Texte

Gérard Streiff

La Joconde de Cro-Magnon
Collection Detectivarium

Résumé du premier tome

Guillaume Delange perd ses parents dans l’incendie criminel qui ravage son immeuble. Jusqu’à l’âge adulte, il a comme unique objectif de devenir policier afin de traquer le coupable.
Il est d’abord élevé par sa grand-mère qui l’utilise comme émissaire de ses propres intérêts. A la mort de cette dernière, il se retrouve, adolescent, dans un orphelinat dont il s’évade pour faire la découverte de ...ses pouvoirs. En effet, grâce à une mystérieuse calculatrice subtilisée à un vieux monsieur, il acquiert la faculté de faire apparaitre un ange dans sa tête, Mikajoh en l’occurrence, qui devient son confident, son guide, son mentor.
À la fin de son service militaire, après un bref passage au commissariat de Saint-Georges de Didonne comme responsable de la sécurité, il ouvre son agence de détective privé et part à la recherche du meurtrier de ses parents. Il le découvre, bien entendu, et cela signe sa première enquête.
Il est désormais bien lancé dans le monde professionnel ; les enquêtes se succèdent et son agence tourne à plein régime…

Dans la collection Detectivarium

1 Le Pont des Anges, Joseph Ouaknine
2 Le Mystère du Nain Jaune, Joseph Ouaknine
3 Le voleur de lumière, Joseph Ouaknine
4 La Joconde de Cro-Magnon, Gérard Streiff

