hauteurs de Cannes.
Sous l’auvent en tôle ondulée, une table bancale, un banc, une bûche servant de billot, une hache, des cageots disloqués. Dans l’unique pièce : un lit couvert d’un édredon rouge, une table, une chaise, un évier, un fourneau, une armoire. Elle en sort une photographie de Bonnard conservée entre les pages du « Provençal ». Il est coiffé d’un chapeau en toile blanche.
Pour parler de la manière dont il travaillait, elle trouve les mots justes : « C’était, dit-elle, comme s’il plantait des fleurs ! ». Nous sommes, hélas, à bout de pellicules.
Aimé Maeght raconte qu’entre 1940 et 1945, alors qu’il n’était pas encore – et de loin - le numéro un du commerce français de l’art moderne, il portait régulièrement à Bonnard ce qu’on ne trouvait alors que difficilement. Depuis le lait jusqu’aux poissons.
Un jour il remarqua que Bonnard manquait de chaussettes. Le lendemain, il lui en apporta deux paires. Bonnard en accepta une et refusa l’autre en disant que cela risquait de priver quelqu’un. Je sais peu de remarque aussi simplement belle. »

Olivier Debré
Mars 1967

« L’atelier d’Olivier Debré est une remise. Il y travaille mais n’y demeure pas. L’endroit est encombré : boîtes de peinture pleines, vides, à demi vides. De toutes tailles et de toutes les couleurs. Enormes tubes. Immenses pinceaux.
Une des méthodes Debré consiste à monter sur le toit de sa remise et, de là, peindre sur une toile couchée sur le sol, à l’aide de pinceaux attachés à des perches.
C’est la technique démultipliée des peintres de décor de théâtre. Le résultat est double. D’une part, il juge, de loin, d’autre part, la toile étant horizontale, la peinture de coule pas. Cela vaut mieux, étant donné ses épaisseurs ».

Chagall
Juillet 1967

« Chagall regarde l’ensemble de ce qui a été passé sur nos antennes à son propos. Trois quart d’heure en tout. Il pleure dès le début de la projection. On sourit de ce que ses amis appellent son don des larmes. C’est l’effet d’une sensibilité sans laquelle il n’aurait pas été ce qu’il est ».

Picasso
Vallauris, décembre 1963

« Nous avons rendez vous avec Picasso. Tout a été fixé à partir de Paris. Théoriquement les choses devraient bien se passer, bien qu’il (…) refuse les interviews. Surtout devant un micro et une caméra. Nous nous présentons à l’heure dite. Timbre électrique, conversation par interphone. On nous demande de vouloir bien revenir « demain à la même heure ». Ce que nous faisons, pour nous entendre répondre la même chose. Cela, trois jours de suite ! Les intimes de Picasso, Suzanne Ramié, Pierre André et Lucie Weill, Hélène Parmelin et Edouard Pignon prétendent que c’est là un comportement habituel. (…) Je ne connaîtrai de la maison de Picasso que la grille d’entrée. (…) Pourquoi m’avoir fait dire qu’il acceptait une interview télévisée, s’il ne voulait pas l’accorder ? « Parce que, me dit-on, Pablo ne sait pas refuser ».

Giorgio de Chirico

Ajoutons à ces croquis cette correspondance (de Rome) de de Chirico à son « cher Adam Saulnier » ; dans cette lettre manuscrite , très certainement du milieu des années soixante, le peintre répond aux questions que lui a posées le journaliste dans un précédent courrier. Il y évoque « quelques notes sur sa vie et son travail », destinées à accompagner une exposition parisienne, et ne cache pas son animosité à l’égard des surréalistes :

« Je suis né en Grèce, de père et mère italiens, le 10 juillet 1888. J’y ai un peu étudié le dessin et la peinture dans une académie d’Athènes. A l’âge d’environ 17 ans, je suis venu en Italie et, peu après, à Munich en Allemagne ; pendant deux ans j’y ai fréquenté les cours de l’Académie des Beaux Arts. Rentré en Italie, j’ai commencé à travailler seul. Les tableaux de l’époque à propos de laquelle les surréalistes ont fait du bruit (mot illisible) pour des raisons exclusivement d’intérêt matériel et personnelles (sic), ces tableaux datent d’un temps où je peignai peu et je lisais beaucoup, surtout les philosophes allemands du siècle dernier. J’avais été fortement impressionné par l’étrange poésie de Nietzsche : dans les tableaux de ce temps j’ai justement essayé d’exprimer cette atmosphère. Cela n’a absolument rien à voir avec le genre grand guignol et la bizarrerie idiote que les surréalistes ont voulu voir ou feint de voir dans ces peintures. »

Il estime que ses autres peintures importantes, au plan de l’invention et de la fantaisie, sont : la série de tableaux de gladiateurs ; celle des morceaux de nature dans une chambre et leur pendant : les meubles dans une vallée ; la série des bains mystérieux ; les chevaux antiques.

« Il y a longtemps, environ 25 ans, que sur tout et avant tout, je suis hanté par le grand problème et le grand mystère de la qualité en peinture ; j’ai beaucoup travaillé, expérimenté et étudié dans ce sens ; mes récents tableaux sont le résultat de cet effort. »

Puis de Chirico reproduit les extraits de la préface d’un livre hagiographique qui lui est consacré où il est question, à son propos, de révélation et non d’inspiration, de peinture métaphysique et non surréaliste.

Chapitre huit.
La passion Malraux

Adam Saulnier à la télévision est contemporain de l’ère Malraux à la Culture.
Le journaliste-peintre connaît de longue date le ministre-romancier. Un ami ne lui annonçait-il pas, à la Libération, que cet homme serait la figure de l’après-guerre ? Il a aimé « Le musée imaginaire » écrit en 1947 ; il a croisé l’homme près du catafalque de Grüber en 1948.
Compagnon de route du général de Gaulle, Malraux devient ministre des Affaires culturelles en 1958, un ministère taillé sur mesure, dit-on. Saulnier ne peut qu’apprécier l’écrivain, l’amateur d’art, le contemplatif mais aussi le baroudeur, le résistant, le gaullien. Il est bluffé par les connaissances, la mémoire, les rapprochements audacieux de ce grand aîné ( le ministre est né en 1901) ; il éprouve pour cet homme public une estime personnelle et un moment même une complicité qu’il ne retrouvera avec aucun autre ministre de la culture .

De 1961 à 1969, j’ai recensé vingt-quatre interviews d’André Malraux par Adam Saulnier . Le chiffre exact est probablement plus important encore et les rencontres entre les deux hommes, à l’occasion de telle ou telle initiative publique, doivent être assez fréquentes.
Une des premières allusions du journaliste au nouveau ministre de la culture, dans ses mémoires, est de janvier 1961 :

« L’autorité d’André Malraux à la tête du ministère des affaires culturelles s’affirme comme se précise ce ministère dont on a dit qu’il avait été créé pour Malraux à la manière dont on prétend que la cinquième république n’a été taillée qu’à la mesure du général » .

Malraux vient de confier la Villa Médicis à Balthus, un peintre qui cadre mal avec les canons de l’Académie, laquelle « contrôlait » jusque là ce genre de nominations :

« La cavalerie légère de Malraux pourrait en souffrir. Mais si de Gaulle a donné plein pouvoir à Malraux, il semble ne pas souhaiter le voir en découdre en terrain découvert avec l’Institut de France ».

En fait, le ministre gagne la partie, la nomination de Balthus, à la fois révolutionnaire et traditionnel, étant un choix habile.
Les liens entre Saulnier et Malraux sont appelés à se renforcer car le ministre a vite compris l’intérêt que présente la télévision. Une anecdote de novembre 1961 le montre bien. Le Louvre consacre un hommage à Braque, en reconstituant pour la circonstance l’atelier du peintre dans le musée. Saulnier filme l’inauguration ; le tournage est compliqué ; mais Malraux le soutient :

" Ca tourne ! dit le cameraman. "Ca tourne ! " répond le preneur de son. "Georges Braque, une, première ! " annonce le clapman...Et Braque est pris d’une quinte de toux. Une voix dans l’assistance : " Éteignez au moins vos lumières ! " Éteindre et rallumer serait plus pénible pour les yeux de Braque que les laisser s’habituer. Malraux s’est placé derrière le fauteuil de Braque et ne bronche pas. " Georges Braque, une, deuxième fois ! ". A nouveau Braque et secoué par une toux déchirante. Si Malraux quitte le fauteuil, nous n’aurons plus qu’à partir. La même voix dans l’assistance : " C’est une honte, cette télé ! ".

Saulnier imagine déjà le protestataire écrivant une lettre indignée à la direction de l’ORTF :

" Alors de deux choses l’une : ou une interview de Georges Braque sera passée sur l’antenne et Pierre Sabbagh traitera de pauvre type le signataire de la lettre ; ou je n’aurai pas d’interview et je serai le pauvre type. Tout est permis. Sauf de revenir bredouille. C’est une vieille règle de la presse".

Finalement Braque retrouve son calme, se prête à l’entretien avec la complicité du ministre :

" Philippe Blanc du cabinet de Malraux me dit : " Le ministre est enchanté". Cela se voit au point que le protestataire est d’un seul coup proscrit. Cet homme de musée n’a pas compris l’importance que Malraux attache à la télévision".

Le pouvoir, l’Elysée, Matignon, le ministère de l’Information, la rue de Valois, sont attentifs au petit écran, à ses enjeux politiques…et culturels ; on en a un nouvel exemple lors de l’inauguration du plafond de l’Opéra peint par Chagall, en septembre 1964 : le chroniqueur a prévu d’interviewer le ministre de la Culture ; Saulnier a déjà croisé à plusieurs reprises les mois précédents le peintre au cours de la réalisation de la fresque, parfois en présence de Malraux. La veille de l’inauguration officielle, un entretien est donc prévu dans la grande salle même de l’Opéra, ce qui constitue une prouesse technique, il faut tirer en effet des kilomètres de câbles.
En fait André Malraux arrive au rendez vous accompagné de Georges Pompidou et propose à Saulnier d’interroger le premier ministre ; le journaliste s’exécute. L’émission est mise en boîte. Las, le chroniqueur se voit imposer peu après, à la demande du cabinet du chef du gouvernement, un nouvel enregistrement de Pompidou ; dans un bureau de Matignon, cette fois, ce dernier reprend mot à mot son commentaire. Pourquoi ce "remake" ? Une conseillère du Premier ministre s’était fait passer la bande-son de l’entretien ; elle avait trouvé le ton de Pompidou trop désinvolte.

" Je lui fais remarquer que, pour important que soit le plafond de l’Opéra, ce n’est tout de même pas un sujet à gros risques politiques. Les céréaliers, betteraviers et autres sidérurgistes s’y intéressent peu, bien que je le regrette. Elle me répond : " Il n’y a rien pour un homme politique qui ne soit important". Rue Cognacq-Jay, je compare les deux enregistrements. Il est vrai que dans le premier, Pompidou laissait percer un amusement qui aurait pu être interprété comme étant de l’ironie alors que dans le second, il n’y a qu’admiration".

A partir de 1964/65, si l’on en juge par la fréquence des émissions, Malraux fait de plus en plus volontiers appel à la télévision et à Saulnier ; les entretiens se systématisent. Dans un dossier sur le ministre de la Culture, le journaliste tient une comptabilité de ses rencontres ; les dates, les émissions, les sujets sont répertoriés. Ces entretiens ont lieu aussi bien dans le cadre des actualités télévisées que de la série " Les expositions" ou d’une « émission spéciale » : une soirée entière, le ministre et son journaliste attitré parlent par exemple de Caravage, de ses effets de lumière, ses penchants réalistes …
L’ exposition « Dans la lumière de Vermeer » en 1966 est l’occasion pour le ministre, depuis l’Orangerie, de donner une interview assez fameuse, qu’il est possible de visionner à l’Ina. Malraux semble mener une enquête sur la vie amoureuse du peintre, compare les personnages féminins des différentes toiles, imagine des romances :

« …il raconte la vie privée de Vermeer sur les détails de laquelle, faute de documents, les spécialistes ne se risquent qu’avec précaution. Il s’appuie pour ce faire sur un certain nombre de tableaux qu’il interprète à sa façon et termine par « Et voilà ce qu’on disait lorsqu’on avait vingt ans et qu’on écrivait des romans policiers ». Je ne connaîtrais jamais de Ministre de la Culture dont les propos seront plus imprévisibles. Mais cette fois il bat ses records. Arriver en quelque trois minutes à rappeler qu’il a écrit dans sa jeunesse une vie de Vermeer de Delft et finir par dire que ce n’était qu’une œuvre de fiction, c’est remarquable ».

L’anecdote continue : le ministre parti, l’équipe, restée dans la salle, vérifie l’enregistrement ; passe un expert qui entend la bande, qualifie le propos de « foutaise » :

« Il demande qui a dit cela. Je lui dis que c’est Malraux. Aussitôt il s’excuse ».

D’autres entretiens portent sur Toutankhamon, l’Inde, Van Dongen, Chypre, Rodin, l’art canadien, l’Europe gothique, Picasso. Ce dernier, en octobre 1966, pour ses 85 ans, est l’objet d’une exposition considérable à la fois au Grand Palais (peinture) et au Petit Palais (sculptures, dessins, céramiques, œuvre décorative) ; le ministre entreprend d’expliquer devant la caméra ce qu’est « l’aventure Picasso » ; il a cette image, si l’on peut dire :

« Avant l’Olympia de Manet, on fait de l’illusionnisme ; après l’Olympia, la peinture n’est plus illusionniste ; à partir des « Demoiselles d’Avignon », le tableau est son propre objet ; il ne s’agit absolument pas de savoir quels sont les rapports avec ce qu’il représente mais de savoir que ce qu’il représente est métamorphosé en tableau ».

Il qualifie encore l’œuvre du peintre de « la plus grande entreprise de création et de destruction de formes de l’histoire de la peinture occidentale ».

Le rythme des entretiens s’accélère au fil des ans : en 1967, on compte une émission par mois avec les deux hommes ! Pour évoquer Rouault, la fondation Maeght, l’art naïf, l’art nègre ou Vermeer.

Le ministre et le journaliste semblent entretenir des rapports cordiaux qui se manifestent parfois en cours d’émission ; on peut entendre André Malraux souffler à Adam Saulnier des conseils pour mieux faire sentir le cheminement de Picasso :

" Le plus simple serait que vous donniez après les photos de vos peintures les photos d’un certain nombre de sculptures qui sont ici..."

Le critique sait accompagner le verbe et le rêve de l’homme politique, son ambition culturelle aussi. Dans ses émissions, on y voit le ministre poursuivre son dialogue des civilisations ( Egypte, Inde, art nègre) ; exalter le patrimoine français et européen ( Caravage ou Rodin, Ingres ou Vermeer, art gothique ou naïf) ; saluer les grands chantiers de la politique culturelle, la grandeur française ( le Louvre, les nouvelles acquisitions de l’Etat) ou encourager le mécénat (fondation Maeght) ; consacrer les fondateurs français de l’art moderne : Braque, Rouault, Chagall, Léger, Henri Laurens, Picasso, surtout.
En creux, on voit aussi les sujets peu - ou pas - abordés : les « jeunes » créateurs (Hartung, Soulages, Buffet, Marchand) ainsi que le quotidien de la politique culturelle ; Malraux n’aime guère parler de gestion.

En règle générale, on sent le journaliste littéralement enchanté par son ministre, amusé par ses manies, sa façon de s’imposer :

« Malraux ne manque jamais d’expliquer aux organisateurs d’expositions ce qu’ils ont fait et ce qu’ils ont voulu faire ».

Toutefois certains responsables ne se laissent pas facilement marginaliser. Par exemple, lors de l’inauguration de l’exposition Toutankhamon, la responsable Christiane Desroches-Noblecourt présente longuement l’initiative et Malraux est contraint de se taire :

« …si bien que le ministre est arrivé devant caméra et micro avec un arriéré de choses à dire. Le plus étonnant a été son début. Parlant de l’Egypte antique, il a évoqué un « peuple sans squelette ». L’ambassadeur d’Egypte a eu un instant de stupeur avant de comprendre que Malraux opposait l’image des momies égyptiennes à celle de nos squelettes blanchis »

De Malraux, il connaît les habitudes, sa table réservée chez « Lassère » avec son Château-Pètrus qui l’attend ; il collectionne les mots, les remarques :

« L’âne et le bœuf de la crèche, me dit-il, personne n’en parle dans les évangiles, ce sont les artistes qui les ont inventés. Et on sait quelle place ils tiennent ! ». L’idée lui en est venue en regardant les tapisseries exécutées aux Gobelins d’après les cartons de Chagall ».

ou

« C’était à l’exposition Ingres organisée au Petit Palais : « je me demande si, de toutes les raisons qui me font aimer Ingres, les meilleures sont les plus importantes ». Commentaire souriant de Jacques Chatelain, directeur des musées de France : « ou vice versa ! »

Autre sortie :

« C’était devant une des œuvres d’artistes canadiens contemporains présentées au musée national d’art moderne. Malraux n’était pas dans un de ses meilleurs jours. Il se contenta de dire que ce que le Canada apportait à la peinture moderne était un certain rapport à l’espace ».

Saulnier ajoute : « les mauvais jours commençaient ». De fait Malraux, à la veille de 1968, moins de dix ans après son arrivée au gouvernement, commence à perdre de sa fougue.
Au fil des années, on a vu le visage du ministre évoluer ; un de ses biographes, Michel Cool, parle justement de « chaman au front strié de rides, secoué de spasmes nerveux et chassant de ses mains des mouches invisibles, à moins que ce ne fussent des feux follets… » .

Saulnier, lui, ne dit pas autre chose ; durant l’été 1967, il note :

« Malraux a vieilli. Il y a l’usure du temps et celle du pouvoir . Et cette mort qui ne cesse de le frapper dans les êtres qui lui sont chers ou proches. Mais aussi d’autres abus. Et il n’est pas de bonne hygiène d’avoir Lassère pour cantine. Outre que c’est un des restaurants les plus chers de Paris, c’est également un des meilleurs. Et Malraux est gourmand ».

On a envie d’écrire que le rapport de l’individu Saulnier à Malraux tient parfois du respect filial. Comme si le locataire de la rue de Valois comblait en partie l’image du père absent. L’identification doit être d’autant plus tentante pour le journaliste que les contours du ministre-romancier ne sont pas sans rapport avec ce que l’on sait de Henri Saulnier, critique d’art esthète, dandy, tourmenté, voyageur voire baroudeur.

Comment caractériser la relation plus proprement politique du journaliste Saulnier avec le pouvoir de tutelle ? Le régime gaulliste a bien compris l’intérêt de la télévision . Il exerce un contrôle direct, organique sur sa télévision par le biais du ministre de l’information, rôle tenu – pour nous limiter aux années Saulnier - par des hommes comme L. Terrenoire, C. Fouchet, Y. Bourges, G. Gorse, A. Peyrefitte surtout, tous grands barons du régime : la main mise sur l’information est stricte, l’orientation politique est cadenassée, toute la direction de l’Ortf est aux mains d’administrateurs liés au pouvoir. Cela concerne au premier chef le journal télévisé.

En même temps, les réalisations culturelles semblent bénéficier d’une relative autonomie. On a pu parler d’ « âge d’or de la télévision culturelle » avec des réalisations mémorables , notamment
• des fresques historiques, comme la série « La caméra explore le temps » ( Santelli, Decaux),
• des dramatiques comme « Les Perses », tragédie d’Eschyle, de Jean Prat en 1961,
• des émissions comme « Lecture pour tous » de Pierre Dumayet, Pierre Desgraupes, Max Pol Fouchet, ancêtre d’« Apostrophes » .

Dans ce cadre, l’appareil conservateur de l’Office cohabite avec des réalisateurs indociles, contestataires, des gens de gauche, souvent des communistes . Le pouvoir politique s’en accommode dès lors que ces créations participent, à ses yeux, d’une histoire et d’une culture nationale valorisée. Fonctionne donc une sorte de binôme conflictuel mais efficace, celui du pouvoir et des créateurs, qui, paradoxalement, conduit à - et explose en – 1968.

Sur son créneau, Saulnier bénéficie d’un statut contradictoire ; journaliste au Journal Télévisé, il opère dans un territoire sous contrôle ; mais affecté à l’art, à la peinture de surcroît, il est un peu « à part » ; d’autant que son partenaire est moins le ministre de l’Information que celui de la Culture.
Au service de la machine à vulgariser, à installer un sentiment esthétique, il est un peu comme dans une bulle au sein de ce J.T., on l’a vu ; il s’invite dans l’intimité des Français, leur fait prendre conscience d’attentes, engendre des vocations.
Cela ne veut pas dire qu’il ne se trouve pas dans un rapport de dépendance à l’égard de ce ministre apprécié. Mais son secteur se prête moins directement que d’autres aux pressions. Même si elles existent. On a vu la précarité de sa fonction lors de l’anecdote sur Braque au Louvre ou avec le remake de l’interview de Pompidou sur la fresque de Chagall. Sa hiérarchie peut parfois intervenir dans ses choix. Ainsi en novembre 1966, tel directeur signale que Calder prépare un travail monumental et pense qu’il y a là un sujet pour lui. Elle peut se montrer insistante. En juin 1967, un proche du président Contamine signale au directeur du J.T. que la famille Landowski, " famille d’aristos, tu vois "…, presse la rédaction de faire quelque chose sur la prochaine ouverture du musée Paul Landowski, sculpteur officiel s’il en est ; le mot suggère : " Peut-être un spécial Saulnier " . Ces exemples d’intervention dans son travail cependant sont rares.

Des lettres enthousiastes d’institutionnels peuvent parfois ressembler à des pressions « positives » ; et lui même sait manifester des formes sinon de complaisance du moins de disponibilité particulière ; par exemple, il prend soin de bien couvrir une exposition sur le surréalisme qui se tient à Bordeaux dont le maire, Jacques Chaban Delmas, est aussi Chef du gouvernement ; cela lui vaut une lettre chaleureuse du conservateur des musées de Bordeaux avec ce « nota bene » à la main : « Le Premier ministre en a été très satisfait » .

