Silence, on tue ! Rencontre de la Cartoucherie, juin 2006

*SILENCE, ON TUE*

de Gérard Streiff

Pièce en sept actes pour trois acteurs

Une femme, deux hommes

*Acte un*

/Chœur/ : Le 1^er septembre en Ile de France, sur le campus d’une fac
privée, le MEDEF tient son université d’été, dans une ambiance
surchauffée. Le lieu est gardé comme une forteresse, il y a même une
police montée.

/Patron 1/ : Quand on voyage sur la planète, ça ne manque pas : à
l’autre bout du monde, tous les jours, on voit à la télé des images de
la France. C’est toujours une bande de gens avec des sacs plastiques sur
le torse et des drapeaux. Il y a la manif quotidienne dans le 7^e
arrondissement de Paris sur un problème corporatiste puis il y a la
manif hebdomadaire entre Bastille et Nation à vocation généraliste. Ce
sont des tueurs d’image.

Des tueurs d’image ! Cela donne l’impression, à l’étranger, que, quand on
veut travailler en France, on va se prendre un défilé, une grève sur le
coin du nez. Et puis, dans les cortèges, on voit souvent « Ché Gouevara ».

Ah, ça, c’est tendance, Gouevara ! C’est l’héritage d’une culture
néomarxiste qui fait que le privé est méchant, que la richesse est
toujours indûment acquise. Nous devons corriger radicalement notre
image. Il va falloir faire de la pub au produit France sur le thème du
‘secouez la, secouez la’ ».

/Patron 2/ : Connaissez vous l’intelligence émotionnelle ?

Elle loge dans la partie la plus développée du cerveau, le cortex
préfontal.

Là, c’est la création, l’invention, la capacité de penser la nouveauté,
de faire face à la gazéification d’un monde en phase de déstructuration.

Quand on la détruit, c’est la lobotomie. Mais quand on a percuté, quand
on est capable de recruter le préfontal, on s’aperçoit que la vie
humaine n’est pas scindée entre le cœur et l’esprit, entre vie
professionnelle et vie privée. C’est dans le cortex préfontal qu’on
trouve le charisme, donc l’intelligence émotionnelle, les ressources
pour affronter le changement.

/Patron 3/ : Vous devez être ceux qui menacent, pas ceux qui sont
menacés. Vos dents doivent rayer le parquet ! L’indulgence est comme la
pitié, elle vous déshonore et elle déshonore aussi ceux qui en bénéficient.

La société a besoin de durs, pas de mous. L’ennui, c’est qu’il y en a
beaucoup des mous, beaucoup trop.

Il faut arrêter de reculer le moment de l’effort. Ne soyez pas
indulgents avec vos salariés. Il y a tout plein de bac plus 12 qui sont
infoutus de travailler, ils ne sont même pas capables de trouver un
balai pour faire le ménage. Quand on doit licencier quelqu’un, il ne
faut pas cacher la vérité.

Moi, je préfère les assassins aux escrocs. Oui je préfère les assassins
aux escrocs : les escrocs, les gens les trouvent sympas. Les assassins,
non, évidemment ; mais pourtant ils ont un grand mérite, c’est de ne pas
être hypocrites.

Vous savez, c’est aussi difficile pour celui qui coupe que pour celui
qui est coupé !

*Acte deux*

/La scène passe dans le noir. On entend des bruits festifs, des bouts de
chansons paillardes, des bouchons de champagne qui sautent. Puis
l’ambiance dégénère, les bruits virent aux cris, de terreur, et claquent
deux coups de feu./

*Acte trois*

/Dans la pénombre. Deux inspecteurs. Un homme, une femme. Quadras. Tenue
estivale. Ils arrivent au lieudit « Haut du bois », dans le petit
village de Saussignac./

Lui : Il fait chaud, hein ?

Elle : J’ai peur.

Lui : Quoi ?

Elle : J’ai peur.

Lui : De quoi ? de qui ?