1

— W
hysk !
Nom d’un clebs, où était passé ce chien, comme disait Nino Ferrer dans cette chanson que j’avais tellement fredonnée jadis ; je l’avais pourtant cherché partout. Cela faisait bien un quart d’heure que je l’appelais en vain. Un quart d’heure que j’enrageais.
« Guillaume ! râla Mikajoh, y en a marre ! C’est toujours la même chose : on est gentil avec les bêtes et elles en profitent pour se débiner.
« Tu ne voulais quant même pas que je l’attache ici, en pleine nature. Sadique ! »
Je défendais mon chien, mais c’est vrai que mon Shiloh Shephred exagérait.
L’été tirait à sa fin, mes vacances aussi. Vacances que j’avais prises en Dordogne avec Lorette et Whysk, du côté de Vergeac. On avait loué une petite maison douillette et la semaine de farniente s’était parfaitement passée. Chaque après-midi, j’avais pris l’habitude de me promener avec le chien dans les collines voisines du village. Whysk aimait prendre ses aises et s’égarer un peu mais cette fois, il en faisait vraiment trop.
— Whysk ! ai-je hurlé pour la énième fois en me penchant prudemment au-dessus d’un gouffre.
Du fond du ravin, l’écho a renvoyé mon cri démultiplié :
— Whyskwhyskwhyskwhysk…
J’étais impressionné par le retour de ma propre voix dont les vibrations ressemblaient un peu à un rire démoniaque surgissant des pierres, des arbres et de la terre.
— Whysk !
Dix fois, j’ai fait le tour des futaies et arpenté l’amoncellement de rocailles qui dévalaient à mes pieds. Pas la moindre trace du chien.
« On le plante là et on rentre à la maison ! » grogna l’ange.
« C’est méchant, et c’est même idiot car je ne suis pas tout à fait sûr de retrouver le chemin sans lui. »
L’ange a semblé bouder ma réplique, mais j’étais trop inquiet pour faire du sentiment :
— Whysk !
C’est alors que j’ai aperçu comme une tache bleutée en bas de l’éboulis. Je m’en suis approché, intrigué. C’était bien la robe bleu merle de mon animal que je venais de repérer. Le cœur battant, j’ai couru vers lui. Heureusement Whysk n’était pas blessé et semblait même en grande forme, les babines légèrement retroussées et les sens aux aguets. Je lui ai fait de grands signes et crié derechef son nom mais il n’a pas semblé me voir ni m’entendre. Il se tenait tout droit, en alerte comme s’il venait de croiser un extraterrestre. J’ai failli pester contre lui, mais son attitude m’a troublée. Je me suis accroupi à côté de lui, jetant un coup d’œil circonspect dans la direction qu’il fixait.
— Ça fait un siècle que je te cherche !…
Mais je n’arrivais pas à me fâcher pour de bon, l’expression de l’animal était déroutante. Le chien a subitement saisi fermement la manche de mon blouson entre ses crocs et m’a attiré derrière un énorme chaos de roches couvertes de mousses desséchées par le soleil d’août. À sa suite, je me suis faufilé entre d’étroites parois granitiques, enjambant quelques larges failles puis enfin, après un dernier saut et une ultime escalade, Whysk s’est arrêté net, semblant regarder la paroi. Ne voyant rien de particulier, je me suis étonné :
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’as-tu senti là ?
Il m’a regardé, la tête inclinée, semblant me prendre pour un malade, puis il s’est engouffré dans une anfractuosité que je n’avais pas repérée. Creusée dans la roche, une ouverture sombre était à demi cachée par des broussailles.
« Tu crois que c’est bien prudent de le suivre ? » s’est inquiété Mikajoh.
« Dégonflé ! »
« Je crois que t’es un peu fou, tu sais. Tu te prends pour un cabri. »
Prudemment, je me suis engagé derrière Whysk. Un boyau étroit et obscur serpentait sur quelques mètres.
« Ce qu’il fait noir ! »
« T’as peur, l’ange ? Tu te crois en enfer ? T’en fais pas, je te protège. »
« Tu ne crois pas que tu inverses les rôles, Guillaume Delange ! C’est l’ange, d’habitude, qui protège ! »
« Oui, bon, t’as pas l’air très rassuré toi-même, alors qu’est-ce que tu veux rassurer les autres ? »
Un trait de lumière au sol a soudain attiré mon attention. C’était une grosse lampe électrique, allumée et abandonnée là. A qui pouvait-elle bien appartenir ? A des visiteurs qui l’auraient perdue en fuyant devant notre arrivée ? Mais Whysk restait calme ; et on ne remarquait aucun bruit suspect.
Je me suis donc emparé de la torche et j’ai éclairé le chemin tout en continuant d’avancer derrière mon chien. Bientôt, un courant d’air frais m’a caressé le visage. La galerie souterraine s’est élargie et Whysk s’est immobilisé, très excité de la queue, hochant la tête comme s’il voulait me dire : « T’as vu ? On y est ! »
« C’est quoi, cette taupinière ! » grommela l’ange.
« Ce n’est pas une taupinière, inculte, c’est une grotte ! »
Avec le faisceau de la lampe, j’ai balayé l’espace en tous sens. C’était immense, on devinait une enfilade de vastes et hautes pièces souterraines. J’étais conquis par la beauté du site, mais tout ce que je sus dire fut :
— C’est grand !
Le sol tourmenté était jonché de mégalithes affaissés.
— Qu’est-ce que c’est grand ! ai-je répété en admirant le décor.
« Quand est-ce qu’on sort ! » a demandé Mikajoh en guise de solidarité.