La télévision étant la voix du pouvoir, Saulnier serait-il la voix du ministère de la Culture ? C’est sinon un reproche, du moins une question qu’il se pose assez souvent, selon ses proches. Quel est son degré d’autonomie ?
Certes il y a entre Saulnier et Malraux une « complicité » d’ordre intellectuelle, esthétique, morale ; et puis, l’âge venant, les deux hommes ne se montrent pas hostiles à une certaine mondanité. En même temps, cette proximité a ses limites. Si Saulnier rend compte des initiatives du ministère, il est loin de s’y limiter ; cet aspect n’est qu’une – faible - partie de son activité. Saulnier n’est pas (que) la voix du ministre. L’émission « Les expositions » exprime sa sensibilité propre ; il y apparaît plus contemporain, plus pluriel, moins institutionnel que Malraux, autant par goût personnel que par professionnalisme. Il n’est pas le porte-voix d’un art « officiel ».
Limites sociales aussi : Saulnier demeure imperturbablement un syndicaliste militant. Encarté à FO, il tient une chronique régulière, jusqu’en 1962, dans la revue de cette confédération. Et il participe activement à tous les mouvements revendicatifs de ces années là. Une grève assez dure mobilise le personnel de l’ORTF en 1965 notamment et Saulnier y prend toute sa part.
N’empêche : jusqu’en 1968, où le ministre et le journaliste ne se retrouvent pas du même côté de la barricade, leur relation est au beau fixe.

Responsable d’une importante émission d’art, Saulnier intéresse évidemment les marchands. Ici aussi, il est l’objet de pressions, commerciales cette fois, ou du marché comme on dirait aujourd’hui. Il doit aussi résister aux amicales sollicitations des exposants, les nombreuses galeries parisiennes qui désirent être mentionnées dans sa chronique ; il semble, dit-on, particulièrement vigilant à refuser les « cadeaux » de toute espèce. De manière générale, et compte tenu de ce qui vient d’être dit, Saulnier veille à être le seul maître à bord.
Chapitre neuf
La construction d’une émission
ou le temps de l’image

Ces années soixante pour Adam Saulnier sont d’une extrême productivité. On a un bon aperçu de ses productions car il en tient une stricte comptabilité de 1960 à 1975. Il inscrit en effet dans deux grands cahiers noirs la liste complète de tous ses tournages : la série « Les expositions », le J.T., les émissions spéciales. Parfois il donne même les lieux de tournage, les dates de passage, les coordonnées des collaborateurs mobilisés. Tous les tournages ( et sujets) sont mentionnés sur un même plan, tous semblent ici avoir la même importance .
Les moindres incidents sont signalés, tous les événements qui bousculent la programmation, faits politiques ( élections, référendums, discours du Chef de l’Etat, grèves) ou autres (premier vol sur la lune).

A la lecture de ces cahiers, deux premiers enseignements s’imposent : Saulnier travaille beaucoup. Par exemple pour la période 1961-64, on comptabilise 400 tournages par an, plus d’un tournage par jour !
Dans ses mémoires, au détour d’une phrase, et au milieu d’un chapitre consacré à mai 68, il reconnaît n’avoir pas été très bien traité, ou avoir été surexploité pourrait-on dire, par l’Office :

« L’actualité artistique n’est pas considérée comme étant suffisante pour justifier l’activité à temps plein d’un journaliste de télévision, en dépit d’une émission hebdomadaire, chaque dimanche à treize heures, et de quelques autres sujets inclus dans les diverses éditions du journal. On me charge donc de diverses bricoles ».

Il fait mine de se plaindre mais cet homme est un forcené du travail. La presse ne manque pas de faire remarquer son « activisme ». Ainsi « Télé 7 jours » publie, fin 1961, une brève information, ironique, intitulée « Il en manquait neuf » :

« Adam Saulnier se considère comme deshonoré. Le 20 novembre 1961, jour du premier anniversaire de son émission, il n’avait effectué que 356 reportages ( !) alors qu’il s’était juré d’en réaliser 365, un par jour » .

Un an plus tard, la même revue titre cette fois sur « Le recordman du J.T. » :

« Adam Saulnier a fêté la semaine dernière le deuxième anniversaire de son émission « Les Expositions ». En deux ans, il a réalisé 771 reportages, c’est à dire un peu plus d’un par jour » .

La manière qu’il a lui même de mettre en avant ses résultats ( il évoque souvent dans ses écrits intimes leur progression) pourrait laisser penser qu’il est soucieux de « faire du chiffre », pour parler trivialement ; il serait plus juste de dire qu’il se contraint à une stricte discipline de travail.
Cette suractivité professionnelle est d’autant plus impressionnante que cet homme, par ailleurs, écrit beaucoup, peint beaucoup, exerce des activités syndicales... Il a un rapport névrotique ou maniaque au travail et au temps. Ainsi confie-t-il au journal Télé Magazine ce « planning » personnel qui n’est pas une boutade :

" Une semaine égale 168 heures ; c’est à dire 57 heures pour la télé ( 45 heures de tournage, 8 de montage, 4 de préparation) ; reste 56 heures pour le sommeil, 14 pour les repas, 14 pour la lecture, 8 heures au téléphone et 20 heures pour la peinture ! ".

Le travail pour lui semble un refuge, un cadre, une protection contre des tourments intérieurs.

Ses cahiers montrent ensuite que mai 1968 a marqué dans sa carrière une nette césure ; pour Saulnier, il y a eu un avant et un après 68.
Pour les huit premières années à la télévision, voici le bilan, quantitatif (et cumulatif) de son activité :

> 1961, 422 tournages, 59 émissions dont 48 « Expositions »
> 1962, 840 tournages, 123 émissions dont 98 « Expositions »
> 1963, 1224 tournages, 149 « Expositions »
> 1964, 1652 tournages, 198 « Expositions »
> 1965, 1952 tournages, 316 émissions dont 247 « Expositions »
> 1966, 2273 tournages, 382 émissions dont 297 « Expositions »
> 1967, 2551 tournages, 459 émissions dont 347 « Expositions »
> 1968 , 2653 tournages, 490 émissions dont 367 « Expositions »

Au total, les « Expositions » représentent trois quart de son activité ; les autres sujets pour le J.T. et les spéciales se montent à 123 émissions, ce qui est loin d’être négligeable.

a) Les Expositions (puis Art actualité)

Le générique de la série donne le ton : une succession de quatre visages de femmes, quatre portraits en gros plan, une sculpture et trois tableaux, de facture classique. L’une de ces images, la quatrième, est tirée de « La vierge à l’enfant » de Jean Fouquet. Ces figures, en noir et blanc , ponctuent les quatre indications d’ouverture :

« Voici…
Les expositions
Le magazine des Arts de l’Actualité télévisée
Une émission d’Adam Saulnier. »

On vise le plus large public, celui des Actualités télévisées, à la meilleure écoute, le dimanche midi, sur la Une, avec en même temps l’ambition de réaliser une série de qualité, une sorte de messe esthétique, « élitaire pour tous » aurait dit Vitez.

« Les expositions » commencent à la mi-décembre 1960.
Chaque émission s’ouvre avec trois ou quatre grands sujets, de longueur à peu près égale – trois à quatre minutes chacun - puis elle mentionne brièvement l’actualité des galeries, avec une succession d’images commentées par le journaliste.
Les sujets d’ouverture– dont le nombre varie - peuvent porter sur des expositions majeures de créateurs contemporains ou de grands du patrimoine, sur la nécrologie d’un artiste, un entretien avec le ministre. Dans une même émission par exemple, Saulnier peut rendre compte des expositions sur : Rubens à Bruxelles, le XVIe siècle au Mobilier national et le surréalisme.

Il est, avoue-t-il, chaque fois confronté à la même question : Que choisir ? certes l’actualité prime mais l’actualité est riche et puis il a peu de temps pour faire son choix : il faut voir, réunir les éléments, filmer, monter, commenter, mixer : il doit se décider vite.

« Le sommaire de mon magazine hebdomadaire était trop chargé, je le savais. Mais la règle journalistique étant de fournir une information aussi complète que possible comme le meilleur moyen de ne pas se tenir trop éloigné de l’objectivité, je m’y suis conformé. En fait je n’ai cessé de jouer sur deux notes : l’objectivité quant au choix, la personnalisation quant à la manière de présenter ce choix. » .

Ce qui l’amène à cette considération de déontologie :

« Que tu l’aimes ou que tu ne l’aimes pas, tu dois, journaliste, rendre compte de l’actualité. S’il est évident que, de tout ce qui fait l’actualité, la plus grande part est éphémère, il n’en demeure pas moins que c’est dans cet éphémère que passe ce qui deviendra permanent. Et journaliste, tu ne dois pas le manquer ».

Voici par exemple le déroulé de l’émission « Les expositions » n°285 du dimanche 2 octobre 1966 . Elle dure quinze minutes. Trois sujets font l’ouverture. Ces trois tournages avaient été réalisés quatre jours auparavant. Saulnier, rond, élégant, y apparaît ; il est assis dans la première séquence, il déambule dans la troisième.
Il rend d’abord hommage à André Breton qui vient de déceder, « ce grand orienteur d’une fraction importante de l’art de la première moitié du siècle » dit-il. Passent différentes photos et portraits du poète. Saulnier se trouve dans l’appartement de Marcel Duchamp. Il feuillette le livre de l’exposition dite « La boîte alerte ». Vue plongeante sur l’ouvrage puis image de « la roue de bicyclette qui tourne » ( ready made). La parole est donnée à Duchamp :

« J’ai rencontré André Breton en 1919… »

La caméra s’attarde sur la main et le cigare du vieux surréaliste .

« Le mot de surréalisme n’existait pas encore (…). J’étais toujours en marge du mouvement et restait ami plutôt que disciple… ».

Très gros plan sur le profil de Duchamp. La séquence se termine avec des photographies représantant le groupe fondateur du surréalisme, Breton et Max Ernst, Breton et Trotsky, le groupe en 1952.

Second sujet, sans transition : « Art en folie » à l’occasion des entretiens de Bichat, à l’hôpital parisien de la Salpetrière.
Vue plongeante sur une page surchargée de dessins qui occupe tout l’écran ; sept ans durant un aliéné couvrit un carnet de croquis ésoteriques dans un dialogue insensé avec le « Dieu de la folie ».
Puis une responsable de l’exposition accroche une cape confectionnée par une malade ; celle ci à l’insu de tous avait réussi à broder d’étonnants vêtements avec des matériaux chapardés. Présentation ensuite de deux tableaux d’aliénés : celui d’un assassin qui peint ses fantasmes ; un autre est intitulé « la maison où nous sommes » où le Bien et le Mal se combattent.

Enfin vient un reportage au musée Gallièra. L’émission fait écho à l’exposition « Soixante maîtres contemporains de Montmartre à Montparnasse », destinée à faire connaître la Fondation pour la recherche médicale française. A l’écran, des tableaux figuratifs, des portraits dûs à Suzanne Valadon, André Derain, Moïse Kisling, Van Dongen, Félix Vallotton, Steinlen.

Au générique apparaissent les noms des membres de l’équipe, neuf personnes, Saulnier compris :

Images : Jean Pierre Janssen, Francis Willaume
Banc-titre : Ha-Minh-Tay
Preneur de son : Henri Guillosson, Claude Hugot
Montage : Pierre Boucher
Illustration sonore : Bernard de Ronseray
Assistant : Jean Paul Mougin.

Les noms des collaborateurs bougent volontiers sauf celui de cet assistant, JP Mougin, son adjoint de fait jusqu’en 1968 ; après les « événements », ce dernier fait partie des licenciés ; il se retrouvera redacteur en chef de la revue « A suivre ».

Le titre de l’émission et le générique changent début 1967 ; le nouvel intitulé est « Art actualité. Chronique d’Adam Saulnier. Emission de l’actualité télévisée ». La signature de Saulnier est cette fois bien marquée ; elle prime même le cadre des Actualités Télévisées. Le générique d’ouverture est « modernisée », dans l’air du temps, qui est celui de Jean Christophe Averty et des Shadocks. On joue sur la lettre « A », pour Art et Actualité, qui danse à l’écran sur une musique allègre.

Le déroulé de l’émission reste inchangé.

B) les « Spéciales » puis « Panorama »

Outre ses « Expositions » et les sujets intégrés dans le Journal Télévisé , Saulnier réalise entre 1963 et 1968 une vingtaine de grandes émissions, diffusées après le journal du soir, dans le cadre d’une série qui s’intitule « Emission spéciale » puis, à partir de 1965, « Panorama ». Il s’agit d’une émission hebdomadaire de l’Actualité Télévisée ; lorsque l’actualité est artistique, c’est naturellement Saulnier qui anime la soirée.

Les sujets, pour « Emission spéciale », sont variés : Le Trianon ; Fontainebleau ; Quarante ans de surréalisme ; Les travaux du pavillon de Flore ; La Fondation Maeght ( en juillet 1964 avec les interviews d’Aimé Maeght, Marc Chagall, Juan Miro, Alberto Giacometti, Tal Coat, Yves Montant, André Malraux) ; Chagall ; Les antiquaires et décorateurs au Grand Palais ; Les peintres naïfs ; Le Château de Vincennes ; Les trésors des églises de France ; Caravage et la peinture italienne ; Le Danemark ; Andersen et Hamlet ; Jean Cocteau ; Les grands travaux du Louvre ; La mort de Le Corbusier.

A « Panorama », il propose : Les portraits de la République ; le Trianon, à nouveau ; Florence, ville ravagée par les eaux ; les 80 ans de Chagall. Et une émission particulièrement imposante, « Picasso et son temps », pour les 85 ans du peintre avec Picasso, Dali, Chaplin, Clouzot, Lifar, Miro, Foujita, Pignon, Mac Orlan, Georges Auric, Yves Montant , entre autres…

On voit, dans ces thèmes, non pas une « commande » publique car il n’existe dans ses archives aucune trace de directives officielles mais un désir d’accompagner l’ambition culturelle du moment, encouragée par le ministère de la Culture :
* valoriser le patrimoine ( Trianon, Fontainebleau, Pavillon de Flore, Vincennes, Louvre),
* saluer des initiatives publiques ou privées ( Eglises de France, Fondation Maeght, Portraits de la République, antiquaires),
* privilégier des courants ou des époques ( surréalisme, naïfs, 17e italien),
* confirmer les maîtres déjà confirmés ( Picasso, Chagall notamment).

C) Méthode(ologie)

Saulnier s’explique à plusieurs reprises sur le problème propre à la critique d’art télévisée : il s’agit en effet, selon son expression, de « transposer des transpositions » :

« (Une) difficulté réside dans le fait qu’à l’inverse des autres reporters de télévision, le reporter ou chroniqueur d’art ne travaille pas, comme eux, sur une matière brute qu’il faut transposer d’une forme en une autre mais à partir d’une matière déjà transposée. J’ai donc transposé des transpositions. Il n’y a d’ailleurs pas moyen de faire autrement » .

Il donne deux exemples :

« Sachant que l’écran de télévision constitue le cadre à l’intérieur duquel tout se passe, sachant que ce cadre se présente sous la forme d’un rectangle, dont les proportions sont semblables à celles d’une enveloppe de type dit commercial, et sachant qu’il faut y faire entrer des œuvres qui peuvent n’avoir aucun rapport de proportions avec ce rectangle, comment faire sinon jouer avec les détails, les gros plans, les plans éloignés, les mouvements de toutes natures, c’est à dire transposer ? »

Second cas de figure :

« Sachant que peintures, sculptures, architectures, gravures, dessins, ne connaissent, en tant que mouvements, que leur palpitation intérieure, et ne sont – sauf les rares cas de peintures cinétiques - que gestes arrêtés, et sachant qu’hormis les plans fixes dont les durées ne peuvent que difficilement excéder cinq secondes, la télévision n’est pas mouvement, il faut bien animer, c’est à dire transposer ».

Ce chroniqueur transpose donc, en prenant son temps, le temps d’écouter le créateur, le temps de montrer son travail, le temps de l’image en somme. Il laisse au téléspectateur le loisir de découvrir l’œuvre. Ses zooms, ses panoramiques suggèrent mais n’imposent rien. Il commente peu, ose quelques dates, quelques précisions. Et le sujet doit devenir lisible, évident.

Méticuleux, Saulnier a conservé, dans autant de chemises, les dossiers de tous les artistes rencontrés, soit plusieurs milliers de documents ; il s’agit pour l’essentiel de peintres, mais aussi de sculpteurs, d’architectes, de photographes. Ces chemises montrent comment il opère. Elles contiennent, outre quelques extraits de presse, des photos de bonne qualité reproduisant les œuvres en question. Parfois, sous forme d’indications manuscrites, on y trouve le projet de sommaire de l’émission, le temps imparti à chaque séquence et, plus rarement, le texte de ses brefs commentaires.

Ces notes montrent que ses choix fluctuent tout au long de la semaine précédant la diffusion ; ils peuvent bouger jusqu’au montage, en fonction de l’actualité, des possibilités de tournage, parfois des exigences de la rédaction.

Dans la composition de son émission, deux types d’images ont une importance égale : l’image filmée de l’entretien ou du reportage et l’image du banc-titre, insérée. Ses conseils au technicien chargé de cette dernière manipulation sont précis ; Saulnier intervient sur chaque photo ; il établit souvent un véritable story-board, dessinant chaque plan. Ce mini-scenario, comme l’écrit Sonia Buchard , interroge le processus créatif, montre le cheminement de la pensée artistique, works in progress ; c’est une fenêtre ouverte sur l’intimité du créateur, une façon de scanner l’esprit en marche, de dévoiler des secrets.

Saulnier donne l’ordre de passage, détaille la partie à valoriser, indique le cadrage ; il précise les mouvements de caméra, panoramique plein cadre, mouvement de bas en haut, arrêt, fixe, enchaîné, effet de zoom du centre vers l’extérieur, close up et il chronomètre chaque prise.

Dans le cadre d’un travail, en 1966, sur la représentation de la République et de Marianne, il décortique par exemple " La liberté guidant le peuple " de Delacroix ; il propose que la caméra s’attarde en sept séquences, d’un total de près de quarante secondes, sur le sujet de la manière suivante : présentation globale du tableau (" 1 : entrer plein cadre, plan fixe 7 secondes ") puis un " fondu enchaîné " où l’on va détailler six visages, respectivement de Marianne (" 2 : détail A, 5 secondes "), du révolutionnaire au sabre à l’extrême gauche du tableau ("3 : détail B, 5 secondes "), de son voisin, un jeune homme au haut de forme et au fusil (" 4 : détail C, 5 secondes "), du poulbot à droite brandissant deux revolvers (" 5, détail D, 5 secondes ") , du soldat allongé au sabre (" 6, détail E, 5 secondes ") et enfin de l’homme mort (" 7, détail F, 5 secondes ").

Cette précision se retrouve dans l’ordre de présentation des images. En 1965, il réalise une émission sur Giacometti ; il propose une série de sept photos numérotées et annotées ; elles présentent, au dos, ses commentaires sur le cadrage et le tournage. Saulnier part d’une photo représentant l’artiste, âgé, dans une galerie, posant près d’un de ses bustes ; il cadre ensemble le visage du sculpteur et la tête de sa sculpture ; il indique " plein cadre, plan fixe, 5 secondes ; avancée sur le buste, 5 secondes ; enchaîné, une seconde ". Puis il examine cinq bronzes, toujours sur le même principe (" plein cadre, plan fixe, 5 secondes ; enchaîné, 1 seconde ") et termine par le bronze dit "Annette au garde à vous" avec « panoramique plein cadre de bas en haut, 7 secondes, dont 2 secondes d’arrêt en bas et en haut, et recadrage gros plan sur la tête, 6 secondes ».

Comme s’il avait peur que les mots ne suffisent pas, le journaliste dessine parfois ses recommandations. Lors d’une exposition Van Dongen, il tourne un sujet pour " Art actualité " ; dans une demi-douzaine de vignettes, il détaille un tableau, depuis les yeux de la personne peinte jusqu’à la silhouette d’ensemble ; chacune de ces images doit être montrée sept secondes ; et l’ensemble doit se succéder dans un fondu enchaîné.

L’image prime. Sans doute parce qu’il est peintre, il en comprend tout de suite l’enjeu et le respect qu’on lui doit :

" Mon écriture était l’image, mes commentaires étant complémentaires. A la limite, j’aurais rêvé de faire de la télévision muette. J’étais de ce fait tributaire des images ».

Il répète ce message dans de nombreux entretiens. A un journaliste de « Sud Ouest » qui lui demande, en 1969, quels sont ses « impératifs sur le plan formel », il répond :

« Je donne à voir : l’image, c’est l’impératif primordial, la parole n’est que le contrepoint ».

Il en soigne particulièrement l’agencement :

« Les images devaient prendre valeur critique. Et pour jouer avec les images, il m’en fallait qui soient explicatives, servent de contrepoint, de faire valoir ou de repoussoir. Il convenait de les rythmer afin que le propos soit ressenti plus que vu ou entendu. D’où les mouvements de caméra, plans fixes, fondus enchaînés, plans séquences, etc... Pas un tournage sur 1000 où je n’ai pensé au plan d’introduction et de conclusion, aux plans signifiants et aux plans de complément".

La couleur ? Malraux lui répétait que son émission, déjà très regardée, le serait plus encore quand la chaîne passerait à la couleur. Le jour venu, en 1967, Saulnier est surtout sensible aux nouveaux problèmes d’harmonie qui se posent. Avec la couleur, il n’a plus seulement à harmoniser valeurs et mouvements :

« il fallut tenir compte de la succession des couleurs. Que leur reproduction soit plus ou moins fidèle était un problème technique important. Mais plus important devint que tout s’harmonise à partir de dominantes. »

En même temps, cette question de la couleur le laisse perplexe ; il a même cette remarque désabusée :

« Qu’en pensaient les téléspectateurs ? Si j’en juge par l’abomination des cartes postales « en couleur », dont on vous submerge en été, ils n’en pensaient rien ».

Le son, la musique, pour Saulnier sont très importants ; s’il s’entoure de trois techniciens pour l’image, dont le chargé du banc titre, il sait aussi s’appuyer sur trois collaborateurs pour le son, dont un pour les arrangements. La qualité du son s’apprécie d’autant mieux que Saulnier n’a pas peur du silence ; il sait se taire ; la caméra peut se promener longuement, silencieusement sur la toile ou la sculpture ; ses commentaires sont courts, l’arrangement sonore de qualité ; on retrouve là l’homme de radio.
Il sait éviter l’écueil sur lequel butent de nombreux journalistes de sa génération, le bavardage et la sous-estimation de la dimension proprement (télé)visuelle. Une télé muette, on le sait, ne l’aurait pas gêné. Il formule à plusieurs reprises cette envie d’une télévision économe de ses mots, qui se bornerait à donner à voir l’image. Ainsi :

« Mon rêve serait de faire un film où je n’aurais à dire que le nom de l’artiste et où la seule vision des images donnerait aux esprits les plus simples, par le choix et la confrontation des éléments, l’idée et le jugement que je porte moi même ».

