Revue mai 2022

Les attentes de la génération Z

Le 10 avril, ce sont les moins de 34 ans (43%) qui ont le plus boudé les urnes. L’abstention deviendrait-elle un nouveau mode d’expression politique du mécontentement ?

Plusieurs études récentes permettent de cerner d’un peu plus près les attentes de la jeune génération. La première a été réalisée par la sociologue Anne Muxel, directrice de recherche au Centre de Recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) ; 3000 jeunes français de 16/18 ans ont été sollicités ( voir « Observatoire de la génération Z », étude de l’Irsem n°89, octobre 2021). L’autre enquête a été menée auprès de 8000 jeunes de 18/24 ans », par les sociologues Olivier Galland et Marc Lazar pour l’institut (libéral) Montaigne ; elle est intitulée « Une jeunesse plurielle ».

Le travail d’Anne Muxel sur la génération Z, celle née au début des années 2000, montre que la génération des 16/18 ans, que l’on caricature parfois comme individualiste, est disposée à s’engager pour le collectif. Certes cette tranche d’âge, confrontée à des crises tous azimuts, « a intériorisé la nécessité de s’adapter aux multiples défis auxquels elle est confrontée. (…) Enfants des crises, ils se préparent à de nouveaux désastres » estime la sociologue. On peut dire que cette génération est globalement inquiète sur ce que la société peut lui offrir et en même temps assez confiante sur sa destinée personnelle. « Le pessimisme collectif et l’optimisme individuel, assure Anne Muxel, favorisent finalement une certaine forme d’engagement. Il est faux de dire aujourd’hui que ces jeunes sont indifférents, apathiques, individualistes, repliés sur eux, consuméristes. Au contraire, depuis quelques années, on observe plutôt un regain d’engagement et de disponibilité pour le bénévolat. On l’a vu notamment avec la préoccupation pour l’environnement et des marches pour le climat. Un jeune sur cinq y a participé, c’est beaucoup pour cet âge-là. »
Cette tranche d’âges partage la défiance générale envers les institutions. 20% seulement ont confiance dans les partis, un tiers dans les médias, 40% dans le gouvernement. Anne Muxel ajoute cette donnée étonnante : « 39% de ces jeunes pensent que les attentats du 11 septembre ont pu être organisés par la CIA » !
Concernant leurs rapports à la nation et à l’Europe, la directrice de recherche précise : « On peut voir une forme de regain de patriotisme dans cette génération. Mais c’est un patriotisme ouvert qui ne se conjugue pas seulement à l’échelle nationale mais aussi à l’échelle locale, régionale, et qui, plus largement, peut même prendre en compte une acception plus globale, voire planétaire. Cet élargissement se constate aussi au niveau de leurs appartenances personnelles : 45% des jeunes revendiquent une appartenance locale, 29% une appartenance nationale et 26% une appartenance supranationale. L’Europe reste le chaînon manquant : elle n’est citée que par 5%. Elle n’est pas incarnée en tant que territoire , elle ne suscite guère de lien affectif revendiqué comme tel ».
Autre élément intéressant de cette étude : les rapports de cette génération à la politique. Si un jeune sur deux se dit ni de droite ni de gauche, « le reste d’entre eux continue de voter plus à gauche que la moyenne nationale, mais moins qu’auparavant ; le tropisme de gauche s’est affaibli par rapport aux années 1970 ou 1980 ». Le doute sur l’utilité du vote est fort, la tentation de l’abstention aussi ; une petite minorité regarde vers la droite extrême.

Ces données semblent globalement confirmés dans l’enquête « Une jeunesse plurielle » concernant les 18/24 ans. Jeunesse « plurielle » disent les enquêteurs pour souligner la diversité de positionnement de cette catégorie . Ils insistent sur « l’impressionnante désaffiliation politique » d’une grande partie de cette tranche d’âge, s’interrogent sur la possibilité d’un record d’abstention ( aux régionales de juin 2021 les 18/24 ans s’étaient abstenus à 87%), parlent du facteur de « repli sur soi » qu’a entraîné la crise du Covid. Mais des nuances s’imposent. « Des jeunes issus de famille à fort capital culturel (ces familles que l’on dit engagées) vont trouver leur place dans la vie de la cité même si c’est pour la contester quand d’autres garderont leurs distances au risque d’accentuer les clivages et les inégalités au sein d’une même génération ».
Les sociologues distinguent donc deux groupes : « Dans le premier qui rassemble quasiment un jeune sur deux, tous les registres de l’action et de l’engagement politique sont utilisés qu’ils soient ou non conventionnels ». Mais dans le second groupe, apparemment donc désengagé, ils identifient une forte minorité de « révoltés, 22%, constituées à majorité de femmes qui disent approuver les gilets jaunes, qu’ils aient on non participé aux mouvement, tout en refusant toute allégeance ».