Elle : Peur de ce type à qui on va rendre visite. Peur des siens.

Lui : Pourquoi tu dis ça ?

Elle : Je le connais, c’est un agité. On l’a déjà sanctionné il y a deux
ans ; tu n’étais pas là, toi.

Lui : Congés maladie. Mais c’est fini, le toubib a dit que je finirai
centenaire.

Elle : Félicitations ! On l’avait sanctionné il y a deux ans. Il
employait des saisonniers non déclarés, des immigrés. Il a eu un PV. Un
petit… ça ne lui a rien appris. Et puis ils ont un site, tu sais ?

Lui : Qui ?

Elle : Les petits patrons du coin. Les contrôles en cette période de
cueillettes les énervent. Tu n’es jamais allé sur leur site ?

Lui : Non.

Elle : C’est du genre : « A force d’emmerder les cueilleurs de prunes,
ils vont se prendre des pruneaux ! »

Lui : C’est pas vrai ?!

Elle : Si ! Sois pas penaud comme ça !

Lui : C’est des conneries ! Ils n’oseront jamais.

Elle : Des conneries peut-être mais ça me fout quand même la pétoche.
Ils s’excitent les uns les autres, ils parlent de sortir les flingues,
nous conseillent de mettre des gilets pare-balles si on veut pas finir
six pieds sous terre…

Lui : Mais ils se croient où ? Tout de même, on n’est pas au Far West ?
Ils jouent au cow-boy…

Elle : Et nous on est les indiens ? Il y en a un, d’ailleurs, qui parle
du Dakota. Là bas, dit-il, un éleveur peut flinguer un voleur. Sans
poursuite judiciaire. Avis aux contrôleurs, qu’il ajoute. Génial, non ?

Lui : Quel délire !

Elle : Et tu sais comment ils nous appellent, entre eux ?

Lui : Non.

Elle : Les nuisibles !

*Acte quatre*

/Choeur :/ Quand, ce 2 septembre, les inspecteurs arrivent dans la cour
de l’établissement, il y a là deux témoins. Deux ouvriers qui réparent
la toile d’une machine à ramasser les fruits. Ils vont assister à leur
rencontre avec l’employeur, les coups, l’agonie. Ils verront tout.

/Témoin 1/ : Le patron les attendait, de pied ferme comme on dit. Ils
lui ont demandé ses registres. Il a dit qu’il ne les avait pas là ; il
n’était pas agressif, il n’a pas élevé le ton ; même quand il a dit : « 
C’est à cause de vous, c’est vous qui m’avez envoyé au tribunal ! »….

Puis le patron a fait demi tour et il est rentré chez lui. Il s’est
absenté un bon quart d’heure. Les deux inspecteurs commençaient à
trouver le temps long.

/Témoin 2/ : C’est alors que l’autre est sorti de la maison. Il était
armé d’un fusil. Sans un mot, il a tiré à bout portant sur l’inspecteur.
L’homme est tombé comme une masse. La femme était un peu plus loin. Elle
a tenté de s’enfuir, de courir vers sa voiture. Il a tiré ; dans le dos
 ; elle s’est effondrée à son tour.

/Témoin 1/ : Il les a tiré comme des lapins. L’homme a été touché à la
hanche ; la balle lui a déchiré l’abdomen, elle est passée à travers
tout le corps, elle est ressortie et lui a traversé le poignet droit. La
femme a été atteinte au bas du dos ; la balle a alors explosé et détruit
ses poumons. C’est des balles à ailettes, de type Brennec. Des balles
pour le gros gibier, pour le sanglier ; ça fait déjà du dégât lorsque la
cible est proche ; mais quand elle est éloignée, c’est pire encore : la
balle explose après avoir pris de la vitesse.

/Témoin 2/ : L’agonie des inspecteurs a duré, duré. On s’est maintenu à
l’écart, on les entendait crier.