S’il apparaît peu à l’écran, on le sent présent en permanence, on entend sa voix, précise, légèrement chantante, un tantinet précieuse.
Les textes de ses commentaires sont rarissimes mais on peut tomber sur quelques phrases griffonnées au dos des chemises ; c’est le cas par exemple pour une séquence consacrée aux peintres de Saint Tropez ; ses huit lignes sur Dunoyer de Ségonzac se concluent par " …et voici ce que de son Saint Tropez il sait voir ".
Le commentaire généralement est court, clair, informatif ; mais pour arriver à ce résultat, il a écrit, raturé, réécrit, hachuré, repris, rayé ; ses manuscrits sont un champ de bataille.

L’image lente, le propos économe, l’attitude pudique sont la signature d’Adam Saulnier. Elle sont aussi caractéristiques d’une époque qui apparaît avec le recul à des années lumière du monde télévisuel stressé, bavard et narcissique d’aujourd’hui.
Chapitre dix

Saulnier, peintre
Une joie fantastique

Le jour, il tourne, la nuit, il peint.
Adam Saulnier regarde l’image en peintre. Il dit ne pas voir d’opposition entre son travail de peintre et son activité à la télévision ; il se considère, à tort, plus présentateur que critique.
Pour lui, chaque forme de création, au rayon des arts plastiques, a sa vie propre. De son côté, la télévision a son rythme à elle. Le travail de l’homme de télévision est « d’unir ces deux vies sans trahir l’une au profit de l’autre ». C’est particulièrement vrai pour la peinture :

« (c’est) la forme du visuel qui nécessite le plus de respect de ce rythme initial. Or le rythme de la peinture et le rythme de la télévision différent fondamentalement, tant au plan de la conception que de l’exécution. Et plus encore dans les formes définitives propres à chacune d’elles. D’où l’obligation de faire œuvre de traducteur-auteur qui exige à la fois soumission et domination. »

La peinture s’inscrit dans un espace physique localisable…et touchable, alors que la télévision est un espace éclaté…et impalpable !

« Mais ces deux espaces ont en commun le privilège d’inscrire dans leur surface un maximum de sensations personnelles et collectives. La télévision est toujours le fruit d’un travail collectif alors que la peinture est le travail d’un seul. Mais tout membre qu’il soit d’une collectivité, l’homme ( ou la femme) de télévision demeure finalement seul. Et c’est cette qualité de solitude qui fait de l’homme de télévision un artiste à part entière. »

Tout au long de ces années soixante, Saulnier continue plus que jamais d’être peintre ; dans son appartement parisien, il peint la nuit, le week end, durant les vacances. Il est même particulièrement productif si on en juge par le nombre d’oeuvres réalisées et le rythme de ses expositions. Cinq grandes expositions entre 1962 et 1967, une par an !
Elles lui valent de nombreux échos de presse ; il les collectionne soigneusement mais, pudique, il n’en parle pas dans ses mémoires.

Automne 1962 : l’exposition intitulée « Arbres » se tient à la galerie « Au pont des arts » de Lucie Weill, rue Bonaparte, une galerie qui va accueillir assez systématiquement son travail. Il s’agit des arbres de Recloses, dans la forêt de Fontainebleau, des chênes surtout. L’initiative suscite plus de 25 papiers, une belle reconnaissance ! La plupart des critiques sont là : Combat, le Journal du Dimanche, Le Monde, Jours de France, Paris Jour, Les Echos, Le Figaro Littéraire, Les Nouvelles Littéraires, Le Figaro, Amateur d’art, La Croix, Arts, Paris Presse, Juvénal, Plaisir de France, Une semaine de Paris, Arte figurativa, L’avenir d’Italie, Libération, Le Parisien Libéré, Les dépêches parisiennes…

On souligne volontiers l’austérité du trait, sa pureté ; on salue son graphisme souple, on note ses couleurs : gris, vert, rouge pâle. Pour Les dépêches parisiennes :

« il y a dans l’œuvre de Saulnier un subtil mélange de désespérance et de mystique espoir » .

Claude Roger-Marx dans Le Figaro Littéraire dit notamment :

« Adam Saulnier s’est efforcé par une touche grasse et large d’assurer leur modelé aérien aux masses végétales qui relient la terre au ciel ».

Des tableaux représentent aussi, déjà, des visages d’enfants ; Jean-Paul Crespelle du JDD les compare

« … à des poupées de cire des ex-votos, (…) des visions qui arrêtent et qui laissent dans le souvenir un sentiment indéfinissable comme si l’on venait de pénétrer les secrets d’un monde clos, interdit. (…) Saulnier a cessé d’être un amateur pour devenir un peintre à part entière ».

Ces hommages lui font du bien. Il sait qu’il a atteint un bon niveau, il l’écrit dans ses mémoires. Il estime, en cette année 1962 justement, s’être « trouvé complètement ». Il montre une belle assurance technique. Autrefois, démuni, il n’achetait que des couleurs bon marché, ternes :

« J’ai mis quarante cinq ans pour arriver à la couleur. Maintenant, j’ose employer du vermillon et j’ai découvert, comme les fauves, l’éclatement des tons purs. Il y a une joie fantastique à faire jouer la couleur dans sa totalité. C’est l’été de l’art ».

Pour autant la présence de ses pairs à ses expositions ne doit pas trop le troubler. Il connaît son monde ; il a vécu les affres de la marginalité à Montparanasse dans les années trente et doit bien se dire que quelques unes de ces critiques visent au moins autant à séduire le journaliste respecté qu’à saluer son talent. Les galeries elles-mêmes sont elles desintéressées ?

Un an et demi plus tard, il change de support et de formes. Il réalise une série de collages. Se télescopent là l’homme d’image, le journaliste du J.T., le peintre. Pour l’essentiel, il s’agit de montages de photos de presse ou d’articles. Il accompagne ces travaux, réalisés la nuit, de commentaires manuscrits. En avril 1964, toujours à la galerie « Au pont des arts », il expose une vingtaine de ces « compositions d’actualité » ; les titres indiquent la diversité des thèmes : Images de l’Espagne ; Une certaine Angleterre ; Ce qui se passe en Chine ; La source froide ; La force des vieux rêves ; Le caliban ; La foule matraquée, matraqueuse ; Aujourd’hui deux soucoupes volantes ont été signalées.

« J’ambitionne de donner une vue globale de la situation dans laquelle se trouve le monde par rapport aux grands mouvements d’opinion et aux grandes découvertes du siècle. L’art est une chose grave et c’est de la recherche obstinée de la vérité par les hommes que je veux parler. Jamais nous n’avons eu autant besoin d’ un élan du cœur. Le phénomène le plus important de notre époque est la recherche d’ une nouvelle morale ».

Il y a foule au vernissage. Une vingtaine de papiers rendent compte de l’initiative. Ils reviennent sur « l’histoire » du collage et la singularité d’Adam Saulnier.
La critique est chaleureuse : « Sidérant » ( Agence info) ; « Incantation magique » ( Aux écoutes) ; « Un artiste total » (Juvénal) ; « …une expérience de journaliste au service de sa vocation d’artiste » (Le Figaro) ; « de véritables tableaux » (Le Parisien). Jean Bouret dans Les Lettres Françaises salue :

« l’intelligence, les dons de coloriste, la parfaite convenance des harmoniques, l’humour, l’amour de l’homme et aussi le goût, cette vertu décriée. (…) On découvrira un artiste non loin du pamphlet, stigmatisant le racisme, criant la famine des peuples sous-développés et dont la bonté de cœur ressort aisément de l’examen de ces œuvres ».

Pierre Cabanne dans Arts parle du

« reflet d’un homme qui n’a pas fini de montrer son cœur ».

Une de ces oeuvres est retenue pour figurer dans une exposition sur le surréalisme à la galerie Charpentier.

En février 1965, il expose à nouveau chez Lucie Weil ; en novembre de la même année, il montre une série de toiles, d’études au crayon gras, de collages. On note quelques titres : Le rendez vous de l’espace ; La logique des choses ; Esquisse pour la vie d’une femme. Il y a là aussi des dessins de chats, des paysages, un album de cartes postales drôlatiques.
Il a droit à une demi-douzaine de beaux papiers. Bouret dans Les Lettres françaises est élogieux. Le journaliste de Juvénal a visité l’atelier de l’artiste, rue Auguste Vacquerie ; il parle de « peinture grave, sévère, pathétique » ; il estime même qu’il s’agit d’

« une des plus importantes expositions de la saison de Paris ».

Evoquant son travail nocturne de peintre, Le Figaro Littéraire écrit :

« Adam Saulnier se dédouble. Il est une manière de docteur Jekyll et Mr Hyde de la peinture ».

C’est l’occasion d’un long reportage de Jean Rollin dans L’Humanité Dimanche ; celui-ci parle de sa façon de montrer l’image, de ses commentaires, son ironie, de son émission dominicale :

« Adam Saulnier a la tribune la plus populaire de France » .

Pour Rollin, Saulnier vise un large public, ne se cantonne pas à une école :

« l’objectivité d’Adam Saulnier consiste donc à révéler un peu de tout ce qui se fait en art. (…) En réaction contre le débraillé de toute une partie de la production artistique actuelle, ses œuvres prouvent que la modestie devant le motif n’aliène en rien, quand le talent s’en mêle, l’exaltation de l’esprit créateur ».

C’est un homme qui affectionne le chuchotement, le silence, la savante beauté, laisse entendre Rollin.

« Mais il arrive aussi qu’il chante plus haut. (…) Ne vous fiez pas au calme apparent de cet homme souriant et courtois ».

Novembre 1967, toujours à la galerie Weil. Saulnier n’a pu venir à l’inauguration, retenu par son travail. Quatre articles le saluent. On parle de sa palette sobre, sévère, presque monochrome, de ses

« peintures traitant de l’homme moderne face à ses mythes ; l’amour et la mort reviennent comme des leitmotive (..), climat obsessionnel ».

Pour Le Figaro, sa poupée en modèle est « l’envers de l’innocence ». De ses tableaux se dégage :

« une impression d’attente vague, d’incertitude malheureuse plus que de terreur mais ce malaise n’est pas morbide, il est plutôt celui que laisse planer une solitude résignée ».

L’Humanité évoque un « univers banal et mystérieux », celui des dominos, des coquillages mais il y a aussi

« cette fillette, sœur d’Alice au pays des merveilles, apparue tel un feu follet dans quelques compositions, et qui semble dire où suis je ? et qui suis je ? ».

Lewis Caroll de fait est un auteur qui intéresse Saulnier, pour son ironie, son humour, son détachement, sa rigueur. Une manière de compatriote, aussi…

Le Courrier écrit :

« Cet homme fin et lettré que tout le monde connaît par la qualité de sa présence et de ses critiques à la télévision est un peintre remarquable. (…) Un talent grave, sensible et dépouillé de toute facilité. La pâte est généreuse dans ses accords où éclatent des blancs vibrants d’intensité et des gris profonds et mystérieux ».

Chapitre onze
Un personnage paradoxal

« Tout homme est deux hommes, et le plus vrai est l’autre » écrivait Borges. La formule s’applique en partie à Adam Saulnier.
En ce printemps 1968, alors que nous sommes apparemment dans la période la plus faste de sa vie, il n’est pas interdit d’oser un petit portrait de notre personnage.
Au fil des ans, l’homme s’est arrondi, notabilisé. Installé dans ses ambivalences aussi.

Dans son histoire, on croise de soudains changements : l’enfant d’artistes, le petit enfant d’artisans aisés, connaît tôt la solitude et le dénuement ; le jeune salarié pauvre devient subitement peintre ; le peintre s’engage brusquement dans l’armée ; le professeur d’art appliqué devient vite un baroudeur, un aventurier à sa manière ; ce parisien rompt toutes les amarres pour suivre le front à Rome, à Innsbruck.
Il vit aussi des ruptures cinglantes dans sa vie privée : tout indique que ses deux mariages ont été de nature assez radicalement différente, il passe du monde de la précarité à une certaine prospérité, de la vie de bohème à un cadre « bourgeois ».

A présent, le voici peintre-journaliste ou plutôt l’inverse . Comme l’écrit Pierre Cabanne dans la revue Arts :

" Adam Saulnier n’a jamais très bien su s’il était journaliste avant d’être peintre ou réciproquement. Et cela l’a servi d’ailleurs car il n’est jamais tombé dans le dilemme qui consiste à se demander si l’on fait une peinture de journaliste ou du journalisme de peintre. Il mène de front, avec un égal bonheur, cette double carrière" .

Cette posture paradoxale renvoie un peu à la fatalité du double métier des Saulnier, le plaisir et la nécessité ; mais ce balancement entre métier public et travail d’atelier, cohue et isolement nous rappelle qu’enfant, il voulait être homme de cirque et curé à la fois. Il mélange fantaisie et rigueur, bruit et contemplation, agitation et recueillement.
Ainsi il y a du cabotin chez lui, du mondain aussi ; il aime retenir l’attention d’une assistance, il sait séduire ; cet homme élégant ne refuse pas la compagnie des « happy few » du monde des médias, de la création.
Il manifeste en même temps de la réserve : à la télé il se montre peu ; il n’apprécie guère l’exhibitionnisme d’un Zitrone ; il n’est pas dupe des jeux de pouvoir.

Cet homme d’images écrit un peu, beaucoup, passionnément toute sa vie, des manuscrits qu’il n’en finit pas de reprendre ; la phrase est classique, nette, élégante ; son réalisme descriptif est terriblement méticuleux. Cet hyperréalisme, ce sens du mot juste fait penser à l’artisan qui aime travailler avec de bons outils.

Autre paradoxe : cet homme éparpillé, professionnellement parlant, entre télé, radio, écriture, conférence, peinture, dessin, critique, est un homme d’ordre, à la limite de la maniaquerie.

Ordre dans la famille : cet homme de nuances dans son art (et sa pédagogie) est un personnage qui peut être implacable, dur avec les siens. Lui qui connut, enfant, une sorte d’abandon qui ne dit pas son nom puis le suicide d’une mère qui fut toujours chérie et hors d’atteinte, mettra un point d’honneur avec Héléne, sa seconde épouse, à maintenir les apparences d’une vie de famille unie.
Cet autodidacte - qui pourtant va devenir une sorte de professeur d’esthétisme de la France gaulliste – est obsédé par l’idée de donner une éducation solide, voire conventionnelle à ses enfants et se comporte en éducateur sévère.

Ordre dans son écriture : il prend, reprend, retravaille, cisèle ; ses mémoires « L’oeil et la bouche » sont maintes fois corrigés, réécrits, enrichis ; il affectionne les descriptions les plus complètes possibles, les mots les plus soigneusement choisis. Il en est ainsi de tous ses écrits. La phrase est limpide, la plume vive, les anecdotes précises ; tout cela est le fruit d’un incessant, d’un interminable travail.

Ordre dans son travail : dans sa manière par exemple d’archiver ses papiers. Il aime les rapports d’activité, les bilans d’étape, les objectifs chiffrés, les plannings rigoureux.
Est-ce une réponse à l’insécurité, une insécurité chronique, existentielle, remontant de l’enfance ?
Ce solitaire aspire à la camaraderie, à la fraternité du groupe qu’il trouve un moment chez les « montparnos », dans l’armée surtout, dans son métier de journaliste également, notamment au sein de la rédaction du J.T. de l’ORTF. Et dans le syndicat.
Son enfance fut sans repères, ou tiraillée entre des mondes dissemblables. Il a besoin de règles, de codes, de cadres. Au détour d’une phrase de ses mémoires, on lit :

" Le plus clair de mon temps se passe à culpabiliser" .

Le bonheur ne semble pas être son lot ; mais vivre de manière apaisée et créative, c’est déjà beaucoup.

Autre paradoxe encore, apparent : ce laïc est un religieux, un croyant plus exactement ; ce virus lui a été transmis par sa grand mère polonaise, par la branche anglaise de la famille également. Il a un sens de la religiosité et un goût pour le sacré, pour le rite. Il prend un plaisir manifeste à décrire telle procession, à filmer certaines pratiques comme séduit par la rigueur et la solennité du geste.
Ce pacifiste aime l’armée, certes l’armée issue de la Résistance, l’armée de libération, mais l’armée tout de même ; l’ancien bohême montparno prend l’uniforme et se coule dans le moule militaire avec une facilité étonnante. Et il ne cache pas à l’occasion son affection pour l’Armée du salut.

Homme d’ordre donc et pourtant, d’un bout à l’autre de sa vie, il est une catégorie de gens qui l’attire : les artistes. Saulnier n’est parfaitement à l’aise que dans ce monde là ; il en est un inconditionnel ; on le sent parfaitement heureux lorsqu’il évoque cet univers. Plus que l’art peut-être, il le laisse entendre d’ailleurs, c’est l’artiste qu’il aime, c’est la vie de l’artiste qu’il revisite de façon récurrente dans tous ses reportages, et où, le plus souvent, il y a si peu de place pour l’ordre. Comme s’il revisitait la vie de ses parents en somme.

Autre paradoxe, qui nous en apprend un peu plus sur le Saulnier profond. Cet homme de l’actualité, montreur de l’art le plus contemporain, disponible pour toutes les formes d’expression de ces années soixante notamment, lui qui accompagne souvent les gesticulations d’un Dali, expert en « happenings », a des goûts extrêmement classiques, un sens marqué de la tradition. Enfant, il est, dit-il, admiratif de Fra Angelico ; adolescent il aime particulièrement Le Gréco ; adulte, lui qui côtoie des centaines de contemporains, qui fréquente les plus grands, qui tutoie les plus brillants créateurs de son temps, il n’en emporte aucun dans son panthéon personnel. Pas un seul ne trouve grâce. Ses références, intimes, sont des peintres du XVe ou du XVIè siècle, comme Fouquet, Clouet ou encore Enguerrand Querton ; plus près de nous, il cite Chardin, Corot ou à la limite Cézanne mais surtout, au dessus d’eux tous, son préféré, son Maître, c’est Philippe de Champaigne, le sobre, l’austère, le janséniste peintre de la foi ; au total, dans son musée secret, évoqué dans ses mémoires, il n’y a que des peintres français, des gens de classicisme, de mesure, de silence.

Le plus insolite de ses paradoxes est son rapport à la télévision. Homme de télé, dont il décèle le potentiel très tôt, Saulnier se garde bien d’avoir un poste chez lui ! Ainsi cet homme prive sa famille de télé. Mieux : les siens, ses enfants, ne verront jamais sa série « Les Expositions ». Superbe contradiction. Comment l’expliquer ? Est-ce un double langage : lui qui parle volontiers de la force culturelle de la télévision semblerait « en interne » sans illusion sur le petit écran. Cela risque de nuire à l’éducation des enfants, répète-t-il. Il a peur de la drogue télévisuelle, du « robinet à images », peur du laisser-aller devant l’écran. Du même coup, il interdit de fait aux siens de voir son propre travail, comme s’il ne méritait pas d’être vu.
Saulnier ne se décide, sous la pression d’Helène, à investir dans un poste – à en louer un dans un premier temps- qu’à la mi mai 1968 ; soit disant pour pouvoir suivre en direct " les événements ". Las, l’Ortf, entre autres sous ses efforts, entre en grève. La famille Saulnier, des semaines durant, doit se contenter de contempler la mire.
Il est vrai, quand il finira par acheter ce poste, que les enfants sont grands.

Enfin, dernier paradoxe mais non le moindre, Saulnier est tout à la fois devenu un personnage public, une notabilité médiatique, un familier des gens de l’art et du pouvoir et en même temps il est resté un syndicaliste pugnace, attentif aux besoins et aux revendications des siens. Militant syndical F.O., des années durant, il a tenu une chronique culturelle dans l’hebdomadaire de cette organisation. Il sait se faire l’écho, dans ses chroniques télévisées, des dimensions sociales du métier d’artiste. C’est un homme engagé sans être un partisan. Il se sait catalogué, « classé de gauche ». Il accepte l’étiquette, lui donne un contenu large :

« C’est vrai si être de gauche, c’est être prêt à se battre pour le droit qu’ont les autres à n’être point de votre avis" .

Les « évènements » de 1968 vont mettre à rude épreuve cette contradiction.

Chapitre douze
Mai 1968

En 1968, Saulnier a à peu près tout pour être satisfait de son sort : c’est un journaliste populaire, un critique reconnu, un créateur comblé, un ami des grands, un père vigilant. Et puis il n’a plus vraiment l’âge des agitations estudiantines : 53 ans.
En même temps, ce n’est pas un homme installé à proprement parler. Et son esprit critique semble inentamé.
Les « événements » d’abord le surprennent, l’impressionnent mais il y prend sa part, sans barguigner. Dans son domaine qui est la télévision, il va être particulièrement actif. 1968 est un moment de passion, un peu comme le furent ces mois ardents de 1944-45, entre les libérations de Paris, Rome et Vienne, toutes proportions gardées.
Il s’expose ; il n’en sortira pas indemne.

Dans son cahier de programmation des tournages, on le voit affairé par ses émissions jusqu’à la mi mai. Après les grands jubilés de Picasso et de Van Dongen, il prépare, toujours en avril, les 75 ans de Miro, puis s’intéresse aux manuscrits de la mer morte. Ses rapports avec Malraux, on l’a vu, sont au zénith. De septembre 1967 à mai 1968, il l’interroge douze fois. Il s’entretient encore avec lui début avril sur l’ « Europe gothique ».

Comme tout le monde, Saulnier ne voit pas vraiment venir la crise. Pourtant il est sensible à la fébrilité ambiante, sans doute plus que certains responsables publics. Peut-être en raison de son côtoiement de gens de culture. Ainsi début mai le hasard d’un reportage le conduit à Nanterre où l’ambiance est électrique ; il rencontre le doyen Grapin ; il s’attend à trouver un homme ouvert et pense que ce germanisant a observé les tensions récentes sur les campus d’Allemagne.

« Eh bien non. Et il n’accorde que peu d’importance à l’agitation qui régnait dans sa faculté ».

L’universitaire en fait a envie de débattre avec lui de tout autre chose : il veut savoir ce qu’est un happening ? !

« Je lui ai répondu qu’en tant que critique d’art orienté vers les expressions les plus novatrices, les happening faisaient partie de ma vie quotidienne. Il en éprouva une grande surprise : « J’avais cru qu’il s’agissait d’une sorte de manifestation. Et voilà que vous me dites que cela appartient au domaine de la création artistique. Savez vous que vous me rassurez. »

Saulnier ajoute qu’un happening peut avoir un contenu politique, qu’il s’agit d’un spectacle à caractère souvent exhibitionniste qu’on laisse se développer pour voir…Le doyen reprend :

« Nous sommes des hommes du même âge. Or vous avez l’air de trouver un intérêt à ces jeux. Moi, pas. Quant à leurs aspects politiques ou artistiques, je dois avouer que je les distingue mal ».