Encadré
Chaque génération…

« Une génération peut apprendre beaucoup d’une autre, mais ce qui est humain au sens propre, elle ne peut l’apprendre de celle qui l’a précédée. A cet égard, chaque génération commence comme si elle était la première, elle n’a pas une tâche différente de celle qui l’a précédée, pas plus qu’elle ne la dépasse (…). Ainsi, nulle génération ne part d’un point qui ne soit autre que le commencement, nulle, plus jeune, n’a une tâche moindre que la génération précédente. »
Soren Kierkegaard
Crainte et tremblement

5200

Sondage/Revue/Mai 2022

Moins de 2000 euros

L’institut IFOP et la société de microcrédit Finfrog ont sondé, en février dernier, un panel de 1000 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus et qui gagne moins de 2000 euros net par mois. Soit un public de 38 millions de personnes. Alors qu’on parle d’une inflation avoisinant les 4,5%, c’est le pouvoir d’achat qui constitue le sujet d’inquiétude pour la quasi-totalité (95%). Second enseignement choc : la moitié de ces Français a moins de 100 euros sur son compte bancaire au 10 du mois !
C’est une population fragile, habitée par la hantise de « basculer dans la pauvreté » (59%).
Un tiers des sondés épargne et ils se trouvent en difficulté dès qu’il y a un imprévu. Solution ? Ils font des sacrifices, font une croix sur les vacances (76%), vont moins souvent chez le coiffeur, utilisent avec parcimonie la voiture.
Ils ont recours au système D pour gérer le budget, paient en plusieurs fois, sollicitent les proches, revendent leurs affaires sur des sites d’occasion, etc.
« C’est la débrouille pour essayer de tenir un budget extrêmement serré dès le 10 du mois » estime le directeur du département opinions à l’IFOP, Jérôme Fourquet.
Les dépenses contraintes sont de plus en plus envahissantes (logement, énergie, carburants, portable, Internet …)
L’enquête montrerait encore que cette population n’est pas maniaque de la surconsommation ; quand on leur demande ce qu’ils feraient de 300 euros supplémentaires, ils répondent : épargner et payer les factures. Reste que ces Français, pour reprendre une formule de Fourquet , « ont le sentiment de ne plus avoir de prise sur leur propre vie, de devenir des citoyens de seconde zone. »

Graphiques :

Combient vous reste-t-il en moyenne sur votre compte en banque au 10 du mois ?
*Rien, vous êtes à découvert :13%
*Moins de 50 euros :17%
*De 51 à 100 euros : 19%
*De 101 à 200 euros :14%
*Plus de 200 euros : 37%

Par manque d’argent vous arrive-t-il de renoncer
*à partir en vacances 76%
*aller chez le coiffeur 67%
*utiliser votre voiture 53%
*des soins dentaires 48%
*chauffer le logement 44%
*des soins médicaux 40%
*un repas 36%
*acheter des produits d’hygiène 26%
*contrat de mutuelle 24%