« T’as peur ? »
« Non mais j’aime le grand air, moi ! C’est plus écolo ! »
Énervé, j’ai décidé de le taquiner, en agitant ma lampe dans tous les sens :
« Ouaah, t’as vu, là ? » ai-je demandé.
« Quoi, quoi ? »
« Un mort avec des yeux rouges et plein de serpents dans le crâne ! »
« Arrête tes bêtises ! T’es pas drôle ! »
« C’est bon, je blague ! C’est juste une vieille momie toute pourrie avec un énorme crapaud dans le ventre… »
« Tu veux ma mort ou quoi ? »
J’ai senti mon compagnon très stressé, aussi j’ai calmé le jeu, ne voulant pas qu’il tourne de l’œil, et je me suis mis à examiner la grotte un peu plus attentivement, braquant longuement la lampe sur la grande paroi convexe qui me faisait face. Ce que j’ai vu alors m’a sidéré. Ma lumière a longuement balayé le mur de droite à gauche et de haut en bas. Le faisceau lumineux n’éclairait qu’une faible partie de la paroi mais on devinait tout de suite que celle-ci était… entièrement recouverte de fresques ! C’était à peine croyable. Il y avait là, peints dans des couleurs chaudes, des hommes et des animaux, des scènes de chasse et des allégories de danse, des troupeaux d’aurochs et des contours de mains cent fois reproduits. Tous ces dessins formaient une joyeuse farandole, une série de cercles concentriques, comme s’ils voulaient attirer le regard sur l’image centrale, celle d’un visage humain aux traits imprécis mais qui laissaient toutefois deviner une figure féminine représentée de face !
Je me suis approché, braquant ma torche en plein sur cette femme sortie de la nuit des temps. Le front était assez bas, la chevelure, un fouillis épais de traits sépia, semblait inextricable, le visage très schématique était ovale, un peu lourd dans sa partie inférieure, le torse était nu et les bras étaient croisés à hauteur de la poitrine.
Incapable de dire un mot, j’ai admiré, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. C’est Mikajoh qui assura un peu plus tard le son, en couinant :
« Oooooooooooooh ! »
Whysk continuait d’agiter frénétiquement la queue, sentant d’instinct qu’il avait bien travaillé.
Le plus surprenant dans cette inattendue Joconde préhistorique, c’était l’émergence, comme sur la toile brossée par Léonard de Vinci quelques millénaires plus tard, d’un ineffable sourire. C’est d’ailleurs ce sourire qui a le plus surpris l’ange :
« Ils souriaient, les hommes préhistoriques ? »
« C’est pas un homme, c’est une femme ! Et pourquoi ils n’auraient pas souri ? »
J’ai continué de promener ma lampe sur la fresque. Déjà ébloui par la découverte, je suis tombé sur un détail qui m’a vivement intrigué. J’ai braqué la lumière sur un point précis du mur.
« Ça alors… ai-je murmuré, c’est bizarre ! Regarde un peu, autour du portrait… »
« Quoi ? »
De part et d’autre du visage, on distinguait de larges entailles.
« Tu ne vois pas ces marques, là ? Ça fait comme des cicatrices… Comme si on avait voulu… découper le mur ! »
« Couper le mur ? Qu’est-ce que tu racontes ? »
« Regarde bien ! On dirait que quelqu’un a voulu scier la paroi. »
« Scier la paroi ? Ma parole, t’es devenu fou. Pourquoi faire ? »
« J’en sais rien, moi… Enfin, je n’ose comprendre… »
Mikajoh a dû saisir au même moment toute l’importance de ce que nous avions en face des yeux car sa voix a résonné dans ma tête d’une drôle de manière :
« C’est comme cette lampe que tu as trouvée allumée ! Elle ne vient pas de la préhistoire, tout de même ! Quelqu’un était à l’œuvre, un groupe… Qu’est-ce qu’ils étaient en train de manigancer ? »
Soudain, un remue-ménage s’est fait entendre du fond de la caverne. D’instinct j’ai reculé et me suis plaqué derrière un éboulis de roches en éteignant la torche, tenant tout près de moi le chien grondant que j’ai calmé de mes caresses. J’ai retenu mon souffle. Des bribes de voix me sont parvenus :
— Doucement, là, doucement… O.K. ! C’est bon, Marco, on va poser.
— C’est drôlement lourd, ton machin.
— Laisse pas tomber, hein ! Tu poses doucement…
« Il y avait une autre entrée ! » s’est inquiété Mikajoh.
« Je ne pense pas. Ces gugusses ont dû aller chercher une machine cachée quelque part ou dégoter une autre fresque… »
« Qu’est-ce que tu fais ? Tu te casses ? »
« Ils risqueraient de nous voir… »
Les nouveaux venus étaient deux et portaient chacun un casque de mineur ou de spéléologue surmonté d’une lampe très puissante. Par le truchement des jets de lumière qu’ils se communiquaient mutuellement dans leurs mouvements, Mikajoh et moi avons pu assez bien distinguer leur apparence. Le premier était trapu. Son crâne rasé accentuait l’arrondi de son visage, marqué par un sourire hébété. Son coéquipier le dépassait de deux bonnes têtes. Sa face chafouine était taillée à la serpe.
Les deux hommes n’avaient pas vraiment l’air de jouer à cache-cache. À leurs pieds se trouvait un objet massif, qui étincelait chaque fois qu’il rencontrait un faisceau de lumière.
— On y est ! J’espère qu’on va l’avoir, cette fois, cette beauté.
— Moi, Jacky, j’ose plus la regarder. Ça me fout la trouille de faire ça.