Les affrontements dans le pays se généralisent. A la télévision, les tensions s’avivent. Dès le 11 mai, la manière dont le Journal Télévisé rend compte du mouvement étudiant suscite des protestations : l’émission « Panorama » du 10 mai avait été interdite. Les questions de l’autonomie du Journal, de la liberté de l’information se posent ouvertement.
Le 13 mai, on retrouve Saulnier dans l’imposante manifestation qui va de la République à Denfert-Rochereau. Il est à la tête d’une délégation de l’ORTF :

« On reconnaît, parmi le contingent important du personnel de l’ORTF qui s’est joint à la grève générale lancée par les syndicats, bon nombre de journalistes de l’actualité télévisée, qui sont acclamés comme Adam Saulnier, Max-Pol Fouchet, Michel Drücker … » .

On parle de 500 000 à 800 000 personnes, une démonstration très minorée par le J.T., ce qui va accroître la colère des rédactions. Le soir, il se retrouve à Saint Michel, où sa fille Donatella est impliquée ; il se montre préoccupé par la forme de la contestation germanopratine ( heurts, barricades…) :

« Sous l’effet de mes habitudes de syndiqué rompu au rituel des cahiers de revendications, réunions, assemblées, votes et grèves bien pondérées, je ne peux voir ce qui se passe que sous la forme d’une course à l’abîme. Plus qu’à la barricade de Delacroix, je pense à la marche des aveugles de Bruegel. Il trotte dans ma tête un vers d’Aragon : « Paris qui n’est Paris qu’arrachant ses pavés ». Et un extrait du manuel du gradé disant à peu près que « tout obstacle ne vaut que dans la mesure où il est couvert par le feu de l’artillerie ».

Il va passer la nuit dans les ruelles du Vè arrondissement, non loin de sa fille ; observateur passionné, il enregistre les moindres faits :

« Tous derrière les barricades ! L’ordre est donné sur un ton impérieux amplifié par un porte-voix. « Pourriez-vous me dire, s’il vous plaît monsieur, me demande une jeune fille, à quoi on reconnaît l’arrière d’une barricade ? » La question est marquée au coin du bon sens. Il n’y a pas, pour l’instant, de policiers en vue. Impossible donc de prévoir d’où viendra l’attaque, et, par voie de conséquence, de reconnaître le devant de l’arrière d’une barricade ».

Il est au première loge lors des échauffourées, quand sont lancées des grenades lacrymogènes. Intervient une voiture blindée rue St Michel. Une barricade grandit rue Gay-Lussac où, avec son épouse, il recherche leur fille ; l’un et l’autre se cachent le bas du visage avec une écharpe déchirée. Ainsi accoutrés, ils errent au milieu du champ de bataille en tenue de ville :

« Hélène porte une de ces robes qu’on appelait « de cocktail » au temps où le whisky ne s’était pas encore répandu dans Paris. Deux sacs à main sont suspendus à son épaule : le sien et celui de Donatella que nous avons trouvée, perdue, retrouvée, reperdue. Je suis en veston sombre croisé et chapeau noir bordé ».

La rue Gay Lussac devient un piège pour les étudiants alors que les incendies de voitures continuent, toute la nuit, que les gaz lacrymogènes s’épaississent, que les habitants jettent des fenêtres des seaux d’eau ; des infirmeries de fortune se mettent en place ; la foule suffoque mais ne recule pas. Saulnier s’étonne qu’il n’y ait pas plus de parents dans les parages.

« Et le jour se lève. Rien n’aurait empêché les CRS de franchir la barricade pendant la nuit. La sagesse le leur a interdit. Avec le jour, il ne va plus en être de même. Les pompiers savent convaincre les étudiants qu’il leur faut partir sans plus attendre. Il est temps. La charge est massive, rapide, brutale. Et la chasse commence. Les bruits de la course succédant au silence qui s’était établi avec les premières clartés accentuent l’épouvante ».

Heureusement, toute la famille se retrouve au petit déjeuner peu après, rue Auguste Vacquerie. Un réalisateur de radio, René Jentet, est venu aux nouvelles. Modeste, Saulnier observe :

« Je suis toujours surpris de voir combien des gens, même très proches de la profession, ont tendance à penser que les journalistes sont mieux renseignés que les autres".

Il rejoint la rédaction du J.T. dès huit heures du matin :

« Mes paupières rougies par les gaz et l’odeur des lacrymogènes me trahiraient si je voulais cacher ma nuit. Cela d’ailleurs ne surprend personne bien que je sois de ceux qui, professionnellement, aient eu le moins de raison de se trouver rue Gay-Lussac. Mais je suis classé de gauche.(…) Je suis le seul du J.T. à avoir passé toute la nuit , de la tombée du jour jusqu’au petit matin, à St Michel. Cela me confère une notoriété de couloir ».

La scène est confirmée par Claude Frédéric dans son livre « Libérer l’ORTF » ; il évoque la réunion matinale de la rédaction, la frustration des grands reporters, empêchés de rendre compte du mouvement étudiant et se souvient de

« Adam saulnier, les yeux rougis par une nuit d’insomnie et le gaz des grenades, (qui) en oublie son magazine des Arts » .

La télévision est en ébullition. Saulnier est de toutes les Assemblées générales. Il se trouve être un des journalistes les plus anciens (le doyen d’âge, note-t-il ), les plus respectés de la jeune ORTF. Le 17 mai, le personnel vote le principe d’une grève, effective le 20 ; mais les journalistes eux se tiennent encore à l’écart du mouvement, la rédaction est divisée.
Au passage on mesure la distance, au sein de l’office, entre le noyau des journalistes, qui se vit comme une élite, ces quelques 150 membres du Journal Télévisé essentiellement et le reste du personnel, d’une infinie variété, employés, techniciens, près de 15 000 personnes.
Le lundi 20 mai est élu au scrutin secret par 139 journalistes – la plupart ne sont pas syndiqués- un bureau provisoire de dix membres pour une durée de quinze jours. Ce « comité des dix » représente l’exécutif de l’assemblée des journalistes de la télé ; il semble avoir été choisi à la fois pour proposer des réformes et "éviter la grève". Il s’agit de François de Closets, Emmanuel de la Taille, Brigitte Friang, Mario Beunat, Jean Pierre Delanoy, Michel Honorin, Jean Lanzi, Charlie Meunier, Frédéric Pottecher et lui même, Adam Saulnier . Ce comité est chargé de représenter les journalistes tant auprès de la direction que de l’Intersyndicale. Les tiraillements avec le reste du personnel restent perceptibles ; il y a risque de cassure.

Saulnier fait partie de la délégation de cinq journalistes du comité ( avec JP Delanoy, F. de Closets, C. Meunier, B. Friang) qui ont une entrevue avec le ministre de l’information, Georges Gorse, rue de Grenelle ; il s’agit d’obtenir des négociations sur une réforme de l’ORTF, sinon « on ira à la grève », menacent-ils. Le ministre ne veut rien entendre, il trouve même que s’il y avait grève de la rédaction, « les choses seraient plus claires ».

Jusqu’au 21 mai, si on en juge par son cahier noir, le planning de tournage et de diffusion semble normal. L’émission « Art Actualités » passe le dimanche 19 mai ; elle sera la dernière de la série. A tout point de vue. Le 20, Saulnier est chargé de tourner un petit « doc » sur la légion d’honneur…Le 21, il rencontre à l’Assemblée nationale Chaban Delmas en vue d’une prochaine initiative culturelle à Bordeaux.

Mais dans les studios, le débat pour « libérer » l’information prend de l’ampleur.

"Chevaux légers de la révolution, les "dix" se démènent comme cent. Doyen d’âge, je préside l’Assemblée Générale Permanente dans un studio de la rue Cognacq-Jay. Décor et lumières font penser au "Docteur Calligari" et au "Cuirassé Potemkine". Les journalistes de la télévision sont des gens de spectacle. Le surprenant, c’est qu’ils s’en défendent" .

Les journalistes ont confectionné un hémicycle à l’aide de praticables, tables, bancs, chaises et ont construit avec les mêmes éléments une tribune. Saulnier préside les débats. Juché sur un perchoir, il distribue la parole. Dans ses mémoires, il s’étonne de la liberté de ton qui règne alors, plus exactement de la vivacité des mots, loin de toute langue de bois. Le fameux « esprit 68 » en somme. L’expérience en même temps est déroutante :

" L’aspect ludique de l’aventure me change du ton crispé de l’action syndicale au sein de laquelle la rédaction du moindre communiqué ne peut se faire qu’en un langage où les mots revêtent un sens qui relève d’un code. Point de profession qui n’ait sa langue spécifique. (…) Rien de tel à présent. Je suis un marin privé de boussole, de compas et de sextant".

Sous la pression des journalistes, la télévision diffuse la totalité des discussions de l’Assemblée nationale. Mais les choses se gâtent : le 24 mai, de Gaulle s’étant adressé à la nation, la rédaction demande qu’un droit de réponse soit accordé à l’opposition, politique ou syndicale.

« …ce qui paraît devoir aller de soi. Eh bien non ! Mais un refus catégorique n’ayant pas encore été opposé, si un oui devait arriver, il ne faudrait pas que nous soyons pris de court. Tous les leaders sont donc convoqués. Et tous acceptent. A gauche, au centre, à droite. »

La rue Cognacq-Jay est bloquée à ses deux bouts par les CRS et la porte sur la rue de l’Université est verrouillée ; les journalistes doivent ruser pour faire entrer un par un les dirigeants politiques. Saulnier se charge de Gaston Defferre :

« Il me parle littérature et arts. Je suis toujours surpris de voir combien certaines « bêtes politiques » - et Defferre en est une de l’espèce la plus coriace- peuvent être passionnément attachées à ce qui, aux yeux de ceux qui ne les connaissent pas, peut sembler appartenir à un autre hémisphère ».

Les journalistes enregistrent donc les déclarations des leaders de l’opposition et squattent le bureau du nouveau directeur, Emile Biasini. Cet ancien gouverneur des colonies a au mur, derrière son fauteuil, un Soulages. Saulnier apprécie. Il sent Biasini tiraillé entre une réelle attention à sa rédaction et le poids de sa hiérarchie, représentée par le directeur général, J.B. Dupont et le ministre Gorse. La direction de l’ORTF refuse finalement de passer à l’antenne les propos de l’opposition. Les journalistes se trouvent pris entre les menaces du personnel de l’ORTF et l’intransigeance du pouvoir. En réaction, ils votent la grève. Non sans déchirement ni retournement pour certains, dont se moque Claude Darget. Saulnier l’observe :

" Debout face à l’assistance, Darget tourne et retourne sa veste pendant les prises de parole. L’enthousiasme réformateur des orateurs n’est tempéré que par la crainte d’avoir à déclarer la grève. Rien là de très nouveau" .

La cessation du travail est donc décidée, le samedi 25 mai, à 20h30 heures, par 97 voix contre 23, les « 23 » jaunes comme on les appellera ensuite.

" Ce n’est pas ma première grève, il s’en faut, mais c’est la première qui ne revête pas le caractère formaliste auquel je suis habitué. Il y a eu vote dans les formes, et jamais je n’ai vu une telle majorité de oui. Et cependant on parle de « grève sauvage ». Cela m’inquiète".

Ces propos disent bien à la fois l’engagement et l’appréhension d’Adam Saulnier. Dans le cahier noir, on lit :

« Dimanche 26 mai= grève »

Les journalistes grévistes forment l’UJT, l’Union des journalistes de la télévision, association déclarée à la préfecture de police le 20 juin 1968 ; l’UJT rejoint l’Intersyndicale. Le mouvement de la rédaction commence tard ; il va finir tard aussi. Dans le même cahier, le mot « grève » se répète, en juin…

« et la grève se poursuit jusqu’au 13 juillet ; 43 jours de grève ».

A partir de la déclaration de grève, l’accès de Cognacq-Jay est interdit aux grévistes ; ils se rabattent sur la Maison de la radio, au studio 106. Acteur et observateur, Saulnier consigne toujours ses impressions dans ses mémoires. Au 30 mai :

« Plus un secteur de la radio et de la télévision qui ne soit en grève. Les délégués syndicaux et autres représentants du personnel siègent sans discontinuer. Raoul Sangla préside dans le rôle du bon shérif. Rue Cognacq-Jay, c’était le cinéma d’avant Hitler et le cinéma soviétique des premières années ; nous sommes, à la Maison de la Radio, dans le cinéma américain ».

Sangla dirige en fait au studio 112, réquisitionné par l’Intersyndicale, les débats du « Parlement des 15 000 salariés de l’ORTF ». La grève est qualifiée en permanence de "grève politique" ; Saulnier réagit :

" Je n’ai pas connu une seule de nos grèves qui n’ait été qualifiée de politique.(...) Cette fois, c’est vrai. Mais au sens large".

Tous les enjeux se politisent vite et ce qui est en cause, ajoute-t-il, c’est tout à la fois la politique de l’information, des lettres, des arts, du théâtre, du cinéma, des variétés, des jeux, du sport, des loisirs, de la connaissance … :

« Toute politique dont les applications exigent une reconsidération globale de l’entreprise".

Le ton de Saulnier change ; en quelques semaines, il passe d’une participation prudente au mouvement à un engagement au ton radicalisé. Il ajoute :

" Pas un professionnel qui ne s’y intéresse. Jamais grévistes n’ont tant travaillé. L’intersyndicale est le centre auquel se rattachent des cellules bruissantes d’idées. Mille propositions sont rédigées et votées".

Au 13 juin, il rapporte :

" Des slogans fleurissent sur les murs de Paris : « Interdit d’interdire » ; « Sous les pavés, la plage » ; « Exigez l’impossible » ; « L’imagination au pouvoir ». Les murs de la Maison de la Radio ne sont pas en reste : " Studio 109, studio sang neuf" . C’est au studio 109 que se tiennent les Assemblées Générales. Ou " L’émotion tue les motions, les motions tuent l’émotion".

Saulnier se retrouve à la direction de l’UJT en qualité de trésorier. Le but de cette Union est de « fournir aux journalistes de la télé les garanties nécessaires à l’exercice de leur profession en conformité avec les exigences d’objectivité définies dans le statut de l’ORTF et d’assurer la représentation de leurs adhérents à toutes les instances actuelles ou futures de l’office » . Il est ainsi, durant la grève, au coeur d’un réseau de solidarité financière ; soigneux, il a conservé les archives de cette période. Plusieurs cahiers détaillent les mouvements de fonds, qu’il s’agisse de dons (versements de journalistes à la caisse commune) ou de prêts ( chèques d’entraide du collectif à certains journalistes en difficulté). Les chèques sont en règle générale de l’ordre de la centaine de francs ; il est indiqué qu’une journée de grève pourrait être indemnisée au niveau de 65 francs. L’ensemble des mouvements est de la hauteur de 40 000 francs.

La liste, précise, signée, va de Abouchar, Jacques à Zitrone, Léon. On y trouve notamment les noms de Michel Bernadac, Robert Chapatte, François de Closet, Roger Courderc, Claude Darget, Emmanuel de la Taille, Michel Drucker, Jean Lanzi, Francois Loncle, Frédérique Pottecher, Maurice Séveno, Raoul Sangla, Marcel Trillat.

Des fiches de l’ORTF permettent de distinguer les différents services : actualités télévisées, service des sports, journal de Paris ; les différents statuts ; le nombre total de journalistes concernés, 166, soit 121 contractuels et 45 pigistes.

En juillet, l’UJT édite une brochure intitulée « Notes d’information concernant la crise de l’ORTF et la grève des journalistes de la télévision » . Elle comprend une « note sur l’information radiotélévisée » ; il y est question de « l’honnêteté » de l’information, des raisons de la grève, des motivations des journalistes de la télévision et des propositions de réforme (indépendance, impartialité, participation) ; une note d’information du Comité des sages au Ministre de l’information ; une historique de la grève ; et six informations circonstanciées sur : l’émission « Panorama » interdite ; la première A.G. des journalistes ; la première entrevue avec le ministre Gorse ; la dernière semaine rue Cognacq-Jay ; les journalistes grévistes mis à l’index par un « comité d’action civique » ; leur campagne d’information.

La grève à l’ORTF va durer. Des avantages sont obtenus au plan des salaires mais rien n’a bougé sur la réforme de l’information.
Saulnier en dresse ce bilan au 15 août 1968 :

" Aucune catégorie professionnelle n’est restée plus longtemps en grève que les journalistes.(...) Les "Dix", élus pour l’obtention de réformes fondamentales sans recours à la grève, n’ont plus eu qu’à attendre le jour où, d’un scrutin devenu quotidien, sorte une majorité favorable à la reprise du travail. Des camarades ne retrouveront pas leur emploi. Ce sera injuste. Nous avons perdu. Mais certaines de nos propositions seront reprises un jour."

Chapitre treize
Un rêve de télé-art

" La télévision est une forme d’art à domicile et c’est vers ce point qu’il faut aller".

Cette citation est extraite des mémoires d’Adam Saulnier. Interrogé par une revue suisse, il dit encore :

« Je fais les beaux-arts à la TV. Je considère d’ailleurs le TV comme l’un d’entre eux » .

Il va expliciter ce point de vue lors d’un exposé devant l’Institut. La scène se déroule le 13 mars 1969 : on anticipe un peu sur la chronologie mais ce chapitre clôt à sa manière la séquence 1968.
L’Académie des Beaux Arts, où siègent de vieilles connaissances, des anciens de Montparnasse comme Yves Brayer, lui demande de plancher sur " L’art à la télévision". Une reconnaissance de son expertise par l’institution artistique.
On imagine la méticulosité qu’il met à préparer son exposé.

« Parler devant cette compagnie, c’est être devant une pendule au dessus de laquelle siège le président en exercice. Les académiciens sont à votre gauche et votre droite. Proches à vous toucher du bout de leur épée. Le public est dans votre dos ».

La presse est présente . La communication est filmée par un jeune cameraman. Elle sera éditée peu après par l’Institut.

« Je dispose de trente minutes. Après quarante secondes, Julien Cain ferme les yeux derrière ses lunettes à monture dorée. L’obsession commence : ne pas le laisser s’endormir. Il est sur la gauche de mon champ visuel. J’ai le choix entre lire mon texte benoîtement ou improviser de façon à pouvoir ménager des effets oratoires destinées à le réveiller. J’opte pour la seconde solution ».

Saulnier reformule à sa manière l’intitulé de la conférence : " De la télévision considérée comme un des beaux arts" . Il y a là plus qu’une nuance. Le propos est d’autant plus plaisant qu’il souffle, depuis l’été 1968, un vent contraire, à l’ORTF et que s’y esquisse une conception plus triviale de ce média.
On trouvera l’intégralité de cette communication au chapitre suivant.
L’orateur s’interroge sur la définition de la télévision et multiplie les comparaisons avec d’autres lieux d’expression culturelle.

« Il faudra bien que nous en arrivions à une rhétorique de la télévision. La necessité s’imposera de même d’une syntaxe propre à la télévision. »

Celle-ci ne doit pas être ennuyeuse : c’est alors que l’art, qui est d’abord une question de rythme, intervient.

« Et tout est rythme en matière de télévision. Etablir et réaliser les programmes, c’est inventer, inventorier, choisir, fixer un rythme. Rythme visuel et sonore au sein duquel s’établissent des rythmes secondaires qui sont intellectuels, sensoriels, moraux, sociaux, esthétiques, politiques. D’où une multitude de décisions qui, toutes, s’expriment à leur tour en rythmes ».

Il détaille les différents mondes de la télévision, leur rendant hommage du même coup, explicite ce qu’il entend par « homme de télévision » et évoque le(s) public(s) et le téléspectateur, saisi dans « une intimité inconcevable ».
Il compare télévision, peinture et cinéma, pointe les différences au plan de la réception et de la diffusion, souligne l’apport de chaque réalisateur.
Il pressent que ce média est appelé à changer et se prononce pour la création d’une école de la télévision dont il définit les enseignements.

On lui donnait trente minutes ; il arrête à vingt neuf minutes quarante huit secondes, dit-il. Surprise de l’assistance ; il paraît que tous les orateurs dépassent la limite. L’académicien qui menaçait de dormir se précipite pour être le « premier à le féliciter » ; Saulnier demande à Yves Brayer s’il se comporte ainsi avec chaque conférencier. Olivier Messiaen apprécie son propos sur le rythme.
Pendant le buffet, Saulnier retourne dans la salle où vient de se dérouler la conférence, déplace un panneau, découvre un portrait de Richelieu sur son lit de mort peint par Philippe de Champaigne.
Les Nouvelles Littéraires résumeront ainsi son intervention :

« Adam Saulnier fonde les plus grands espoirs sur le rôle, encore mal défini et balbutiant que la télé sera amenée à jouer dans la vie des hommes » .
Chapitre quatorze
Son intervention devant l’Institut

« De la télévision considérée comme un des beaux-arts »
Communication intégrale d’Adam Saulnier à la séance du 12 mars 1969 de l’Institut de France.

« La vocation de la télévision est de satisfaire les besoins du public en matière d’information, d’éducation, de culture, de distraction.
Est-ce un théâtre, un cinéma, un cirque, un stade, une salle de conférence, une tribune, une salle de concert, un music hall, une salle des fêtes, une église ? Est-ce le musée imaginaire, laboratoire des temps modernes ? Est-ce un conservatoire, un amphithéâtre, un préau d’école, une cour de récréation ? La salle des pas perdus de la gare St-Lazare ou la galerie des glaces du Palais de Versailles ?
Est-ce la piste du désert, le chemin de crête, le lit du torrent ? Est-ce un journal, un album, une image d’Epinal, un tableau de maître ? Est-ce l’Opéra, Guignol, le luth du troubadour, la trompette du héraut d’armes, une chanson de geste, la saga du XXè siècle ?
C’est la cage ouverte de l’imagination, le champ clos de tous les rêves ; le monde et puis l’écho du monde ; un visage pour mille visages et mille visages pour un visage.
Il est important que ce soit tout cela sans restriction, ni censure mais non plus sans excès car l’influence de la télévision s’exerce sur deux plans : le plan affectif et le plan intellectuel. Des réactions intellectuelles de ce public dépend la qualité de son entendement. De ses réactions affectives dépend la qualité de son comportement. Et s’il est vrai que la télévision oriente les consciences et pèse sur le subconscient des masses, il ne semble pas qu’on puisse éviter autrement que par l’abondance les risques d’aliénation qu’elle entraîne. Il n’apparaît pas en effet que l’équilibre – cette forme de sagesse, cette forme de liberté- puisse être trouvé hors la diversité.

