Missak de Daeninckx/Universalis

Manouchian revisité

Il y a la légende Manouchian, l’épopée, le mythe, celui de l’Affiche rouge placardée par l’occupant sur les murs de Paris (et intitulée « Des Libérateurs ? La Libération par l’armé du crime ! »), le martyre de ces immigrés arméniens, hongrois, polonais de février 1944, le poème d’Aragon( « Un grand soleil d’hiver éclaire la colline/ que la nature est belle et que le coeur me fend/ La justice viendra sur nos pas triomphants/ Ma Mélinée, ô mon amour, mon orpheline... »), son adaptation un peu plus tard en chanson par Léo Ferré. Et il y a la réalité, plus complexe mais non sans panache elle aussi. C’est cette dernière qu’explore l¹enquête-roman de Didier Daeninckx. « Missak » nous replonge dans l¹année 1955, l’année du poème d’Aragon justement (« Onze ans déjà, que ça passe vite, onze ans... ») : un journaliste de L¹Humanité, Louis Dragère, à la demande de la direction du PCF, revisite la vie du chef des détachements FTP-MOI parisiens alors qu¹on va inaugurer à Paris une rue dédiée à son « groupe ». Ses
investigations serrées vont le conduire à refaire tout le périple de Manouchian, depuis ses origines familiales du côté de l’empire ottoman, le génocide arménien, l’exode, le séjour à Beyrouth, l’arrivée en France. Voici bientôt le Manouchian ouvrier et artiste, militant et grand dévoreur de livres, poète, traducteur de Verlaine, de Rimbaud pour des revues de la communauté arménienne ; voici les familiers, les amis ( un très beau chapitre 9 sur Charles Aznavour, à qui Manouchian apprend les échecs). S’invitent dans ce récit des personnages comme Jacques Duclos, Louis Aragon, rencontré dans son moulin de St Arnoult ; Charles Tillon, aussi, visité dans son minuscule village des Basses Alpes : acteur et témoin clé de la Résistance, l’homme a été mis à l’écart de la direction communiste ( excellents chapitres 16 et 17) ; puis apparaît Henri Krasucki, personnage essentiel à mesure qu’on approche du dénouement. On connaît volontiers l’ancien responsable de la CGT, on sait moins qu’il dirigea sous l’Occupation un bataillon de jeunes résistants juifs parisiens. Sont évoquées les actions militaires de Manouchian et des siens, une trentaine à Paris dont la plus retentissante fut l’exécution du général Julius Ritter, un proche de Hitler, puis la traque et l’arrestation. On prend la mesure, ici, de la terrible ténacité de la police politique française, les Brigades spéciales des Renseignements généraux, engagées dans la chasse aux rouges et aux résistants, son impitoyable acharnement ( voir les rapports de filature au chapitre 21). En même temps est montrée l’ambivalence de certains pandores, comme le policier Pierre Piget, à la fois prédateur et sauveteur, puisqu’il alerte en 1943 des jeunes juifs de Belleville contre les risques de rafle (auquel il participera...).

Didier Daeninckx, une nouvelle fois, manifeste ici sa parfaite maîtrise de l’Histoire. Ce livre est nourri d¹archives inédites qui resituent bien le personnage de Manouchian ; révèlent des acteurs étonnants comme cet ancien responsable de l¹Arménie soviétique, Armenak Manoukian , proche de l’entourage de Trotski, dissident précoce et intime de Missak... ; démontent le mécanisme de la trahison qui décapitera ce groupe. On voit bien comment la chute d’un premier réseau, en mars 1943, celui des jeunes juifs de la MOI, mettra plus tard les inspecteurs sur la piste de Manouchian.

Toutefois,« Missak » n’est pas un essai historique, c’est bien un roman, un roman noir. On a beau connaître la fin de l’histoire, l’auteur nous propose un véritable roman à suspense, où peu à peu on découvre les circonstances de la chute de Manouchian et des siens, où l’on met un visage sur ces gens qu’il désigne ainsi à sa femme Mélinée, dans une lettre, peu avant sa mort : « Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. »
On retrouve l’atmosphère de ces quartiers populaires que l’auteur sait parfaitement faire revivre, de ces années cinquante où l’on allait voir « Ça va barder » de John Bery avec Eddie Constantine, où l’on chantait « L’auvergnat », « Mon pote le gitan « ou « La goualante du pauvre Jean ».

On retiendra enfin cette citation de Fernand Zalnikov, fusillé le 9 mars 1942 au Mont Valérien, et mise en exergue du livre, comme une morale de l’histoire : « Certes, nous sommes des enfants, les uns et les autres. Nous n’avons jamais prétendu être des héros, il ne faut pas trop nous en demander . »

L’ouvrage a eu droit à une abondante critique : « Un livre qui porte autant sur Manouchian que sur le PCF » (AFP), « roman incandescent( Dernières Nouvelles d’Alsace), « saisissant » (La Tribune), « haletant » ( Université syndicaliste, « scrupuleux » ( Le Monde), etc.

Didier Daeninckx s’est fait connaître du grand public en 1984 avec « Meurtres pour mémoire » et l’Histoire a souvent inspiré ses récits comme « Le der des ders », « La mort n’oublie personne » ou « Cannibale ».

Gérard Streiff

Missak
Didier Daeninckx
Perrin, 2009



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