Le patron a tenté ensuite de se suicider mais il s’est raté. On a
prévenu les pompiers, ils nous ont dit qu’ils arrivaient, qu’il fallait
toucher à rien. Alors on a touché à rien.

/Témoin 1/ : Au troisième coup de feu d’ailleurs, l’homme au sol a crié
plus fort ! Et la femme a relevé la tête ; elle nous appelait ; mais on
savait pas quoi faire ; on attendait les gendarmes.

« Tenez vous à l’écart », on nous avait dit. Alors nous…

/Témoin 2/ : On n’a d’ailleurs pas été convoqué par le juge à la
première reconstitution…

*Acte cinq*

/La scène dans le noir. Des cris. Un homme qui supplie, un coup de feu
retentit. Un bruit de course, des cris de femme, un second coup de feu./

*Acte six*

/Un acteur //tient un cadre en bois qui entoure son visage, sorte
d’écran de pacotille et mime des bribes d’infos qui passent à la radio. /

Média 1 :… geste insensé

Média 2 : …coup de folie

Média 3 : …coup de fatigue

Média 1 : …tuerie en Dordogne

Média 2 : …il a craqué

Média 3 : …il a pété les plombs

Média 1 : …il se sentait harcelé !

Média 2 : …y’a du ras le bol !

Média 3 : …humaniser les contrôles

Média 1 : …acte dément

Média 2 : …tragique

Média 3 : …inexplicable

Média 1 : …c’est l’incompréhension

Média 2 : …un fait divers

Média 3 : …désespérance paysanne

Média 1 : …mal vivre des paysans

Média 2 : …les réglementations

Média 3 : …les charges

*Acte sept*

/Les deux inspecteurs, pâles, éclaboussés de sang . (Autour d’eux, des
trophées de chasse, du gibier exposé). Ils se tiennent face au public.
On entend vaguement, en fond sonore, une radio./

Lui : T’entends ?

Elle : Non

Lui : Si, écoute, ils parlent de nous.

Elle : Déjà ?

Lui : Oui, écoute.

Elle : C’est qui ?

Lui : Je sais pas, un ministre, je crois.

/On entend un magma de mots ; ils prêtent l’oreille et répètent certains
formules./

Lui : …ma très vive émotion

Elle : …à tous ma compassion

Lui : …ma peine aux proches

Elle : …et aux familles des victimes

Lui : …le décès d’inspecteurs

Elle : …le monde agricole

Lui : …le monde rural

Elle : …confronté à des difficultés extrêmes

Lui : …qui réunit des acteurs divers

Elle : …des acteurs économiques

Lui : …ils ont un même amour du métier

Elle : …grande préoccupation

Lui : …agression mortelle

Elle : …circonstances dramatiques

Lui :…Paysans, fonctionnaires, entrepreneurs…

Elle :…une profonde douleur

Lui :…je partage avec eux !

/Le bruit de radio s’est tu./

Elle : Mais il dit rien !

Lui : Il parle même pas d’assassinat !

Elle : Ni d’indignation.

Lui : Ni de condamnation !

Elle : On n’est peut être pas mort.

/Un temps/

Elle : T’entends ?

Lui : Oui.

Elle : Il n’y en a que pour lui ! Et puis, tu vois un peu comme ils le
présentent ?

Lui : Qui ?

Elle : Le tueur ! Un paysan démuni, déboussolé ?!

Lui : Paysan, ce patron ? Il était pas plus paysan que je suis archevêque.

Elle : Me fais pas rire.

Lui : C’est un ancien militaire de carrière, un adjudant-chef.

Elle : Et démuni ?! C’est vite dit, ça.

Lui : Et les saisonniers ? Et leur société de loueurs de bras. Disparus.

Elle : Et nous, merde ! Où on est, nous ? On compte pas, hein, on compte
pas ! On n’est pas mort ?!

Lui : Peut-être…

Elle (elle hurle) : On n’est pas mort.

Lui : On n’est pas mort.

/Rideau/



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