L’art de la litote

A-t-elle les moyens d’être le juste écho de tout le monde ? Oui, mais à condition qu’elle n’oublie pas qu’elle est, par excellence l’art de la litote, c’est à dire faire entendre plus qu’on ne dit.
Et il faudra bien que nous en arrivions à une rhétorique de la télévision. La nécessité s’imposera, de même, d’une syntaxe propre à la télévision.
La télévision est multidimensionnelle dans ses moyens et ses effets. Son expression est pluridisciplinaire.
Etant portée à domicile elle est l’invitée de celui qui la capte. Mais, par un mouvement contraire, celui qui la capte est reçu par elle. Invitée et invitante elle est hôte au double sens du terme et se trouve, par voie de conséquence, dans une situation à la fois proche de celle du mari et de l’amant. Ce qui exige la pratique de vertus singulières dont la première est de ne pas être ennuyeux. Les femmes en effet ne pardonnent pas l’ennui. Or le public est femme !
L’uniformité et la banalité ne sont pas les seules causes de l’ennui. Et la sottise n’en est pas sa seule pourvoyeuse. Les intelligences absconses, abruptes, diluées ou pâteuses peuvent être également fâcheuses. Il en va de même du charme sur commande, du verbalisme commercial, des fastes inutiles, de tous les procédés.

Le rythme et la ligne

C’est alors que l’art intervient car l’art sous toutes ses formes s’oppose à toutes les formes de l’ennui. Quant à l’ennui endémique, on ne peut lui opposer que l’art fondamental, c’est à dire le rythme.
« Le vent, c’est tous les vents » a dit Victor Hugo que cite dans sa « Comparaison des arts » M. Etienne Souriau de l’Institut, pour démontrer que l’art, c’est tous les arts. De même le rythme, c’est tous les rythmes.
Et tout est rythme en matière de télévision. Etablir et réaliser les programmes, c’est inventer, inventorier, choisir, fixer un rythme. Rythme visuel et sonore au sein duquel s’établissent des rythmes secondaires qui sont intellectuels, sensoriels, moraux, sociaux, esthétiques, politiques. D’où une multitude de décisions qui toutes s’expriment à leur tour en rythmes.
Ne serait-ce que la décision de durée d’un plan qu’un monteur de film doit couper dans une séquence ou la décision de durée d’un plan auquel un réalisateur en direct doit faire succéder un autre plan. Il en va de même de chaque phrase, de chaque geste. Jusqu’au poids d’un regard et au poids d’un silence.
Sur quel rythme les gens de télévision peuvent-ils prendre exemple ? Tous les rythmes peuvent avoir valeur d’exemple au sein ou hors leur discipline d’origine. Et avant tout le rythme d’une ligne !
Le mot « ligne » est un des mots clefs de la télévision. C’est en lignes que se définissent techniquement ses images. Ce sont ces lignes dont le nombre, ou linéature, lie la durée d’analyse du point élémentaire à la durée d’une image complète. Mais la ligne n’est pas en matière de télévision qu’une définition technique. En fait la télévision est une ligne mélodique double ( visuelle et sonore) sur laquelle s’harmonise un ensemble. Autrement dit une ligne de conduite !
« Une ligne pour être belle doit vivre sur toute la durée de son parcours » a dit Jean Cocteau. Cela s’applique à toutes les lignes qu’elles soient graphiques ou mélodiques, arrêtées ou en mouvement, physiques ou morales.
Qu’il s’agisse de rythmes, de lignes, de surfaces, de volumes, de valeurs, de couleurs assemblées en un espace donné - cet espace étant en l’occurrence l’écran- il s’agit d’esthétique. Or l’esthétique, a dit Gorki, c’est l’éthique de demain.
L’éthique étant la science de la morale, et la morale étant tout ce qui concerne les mœurs et les règles de la conduite, nous en arrivons tout naturellement à ceux qui regardent la télévision et à ceux qui la font.
Les gens qui regardent la télévision constituent son public. On appelle ces gens des « téléspectateurs ». Le mot est de formation récente et il est remarquable que personne n’ait jusqu’alors distingué ( tout au moins en français) entre les différentes catégories de spectateurs. Même l’avènement du cinéma puis l’avènement de la radio n’ont pas provoqué la création de néologismes. On ne dit pas « cinéspectateurs ». On ne dit pas « radioauditeurs ». Mais on dit « téléspectateurs ».

Les gens de télévision

Que voient les téléspectateurs ? Tant que les écrans sont éteints, ils voient des cyclopes aveugles – Polyphème après le passage d’Ulysse. Mais aux heures de spectacle l’œil du cyclope vit. Le meuble devient cadre à l’intérieur duquel se forment des images qui composent des suites de tableaux et de sons éphémères.
Certains parmi les auteurs et acteurs de ces tableaux sonores aux mille aspects divers sont connus, célèbres, voire illustres. Mais on ignore la profession qu’ils exercent en temps que participants à l’action visible de la télévision. Il n’existe pas de termes désignant les gens qui font la télévision. On appelle « cinéastes » les gens de cinéma. On n’appelle pas « téléastes » les gens de télévision. Ces gens exercent cependant une profession dont la spécificité est manifeste.
Les gens de télévision se divisent d’abord en deux catégories : ceux de l’extérieur et ceux de l’intérieur. Ceux de l’extérieur sont de deux types. Il y a les constructeurs et marchands de postes de télévision et il y a des journalistes spécialisés de la presse écrite et de la presse parlée. Ces journalistes se sont fait une spécialité de l’information, de la critique et du developpement politique, littéraire, artistique, scientifique, théâtral, cinématographique, chorégraphique, sportif, musical, religieux, médical, industriel, agricole, économique, social, judiciaire etc… de tout ce qui passe sur les écrans de télévision et de tout ce qui se passe à la télévision. La presse de grande information et les journaux politiques consacrent à la télévision une place sans cesse grandissante et il existe une presse spécialisée, généralement hebdomadaire, dont les tirages comptent parmi les plus considérables de France.
Voyons maintenant les gens de l’intérieur. Au delà du sommet se trouve en ce moment encore une tutelle ministérielle inhérente à tous les systèmes français depuis que la télévision existe et même avant, puisqu’en 1837 déjà, le Parlement avait fait un monopole du télégraphe optique.
Au sommet se trouve le Conseil d’administration, la Direction Générale, différentes Directions et divers Comités. Arrivent ensuite des professionnels dont les caractéristiques administratives sont de deux sortes. D’une part des professionnels liés à la télévision de manière permanente. D’autre part, des professionnels non liés à la télévision de manière permanente.
Cet ensemble se divise en trois groupes : les administratifs, les techniciens, les autres. Les administratifs constituent la noblesse. Ils tiennent les clés du coffre. Pour les administratifs la télévision est un ensemble complexe qu’il convient de bien gérer. Les techniciens sont comparables au clergé. Ils détiennent le secret. La boîte à mystère s’éclaire ou s’éteint à leur volonté.

Le tiers état

Les autres c’est le tiers état. Toutes les professions y sont représentées. Pour eux la télévision est un moyen d’expression dont les effets ne doivent pas être comparables aux retombées radioactives.
La liste est longue de ceux qui forment ce tiers état.
Il y a : des auteurs de toutes sortes, des scénaristes, des paroliers, des dialoguistes, des metteurs en scène, des compositeurs, des instrumentistes, des chanteurs, des chefs d’orchestre, des illustrateurs sonores, des comédiens, des producteurs, des réalisateurs, des scripts, des assistants, des animateurs, des présentateurs, des chorégraphes, des danseurs, des électriciens, des décorateurs, des accessoiristes, des dessinateurs, des peintres, des maquettistes, des tapissiers, des machinistes, des costumiers, des photographes, des éclairagistes, des gagsmen, des preneurs de son, des projectionnistes, des journalistes-commentateurs, des journalistes-chroniqueurs, des journalistes-critiques, des journalistes-reporters, des cameramen, des monteurs de film, des physiciens, des chimistes, des laborantines. Quelle que soit l’origine des techniques qu’ils pratiquent ce sont là : « gens de télévision ».
Mais qu’est-ce qu’un homme de télévision ? Un homme de télévision est celui qui connaît la totalité des techniques et moyens qui composent l’ensemble expressif dont il a la charge. Le travail de l’homme de télévision commence avec la conception, se poursuit tout au long de l’exécution jusqu’à la diffusion et au delà. La portée morale de ce métier s’exerce sur un public dont la qualité n’est pas pondérable. Il importe donc que l’homme de télévision soit conscient des effets de son action et de la portée de ses paroles et de ses gestes.
L’effet le plus fâcheux serait de ne pas avoir d’effet. Mais très rares sont les émissions sans effet. Positifs ou négatifs. Rares également sont les œuvres faisant l’unanimité. Il semble qu’on puisse, raisonnablement, penser qu’il y a de fortes chances pour que, dans la majorité des cas, les positions des télespectateurs soient plus ou moins équidistantes entre le oui et le non. Quant à définir l’opinion de ce qu’il est convenu de considérer comme étant la masse, c’est une autre histoire !
Tant de considérations d’horaire, de visibilité et d’écoutes, tant d’éléments affectifs, tant de conceptions toutes faites, tant de passivité et d’agressivité, tant d’idées préconçues, tant de préjugés, tant d’aspirations personnelles, tant de manque d’aspiration, tant de méconnaissance, tant de connaissances, tant de difficultés d’adaptation, tant de diversités dans les besoins personnels, tant de refoulement, tant de défoulement, tant de bonnes et tant de mauvaises pensées se confrontent qu’il est bien difficile de penser que ne sont pas brouillées les cartes perforées des machines statistiques. Mais ces machines existent. Et elles jugent qualitativement sur des notions quantitatives !
André Malraux parlant un jour d’une institution célèbre aurait dit : « Il ne s’agit pas de savoir si elle gagne de l’argent mais pourquoi elle en gagne ». Ce qui, transposé sur le plan de la télévision, pourrait donner : « Il ne s’agit pas de savoir si on a un vaste public mais pourquoi il est vaste ».

Un art de masse

Il existe en fait de grands, de moyens et de petits publics de télévision. Tous ces publics étant, de toute façon, sans commune mesure avec la plupart des autres publics. Exception faite pour les consultations électorales nationales.
Il est d’ailleurs normal qu’on ait à faire à de vastes, à de moyens ou à de petits publics. Mais il existe des relations de proportions qui échappent aux règles mathématiques bien qu’il soit d’évidence arithmétique, qu’une seule parole dite devant un individu bien doué qui la répercutera cent fois aura deux fois plus d’effet que la même parole dite devant cinquante moins doués qui la tairont ensuite.
Après cette justice rendue au public de faible importance numérique, il n’en faut pas moins dire que la télévision est un art de masse. Un art de masse qui a ceci de particulier qu’il s’adresse à des foules si vastes qu’on peut en parler en termes de population mais que les individus qui composent ces foules, loin d’être réunis, sont, au contraire, aussi isolés les uns des autres que faire se peut. Le téléspectateur est un homme seul.
D’où l’obligation pour l’homme de télévision de ne pas s’adresser à des millions de gens mais des millions de fois à une seule personne. Une seule personne qui a des millions de visages, des millions de gens qui n’ont qu’un visage !
Et cette personne multiforme voit et écoute l’homme de télévision dans une intimité inconcevable.. Songez à toutes les tenues que revêt le télespectateur ! Imaginez toutes les attitudes, tous les actes que l’on surprendrait dans la nuit bleutée qui émane des postes si l’on pouvait surprendre le télespectateur dans le secret de son intérieur.
La télévision serait-elle une peinture vivante, bruyante et éphémère placée dans la maison de tout le monde ? Comparer la télévision à la peinture est une tentation. Il existe en effet quelques points communs. Ne serait-ce que la transposition de trois dimensions sur deux. Ne serait-ce que la surface, plane précisément délimitée de l’écran et du tableau. Et ne serait-ce, qu’étant à domicile, la télévision, vue sous cet angle, pourrait appartenir aux arts mobiliers. Mais la télévision par le fait du climat psychique très particulier qu’elle exige et qu’elle crée, se rapproche davantage de cette forme d’art qu’on appelle aujourd’hui l’art de l’environnement.
Ceci dit, parmi tout ce qui différencie la peinture de la télévision deux évidences s’imposent : la première de ces évidences est que la peinture est un art tactile car même dans les cas de certaines œuvres contemporaines où la main ne joue plus un rôle direct, comme, par exemple, les « ready-made » de Marcel Duchamp, ( lequel, précisément, se dressait contre l’effet de la main), il s’agit d’œuvres touchables. Or, la télévision est incorporelle, immatérielle. Toucher l’image de télévision c’est toucher le bocal où tourne le poisson.

Cinéma et télévision

La seconde de ces évidences est que la peinture, qu’elle soit murale ou de chevalet, ne bouge que selon les lois mystérieuses de la psychologie de chacun et que les arts cinétiques eux mêmes ne bougent que de manière mécanique plus ou moins répétitive tandis que la télévision n’est que mouvement à l’infini des possibilités de la vie.
De là à comparer la télévision au cinéma il n’y a qu’un pas. Bien des affinités unissent en effet cinéma et télévision. Ne serait-ce que la transposition de trois dimensions sur deux. Ne serait-ce que l’utilisation successive du noir et du blanc puis de la couleur. Ne serait-ce que la possibilité de monter des spectacles ou de montrer des événements fortuits ou élaborés. Ne serait-ce que l’utilisation d’un certain nombre d’outils qui sont les mêmes et l’emploi d’un vocabulaire où l’on rencontre nombre d’expressions communes.
Mais il y a plus de différence entre la télévision et le cinéma qu’entre le cinéma et le théâtre et qu’entre la photographie et le cinéma. En fait, deux différences fondamentales séparent cinéma et télévision. La première concerne la réception, la seconde concerne la diffusion.
En matière de réception, ce qui différencie la télévision du cinéma c’est, précisement, ce qui unit le théâtre au cinéma. C’est à dire une salle où se rendent des gens qui, côte à côte, participent à une action commune. Rien de tel avec la télévision.
En matière de diffusion ce qui différencie la télévision du cinéma, c’est l’infini des possibilités d’émission en direct de la télévision, l’infini de ses possibilités spatiales, l’infini des relations directes qui s’établissent entre télévision et téléspectateur, l’infini de son vocabulaire visuel !
Que le monde entier puisse voir la même chose en même temps fait naître une dimension temporelle dont nous n’avons pas mesuré l’immensité. Il s’agit d’une nouvelle mensuration du temps, de l’espace et des formes.
Que nous ayons pu voir, par le moyen de la télévision, des cosmonautes sortir de leur habitat et se mouvoir dans les espaces sidéraux, à l’instant où l’exploit se déroulait, voilà qui éloigne singulièrement le cinéma de la télévision.
Y aurait-il autant d’art, au sens habituel du terme, dans les techniques expressives du cinéma que dans les techniques expressives du théâtre et plus encore dans les techniques expressives de la télévision ?
La vérité est très au-delà. En fait potentiellement, l’art grâce à la télévision est déjà sur la lune ! En effet, devant l’exploit formidable d’hommes quittant l’orbite terrestre, des télespectateurs ont dit : « C’est très interessant mais ce n’est pas très joli. » Ce qui est exactement ce que les télespectateurs disaient il y a moins de vingt ans alors que la télévision balbutiait.
Cependant la foule criait au miracle. Elle n’avait pas tort. Eux non plus.
On cherchait à faire de belles images. L’art arrivait. Puis très vite, que l’image soit bonne ne fut plus suffisant. L’exigence se fit plus pressante. L’art entra dans la place. Dès lors, la télévision chercha son expression spécifique.
Il en sera de même des cosmonautes et de la lune. On les a vus, il faudra maintenant les voir bien. Il faudra que les cadrages soient étudiés, les éclairages mesurés, les plans expressifs. Et ainsi de suite jusqu’à l’œuvre d’art dans le cosmos.

Un des beaux arts

A ceux qui émettent des doutes quant à la télévision considérée comme un des beaux arts, en prenant par exemple le cas des transmissions en direct des matchs de rugby où l’homme de télévision intervient moins que les joueurs, il suffit de proposer une transmission différée d’un même match réalisée par quatre réalisateurs différents. On assisterait à quatre matches différents qui seraient cependant un même et seul match. Et il serait facile de déceler ici ou là les divers degrés des qualités esthétiques purement télévisuelles.
Plus probante encore, en ce qui nous concerne ici, est ce qu’on pourrait appeler l’art superposé à l’art. Il apparaît en effet flagrant qu’il existe de manière constante une différence entre l’œuvre d’art et l’œuvre d’art filmée.
Ainsi, devant les gisants montrés au Palais du Louvre à l’occasion de l’Exposition des Trésors Européens de l’Art Gothique cette phrase de Michelet m’est venue à l’esprit à la vue du film : « Je n’étais pas bien sûr qu’ils ne vécussent point, tous ces dormeurs de marbre étendus sur leur tombe ».
La télévision est une vision éphémère, certes, mais c’est une seconde vie. Seconde vie comme l’art est une seconde vie.
De la télévision considérée comme l’un des beaux-arts ! Mon intention n’était que de vous soumettre cette proposition mais la chose semble si évidente que je pose la question de savoir si une éventuelle école officielle de télévision pourrait porter un autre titre que celui-ci : « Ecole des Arts, des Techniques et d’Administration de Télévision. »
La télévision est très jeune. Les actualités télévisées n’ont pas encore l’âge de la majorité. Cependant, déjà, la télévision se trouve placée entre deux risques. Soit demeurer dans les temps médiévaux avec tout ce que cela comprend d’étrange beauté, de possibilités interprétatives, de vérités multiples. Et pour la servir une écriture à la recherche de formules. Soit espérer en la venue d’une Renaissance et puis d’un classicisme y compris l’éventualité d’un nouveau Malherbe, puis d’un nouveau Boileau. La télévision trouverait peut-être là ses lettres de noblesse mais y trouverait en même temps ses lettres de créance.

Une école de télévision

La nécessité d’une école serait, bien sûr, de former des hommes de télévision mais en même temps de trouver des principes souples, adaptables, vivants. De formuler des propositions. D’éveiller des imaginations.
Il conviendrait, par exemple, de soumettre les élèves à une épreuve qui serait un sujet à filmer, à commenter et à mettre en musique qui ne comprendrait en tout et pour tout que trois billes à mettre en scène. Car avec trois billes, de bonnes notions techniques et de l’imagination – l’imagination cette clef d’or de la télévision- on peut tout dire ou presque.
Il serait étudié beaucoup de choses afin que soit démontré tout ce que demande de connaissances profondes ( souvent plus humaines que scolaires) de choses vues, de choses devinées, de choses éprouvées, le métier de télévision.
On expliquerait tout ce que peut dire en images celui qui filme et celui qui est filmé, celui qui cadre et celui qui est cadré.
On verrait comment toutes les œuvres d’art importantes peuvent servir d’exemple à condition de savoir les interpréter On choisirait des modèles en rapport avec l’art spécifique de la télévision mais aussi des modèles aussi éloignés que possible de la télévision. On pourrait proposer entre autres, telle peinture du XVe siècle qui se trouve sur la porte sud de la cathédrale d’Auxerre. Ce n’est qu’une barre de fer. Mais une barre de fer si parfaitement cadencée qu’elle peut servir d’exemple de point de départ esthétique en toute autre discipline. Un musicien peut, à partir d’elle, écrire une partition. Un typographe peut, à partir d’elle, composer une page. Un homme de télévision peut, à partir d’elle, composer une séquence. Il suffit de savoir lire cette barre de fer et transcrire ses rythmes.
On montrerait la vie en sa beauté et son horreur et comment, parmi tous les exemples de permanence de la nature humaine, ce qui est le plus atroce, le plus honteux, le plus révoltant n’a cessé de se perpétuer. Et comment, puisque montrer la guerre fait partie du métier, tant et tant d’artistes ont traité le sujet : Poussin « Les massacres des Innocents » ; Picasso « Guernica » ; Goya « Les Horreurs de la guerre » ; Daumier « La rue Transnonain ». Mais aussi les tableaux glorieux. Et on ferait commenter ces tableaux comme on commente une séquence filmée.
Il faudrait, en cette école, agir, à partir des œuvres d’art et de toutes les expressions humaines, dans le sens de l’exaltation vraie, de la méditation profonde, de la compréhension inividuelle, de la documentation critique et objective. C’est à dire dans le sens de l’information totalement comprise et de l’illustration de cette information.
C’est ainsi qu’il conviendrait de faire choisir, entre mille cris, celui qui évoquerait de la manière la plus déchirante – c’est à dire la plus vraie donc la plus informatrice- l’assassinat d’Anne Frank !
La télévision considérée comme un des beaux-arts c’est la télévision comprise comme défense de la vie donc de l’amour et de la liberté.
En bref on enseignerait en cette école que pour montrer le fait d’aujourd’hui il faut connaître le fait d’hier, penser à celui de demain, et ne jamais oublier ce qu’est la condition de l’homme.
Car demain sera peut-être le temps où, succèdant à la métamorphose des dieux, nous connaîtrons la métamorphose des hommes. Or la télévision peut être un des outils de cette métamorphose ! »

Chapitre quinze
Des lendemains qui déchantent

Ce rêve d’une télé-art semble une parenthèse dans la phase de restauration de l’ordre télévisuel qui s’impose depuis l’été 1968.
Il convient en effet de reprendre notre chronologie, de revenir quelques mois en arrière. La grève à l’ORTF dure jusqu’à la mi juillet 1968 ; près de deux mois. Vient le temps des vacances ; puis Saulnier reste un mois encore sur la touche ; il ne retrouve son cadre de travail qu’après quatre mois d’absence. Dans son cahier noir, il note :

« Mercredi 11 septembre 1968 après un arrêt de quatre mois, reprise sous une forme nouvelle ».

1968 a-t-il cassé la carrière d’Adam Saulnier ? Lui même, dans ses mémoires, n’en dit rien. Comment expliquer cette réserve ? par prudence ? pondération ? parce qu’il destine ses écrits à la publication et se retient ? ou parce qu’il ne se serait rien passé de grave, que les choses seraient reparties comme avant ?
Or les faits attestent que Saulnier a bien connu un déclassement après 1968, une mise à l’écart progressive mais méthodique.
L’examen de ses cahiers noirs notamment montre parfaitement son changement de rythme de travail. Tout s’est passé comme si les autorités n’avaient pas pu le remercier purement et simplement ( vu son statut, sa popularité) comme elles l’avaient fait pour tant d’autres ; mais il va connaître, jusqu’à son départ légal en 1975, une lente marginalisation.

Non seulement il n’y a pas, dans la période pompidolienne –puis giscardienne- qui s’amorce, de réforme de la politique de l’information, toujours sous la tutelle vigilante du pouvoir politique, mais cette sorte d’arrangement entre producteurs progressistes et gestionnaires conservateurs qui avait prévalu dans la télévision gaullienne, au plan culturel, semble cassée.

