Kanapa dans "Le Maitron"

Sortie ( octobre 2011 ) du volume 7 (Ji-Lel) du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, mouvement social, LE MAITRON, comportant ma biographie de Jean Kanapa, pp 130-133.

KANAPA Jean
Né le 2 décembre 1921 à Ezanville, Seine et Oise ( l’actuel Val d’Oise), mort le 5 septembre 1978 à Paris. Cet agrégé de philosophie, élève de Sartre (1937/1939), adhère au PCF en 1944. Soutenu par Laurent Casanova, il va diriger de 1948 à 1958 la revue La Nouvelle Critique. Il séjourne ensuite une dizaine d’années successivement à Prague, à Moscou puis à La Havane comme correspondant de presse. Membre du Comité central depuis 1959, il revient à Paris en 1966 comme conseiller de Waldeck Rochet tout en travaillant à la section internationale. Proche collaborateur de Georges Marchais, son « éminence grise » diront certains, il entre au Bureau politique en 1975 et dirige la section de politique extérieure du PCF. Avec Charles Fiterman, il fait alors partie du premier cercle dirigeant lors des négociations (puis des renégociations) du programme commun de la gauche. Homme à la réputation sectaire, il sera pourtant un militant de la rénovation eurocommuniste et de la mise à distance du modèle soviétique.
Ecrivain, il est l’auteur de cinq romans.