— Dis pas d’âneries, Marco, et branche plutôt la bécane !
— N’empêche, j’ai pas envie de m’éterniser ici.
— Personne ne te le demande, au contraire ! Plus vite on aura fini, mieux ce sera. Allez, au boulot !
Marco opina du chef et se mit au travail. Le bruit d’un moteur emplit bientôt la galerie. L’homme a brandi devant lui, comme une arme, une grande scie circulaire. De profil dans cette quasi obscurité, il ressemblait à un insecte géant. Lentement, il s’est approché de la paroi et, sur les conseils de son chef, a attaqué la roche autour de la « Joconde ». Une vibration déchirante a rempli la grotte tandis qu’un nuage de poussière enveloppait le chauve et sa machine, les faisant presque disparaître.
Je n’en croyais pas mes yeux, Mikajoh non plus :
« T’avais raison, ils… ils… scient la peinture. »
« C’est une catastrophe ! On ne peut pas les laisser faire ! »
Fou de rage, j’ai failli me ruer en avant mais Mikajoh m’a retenu de justesse :
« Surtout pas ! Ils sont peut-être armés et personne ne sait que nous sommes ici. »
« Lâchons-leur Whysk… Il n’en fera qu’une bouchée. »
« Il risquerait de se blesser avec la scie. »
Sous les encouragements de l’échalas et agité par les mêmes saccades que sa machine, Marco semblait vouloir entrer dans la muraille. Méthodiquement, les morsures de la scie ont dessiné autour de la partie droite du visage de la femme au sourire un demi-cercle parfait de plus d’un mètre de diamètre. L’homme-scie retira alors péniblement la lame et, sans marquer de pause, répéta la même opération en entaillant la pierre à gauche du portrait, dans un nouveau hurlement suraigüe : Ziiiiiiiiinnnnnnnne.
— Doucement, a ensuite ordonné Jacky en glissant un châssis de bois sous l’image que l’autre arrachait du mur. Celle-ci glissa et s’affaissa dans le coffret avec un bruit sec.
Le silence s’est réinstallé dans la salle tandis qu’une âcre odeur de benzine brûlée persistait. La poussière s’est tassée petit à petit au pied de la fresque mutilée, dévoilant lentement un horrible trou béant au centre de sa figure centrale qui s’en trouvait inhabitée. À la place du portrait, il n’y avait plus qu’un vide sans nom. Les deux hommes eux-mêmes se taisaient, impressionnés par leur propre geste et son désastreux résultat. La brute au crâne tondu a le premier retrouvé l’usage de la parole :
— On se tire, Jacky ! Je veux pas que ce vol-là me porte malheur.
— Recommence pas avec ton délire.
— J’aime pas ce coin, je te dis !
— T’as peur que le ciel te tombe sur la tête, comme les hommes préhistoriques ? T’es un vrai Cro-Magnon !
— Ça, c’est pas bien aimable.
— C’est ça, c’est ça.
Les deux comparses ont alors tiré vers le fond de la galerie le châssis où souriait l’ancêtre arrachée à sa caverne originelle. Peu après, ils sont revenus, l’un d’eux a empoigné la scie. On a entendu encore ce dernier baragouiner entre ses dents ; il semblait parler d’une torche qu’il avait laissée quelque part et qu’il ne retrouvait plus mais il n’a pas insisté. Puis les pas se sont éloignés, le bruit des conversations s’est effiloché. Et ce fut à nouveau le noir, le silence.
Je suis resté muet et immobile un long moment. Le saccage de la grotte m’avait presque fait monter les larmes aux yeux. Le chien, comme indifférent au vacarme, s’était assoupi. De son côté, hésitant, l’ange a fini par déclarer :
« Ils sont partis ? Il y a donc bien une deuxième entrée… »
« On dirait. »
Nous sommes encore restés silencieux un moment. Comme le dit si bien l’expression : un ange passe. La caverne était redevenue parfaitement paisible, à croire qu’il ne s’y était jamais rien passé. Lentement, je me suis redressé, me suis déplié, puis me suis dépoussiéré. Accompagné de Whysk, soudain ragaillardi, je me suis dirigé à tâtons, jugeant plus prudent de ne pas rallumer tout de suite la torche, vers le passage qui m’avait servi d’entrée.
J’ai retrouvé brusquement le soleil. Il m’a fallu quelques minutes pour prendre vraiment conscience de ce que je venais de voir et de vivre.
« Qu’est-ce qu’on va faire ? a demandé Mikajoh.
« J’y réfléchis. »
« Tu as vu comment il a volé la fresque ! Incroyable ! Il est entré dans la paroi comme dans du beurre ! »
J’ai suivi Whysk qui descendait en trottinant le sentier conduisant au village.
« On rentre à la maison ? » s’est inquiété Mikajoh.
« Non, ai-je répondu, on ferait mieux d’aller voir les gendarmes. »
En contrebas de l’amas de roches, le chemin traversait une prairie puis empruntait un petit pont de rondins qui enjambait un torrent à sec. Un troupeau de moutons, parvenu de la vallée, piétinait et se bousculait avant d’accéder à la passerelle. En sens inverse, une camionnette, semblant sortir des hauteurs, a tenté de s’y frayer un chemin. Ça bouchonnait grave sur le pont, le son aigrelet et énervé du klaxon ne parvenant pas à disperser le bloc compact des bêtes. Le véhicule dû s’arrêter. Je suis arrivé bientôt à la hauteur du fourgon, noyé dans la marée laineuse. C’est Mikajoh qui a tiré la sonnette d’alarme :
« Le petit chauve ! Le petit chauve ! »
« Quoi, le petit chauve ? »
« C’est lui qui est au volant ! »