Il y a là comme un paradoxe : 1968 est en partie l’aboutissement de ce courant culturel critique, de ce projet de culture populaire porté un temps par la télévision ; c’est aussi la pointe la plus avancée de cette étrange collusion, ou de ce singulier équilibre. Jusqu’en 1968, l’ORTF vivait sous le triple signe d’une information sous contrôle, d’une culture encouragée, d’une distraction contenue. Après, l’information reste sous tutelle mais la culture est bridée et l’amusement peut se déployer sans entraves. Dit plus trivialement, c’est plus de Guy Lux et moins d’Adam Saulnier. L’option de la télévision culturelle étant progressivement contournée, c’est la porte ouverte à une conception populiste du divertissement télévisuel qui va occuper de plus en plus de terrain.
C’est la pente la plus facile, la plus naturelle pour ce média de masse, dira-t-on. Certes. C’est aussi affaire de choix. Un récent documentaire sur l’histoire de la télévision montre comment les décisions des responsables de la programmation se sont alors heurtés à la grogne d’une partie au moins du public ; les protestations se succèdent contre les jeux, par exemple : « Ils donnent des milions comme ils distribuent des prospectus » peste un sondé. Dans le collimateur, l’animateur vedette Guy Lux : « Les tartes à la crème et les vaches landaises ne font plus rire qu’une minorité » grogne une télespectatrice en colère.
Et pourtant se confirme et s’amplifie un glissement certain vers les jeux à tout prix, prélude à la commercialisation et à l’américanisation.

A sa manière, celle d’un pédagogisme artistique, et à son niveau, Adam Saulnier aura contribué à hâter la venue de 1968 ; il en est un acteur significatif . En même temps, il est « victime » non pas de ces événements mais de la réaction qu’ils vont susciter.

La chronologie des six années qui vont suivre le montre bien. Si nous résumons : sa série dominicale est supprimée ; on lui propose d’abord une nouvelle émission, au rabais si l’on peut dire, puis il n’a plus de chronique du tout et se retrouve simple fantassin du J.T. ; il ne survit, professionnellement, que quelques mois à l’explosion de l’ORTF ; ces années soixante-dix sont bien celle d’un lent détachement.

Dans son cahier noir, il fait comme si les choses reprenaient à l’automne 1968 après une pause ; il poursuit la numérotation de ses réalisations ; il s’était arrêté à l’émission n° 367 en mai ; fin septembre il reprend, au numéro 368, la longue liste de ses travaux… et il ira ainsi jusqu’au numéro 944 en juin 1975.
Mais d’une part sa nomenclature est moins précise, on ne trouve plus là toutes les indications d’avant ( adresses des tournages, noms des collaborateurs, etc…) ; et surtout le nombre de tournages s’effondre. Il arrivait que pour une seule émission de la série Les Expositions ou Art actualité, Saulnier effectue dix, voire quinze tournages ; à prèsent, il tourne moins, beaucoup moins ; et quand il n’aura plus d’émission fixe, il va tomber à la simple équation : une émission = une séquence au J.T. = un tournage.

Plus exactement, les choses se passent ainsi. Le dernier passage d’« Art actualité » datait du 19 mai ; la série est remplacée à la mi septembre 1968, par une « nouvelle programmation » intitulée « L’amour de l’art » qui reprend grosso modo le shéma de la précédente ; cette émission hebdomadaire passe le mercredi, à une heure de très moyenne écoute, de 18h50 à 19h20. Ce changement ne passe pas inaperçu ; plusieurs organes de presse populaire s’en émeuvent. Le magazine Télé Sept Jours du 10 octobre 1968 marque le coup.

« L’émission d’Adam Saulnier, L’Amour de l’Art, qui autrefois sous un autre titre était programmée le dimanche après midi passe maintenant le mercredi. Nous regrettons un peu ce changement qui prive le savant Adam Saulnier d’une grande partie de son public ».

Télémagazine du 2 novembre 1968 insiste :

« Il est bien regrettable que l’émission d’Adam Saulnier ait été ramenée à une heure de faible écoute le mercredi en fin d’après midi ».

Un billet dénonce :

« Relégué au second plan, à peine admis par intermittences à évoquer quelques expositions ou manifestations de musée, Adam Saulnier n’est plus qu’un fantôme à rarissime apparition à la TV…Disgrâce ? Non : politique de limitation des Arts (…). On attendait une sainte alliance entre ORTF et ministère de la culture. Ce qu’avait promis le ministre Duhamel. Mais tout est retombé. Des émissions relevant du « département » furent progressivement éliminés malgré la qualité indéniable de certaines d’entre elles… » .

Ainsi déclassée, la nouvelle émission de Saulnier va changer trois fois de créneau horaire en quelques mois : elle reste huit mois sur la « Une » ; en mai 1969, elle passe sur la Deux, en couleur, le samedi à 20h30 ; cinq mois plus tard, en octobre 1969, elle est déplacée au vendredi soir, de 20h10 à 20h30, jusqu’à janvier 1970, trois mois donc.
L’émission continue cependant d’avoir de bons échos de presse ; durant ces quelques mois, on compte, au moins, une vingtaine de critiques positives : L’Aurore, France Soir, Télé Sept jours, Télé magazine, Combat, Télé médecine, Le Figaro littéraire, l’Humanité…
Pourtant, début 1970, l’émission d’art disparaît. Saulnier totalise alors 420 chroniques hebdomadaires et 134 émissions spéciales, soit 554 émissions sur les arts en 10 ans.
Il perd son « droit » à une chronique artistique régulière et ne confectionne plus que de simples sujets "Arts plastiques" pour les actualités télévisées de la Deux ( en janvier 1970, il travaille par exemple pour 24 heures sur la 2) ou de la Une ( on le trouve aux actualités de la Une en septembre 1972).
Il perd en audience ; il travaille moins. Il couvre encore près de quatre cents sujets pendant les cinq années suivantes mais de plus en plus souvent il s’agit de petits tournages. Certains mois, il ne mentionne que trois tournages en tout et pour tout. Dans la période la plus fébrile des « Expositions », il lui arrivait de réaliser plus d’un tournage par jour : là en l’occurrence, il travaillait près de dix fois plus.

Il y a donc bel et bien une limitation en nature de ses émissions, en nombre de tournages, en sujets traités. Il continue de présenter les « grands » créateurs, les institutionnels, mais il perd l’actualité des galeries et d’autres lieux de création ; l’information de ce fait est moins diverse, moins variée, moins pluraliste.

Il reçoit de ses téléspectateurs des lettres de soutien et de regret ; un des messages les plus expressifs est sans doute celui de Mady Bonnard :

« Cher ami, merci d’exister pour nous tous ! J’ai été si heureuse de vous écouter et de suivre votre pensée, vos analyses sur la peinture et sur les hommes, vos enthousiasmes et aussi vos angoisses » .

Lui-même ne commence-t-il pas à prendre ses distances ? Fin 1969, il laisse un quotidien régional le présenter ainsi : " Écrivain, comédien, peintre, cinéaste, conférencier".
Comédien ? C’est beaucoup dire mais il est vrai qu’on l’a vu sur la Une, dans « En attendant Cléo » , interprétant son propre rôle, ou dans une dramatique d’Armand Jammot « La main du mort » , entre autres.

Il donne l’air de vivre une fin d’époque. C’est une période de mutations techniques ; son émission sur la Deux passe à la couleur (en 1969), un changement qui n’est pas sans importance pour des chroniques largement consacrées à la peinture mais sur cette mutation, il n’a quasiment pas un mot de commentaire dans ses carnets. Ce sentiment de rupture est sans doute accentué par un autre phénomène : la progressive disparition, du seul fait de l’âge, des créateurs les plus fameux. Une part non négligeable de son activité au JT, désormais, est ainsi consacrée aux nécrologies, les fameuses « nécros ». Hasard ? Concomitance troublante ? Ce « mouvement » a commencé un peu avant, avec les disparitions de Le Corbusier (1965), de Lurçat, Giacometti (1966), de Magritte, Zadkine (1967), Foujita (1968) ; il s’accélère. Une génération née dans les vingt dernières années du siècle précédent, installée dans l’entre deux guerre, les grandes références vivantes d’Adam Saulnier, celles qui firent de l’ombre à Grüber et surtout aux jeunes créateurs d’avant guerre à Montparnasse, cette génération s’efface.
C’est un peu comme si sa marginalisation à l’ORTF accompagnait la disparition d’une génération de créateurs ; mais c’est aussi le dépassement d’une certaine conception de la culture qui se joue là.
On le voit donc préparer les « nécros » de la plupart des grands peintres, au cas où… : Chagall , Man Ray, Ségonzac, Masson, Calder, Max Ernst, Sonia Delaunay, Paul Colin, Jean Miro.

Mais même par le biais d’une « nécro », Saulnier peut revivre ce sentiment de fulgurance, d’efficacité, de professionnalisme qui le motiva si fort tout un temps. C’est le cas par exemple lors de la mort de Picasso. Au cours de ses années de télévision, il avait fait pas loin d’une dizaine d’émissions sur lui ; en octobre 1971 encore, il signe un 25 minutes sur les 90 ans de Picasso.
En 1973, l’espace de quelques heures, il retrouve ses réflexes de grand reporter ; il raconte avec une certaine jubilation cette course à l’information dans ses mémoires. L’épisode a lieu le 8 avril ; averti du décès chez lui par son fils, lui même alerté par son gendre depuis le desk de l’AFP, Saulnier se précipite à la rédaction. On est un dimanche en début d’après midi :

« Si je ne suis pas arrêté par aucun feu rouge, je peux être rue Cognacq-Jay en moins de trois minutes. J’entre dans le bureau du rédacteur en chef de service, Joseph Poli, alors qu’il a encore la dépêche en mains. J’ai sous mon bras la boîte ronde contenant de quoi alimenter une émission consacrée à Picasso pendant une demi-heure. L’antenne est tenue par Michel Drucker. »

Ce dernier, entre Johnny Halliday et Carlos, anime « Sports en fête ».

« Trois possibilités : attendre le J.T. de vingt heures ; interrompre Drucker le temps d’un flash ; l’interrompre une demi-heure. La troisième éventualité nécessite un ordre directorial. Jacqueline Baudrier n’hésite pas. « Une demi heure, tout de suite ! ». Trois autres minutes et Joseph Poli et moi sommes à la Maison de radio France d’où part l’émission de Drucker. Une minute pour charger le film. Deux minutes pour une annonce à laquelle la grippe me donne la voix qui convient et nous passons le film ».

Sept minutes, dit-il, entre l’annonce par l’AFP de la mort de Picasso et l’hommage de TF1 ! Le lendemain, le journal Le Monde soulignera cette rapidité de réaction de la Une. Le même dimanche soir, il passe encore une déclaration de Juan Miro :

« Il venait d’arriver et ne connaissait pas la nouvelle. Je l’ai interviewé dans le hall de son hôtel. Ses valises étaient autour de lui. Il m’a raconté comment, alors qu’il se préparait à venir pour la première fois à Paris, la mère de Picasso était allée le trouver à Barcelone pour lui donner un gâteau de sa fabrication à porter à Pablo. C’était à la mesure de l’Ecole de Paris en 1919 ».

Il a un bref espoir de relancer une émission à l’automne 1972 : Jean-Louis Guillaud, de la rédaction en chef, lui fait miroiter la perspective d’animer une nouvelle série, mensuelle, qui s’intitulerait « Des yeux pour voir » sur la Trois. Saulnier s’investit dans sa préparation. Il la construit en quatre volets : l’artiste contemporain dont on parle, la vie artistique en province, l’art dans la vie quotidienne, l’histoire de l’art racontée par chapitre, avec la vie et l’œuvre des artistes de tous les temps.
Chaque partie serait confiée à des réalisateurs différents
On trouve par exemple les noms de Pierre Desfons, Jacqueline Duplessis , Bernard Swagenbaum, Kovaks, Gilles Daude. De manière tout à fait originale est lancée dans la foulée une association, « les amis des Yeux pour voir » ; elle propose aux télespectateurs fidèles une carte demi-tarif pour les musées, encourage la fréquentations des salles (dix talons de visite retournés à la rédaction donnent droit à un cadeau) ; un service téléphonique « Interservice Art » est mis à leur disposition.

Le premier numéro est programmé pour le 11 janvier 1973 ; l’émission passe à 19h40, elle dure 52 minutes et comporte huit sujets.
Mais Saulnier ne trouve pas vraiment sa place dans l’équipe.
Son statut de premier responsable lui est disputé ; dans la presse spécialisée, il apparaît une fois comme patron de l’émission, une autre fois il doit partager ce titre avec Pierre Desfons. La collaboration avec les autres rédacteurs se passe mal.
Il ne réalise directement aucune séquence, rédige de brefs textes d’accompagnement sur des films que d’autres font ; les textes sont lus de surcroît par un comédien, excellent au demeurant, Denis Manuel.
Il suit deux ou trois numéros mais n’insiste pas, se retire et revient sur des « sujets » pour le J.T.
Il n’apprécie pas la méthode mais semble avoir la colère discrète ; il y a, dans ses mémoires, deux lignes sur cette mise à l’écart ; il parle :

« (d’)une trop brève série d’émissions que j’avais intitulées « Des yeux pour voir » et qui me fut plus ou moins enlevée, ce sont des choses qui arrivent ».

Une simple phrase tout juste critique dans un texte de deux cent pages, c’est peu. Posture sacrificielle ? silence prudent ? soumission ? L’incident fait sans doute écho à mai 68 : Jean Louis Guillaud qui fit mine de lui confier l’émission était à la tête des « 23 » opposants au mouvement, dits les jaunes, alors que Saulnier était un gréviste militant.

Ces années là, il continue de croiser des créateurs, de consigner les échos de ces rencontres dans ses mémoires. L’été 1968, il a cette pensée pour Marcel Duchamp (Août) :

« Marcel Duchamp est mort. Il habitait, depuis quelques années, un petit atelier blanc en haut d’une maison grise, entre une boîte de cigares, un jeu d’échecs et quelques éditions (italiennes) de ses « ready-made » les plus célèbres dont « L’urinoir » et « La roue de bicyclette ».

Il croise Max Ernst à Amboise, en novembre 1968 :

« Michel Debré, maire d’Amboise, et Max Ernst, auteur d’une fontaine dont il fait cadeau à la ville, inaugurent un bassin rond sur la margelle duquel il y a des petites tortues en bronze, et d’autres, plus grandes, sur une architecture cubico-baroque dressée au centre du bassin. »

Debré, devant une foule maigrelette, prononce un discours « bref et vivant » alors que celui d’Ernst est « long et incompréhensible ».

« Les enfants des écoles distribuent des opuscules (où) la biographie de Max Ernst est résumée. Sans doute par ses soins. Qui d’autre que lui, parlant du séjour qu’il a fait dans le Tyrol avec Tzara, Arp et Eluard, dirait de Breton qu’il y faisait figure de « trouble-fête ».
Max Ernst a été exclu du Groupe surréaliste. Sa rancune est tenace. Même au delà de la mort, il ne pardonne pas à Breton. Cependant, plus le temps passe, plus il apparaît que Breton avait raison. Globalement raison. »

Saulnier retourne, en 1969, à Giverny où il s’était trouvé, un demi-siècle plus tôt, entre ses parents et Monet :

« J’ai dit au chauffeur de la voiture technique : « Demandez la maison de Claude Monet. Tout le monde connaît. » Hé bien non, tout le monde à Giverny ne connaît pas. Le jardinier de la propriété ne s’en étonne pas. Je lui demande s’il vient parfois des visiteurs. « Un peu d’Américains, d’Anglais, d’Allemands, de Japonais ». L’Académie des Beaux-Arts a hérité de la maison. Tout se détériore lentement. Faute de crédits, l’Académie ne peut entreprendre les travaux nécessaires. »

Il évoque l’entreprenant Vasarely, à Anette-sur-Marne, en février 1970.

« Dans sa maison de notable provincial, Vasarely assemble des formes colorées selon les règles géométriques qui lui sont familières. Puis, dans un parallélépipède de ciment, d’acier et de verre, ses exécutants réalisent les œuvres qui seront mises sur le marché. Je n’ai pas remarqué d’horloge-pointeuse, mais y en aurait-il qu’on n’en serait pas surpris. Outre les ateliers de fabrication, les réserves , les lieux d’emballage et d’expédition, l’édifice comprend : le bureau directorial, le secrétariat, l’administration, le grand salon de présentation. Onctuosité de la moquette, confort des fauteuils, mise en valeur des œuvres, éclairages étudiés. Ongles manucurés, coiffure soignée, costume et chemise coupés à ses mesures, chaussures en cuir fin, alerte, sûr de lui, Vasarely est un chef d’entreprise dans le vent. »

Dunoyer de Ségonzac, à St Tropez, en mars 1970 :

« La lumière passe à travers les branches des eucalyptus qui jouxtent la maison. Chapeau cabossé enfoncé sur la tête, un foulard rouge et blanc de manadier noué autour de son cou comme en portaient Derain, Vlaminck, Mac Orlan et Francis Carco, Dunoyer de Ségonzac monte lentement le jardin jusqu’à l’atelier construit au plus haut afin d’y dominer la vue dont l’étendue englobe le golfe de Grimaud. A quatre-vingt-six ans, il fait encore ses six heures quotidiennes de dessin à la plume, aquarellé. Où est l’époque de ses pointes sèches souples et nerveuses et de ses huiles comme la glèbe ? Je le quitte alourdi de tristesse ».

Waroquier, en novembre 1970 :

« La dernière image que je garde de Waroquier est celle d’un homme en robe de chambre assis dans un fauteuil au milieu de son atelier avec autour de lui toutes ses peintures encadrées, titrées, numérotées, tournées face contre mur. Immobile et muet, au centre de son œuvre, statue de cire, il restait là, méditatif, en attendant la mort ».

Saulnier est devenu le greffier nostalgique d’un monde qui s’évanouit. Sa complicité avec Malraux a elle aussi sombré en mai 68 : alors qu’ils semblaient quasiment inséparables, désormais on ne les retrouve ensemble qu’à de rares occasions, au J.T. de la mi journée, début décembre 1968, pour parler du vitrail par exemple. Leurs rapports ont l’air moins « politiques », plus mondains ; il croise le ministre en février 1969, lors de la pose de la première pierre du musée Chagall, dans la plaine de Biot :

« Je suis le premier à voir Malraux. Une étoile écarlate ensanglante son front. Le sang coule sur son visage et de là sur sa chemise. « Ce n’est rien, me dit-il, il existe encore, heureusement, des farfelus ! ». Le préfet se retourne , voit ce sang, pâlit. Les photographes se ruent. Bras écartés, un officier de police donne l’ordre de reculer. C’est toujours le premier réflexe ».

En fait Malraux a été aspergé de peinture par un certain Pinoncelli qui n’aime pas Chagall. Malraux a pu se saisir du récipient de gouache rouge et le renvoyer sur son agresseur ; il s’en amuse et demande que l’affaire n’ait pas de suite pénale ; Hélène Saulnier va aider le ministre à se nettoyer :

« Chagall psalmodie : « Pauvre ministre Malraux ! Pauvre ministre Malraux ».

Malraux, en 1974, se mobilise pour la campagne présidentielle de Jacques Chaban Delmas ; il estime entre autres choses que la télévision va suppléer l’école pour l’enseignement de l’art. Saulnier dénonce cette idée : « C’est une illusion ».

Son travail de journaliste est un peu plus précaire : depuis 1973, dans son cahier noir, il indique quand il a « remis » ses films et non plus quand ses films passent ; comme s’il était moins assuré ou moins soucieux de leur sort ; passent-ils d’ailleurs tous ? De septembre à décembre 1973 par exemple, il indique 24 films « remis » et précise pour 8 d’entre eux seulement : « passé ».

Son intérêt s’éparpille un peu : il voyage, en Yougoslavie, plusieurs fois, en Turquie, à Pompéï, aux Etats-Unis ; il filme l’errance des gens du voyage ; il scrute des faits religieux, des rites : la foi protestante dans les Cévennes, l’Armée du salut .

Son stress est-il tel qu’il en fait une maladie ? A la veille de Noël 1973, alors qu’il monte le reportage sur l’Armée du salut, il a un accident cardiaque. « Inévitable » dit-il. Il est conduit dans l’ambulance de la télévision à hôpital Boucicaut. Une « longue maladie » qui le tient éloigné des studios de décembre 1973 à la mi février 1974.

Ces semaines là, ses mémoires le montrent d’une humeur maussade ; il rumine des idées de mort, de tombe, de funérailles ; il semble happé par une vague de religiosité ; il parle de son « appartenance à la religion chrétienne qui en dépit de ses crimes (lui) semble demeurer un recours et un cheminement » ; il lit la bible ou la redécouvre, dans sa petite enfance, ses deux grands-mères, polonaise et anglaise, l’y avaient initié.

« Rien de biblique ne m’est étranger »

notait-il dans le premier jet de son journal.
A présent, il se demande s’il a vécu et il écrit, abondamment, sur la religion justement. Un manuscrit de 300 feuillets, daté de l’hiver 1973-1974, intitulé « Adam, Cain, Judas » où il revisite et met en scène des personnages de la Bible et des Evangiles. Il retrouve l’impressionnant savoir religieux qu’il avait accumulé dans sa jeunesse. Et il a cette phrase inspirée :

« J’avais oublié depuis un demi siècle que j’avais à écrire ».

Il reprend son activité sur la Une à la mi février 1974. Le travail semble routinier : il continue de préparer ses « nécros » ( Chirico, Bellmer, Dali), il couvre l’exposition sur l’impressionnisme à la Fête de l’humanité, il poursuit ses voyages : Bulgarie, Israel.

Au début de l’été 1974 est annoncée la fin prochaine de l’ORTF. Cette concordance de temps entre la mort de l’Office et sa propre marginalisation est troublante. D’autant qu’il est devenu un vétéran de la maison. A ce titre, Jacques Alexandre lui confie le soin de réaliser l’émission épitaphe de l’Office :

" Tu es le plus ancien de la rédaction, cela te revient de droit".

Dans son cahier, il ne cache pas sa tristesse devant le découpage de l’institution :

" Je me suis toujours rangé dans le camp de ceux qui étaient le plus attachés à l’ORTF. En 68, nos grèves voulaient une organisation qui en fasse l’organe de la nation dans sa totalité et sa diversité".