Fils d’un banquier juif, enfant des beaux quartiers de l’ouest parisien, le lycéen Jean Kanapa est élève de Jean Paul Sartre au lycée Pasteur de Neuilly ; il est un temps très proche de la mouvance sartriennne, de Simone de Beauvoir. Pendant la guerre, alors que la banque de son père est partiellement « aryanisée », il passe son agrégation de philosophie et commence à enseigner à Saint Etienne. Il adhère au PCF à la Libération alors que sort, peu après, son premier roman, « Comme si la lutte entière », aux éditions Nagel (1946). Le livre est salué par Aragon mais critiqué, pour ses audaces amoureuses, par Jeannette Thorez-Vermeersch.
Remarqué, au début de la guerre froide, par Laurent Casanova, notamment pour son ardeur polémique contre ses anciens amis sartriens ( « L’existentialisme n’est pas un humanisme », Editions sociales, 1947), Jean Kanapa va devenir le porte-drapeau d’un jdanovisme à la française. Il prend en 1948 la direction d’une nouvelle revue mensuelle en direction des intellectuels communistes, « La nouvelle critique ». Durant une dizaine d’années, à une époque où l’intelligentsia liée au PCF est très présente dans la bataille d’idées tout en manifestant parfois une sorte de complexe de supériorité, il en fait un organe de lutte, réécrivant à peu près tous les articles dans une sorte d’« ivresse dogmatique » (Edgar Morin dixit). Il y milite pour la démocratisation de la culture, anime des campagnes de solidarité anti-impérialistes et dans le même temps défend des postures moralistes, soutient une seule esthétique réaliste. En 1952, alors que Jean Paul Sartre se rapproche du PCF, Jean Kanapa, poussé par François Billoux, critique sévèrement un ouvrage d’un proche du philosophe, Jean Mascolo qui prône un communisme libertaire. Son article lui vaudra une réplique cinglante du père de l’existentialisme qui, dans la revue « Les Temps Modernes », le qualifie, entre autres choses, de « crétin ». L’épithète le marque durablement. Stalinienne, « La nouvelle critique », dès 1954, suit cependant de près les débats entre les écrivains d’URSS, annonciateurs du « dégel » ; pourtant, la revue, désorientée, est absente des débats autour du 20è congrès soviétique de 1956 et ne parvient pas à répondre au désarroi croissant des intellectuels communistes. Le périodique entre en crise. Homme double, Kanapa affiche un parfait rigorisme alors même qu’il avoue avoir été déstabilisé en 1957 par le roman d’Elsa triolet, « Le monument », d’une tonalité critique. Il quitte la direction du journal en 1958 pour se retrouver, à Prague, représentant du PCF à « La nouvelle revue internationale » (NRI), dernier avatar de l’internationalisme communiste.
Au même moment, il est élu au Comité central du PCF (membre suppléant) lors de son 15è congrès à Ivry, en juin 1959. A Prague, Kanapa s’initie aux grands débats Est/Ouest, joue un rôle majeur dans la rédaction, largement contrôlée pourtant par les Soviétiques et leurs affidés. Il est aux premières loges alors qu’éclate, à partir de l’été 1960, le « schisme » du PC Chinois ; le conflit divise la NRI. Cette connaissance de « l’intérieur » du mouvement communiste sera, pour Kanapa, tout à fait essentielle et lui assure une expertise précieuse des enjeux internationaux.
A Paris éclate l’« affaire Casanova " ; la direction thorezienne pousse Jean Kanapa, plutôt désireux de garder ses distances, à désavouer publiquement son ancien mentor, ce qu’il fera dans une sorte de « meurtre du père ». Kanapa est nommé correspondant de L’Humanité à Moscou à partir de 1963. Il y est témoin de la timide déstalinisation en cours, à laquelle il s’intéresse fortement, et du réchauffement des rapports franco-soviétiques sous l’impulsion du général de Gaulle. Il minimise la portée de la destitution de Nikita Khrouchtchev alors que l’URSS entre dans une longue période d’immobilisme. Après Moscou, Kanapa effectue un court séjour à La Havane, toujours en qualité de correspondant de L’Humanité, Cuba est un pays où il s’adapte difficilement.
En 1966, il est de retour en France alors que Waldeck Rochet retravaille l’héritage politique et théorique du PCF ; le nouveau secrétaire général connaît et apprécie Kanapa et sollicite ses avis alors que le débat des penseurs communistes se développe avec une certaine vivacité ( voir notamment les échanges entre Althusser et Garaudy) . En qualité de conseiller du prince, il participe, et anime, le « dialogue doctrinal » entre intellectuels marxistes et joue un rôle significatif lors du Comité central d’Argenteuil. C’est aussi pour Kanapa le temps où il dit adieu à la littérature. Après « Comme si la lutte entière », il a en effet publié quatre autres romans : « Le procès du juge », Nagel, 1947 ; « Question personnelle », EFR, 1956 ; « Du vin mêlé de myrrhe », EFR, 1965 ; « Les choucas », EFR, 1967. « Kanapa a sacrifié un immense talent de romancier au parti » disait Aragon.
En 1968, il semble assez peu en prise avec les « événements » français, très mobilisé qu’il est, aux côtés de Waldeck Rochet toujours, par la crise qui se développe dans les pays de l’Est, suite au « printemps de Prague ». Il connaît parfaitement les protagonistes, tchèques et soviétiques, du drame qui se noue. Avec le secrétaire général du PCF, il se dépense pour trouver une issue à cette tension et maintenir un dialogue entre PC mais l’intervention soviétique signe tragiquement l’échec de ces efforts. La double expérience de la crise française et du drame tchécoslovaque vont amener la direction du PCF, fin 1968, à mettre désormais la démocratie au cœur du processus de libération. Jean Kanapa prend une part déterminante dans la rédaction de cette nouvelle orientation connue sous le nom de « Manifeste de Champigny. » Alors que la maladie éloigne Waldeck Rochet de la direction, Georges Marchais, le nouveau leader, a très vite l’occasion d’apprécier l’apport de Kanapa. Notamment durant l’été 1969 où les deux hommes participent à la conférence mondiale des PC de Moscou. Le « passage » de Waldeck Rochet à Georges Marchais, pour Jean Kanapa, se fait assez naturellement. Il se retrouve dans le (nouveau) premier cercle dirigeant. Avec une double casquette : il est le spécialiste de l’international et un des principaux animateurs de la réorientation stratégique qui s’esquisse : il participe très directement à l’écriture du livre « Le défi démocratique » (1973) puis du manifeste « Vivre libres ! ». Responsable de la section internationale depuis 1973, et considéré comme « le ministre des Affaires étrangères » du PCF, Jean Kanapa n’entre pourtant au bureau politique qu’en 1975. Cette promotion est tardive et intervient en dehors d’un Congrès, elle est le signe de réticences persistantes de certains hiérarques communistes à son égard.