2

N
’hésitant pas une seule seconde, j’ai sauté dans la camionnette. Plus exactement, je me suis hissé sur la plate-forme arrière du véhicule. Sans barguigner, Whysk m’y a suivi. L’exercice n’était pas trop difficile : toujours cerné par l’armée de moutons, l’engin faisait du surplace. Je me suis retrouvé, avec mon chien, au pied du châssis recouvert d’une vieille couverture.
« Merci l’ange, t’as été de bon conseil ! »
« Comme d’habitude, non ? »
« Oui enfin, on fera un bilan plus tard de tes mérites et de tes limites ! »
« Toi, en tout cas, tu t’es vite décidé, bravo ! »
Au même moment, le fourgon a redémarré.
« Je dis bravo, a repris Mikajoh, mais t’es un peu cinglé de faire ça, non ? Ils vont finir par nous repérer ! T’as vu un peu leur tête ! »
Heureusement, la cabine ne disposait pas de vitre arrière. Et puis, le conducteur et son acolyte semblaient trop occupés à se chamailler. Des bribes de voix me parvenaient :
— J’ai pas aimé ce boulot, Jacky, je te le redis !
— Remballe ta rengaine. Et pense plutôt à la prime du Manécha.
Le reste de la discussion fut à peu près inaudible, absorbé par le vrombissement du moteur que le chauffeur maltraitait. Pendant ce temps, Mikajoh relançait :
« T’es pas un peu fou, toi, non ? pour te lancer ainsi dans la gueule du loup ! »
« Je voulais pas qu’on les perde de vue. »
« Suffisait de prendre le numéro de la voiture. »
« J’y ai bien pensé, mais je n’ai pas la mémoire des chiffres ! »
« Très drôle ! »
La camionnette a quitté le sentier défoncé pour une route départementale. J’étais moins secoué. Whysk n’arrêtait pas de me regarder, la langue pendante. Il devait lui aussi penser, comme Mikajoh, que j’étais un tantinet fêlé pour avoir sauté sans prévenir et me cacher sous cette toile, mais il y avait dans son regard une confiance absolue. J’ai reconnu bientôt les bâtisses de la petite zone industrielle, aux abords de Vergeac. Le véhicule a ralenti, s’est approché d’un hangar grand ouvert, y a pénétré doucement et s’est arrêté.
Tandis que les deux compères continuaient de se disputer dans la cabine, je me suis faufilé hors de l’engin et je me suis glissé vers la sortie, avec le chien à mes trousses.
— Mais il y a du monde ! s’est écrié soudain le chauffeur, dans mon dos.
Ça chauffait ! J’ai franchi la porte et piqué un sprint, prenant à travers les hautes herbes, le long de la route qui conduisait au village. Whysk avait l’air de trouver tout ça très drôle, il m’a dépassé et gambadé dans mes pattes au risque de me faire chuter. Je ne pouvais pas l’engueuler, préférant garder mon souffle pour tenir le rythme. Marco a bien tenté de nous suivre mais il fut vite largué et dut renoncer. J’ai deviné plus qu’entendu leurs derniers échanges :
— C’était sans doute un mec qui tentait de chouraver dans l’entrepôt, a supposé Jacky, on l’a surpris.
— Non, non, il n’y avait personne ici. Ce type était dans le fourgon.
— Tu déconnes ?
— J’aime pas ça !