Il y a bien eu ensuite encore quelques combats mais il reconnaît que la « trop longue » grève de 1968 a « coupé (les) jarrets » des contestataires :

« Des confrères qui comptaient parmi les meilleurs ont été évincés, déplacés, licenciés. Nous ne pouvons plus éviter le découpage de la Maison. Eh bien soit ! Je vais résumer son histoire. Mais avec quelle tristesse ! Dès les débuts de mon activité syndicale, j’ai participé aux luttes visant à construire l’édifice. J’étais de ceux qui voulaient qu’il soit tenu compte d’autres considérations que celles gouvernementales exprimées par des directeurs nommés par le pouvoir. »

L’opinion se souvient de la grève de 1968, dit-il encore, mais vingt autres avaient jalonné leur vie professionnelle. Il réfute l’idée qu’elles seraient à l’origine de ce qui a amené le pouvoir à déconstruire l’Office. Pour lui, ces grèves n’étaient que la conséquence, non la cause.

Il réalise donc une émission de huit minutes, dont il a gardé –chose rare- le scénario ; il s’agit d’un texte de quatre feuillets, « Rtf Ortf », dont les chapitres s’intitulent : « Préhistoire », « Vocation nationale » de la radio, « Histoire de la radiodiffusion », « Histoire (de la) RTF », « Histoire Ortf », « Fantastique progression », « Réalisations prestigieuses », « Perfection de la technique » et « Demain ». Au total un exposé technique, professionnel, sans considération politique ni même affective, bien entendu ; le film passe le 28 juillet au J.T. de 20 heure.
En fin d’année, c’est lui encore qui présente « La fin de l’ORTF et la naissance des sept sociétés », au J.T.1 du 31 décembre 1974 .

Le voici donc journaliste à TF1 en janvier 1975 ; jusqu’à l’été 1975, date de la fin de sa collaboration officielle, il engrange encore 75 émissions (du numéro 869 à 944) ; ses sujets sont souvent programmés aux journaux de 13h ou de 23h !
Il continue de recevoir des félicitations de téléspectateurs attentifs, Maurice Schumann par exemple le remercie de son reportage sur « la Fondation de France » dans des termes chaleureux :

« Je ne sais trop, cher maître et ami, ce que de vous il faut le plus louer : votre prodigieuse compétence technique grâce à laquelle vous parvenez à rendre non seulement accessibles mais agréables à tous et si faciles à comprendre les sujets les plus compliqués, les plus vastes, les plus ardus ; votre souriante complaisance doublée d’une proverbiale patience ; votre puissance de conviction et votre persévérance ; votre prodigieuse imagination qui est à l’origine de trouvailles (…) ».

Saulnier doit se dire que tant de talents sont bien sous-employés.
Ses mémoires continuent de faire écho à quelques rencontres. Taillandier, en février 1974 :

« Ce qui complique les choses dans le cas de Taillandier, c’est qu’il choisit comme support des boîtes en carton, matériel périssable s’il en est.(…) Les boîtes sont couvertes de dessins linéaires représentant des personnages, des machines, des êtres mi humains, mi animaux, souvent liés entre eux par des cordons ombilicaux. Et presque toujours vus de profil. On pense aux bandes dessinées mais aussi aux récits fabuleux de Swift. Et à l’art des Incas, Mayas, Aztèques des temps précolombiens. (…) Figuration narrative ou pas, l’œuvre interminable d’Yvon Taillandier est une chronique où les faits dominants de l’époque sont stigmatisés de façon allusive en des scènes dont l’extravagance est d’autant plus inquiétante que la composition, généralement par registres, lui confère l’aspect de l’ordre immuable, inéluctable, d’un fatal enchaînement."

Manessier, en février 1975 :

« L’atelier de Manessier est exposé au Nord. Comme il se doit. La lumière est pour un peintre plus importante que la chaleur et la lumière vient du nord. L’atelier est séparé de la maison. Pas de beaucoup, quelques mètres seulement. C’est assez cependant. Dans toute la mesure du possible, un peintre doit sortir de chez lui pour aller jusqu’à son atelier. Comme un forgeron. Manessier n’y est parvenu que sur le tard, et parce que des promoteurs ont détruit la maison où il vivait à Paris, entre sa femme et sa mère. Ce qu’il continue de faire. Deux femmes pour s’occuper d’un peintre est à peine suffisant ».

Le 30 juin 1975 passe sa dernière émission, la 938è selon sa numérotation ; elle porte sur Matisse ; il note dans ses mémoires :

« Exposition Matisse Musée Art moderne et mes adieux à la télé mardi 30 juin (1975) 13 h » .

Dans le carnet noir, il indique :

« Fin de ma collaboration permanente à Tf1. (…) Fin de toute collaboration 30 juin 75 ».

Toutes ces années-là, la maladie aidant , il semble moins peindre, moins exposer aussi. Une exposition en décembre 1970, chez Lucie Weil, des natures mortes, des bouquets, au ton « plus affirmé, plus coloré » selon Les Nouvelles Littéraires. Mots clé de la critique : romantisme, inquiétude, contre courant.
Cela dit, les échos de presse sont limités. On note deux papiers, très enthousiastes. Sa voilure réduite à la télévision y serait-elle pour quelque chose ? Pour Les Lettres françaises, Saulnier est plus du siècle de Philippe de Champaigne que de Cézanne ; une des toiles, une nature morte avec un objet violet

« a fait dire à André Masson que c’était de la grande peinture, le compliment vaut quelque chose ».

Chapitre seize
La crise de la critique d’art

Adam Saulnier est une figure du monde de la critiques d’art, membre apprécié de l’AICA, l’Association Internationale des Critiques d’Art. Jean Rollain , journaliste et conservateur de musée, témoigne de sa passion, de son autorité, de son sens du travail. « On attendait ses critiques ». Raoul-Jean Moulin, ancien responsable de cette Association, en conserve également un souvenir vif .

Dans cette seconde moitié des années soixante dix , Saulnier présente une conférence sur la critique d’art. A l’origine intitulée « la critique et la démocratie », elle s’articule autour de trois parties : origine de la critique d’art ; heur et malheur de cette critique ; orientations actuelles.
Derrière ce cours d’histoire, on retrouve sa propre philosophie de la critique ; il pointe aussi l’émergence d’un nouvel état d’esprit des journalistes qui annonce les années quatre vingt.

Origine de la critique d’art

Saulnier date le début de la critique d’art professionnelle française à Diderot ; il ne s’agit pas de la critique au sens général du mot « sans quoi c’est à la Genèse qu’il faudrait remonter ». Un jour de déprime, Diderot écrivit : « le triste et plat métier que celui de critique » ; c’était à l’occasion de son « salon » de 1763. Le « salon annuel » était alors la seule et unique initiative de ce genre à l’époque ; il se tenait dans la grande galerie du palais du Louvre ; la foule s’y pressait, les acheteurs aussi ; des princes, trop absorbés par leurs charges ou se trouvant éloignés de Paris, se faisaient faire des compte rendus détaillés pour être tenus au courant et pour éventuellement acheter de confiance telle ou telle peinture (ou œuvre).
Les auteurs de ces critiques avaient donc peu de lecteurs ; on cite un cas qui n’avait qu’un seul lecteur, et qui payait correctement pour avoir un compte-rendu (fidèle, parfois orienté).
Diderot est resté le modèle du genre, celui d’une critique descriptive et analytique. Mais, encyclopédiste et moraliste plus que plasticien ou poète, Diderot n’a pas été que cela, ajoute Saulnier :

« Pour le bien situer à la manière de Taine et l’expliquer en fonction de ses origines, de son milieu, de son époque, il faut aller sur le plateau de Langres où la Marne prend sa source ; de tous les espaces de la France c’est le plus évident ; ce qui ne veut pas dire que ce soit le plus souriant, mais Dieu quels grands équilibres, quel logique de paysage, bref quel classicisme ».

Saulnier évoque la philosophie de l’art de Taine, précisément. Tout art classique simplifie pour embellir, élimine, efface, réduit le détail. C’est là son procédé pour donner plus de valeur aux grands traits. Intellectuellement et non picturalement, Diderot s’inscrirait dans ce courant. Le journaliste se reconnaît un point commun avec Diderot :

« Il nous est personnellement très cher parce que, ami des artistes, il ne les oubliait pas au profit de leurs œuvres. Il se laisse aller à écrire dans son « salon » de 1763 : « S’il est bon d’avoir de la sévérité pour l’ouvrage, il est mieux encore de ménager la fortune et le bonheur de l’ouvrier ».

Saulnier apprécie, lui qui a longuement vécu dans le monde de la peinture et qui témoigna toute son existence une complète compassion avec ces gens d’art ; il sait combien cet intérêt est nécessaire à l’éclosion du talent pour la masse des « fantassins de l’art », combien aussi, pour agaçants qu’ils peuvent être parfois, ils sont émouvants.

« Le métier de critique est fait de cette bataille intime entre le cœur, la raison, l’intuition et l’analyse que Diderot a connue ».

Après Diderot, quantité de gens, observe-t-il, pas tous critiques de métier, ont continué à faire ce qu’on appelle l’histoire de l’art et ce qui est plus ou moins de la critique d’art ; les peintres s’en sont mêlés. Là encore Saulnier se sent une filiation :

« Que fait Ingres sinon la critique de la critique quand il dit « la louange pâle d’ une belle chose est une offense ». Et n’est-ce pas, en même temps qu’ un énervement, une critique que de dire comme Ingres toujours : « la facilité, il faut en user en la méprisant ».

Saulnier collectionne volontiers les citations ; il les sert à son public. Par exemple Delacroix : « L’influence des lignes est immense » ; Maurice Denis : « Le goût, c’est une certaine décence et rien de plus » ; Vincent Van Gogh : « Quand on a essayé attentivement de découvrir les maîtres, on les retrouve tous à un certain moment au fond de la réalité » ; Honoré Daumier : « Il faut être de son temps. Mais tout le monde l’est, même l’autruche ! » ; Antoine Bourdelle : « L’art, c’est tout l’univers recréé dans un homme » ; Jean Bazaine : « Un artiste a un très petit nombre de choses à dire, très fort, et toujours les mêmes. »

Les poètes, ajoute-t-il, tiennent une place importante dans la critique d’art, de Théophile Gautier à André Breton et Louis Aragon en passant par Guillaume Appolinaire et Charles Baudelaire, « le plus considérable » ; il le cite :

« L’imagination est la plus scientifique des facultés parce que seule elle comprend l’analogie universelle » .

Dans la deuxième partie de l’exposé, « Heur et malheur de la critique d’art », le conférencier commence par une double citation, l’une de Michel Ragon :

« Ecrire, organiser, souligner, grouper, définir, voilà quelques unes des tâches du critique d’art militant ou théoricien ».

L’autre est de Baudelaire :

« Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique, non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer n’a ni fond ni amour et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ».

Saulnier note :

« Il est tentant de dire que la vérité se trouve non pas à mi chemin entre l’une et l’autre de ces déclarations mais dans un compromis des deux. N’est-ce pas le mariage de la poule et du lapin ? Non et si c’était en l’occurrence, pourquoi pas si le résultat produit devait servir au mieux la cause que l’un et l’autre défendent (…). (Mais) toute solution de ce genre serait bancale ».

Il faut que le critique intervienne ; que les partisans de la théorie de Michel Ragon s’expriment conformément à ses principes, que les partisans de Baudelaire en fassent de même ; au lecteur, à l’auditeur, au spectateur, au téléspectateur de faire son choix. Saulnier cite un critique dramatique dont il lisait toutes les critiques…pour s’éviter d’aller aux pièces dont il disait du bien et se précipiter à celles dont il disait du mal.

« Je veux dire un certain mal, celui sans doute où je reconnaissais mon « mal » ou mon « bien », enfin ce que j’aimais. Si je ne cite pas cet illustre critique, ce n’est hélas que parce qu’il nous a quitté. Eut-il été encore de ce monde que je ne m’en fus point privé du plaisir de dire toute mon admiration pour son assiduité, son sérieux, son talent, et pour analyser les raisons qui faisaient qu’ainsi que quelques autres je me situais aux antipodes dès qu’il donnait une opinion. »

Il cite un extrait d’une lettre d’Anatole France au sénateur Adrien Hebrard :

« Il n’y a pas plus de critique objective qu’il n’y a d’art objectif et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu’eux mêmes dans leurs œuvres sont dupes des plus fallacieuses illusions ».

Hebrard était directeur du Temps, un journal si « sérieux » que Le Monde à côté, selon Saulnier, fait figure de Canard Enchaîné ; il conseillait à ses rédacteurs de faire dans le genre « emmerdeur ».

Le conférencier enfin aborde l’évolution de la critique d’art, des années vingt cinq à la fin des années soixante-dix. Il pointe trois questions.
Un. L’appauvrissement du domaine de la critique. Les années d’après la guerre 1914-18 sont marquées par un développement journalistique exceptionnel. Exemple : la création et le succès d’un grand quotidien Comoedia exclusivement consacré aux lettres, aux arts et aux spectacles, qu’un autre quotidien, Paris Midi, concurrence en accordant à ces mêmes lettres, arts et spectacles les quatre cinquième de ses colonnes.

« Qu’avons nous aujourd’hui d’équivalent ? Rien. La faute à qui ? aux journalistes, aux critiques, aux annonceurs, à la radio, à la télévision, aux directeurs de journaux, aux mécènes, aux commerçants intéressés par les lettres, les arts et la télévision ou aux lecteurs ? J’ignore quelle sorte d’enquête ou sondage d’opinion nous apporterait des éléments de réponse ; mais je redoute les résultats ; et si le coupable numéro un était le lecteur ? »

Deux. La spéculation sur l’objet d’art prospère :

« Ce qui arrivait avant hier en seconde position est en ce moment largement en tête. En tête de colonne on voit les succès des grandes ventes qu’elles soient à Londres, à Monte Carlo, à New York, à Paris. En une valse de millions qui laisse pantois. Les ventes font l’objet de spéculations esthético-économiques comparées qui laissent loin derrière les spéculations des critiques d’art de la vieille école ».

Parlant à de jeunes journalistes du métier de critique, Saulnier leur dit que « tout esprit éclairé qui n’est pas éclairant ressemble à une cosse qui ne libère pas ses graines » ; il se demande où à présent tomberait la graine.

Trois. Jules Pascin va poser cette troisième question, dans un domaine où on ne l’attend pas, celui de la morale… en matière de critique d’art :

« La morale c’est la peur qu’il se passe quelque chose ».

D’où cette interprétation : « Est un homme moral celui qui n’a pas peur ».

« Reste que je vois plus de motifs à une crainte de voir disparaître le critique d’art qu’à me plaindre de ses défauts. »

Chapitre dix-sept
L’heure des bilans (1975/1991)

Saulnier garde encore le contact avec la télé jusqu’en 1980. Sur sa « bio », il mentionne sa « position spéciale » à partir de 1975 avec TF1, et s’attribue même, en 1977-78, le statut de « pigiste ». Il continue de réaliser quelques tournages, sur les sujets les plus divers : l’art tchécoslovaque , le musée de Cagnes , un voyage en Egypte, une déambulation au Père Lachaise, les monuments aux morts de la première guerre mondiale, un portrait de Jésus Christ , « Yehosha’ ben Yosseph que le monde appelle Jésus Christ ».
Ce dernier travail lui vaut les éloges du dirigeant israélien du comité « Inter-Foi » :

« (Votre) film a eu de nombreux échos à Jerusalem, qui nous sont parvenus de France, de Belgique et de Suisse.(…). Cette œuvre rend un éminent service à la cause du rapprochement interconfessionnel » .

En octobre 1976, il réalise un de ses derniers entretiens « politiques » avec Françoise Giroud, alors secrétaire d’Etat à la culture ; il parle notamment du Centre Pompidou.

« A chacune des étapes de sa construction, j’ai réalisé une émission télévisée. Et n’ai cessé de dire que j’étais en faveur de ce projet. Dès la première conférence de presse donnée à l’Elysée ».

Il n’avait jamais obtenu, jusque là, de précisions sur le budget du Centre ; Giroud, par souci de transparence ou par maladresse, donne des chiffres. C’est une première. Pour cela, l’entretien fait du bruit.
Il assiste, début 1977, à l’inauguration :

« On attendait de Valery Giscard d’Estaing un discours programme portant sur sa politique culturelle, nous avons eu droit à un éloge ambigu de Georges Pompidou ».

Léon Zitrone "couvre" l’événement. Celui-ci sait que le Président est circonspect sur le bâtiment ; prudent, il commence ainsi son reportage :

" Je ne sais pas si c’est beau ou si c’est laid mais c’est considérable ! ".

Saulnier, qui rapporte la phrase dans ses mémoires, commente :

" Considérable Léon dont le nom aujourd’hui connu de neuf Français sur dix sera oublié de sept sur dix un an après sa mise à la retraite. Comme il en sera de nous tous, gens de télévision".

Dégagé de ses obligations professionnelles, Saulnier désormais fait part, plus ouvertement, de ses « inimitiés ». Dali l’horripile :

« Le centre Pompidou est en grève le jour de l’inauguration de la rétrospective Dali. Voilà qui me réjouit. Je ne me connais que deux grandes aversions : Picabia et Dali. Du premier, je ne sais que nombre d’œuvres et quelques écrits. En revanche, j’ai bien dû faire dix émissions en compagnie du second. Actualité oblige. (…) A propos de Dali, il m’arrive d’entendre : « Au moins il sait dessiner ! » Cela ne veut rien dire. (…) Dali ne va pas au delà du spectacle. C’est en cela qu’en dépit des classifications habituelles, il n’appartient pas au surréalisme (…). L’œuvre de Dali n’est faite que de poncifs. »

Il annonce dans ses mémoires la mort de Malraux en novembre 1976, sans commentaires ; il se contente de reprendre ce qu’en dit François Mitterrand. Un an plus tard , il regrette la vague de rejet, sensible chez les jeunes artistes, qui semble atteindre l’ancien ministre.

« Tout laissait penser qu’après le temps des honneurs viendrait celui de la contestation. Mais de là à un si violent rejet ! Ces jeunes gens ne lui reconnaissent aucune qualité ».

En 1979, enfin, il remarque, sur la carte du restaurant Lasserre le « pigeon André Malraux ». Un voisin ironique se demande si c’est tout ce qui restera du personnage :

« C’est pour rire. Mais force est de constater qu’après le temps des hommages et celui de la contestation, Malraux semble entrer dans celui de l’oubli. C’est un peu vite pour un homme fascinant. A moins, précisément, que ce ne soit la rançon de la fascination »

Les dernières pages de ses mémoires sont consacrées à différents enjeux artistiques, le commerce d’art, le mécénat, la pauvreté de la politique culturelle giscardienne, les ambitions de la nouvelle équipe de gauche, la taxation ou non des œuvres d’art, la crainte du marché. Il évoque aussi ses différents esthétiques avec son fils Emmanuel

En 1978, il signe l’article « L’art et la télévision ou l’art de la télévision », déjà cité. Reprenant la thématique exposée devant l’Institut dix ans plus tôt, il raconte et systématise son travail, notamment cette difficulté de « transposer des transpositions » et conclut :

« La télévision est un Art. Lorsque cet Art se met au service d’autres formes de l’Art – que ces formes soient visuelles, littéraires ou musicales- il doit les pénétrer et faire qu’elles se pénètrent sans qu’il en résulte la moindre altération de ses qualités spécifiques ».

Dans son livre de bord, ses ultimes commentaires sur le monde de la télévision remontent à 1981. Cette année-là, il est sollicité pour reprendre sa place dans une rédaction télévisée. Mitterrand au pouvoir, songe-t-on à faire revenir ce vieux sage dont le nom est lié à une autre conception du petit écran et à 1968 ? Il décline l’invitation :

" Après quinze ans de radio, la télévision a été dix sept ans de ma vie. Je l’ai aimée. Et c’est dans la mesure de ce qui m’unissait à elle que je ne peux plus y retourner" .

Invité à parler de sa technique de la critique d’art appliquée à l’actualité télévisée, il se présente comme chroniqueur plus que critique ; il faut, dit-il, éviter la pédagogie et le pédantisme.

« Parmi les autres périls, il y avait : l’objectivité mal mesurée, l’exclusivité élitiste et surtout, conséquence de ma mission informatrice, le risque de voir la qualité de mes émissions dépende de la qualité de l’actualité. Il y a cinquante deux semaines par an. Il n’y a pas par an cinquante deux événements artistiques. L’actualité artistique est faite de quelques lumières sur un fond un peu gris ».

Il dit encore que sa préoccupation fut de

« toujours expliquer et réexpliquer. C’est relativement facile à faire avec les mots. Ce l’est moins avec des formes, des valeurs, des couleurs en mouvement ».

Connaissait-il son public ? Saulnier rappelle que les trois Pierre, Dumayet, Desgraupes, Sabbagh, avec leur émission « Cinq colonnes à la une », s’imaginaient parler à une mercière de chef lieu de canton.

« J’ai été tenté de m’inventer ma mercière. Mais c’est réduire le public à un public. Or il existe de nombreux publics. Et la sagesse réside dans l’acceptation de l’idée qu’un petit public peut avoir autant d’importance qu’un grand ».

Il compare volontiers sa démarche à celle d’un artiste :

« Aussi humble qu’ait été ma tâche, je n’ai cessé de penser qu’il fallait la comprendre et la mener comme l’artiste comprend et mène son travail. Dans sa diversité et sa simplicité, mon propos réunissait des disciplines propres au monde des plasticiens et au monde du spectacle, ces mondes que le public appelle, précisément et indistinctement, le monde des artistes ».

Dressant un dernier bilan de son activité télé, il redonne les chiffres de 1000 émissions, 2000 artistes rencontrés, 3000 tournages !
Ces données lui importent, le justifient, le rassurent ; on les retrouve régulièrement mentionnés dans ses mémoires tout au long de sa carrière à la télévision ; comme s’ils représentaient un objectif à atteindre, un plan à remplir, ou une sorte de superstition. Dès 1966, il s’assigne le but d’atteindre 1000 émissions puis de démissionner ! En avril 1973, il dénombre 740 émissions, 944 en 1975. En 1978, il parle même de « plus de 5000 tournages groupés en plus de 1000 chroniques ou sujets passés à l’antenne ».

Ce thème du bilan est volontiers repris dans ses papiers. Dans une revue de la SFP, il précise ainsi son bilan « filmographique » :

« 1022 sujets traitant de l’actualité de l’Art, dont Brauner, Trésor des Eglises de France, Le Caravage, Giacometti, Picasso et son temps, Toutankhamon, Chagall, Miro, Vasarely, Kassel, César, Malraux, Dubuffet, Prévert, Mathieu ».