Marché du livre
Concentration, consolation, manipulation

Rare bonne nouvelle en ce premier semestre 2022 : le livre se porte bien. Les ventes augmentent (+20% l’an passé par rapport à 2020), le livre de poche explose. On ne peut que se féliciter de voir nos concitoyens lire plus, pour vivre plus. En même temps, nous pouvons aussi regarder certains détails de cette activité. Chaque début d’année, par exemple, est publié le palmarès Le Figaro Littéraire/GfK. On constate une extrême concentration des très grosses ventes sur une dizaine de titres. Dix auteurs et autrices (cinq hommes, cinq femmes) représentent 20% des « ventes réalisées en fiction française et francophone, en volume ». Ils/elles vendent à eux dix un exemplaire sur cinq. Soit 7,3 millions d’exemplaires (et plus de 87 millions de chiffre d’affaires). Quelqu’un comme Guillaume Musso (1,3 million d’exemplaires par an) est ainsi en tête des ventes depuis plus de dix ans (rappelons qu’un auteur/autrice qui vend à plusieurs milliers d’exemplaires est généralement bien content de son sort, et que chaque année sort plus d’un millier de romans, entre les deux rentrées littéraires, celle de l’automne, celle de l’hiver ). Il y a dans ce groupe des dix des auteurs de polar (comme Franck Thilliez), des autrices comme Virginie Grimaldi, Valérie Perrin, Mélissa Da Costa, Marie-Bernadette Dupuy ou Aurélie Valognes. Pour l’essentiel, elles font dans la fiction « positive », un registre que l’on appelle souvent le « feel good book » que certains définissent comme « une tendance littéraire réjouissante » ou encore comme « des livres qui font du bien ».
Pourquoi pas. Il n’y a pas de mal à se faire du bien, singulièrement en ces temps d’incertitude, de rudesse, d’agressivité, où le besoin de consolation est immense.
On voudrait aussi attirer l’attention sur un autre courant « littéraire », les livres dits « de développement personnel » ou D.P. pour les intimes.
Développement personnel : l’expression peut s’entendre de façon sympathique. Des psychiatres parlent par exemple d’ empowerment » défini /traduit comme autonomisation, « l’octroi de davantage de pouvoir à des individus ou à des groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles ils sont confrontés ».
Mais avec la mode D.P., il s’agit d’autre chose. C’est le genre de manuels qui s’intitulent « Savoir s’aimer », « Mieux vivre avec soi », « Etre heureux au travail », « Réussir sa vie », « Retrouver la confiance en soi » ; ou encore des séries comme « La vie commence à 60 ans » (avec des variables : à 70 ans, à 80 ans, etc). Ce genre de textes connaît un succès remarqué. Ce n’est certes pas tout à fait nouveau, on pense à la vague New age, aux babas des années 70, à certaines méthodes de coaching et de management en entreprise. Des ouvrages au contenu incongru ont connu d’étonnantes réussites. « Les quatre accords toltèques » de Miguel Ruiz s’est vendu à 2 millions d’exemplaires. L’éditeur le présentait ainsi : « Don Miguel révèle ici la source des croyances limitatrices qui nous privent de joie et créent des souffrances inutiles. Il montre en des termes très simples comment on peut se libérer du conditionnement collectif afin de retrouver la dimension d’amour inconditionnel qui est à notre origine. » C’est aussi le cas de « Le pouvoir du moment présent » d’Eckhart Tolle qui promet d’accéder à " un état de grâce, de légèreté et de bien-être " (3 millions d’exemplaires).
Le phénomène donc n’est pas nouveau mais avec la crise sanitaire, les confinements à répétition, ce genre a repris de la vigueur, la production de ces ouvrages a littéralement bondi.
Une nouvelle vague d’auteurs/autrices se présentent non plus comme des gourous mais comme de simples témoins qui dans leur vie quotidienne ont trouvé la voie pour dépasser les difficultés, s’épanouir. Ils/elles ne font pas la leçon, ils/elles parlent de leur vécu.
Exemple : Natacha Calestréné avec « La clé de votre énergie », un pensum de 300 pages où il est question de « réactiver votre potentiel et enfin retrouver votre pleine énergie ». Chômage ? ménopause ? maladie ? âge ? divorce ? pour affronter ces crises, sachez « réactiver votre potentiel », dit-elle… A peine sorti, le livre atteignait les 250 000 exemplaires ; l’autrice était très présente sur les réseaux sociaux, on a pu la voir sur France2 dans « ça commence aujourd’hui ». Existe aussi toute une gamme d’ouvrages sur le thème : comment devenir riche rapidement. Là on passe à l’arnaque classique.

Avec la D.P., on flirte avec le charlatanisme et la manipulation (selon des méthodes d’ailleurs utilisées à longueur de temps par la publicité) ; ce genre de littérature n’est pas loin de l’esotérisme, de la pensée magique. Natacha Calestréné assure ainsi avoir « retrouvé la sérénité grâce à 22 protocoles, confiés par des chamanes et autres guérisseurs », ce qui lui a aussi permis de « rompre avec les ancêtres ». Jouant sur un certain discrédit du collectif (en passant par la crise de la politique), ces textes sont souvent des pièges qui isolent le lecteur, ajoutant de l’enfermement à l’enfermement.

Encadré
Antisociologisme

Avec le développement personnel, fini le sociologisme. Vous n’êtes pas le produit de votre passé ni de votre milieu. « L’important n’est pas ce que l’on a fait de moi, mais ce que je fais moi-même de ce qu’on a fait de moi », énonce Serge Ginger, praticien de la Gestalt-thérapie en France. Cette citation est tirée d’un remarquable petit ouvrage, le meilleur sur le sujet, dans lequel le philosophe Michel Lacroix analyse avec rigueur le phénomène du DP (Le Développement personnel, Flammarion) et son antisociologisme, selon lequel « il est donc vain d’instruire le procès de la famille ou de la société. La non-réalisation de soi ne dépend pas de l’environnement, mais du film qui se déroule dans la conscience ». Michel Lacroix raconte une anecdote édifiante. Aux Etats-Unis, Anthony Robbins, l’un des maîtres de la programmation neurolinguistique (PNL) et du chamanisme, convia un clochard devant son auditoire, lors d’un séminaire de DP. Le pauvre homme raconta par quel enchaînement de malheurs il en était arrivé là. Robbins rétorqua : « Vous avez tiré des conclusions négatives de ce qui vous arrivait, mais il ne tenait qu’à vous d’interpréter la situation familiale d’une façon différente... » Verdict de Robbins, conclut Lacroix : ce clochard a choisi sa déchéance. Il est totalement responsable de son destin. Comme moi. Comme vous.

Extraits de « Enquête sur le D.P. « in Psychothérapie et vigilance



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