Le voici de droit à la direction pour une période courte, à peine trois ans, de 1975 à 1978 mais cette séquence est très intense, marquée tout à la fois par la rénovation idéologique du PCF à son congrès de 1976, le développement d’une orientation « eurocommuniste » notamment au sein du mouvement communiste européen et la rupture entre forces de gauche en France.
Dès l’automne 1974, une série d’élections partielles montre que la dynamique du programme commun profite d’abord au parti socialiste. D’où la volonté de Marchais d’accélérer la modernisation du PCF. Kanapa joue un rôle majeur dans la préparation et la tenue du 22e congrès, dit du « socialisme aux couleurs de la France ». Axé sur une démarche démocratique, ce forum marque une nette condamnation du stalinisme et décide l’abandon de la notion de dictature du prolétariat. Jean Kanapa participe directement à la rédaction des textes, suit de près les échanges dans les fédérations et ne s’interdit pas au besoin d’user de leurre ; c’est ainsi qu’est mise en avant la discussion sur la « morale » qui polarise tout un temps les congressistes et facilite de fait l’adoption de la nouvelle stratégie
Au plan international, Kanapa encourage une spectaculaire relance de la coopération avec le parti communiste italien d’Enrico Berlinguer. Les deux partis se retrouvent sur l’enjeu démocratique et la transformation de l’Europe. La distance avec le modèle soviétique est prudente mais implicite.
Rencontres, textes communs, initiatives populaires ponctuent durant des mois cette convergence affichée
entre de ces deux formations autour desquels se rassemblent différents PC d’Europe occidentale et d’ailleurs ( Japon, Mexique). Des commentateurs vont vite qualifier cette démarche d’« eurocommunisme », terme que Kanapa regarde d’abord avec prudence puis reprend à son compte en le caractérisant. Cette novation, qui veut se distinguer tout autant de la social-démocratie que du soviétisme, va susciter un intérêt aussi formidable qu’éphémère au cours des années 1977-1978. Dans le même temps, les rapports du PCF avec le PC soviétique se dégradent, les sujets de conflits se multiplient ( 25è congrès du PCUS, dissidence, Conférence de Berlin…). L’hostilité de Moscou au phénomène eurocommuniste est très forte ; les rapports entre le PCF et le PCUS prennent vite des formes dramatisées ( pressions, chantage, échange de lettres, note d’information…) mais ces divergences restent pour l’essentiel « en interne », les militants en sont peu informés et quasiment aucune expression publique n’est donnée à ce conflit. En décembre 1976, Kanapa participe cependant à l’émission télévisée « Les dossiers de l’écran », intitulée « Les procès dans les pays de l’Est : une maladie du socialisme ? », qui s’ouvre sur le film « L’aveu » de Costa-Gavras : « Si nous avions su (à l’époque des procès), nous aurions hurlé notre indignation » y déclare-t-il.
Alors que la gauche est donnée gagnante aux prochaines législatives de 1978, ce que semble encore confirmer les municipales de mars 1977, c’est encore Kanapa qui prend des initiatives audacieuses (Parlement européen, force de frappe), qui sont autant d’ actes de « bonne volonté » d’une formation s’affirmant comme parti de gouvernement. Le PCF décide en effet, à son instigation, de participer à l’élection du Parlement européen au suffrage universel ( la première élection de ce type aura lieu en 1979). Puis, en matière de défense nationale, ce parti jusque là hostile à la bombe atomique, « prend acte » de la force nucléaire comme élément de l’indépendance nationale. Kanapa est en charge du dossier et son exposé de mai 1977 devant la direction communiste sera baptisé, peu après, par François Mitterrand, de « rapport Kanapa », expression visant à l’évidence à accréditer l’idée d’un texte mystérieux et problématique…Lors de ce même printemps, reprennent officiellement les discussions en vue de l’actualisation du programme commun ; Kanapa en est un des plus redoutables négociateurs ; on semble cependant s’orienter entre les trois partis de gauche vers un accord d’ensemble au début de l’été, mais le secrétaire général opte pour une position intransigeante, la rupture à gauche est consommée. Tout se passe alors comme si, sur ce sujet essentiel, une différence d’approche, ou de méthode – qui ne s’exprimera jamais publiquement - va se manifester entre Marchais et Kanapa. De la même manière, face à l’URSS, les deux hommes n’ont probablement plus la même attitude. Kanapa radicalise sa critique du soviétisme comme le montre sa conférence à l’automne 1977 à l’Ecole centrale du PCF sur « Le mouvement communiste international hier et aujourd’hui ». C’est dans ce texte qu’il explique, faisant référence à l’URSS : « Nous avons une autre conception du socialisme ». Il se dit alors dans la direction que Kanapa « en fait trop ». Son texte, passé sous silence par la presse communiste ( sauf « France nouvelle ») ne sortira en brochure qu’en septembre 1978, quelques jours après sa mort… Jean Kanapa en effet est terrassé par un cancer pulmonaire. Du fond de son délire comateux, il tient à dire à ses proches : « L’URSS, quel gâchis. »
Sa mort est marquée par de vives polémiques, à l’image des tensions politiques qui traversent alors le pays et la gauche. Le quotidien « Libération », par exemple, titre en Une sur « la mort d’un crétin » (référence à Sartre) alors que des fédérations communistes éditent des tracts qui rendent hommage au dirigeant défunt.
L’enterrement a lieu au Père Lachaise. Georges Marchais dit dans son éloge : « Jean Kanapa partagea avec son parti des illusions et des erreurs qu’il ne cherchait pas à oublier ou à minimiser. Jour après jour, avec le parti, il en tirait la leçon ». Francis Cohen, dans un éditorial d’octobre 1978 de La nouvelle critique, revue qu’il dirige alors, écrit : « Jean, tu nous manques. »
L’héritage de Kanapa sera disputé et ses archives subtilisées et utilisées, en 1984, contre Georges Marchais, ce qu’on appellera « L’affaire Fabien », avec la publication du livre (anonyme alors et revendiqué plus tard par le journaliste Pierre Olivieri) « Kremlin PCF, Conversations secrètes » aux éditions Orban. Si globalement l’image du Kanapa stalinien reste dominante dans l’historiographie, une timide réévaluation est à l’œuvre pour donner une image plus équilibrée, plus complexe de cet homme qui reste comme un des principaux dirigeants communistes de l’après-guerre.
Trois fois mariés, père de Jérôme, Lise et Anne.