En 1981, il redit :

« La première chaîne pendant longtemps, la deuxième pendant moins longtemps, la troisième brièvement, m’ont donné neuf-cent-quarante-quatre fois entre 1960 et 1975 l’occasion de présenter au cours d’émissions particulières ou au sein de chroniques spécialisées du Journal Télévisé, beaucoup d’œuvres et beaucoup d’artistes. »

Puis il cite cette liste d’où il a finalement rayé Utrillo :

« Je trouve au hasard des pages de mon livre de bord : Zadkine, Foujita, Lhote, Lurçat, Chagall, Hartung, Braque, Picasso, Bissière, Van Dongen, Miro, Masson, Le Corbusier, Gromaire, Calder, Brassai, Bazaine, Giacometti, Dubuffet, Duchamp, Manessier, Pignon, Tinguelly, Vasarelly, Schoffer, Agam, Soulages. Près de deux mille très grands, grands, moins grands, moyens et petits artistes de jadis et d’aujourd’hui » .

1981 est l’année où il clôt « L’œil et la bouche », ses mémoires commencés en 1948 avec la mort de Grüber.

La maladie s’installe, limite son autonomie de mouvement. Il peint toujours, mais de manière moins ardente. Il affiche plus franchement son goût pour le classicisme. A la date du 17 septembre 1981, il établit son panthéon privé ; il déclare son amour à près de soixante-dix peintres mais en place sept au dessus de tout ; voici le texte intégral :

« Une bonne peinture est l’expression de la personnalité du peintre ainsi que de ceux qui se reconnaissent en elle. Tant de temps passé au service de la peinture occidentale me permet de savoir ce qu’il en est me concernant. Au delà de ma passion pour Rembrandt, Vermeer, Holbein, Roger Van der Weyden ; au delà de mon amour pour Fra Angelico, Paolo Uccello, Breughel l’ancien, Petrus Christus, le maître de Flémalle,Hemling, Georges de la Tour, Piero della Francesca, Van Eyck, Pusanello, Watteau ; au delà de mon respect pour Simone Martini, Giotto, Botticelli, Michel-Ange, Raphaël, Vinci, Carpaccio, Dürer, Poussin, Caravage, Titien, Tintoret, Rubens, Tiepolo, Velasquez, Boucher, Fragonard, Goya, David, Ingres, Delacroix ; au delà de l’intérêt que je porte aux frères Le Nain, à Zurbaran, Murillo, Guardi, Canaletto, Le Brun, Constable, Lawrence, Courbet, Daumier, Gauguin, Whistler, Puvis de Chavannes, Degas, Renoir, Manet, Monet, Van Dongen, Bonard, Matisse, Braque, Picasso ; au delà du trouble que j’éprouve face à Cranach, Grünewald, Le Greco, Géricault, Turner, Toulouse-Lautrec, Redon, Seurat, Soutine, Pascin. Au delà de cet univers, je ne me sens en connivence qu’avec Clouet, Fouquet, Enguerrand Querton, Philippe de Champaigne, Chardin, Corot, Cézanne ».

Cet attrait pour les peintres de la tradition, de la représentation, il s’en explique ainsi :

« Que ces peintres soient français ne peut pas être le seul effet du hasard, mais je n’en tire pas argument. Dire que le lien qui les unit soit l’esprit de mesure n’est pas faux. C’est seulement un peu court. Peut-être conviendrait-il de parler d’une certaine qualité de silence. »

Peinture encore : Saulnier est un des membres fondateurs du prix Drouant-Cartier et membre du jury de ce prix avec Jean Bouret , Pierre Breton, Alain Bosquet , André Courrège, Jean-Marie Desnoyer, Max Pol Fouchet , Armand Lanoux et Jacques Lassaigne.
Peinture toujours, la sienne cette fois. Le scrupuleux Saulnier a tendance à retravailler indéfiniment son tableau pour atténuer la vigueur des tons, l’apaiser peut-être, mais aussi le retenir, le dépassionner, le neutraliser. Un critique dit de Saulnier peintre qu’il partage avec Braque la phobie du rouge.

Il expose à plusieurs reprises : « Promenades d’animaux », des dessins, en 1982. On peut le voir à la Galerie Drouant en 1983. L’année suivante, il présente « Portraits de gens aimés » à la galerie du théâtre du Ranelagh, 40 visages

« peints dans une harmonie presque monochrome de gris, bleus, beiges, raffinée et feutrée, dans une matière tactile ».

Ces gens aimés s’appellent Andersen, Baudelaire, Kafka, James Joyce, Hector Berlioz, Oscar Wilde, Eugénie Grandet, Alice, Lewis Carol, sa mère. Ce travail, qui est commenté par un poème de JF Lévy, dit bien l’influence durable sur lui des écrivains anglo saxons, Joyce, Wilde, Carol et de ces visages feminins : Eugénie, Alice, sa mère.

En 1984, il organise « une rétrospective de ses œuvres » : toujours à la galerie Drouant, il montre 50 tableaux ; un certain JP Missoffe parle d’harmonie, de peintre de la tradition française, de créateur à contre courant :

« Adam Saulnier ne cesse pas de proposer une vision du monde où l’espoir l’emporte sur la désespérance ».

En 1987 encore, il participe à trois expositions, en compagnie notamment d’Yvonne Grauer : « Travaux sur papier » chez Bénézit, rue de Miromesnil ; à la Galerie 20, 20 rue de Mirabeau ; à la Mission catholique italienne.

Adam Saulnier décède en 1991.
Conclusion
« L’Art et la télévision ne font pas bon ménage »

Un brin amer dans les dernières pages de son projet d’autobiographie, Adam Saulnier émet ce regret :

" Personne à ce jour n’a pris ma suite de manière régulière et globale au plan national et international. Il n’y a plus de chronique hebdo consacrée aux arts plastiques" .

Certes l’art occupe toujours une certaine place sur le petit écran au cours des années soixante dix et au début de la décennie suivante. On peut mentionner des séries comme « Les secrets des chefs d’œuvre » ou « La peinture et l’histoire », des magazines comme « Zig-zag » ou encore « Les grandes expositions » de Jacqueline Duplessis. Mais l’ambition n’est plus la même. Partie intégrante des actualités télévisées, les reportages d’Adam Saulnier donnaient à voir l’art, le dimanche midi, plusieurs fois aussi dans la semaine, comme un moment de la vie sociale. L’actualité artistique avait droit de cité, droit d’entrée au Journal, au même titre que l’actualité politique ou économique, que le faits divers ou la situation internationale.
L’Art était « banalisé », pourrait-on écrire, partie prenante de la vie publique au sens large.
Ce dessein s’estompe après 1968 comme si l’art perdait son statut « populaire » et se voyait désormais confiné sur des créneaux précis, dans des limites expertes.

Dans le même temps, Saulnier s’interroge sur le rapport entre art et télévision ; il formule comme un doute sur son projet. Son rêve de télé art semble passé ; il porte un regard « mesuré » sur son travail. S’imposant une relecture de ses émissions, il conclut sur un ton moins lyrique :

"... je n’ai vu ce qui était montré qu’à la manière dont on voit les poissons dans un bocal".

Devant le poste, réaffirme-t-il, il manquera toujours l’échange avec l’oeuvre et le créateur ; le téléspectateur demeure statique ; la télévision peut éveiller l’intérêt, elle ne peut se substituer à la connaissance sensible.

Au moment même où il termine ses mémoires, Geneviève Breerette, dans Le Monde du 15 octobre 1981, écrit :

« L’art et la télévision ne font pas bon ménage. C’est un peu comme si une fois pour toutes les gens de télévision avaient jugé que l’art, étant une chose de l’élite ultra spécialisée, n’avait à la rigueur sa place au petit écran qu’à des heures creuses . (…) Pourtant on peut imaginer quel formidable outil la télévision peut être pour approcher l’art ».

Le défi que s’était lancé Adam Saulnier, passeur d’oeuvres, partisan d’une haute conception de la télévision, artisan d’une popularisation de l’art, reste d’actualité.

ANNEXES
Sources : Un beau fonds

I.) Archives familiales

Adam Saulnier, on l’a dit, est un méticuleux, ses archives l’attestent.
La documentation est abondante.
Il entreprend, aux lendemains de la guerre, plusieurs textes de nature autobiographique.
En 1946, un premier travail, « Les fleurs du Baïkal », cinquante feuillets, évoque son enfance avec ses grands parents.
Un second tapuscrit, « La cour du Louvre », en 1948, porte sur sa jeunesse (38 feuillets).
Quelques mois plus tard, un troisième texte, plus modeste, 25 feuillets, participe de ce même travail de mémoire : « Paris, Villa d’Alesia". Il y présente les peintres de Montparnasse côtoyés avant guerre. L’atelier de Francis Grüber se trouvait rue Villa d’Alesia, dans le XIVè arrondissement.

A la retraite, Adam Saulnier reprend ces textes, les rassemble, selectionne les anecdotes les plus significatives, les réécrit à l’infini, y intégre son expérience d’homme de radio et de télévision pour aboutir à un tapuscrit de 181 pages, « L’œil et la bouche ».

Deux autres textes, de 1973/1974, s’intitulent « Adam, Caïn, Judas » et « Paradis ». Ces manuscrits ambitionnent de revisiter l’histoire religieuse, celle des Evangiles notamment.

Autres archives essentielles : deux cahiers, cartonnés noirs, avec la programmation de tous ses tournages/émissions : le cahier n°1, 19x30 cm, qui va du 18 novembre 1960 au 31 décembre 1964 ; le cahier n°2, 25x32 cm, de janvier 1965 à juin 1975.

Adam Saulnier a conservé par ailleurs l’essentiel de la documentation nécessaire à la réalisation de la série « Les expositions » (puis Art actualité et Amour de l’Art) dans autant de chemises que d’émissions : ces reproductions ( illustrations, photographies d’art, images) comportent parfois des indications techniques pour le tournage ( cadrage, gros plan, lumière, story-board, etc...).

Sur le mouvement syndical en 1968 à l’ORTF, on dispose du dossier déjà cité intitulé " UJT (Union Journalistes Télévision). Grande grève 1968". Avec notamment la liste des chèques ( au Crédit Lyonnais), celle des souscripteurs ( avec colonnes de dons et de prêts). Ainsi que la brochure de l’UJT de juillet 1968 « Notes d’information concernant la crise de l’ORTF et la grève des journalistes de télévision ».

On retiendra encore son carnet manuscrit sur la critique d’art.
D’autres dossiers ont trait à des périodes ou des thèmes plus précis : la guerre (Paris, Rome, Innsbruck), la radio, les salaires et papiers administratifs, l’iconographie, les coupures de presse sur ses émissions ou ses expositions, les correspondances de téléspectateurs ou de galéristes.

On dispose encore d’un dossier de correspondances ( sur ses émissions) ; d’un dossier de presse avec les articles (photocopiés) consacrés à ses expositions ; d’un classeur regroupant ses archives du temps de la Libération de Paris.

II.) Archives audiovisuelles Ina

Dans la base de données de l’Inathèque (octobre 2002) , Adam Saulnier apparaît à plusieurs reprises : dans un magazine féminin, en 1965 ( à propos d’une femme pasteur danoise) ; une dramatique d’Armand Jammot de 1970, « La main du mort » ; dans Sports en fête, d’avril 1973, de Drucker où, entre Johnny Haliday et Carlos, il rend hommage à Picasso.

Une cassette Spécial/Malraux propose un collage d’une vingtaine de séquences ( de J.T.) sur le ministre-écrivain, de 1945 à sa mort, en 1976 : ses rencontres avec des personnalités, ses initiatives culturelles, des interviews. Au moins trois séquences ont été réalisées par Saulnier : l’entretien avec Malraux et Pompidou à propos du plafond de l’Opéra peint par Chagall ; l’exposition Vermeer ; le bilan de vingt ans d’acquisitions d’oeuvres par l’Etat. Dans cette dernière, on entend nettement Adam Saulnier interroger le ministre.
Ref : 2012 ; Titre : Ina news n°13 ; S/T A. Malraux ; Bob : 1/1 ; Durée 63 mn ; Format : VHS ; Std : Pal Tci

Grâce aux services de l’Inathèque, j’ai pu consulter trois émissions de Saulnier : « Les expositions » du 2 octobre 1966 ( N° code 59528. Lieu materiel : RA T VIS 19661002 1e 001. Numéro : CAF 900050328) dont sont extraites les « imagettes » reproduites en « Une » ; « Art actualité » du 17 septembre 1967 et du 7 janvier 1968.

Saulnier intervient assez souvent dans le cadre du Journal Télévisé ; les J.T. sont référencés dans la base des données des archives professionnelles de l’Ina mais pas consultables à l’Inathèque.
On retiendra notamment les dates suivantes : lundi 21 septembre 1964 ; mardi 20 octobre 1964 ; 5 février 1965 ; 8 février 1965 ; 4 juillet 1965 ; 14 juillet 1965 ; 14 décembre 1965 ; 6 janvier 1966 ; 13 janvier 1966 ; 17 juin 1966 ( avec Malraux) ; 24 septembre 1966 (Malraux) ; 18 novembre 1966 (Malraux) ; 16 février 1967 (Malraux) ; 10 mars 1967 (Malraux) ; 23 juin 1967 (Malraux) ; 29 septembre 1967 (Malraux) ; 6 octobre 1967 (Malraux) ; 13 octobre 1967 (Malraux) ; 27 octobre 1967 (Malraux) ;
14 novembre 1967 ; 24 novembre 1967 (Malraux) ; 25 novembre 1967 ;
12 décembre 1967 (Malraux) ; 19 décembre 1967 ( Malraux) ; 12 janvier 1968 (Malraux) ; 2 avril 1968 (Malraux) ; 31 décembre 1974 (fin de l’Ortf) ; mardi 30 juin 1975, 13h (dernière émission dans ce cadre).

On sera attentif aussi à l’émission « Spéciale » du 2 mars 1965, sur Caravage, et du 1er juin 1965 ; à « Panorama » des 11 mars, 21 octobre et 11 novembre 1966, et du 14 juillet 1967.

NB : Des tournages d’Adam Saulnier apparaissent dans différents documentaires récents évoquant l’histoire de l’ORTF, comme « Culture. Une affaire d’Etat » de Jean Michel Djian et Joël Calmettes, diffusé sur France 5, le 5 novembre 2002.

III) Bibliographie sommaire

III.1) Art et télévision

« Mission culture » in « Le Monde télévision », Macha Sery, 3 avril 2004, pp 4-5.

Catherine Clément, La nuit et l’été, Rapport sur la culture à la télévision, Seuil/La documentation française, 2003, 130p.

« Peinture et télévision » in revue « Les dossiers de l’audiovisuel », n°73, mai-juin 1997, co-éditée par l’Ina et la Documentation française.

« Culture et télévision : une étude du CSA », la « Lettre du CSA », n°103, 1998.

Pierre Boncenne, Les belles ames de la culture, Le Seuil, 1996.

Numéros 1, 8, 9, 14, 23, 25 des « Ecrits de l’image, les saisons de la télévision », la revue de télévision de Jacques Chancel.

Les actes du colloque de la Fondation Singer-Polignac, mars 2000, Démocratie Médias.

Le chapitre XI « Enjeux culturels » in « L’écho du siècle. Dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France ». Collectif sous la direction de Jean-Noël Jeanneney. Hachette, Arte, la Cinq, 1999.

Sans oublier Walter Benjamin (1936), « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanisée », in Ecrits français, présentés par J.M. Monnoyer, Gallimard, Paris, 1991.

III.2) Publications d’Adam Saulnier

Auteur prolixe, Adam Saulnier a écrit plusieurs centaines d’articles, dans des revues (« Arts »), des magazines (« F.O. Hebdo »), des journaux. Il a multiplié les préfaces d’ouvrages d’art, de catalogues d’expositions. Signalons simplement :

« La douceur de vivre », préface pour l’exposition homonyme, septembre/octobre 1948 chez Bernheim.

« Un nouveau moyen de diffusion et d’expression artistique », Les Beaux-Arts ( Bruxelles), septembre 1950, n°501, p 16.

« De la télévision considérée comme un des beaux-arts », son exposé à l’Académie en 1969, Institut de France/Editions, 1970.

« L’art et la télévision ou l’art de la télévision », Cahiers de la production télévisée, n°23, octobre 1978 p.32-33.

III.3) Sur (ou évoquant) Adam Saulnier

Libérer l’ORTF, Claude Frédéric, Combats/Seuil, 1968.

Adam Saulnier, 1915-1991, nécrologie, dans la revue Cahiers d’histoire de la radio, n°31, décembre 1991, p 122.

« Adam Saulnier, un journaliste d’art à l’ORTF », Gérard Streiff, revue électronique de l’Université de Newcastle, The web journal of french media studies, december 2002.

Zeuxis, revue d’art, mentionne dans son numéro du printemps 2003 son travail sur Chagall à l’occasion du dossier « Chagall à l’écran ».

« Adam Saulnier, journaliste d’art à l’ORTF », Gérard Streiff, Cahier du Comité d’Histoire de la Radio Télévision, n°77, juillet/septembre 2003, pp. 110-121.

« Adam Saulnier, l’art à l’ORTF », exposé d’Elie Weil, le 14 mai 2003, au séminaire sur l’histoire des médias de Mme Méadel à l’IEP/Paris (cinquième année).

Sommaire

Page

Préface de Cécile Méadel…………………………….. 7

Introduction. L’Art dans la salle à manger…………...11

Chapitre un. Fils de passeurs (1915/1932)…………....15

Parents artistes et dandys. Grands parents austères. Des visites fameuses : Rodin, Monet, Joyce. Quatre patries : France, Angleterre, Pologne et pays de la Bible. Deux lieux : Meudon/Bellevue et Saint Tropez. La découverte de Paris. « L’art nègre ». Une sirène. Orphelin et déclassé.

Chapitre deux. Peintre et témoin (1932/1939)…………33

Publicitaire. Puis artiste-peintre. Francis Grüber. Ceux de 1935 et Montparnasse. Les « fœtus de 1914 ». Ateliers, restaurants, galeries, salons. Les débats esthétiques. L’ombre du nazisme.

Chapitre trois. A la radio via la guerre (1939/1945)……47

L’engagement, la démobilisation. L’Ecole des Métiers d’art. « Jeune France ». La Résistance, Le groupe « Franc Tireur », la Libération de Paris, le BCRA. Rome, l’expérience de la radio. Anglais et Américains. Ses débuts de journaliste. L’Autriche.

Chapitre quatre. Chroniqueur à la RTF ( 1945/1959)…..57

André Bazin et le ciné-club. L’éducation populaire. « Art » et diverses revues. La RTF. « Actualité de Paris » : la pépinière. Les séries : chansons, peintres, personnalités. L’écriture. La peinture. Premiers portraits.

Chapitre cinq. Un intérêt précoce pour la télé………….71

Courteline à Bruxelles. Un article de 1950 sur l’art et la télé. Les 819 lignes. Une machinerie encore rudimentaire.

Chapitre six. La rue Cognacq-Jay (1959/1968)………....75

Le premier tournage. Le Journal Télévisé, sa solidarité, son stress. La parole et l’image. Darget. Zitrone. L’émission « Les expositions ». L’amour de l’art…et des artistes. Echos médiatiques. Correspondances de lecteurs. « Art Actualité ». Les « spéciales » ou « Panorama ». Mme Bourdelle.

Chapitre sept. Galerie de portraits ……………………...91

Calder. Lhote. Bérard. Man Ray. Le Corbusier. Van Dongen. Mathieu. Foujita. Buffet. Martin. Grauer. Saint-Phalle. Giacometti. Breton. Iakovlef. Debré. Bonnard. Chagall. Picasso. De Chirico.

Chapitre huit. La passion Malraux………………….....107

L’autorité du nouveau ministre. L’intérêt pour la télévision. De nombreuses interviews. L’atelier de Braque. Le plafond de Chagall. La vie de Vermeer. L’aventure Picasso. Les rêves de Malraux. Le pouvoir gaulliste et la télévision. Contrôle politique et âge d’or de la télévision culturelle. La voix de son maître ?

Chapitre neuf. La construction d’une émission …….....121

Des années d’extrême productivité. Ses différentes émissions. Comment transposer des transpositions ? L’usage du story-board. Le temps de l’image. La couleur. Le son. Le silence. La « touche » Saulnier.

Chapitre dix. Adam Saulnier, peintre …………………139

Le peintre, le téléaste et l’image. Une belle inventivité. Une série d’expositions. Les arbres. Une critique abondante. Reconnaissance vraie et phénomène de mode. Les collages. Revue de presse.

Chapitre onze. Une personnalité paradoxale………….147

De brusques changements. Cabotin et contemplatif. Homme d’ordre : dans la famille, le travail, l’écriture. Mais aussi bohème et ami des artistes. Contemporain et classique. Un homme de télé qui se méfie de la télé. Personnalité publique et syndicaliste engagé.

Chapitre douze. Mai 1968 ………………………….....155

Le doyen de Nanterre. Le 13 mai. Les barricades. Une nuit rue Gay-Lussac. Un mouvement qui commence tard. Gaston Defferre. Emile Biasini. Le comité des Dix. Un président sans boussole. Entrevue avec Gorse. La grève est votée. De Cognacq-Jay à la Maison de la radio. L’intersyndicale et les journalistes. Les jaunes. Création de l’UJT. Une brochure.

Chapitre treize. Un rêve de télé-art …………………...169

Invité par l’Institut. Une communication sur la télévision considérée comme un Art. Trouver sa syntaxe. Eviter l’ennui. L’art, c’est le rythme. Ceux qui la regardent et ceux qui la font.

Chapitre quatorze. Intervention devant l’Institut……...173

« De la télévision considérée comme un des beaux-arts ».
Communication intégrale d’Adam Saulnier à la séance de l’Institut de France du 12 mars 1969.

Chapitre quinze. Des lendemains qui déchantent (1968-1975)……………...........................................................189

Un lent déclassement. La nouvelle émission « L’amour de l’art ». A son tour déprogrammée. L’art à la télé sacrifié. « Des yeux pour voir » : une brève parenthèse. Duchamp. Max Ernst. Vasarely. Ségonzac. Waroquier. Miro. La « nécro » de Picasso. Des voyages. L’accident cardiaque. Religiosité. Une lettre de Maurice Schumann. Taillandier. Manessier. La mort de l’ORTF.

Chapitre seize. La critique d’art en crise……………....211

Conférence sur démocratie et critique. L’association des critiques d’art. Diderot et l’histoire des Salons. Entre émotion et analyse. L’argent et l’Art. La morale.

Chapitre dix-sept. L’heure des bilans (1975/1991)……219

Des reportages. L’après-Malraux. Le centre Pompidou. Giscard étranger à l’enjeu culturel. 2000 rencontres d’artistes. Son Panthéon personnel. Le prix Drouant. Des expositions.

Conclusion...…………...................................................229

Annexes …………………………………………….....231



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