Clé à molette

Clé à molette
(nouvelle publiée dans le recueil de Ska sur la guerre, novembre 2022)

Au premier coup donné, la visière du casque de Youri s’étiola. John frappa une nouvelle fois. Le plexiglas alors explosa. Dans un geste instinctif, pour se protéger, Youri avait levé les mains vers son visage, lachant alors la barre d’appui. Déséquilibré, son corps s’écarta lentement du vaisseau spatial, bras et jambes écartés, comme quelqu’un qui ferait la planche à la piscine. Youri aurait pu contempler, quatre cents kilomètres plus bas, le jour qui venait de se lever sur la planète, éternelle orange bleue. Mais le double coup qui venait de lui être porté avait fracassé son casque et le cosmonaute russe avait littéralement implosé dans sa combinaison. Son scaphandre, brillant de mille feux, s’éloigna, glissant vers le vide sidéral.

John retrouvait progressivement son calme. Il regarda, sans le moindre remords, le corps de son co-équipier se perdre dans l’infini et décida de réintéger la navette. Ce matin, au mépris du protocole qui interdisait aux deux pilotes de sortir ensemble et de laisser le vaisseau vide, John avait persuadé Youri de l’accompagner pour réparer une antenne extérieure, un simple serrage de boulons. L’Américain s’était montré convaincant, le Russe n’avait fait aucune objection pour le suivre et les deux compères s’étaient donc retrouvés en EVA, comme dit le jargon, en sortie extravéhiculaire. John avait bien prémédité son coup.

Le retour par le sas fut une pure formalité, l’Américain l’avait déjà testé tant de fois au cours de ses huit mois de résidence dans l’espace. Huit mois et zéro problème pour l’équipage mixte russo-américain. Les deux passagers partageaient tout, à commencer par cette assurance d’appartenir à l’élite de l’élite, ils affichaient tranquillement la même arrogance de surdoués planétaires. Formés dans les meilleures écoles, pilotes hors-classe dans leurs pays respectifs, John et Youri étaient quasiment des jumeaux. L’un et l’autre parlaient couramment le russe et l’anglais au point qu’à l’écoute, il était devenu difficile, pour un profane, de les distinguer.

Alors pourquoi le clash, ce matin ? Certes Youri avait dit que Joe Biden était sénile mais John était du même avis, alors ? L’Américain en fait était d’un naturel méfiant ; ce trait de caractère lui avait déjà joué de mauvais tours, dans sa famille, à l’université, dans son couple aussi. Il devait en permanence se surveiller. Il avait été rattrapé par le virus de la paranoïa quand Poutine avait lâché ses chars en Ukraine. Les tensions croissantes entre Moscou et Washington s’étaient manifestées jusque dans la conduite du vol spatial.

La communication avec la terre passait désormais par des canaux distincts. Les Russes parlaient à Youri et les Américains à John. Au fil des jours chacun se mit espionner peu ou prou l’autre. Youri se montrait volontiers désinvolte, histoire de calmer le jeu mais, dans leur apparte à peine plus grand que les cabines téléphoniques d’antan, le cœur n’y était plus.

John reposa la clé à molette qui venait de lui permettre de régler sa cohabitation avec le Russe et se dirigea vers son minuscule poste de travail. Il s’aperçut qu’il venait de recevoir un message codé de Houston. « Pour John : Youri vient de demander asile politique USA ; on garde info secrète pour instant ; pas nécessaire d’en parler entre vous ; bon vol. »

Gérard Streiff
26 mars 2022



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