Sources :
Gérard Streiff, Jean Kanapa 1921-1978. Une singulière Histoire du PCF, L’Harmattan, 2001 (deux volumes) ; Michel Boujut, Le fanatique qu’il faut être. L’énigme Kanapa, Flammarion, 2004 ; Gérard Streiff, Jean Kanapa, de Sartre à Staline (1921-1948), La Dispute ; « Jean Kanapa, la formation d’une éminence grise », Gérard Streiff in « Ouverture, Société. Pouvoir » sous la direction d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Fayard, 2005 ; « Argenteuil : le rôle de Jean Kanapa », in « Aragon et le Comité Central d’Argenteuil », Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, n°2, 2000 ; le fonds Kanapa aux Archives départementales de Bobigny (94) ; le fonds Kanapa aux archives de Sciences-Po Paris.
Kanapa est l’auteur de cinq romans, d’une quinzaine d’essais et de plusieurs centaines d’articles.

Gérard Streiff

Voir Maitron.org, site d’histoire sociale


Sciences Po - Centre d’histoire

Présentation du contenu du fonds Kanapa/Streiff composé de documents qui ont servi à l’élaboration de la thèse de doctorat d’histoire soutenue par Gérard Streiff à l’IEP de Paris en 2000, sous la direction de Jean-Noël Jeanneney.

Des archives sont également disponibles aux Archives Départementales de Seine-St-Denis (Bobigny).



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