J’ai rapidement rejoint notre maison de vacances et nous nous sommes de suite enfermés avec le chien au cas où l’idée viendrait aux deux zouaves de faire le tour du coin en voiture. Pas la peine de se faire remarquer.
J’ai appelée Lorette… Personne. La demeure était déserte. Il n’y avait pas sa voix familière pour répondre à mon appel. J’étais sur les nerfs, soudain très attentif au moindre bruit. Une voiture qui passait, une ombre qui se faufilait, un son banal et je me faisais un roman. Bonjour les vacances ! J’ai fini par trouver un mot sur la table de la cuisine :

Mon Guillaume préféré,
Je suis en ville. Je rentre tard. Il y a de quoi dîner dans le frigo.
Bisous.

« Bon, ai-je soufflé, va falloir faire sans elle. »
« Bin oui, a répliqué prudemment l’ange, étrangement silencieux depuis le garage. »
« Tu crois qu’ils nous ont suivis ? »
« Qui ça ? Les moutons ? »
« Mikajoh ! C’est vraiment pas le moment de rigoler ? »
« Calme-toi ! Tu es trop à cran. Je ne pense pas qu’ils se soient lancés à notre poursuite. Le rasé a bien essayé. Mais la course, ça n’a pas l’air d’être son fort. »
« Je suis un peu inquiet, tout de même. »
« De quoi ? »
« Qu’ils nous cherchent ! »
« Ils ont à peine eu le temps de te voir, et encore, c’était de derrière. Ils ne peuvent pas te reconnaître. Tu changes d’habit et le tour est joué. »
« Et le chien ? »
« Tu l’enfermes ! »
« C’est ça, oui ! Je lui mets des pantoufles et je lui demande de regarder sagement la télé ! »
« Bon, arrête de stresser. Qu’est-ce que tu veux faire ? »
« Et si j’allais chez les gendarmes. »
« Mouais… »
« T’es pas chaud ? »
« Non, mais chuis pas contre non plus. »

Peu après, je suis ressorti de la maison. J’ai essayé de la jouer discret en me faisant oublier de Whysk mais l’animal a senti le piège ; impossible de le contourner. Il m’attendait, remonté, sur le pas de la porte. J’ai donc filé avec lui le plus vite possible jusqu’à la gendarmerie, campée à l’entrée du village entre deux énormes marronniers centenaires.
La porte de la bâtisse était ouverte. Au bout d’un long couloir blanc et désert, un petit bureau m’a accueilli. Dans la pénombre, derrière les pages déployées d’un journal local, j’ai distingué un gros type aux sourcils épais, manifestement surpris de me voir là, et complètement scandalisé par la présence du chien.
— Pas de bestiole dans le bureau ! grogna-t-il en guise de bienvenue.
Pas de bonjour, pas de salamalec ! Visiblement mécontent d’être dérangé pendant sa lecture, le pandore. Je n’ai pas voulu discuter, ni de la méthode, expéditive, ni du qualificatif de « bestiole » pour mon Shepherd et j’entrepris de conduire le coupable dans la cour attenante, mais quand je suis revenu vers le gendarme, le chien me suivait. J’ai eu beau demander à Whysk de rester dehors, rien n’y a fait et, comme dans ma précipitation, j’avais oublié de prendre sa laisse, j’ai renoncé à tenir la “bestiole” à distance. Ayant vu mes efforts, le gros a capitulé à son tour mais pendant tout le temps qu’a duré l’entretien, il n’a regardé que Whysk. Comme si je n’existais pas, comme si c’était lui son interlocuteur, ou comme s’il avait peur que l’animal ne l’agresse.
— Qu’est-ce que vous voulez, au juste ? a donc demandé le bonhomme à Whysk. C’est pas la SPA, ici, vous vous trompez d’adresse !
Oubliant son mouvement d’humeur, je lui ai raconté, le plus clairement possible, la découverte de la grotte, le pillage, la camionnette. Au fil de mon récit, l’œil du fonctionnaire s’est fait de plus en plus amusé. À l’évidence, il ne croyait pas un mot à mon histoire.
— Une grotte à Vergeac ? a-t-il réagi, une grotte préhistorique dans la région ? Première nouvelle ! Avec des peintures rupestres, en plus ? Vous m’en direz tant ! C’était dans quel coin au juste, votre “dé-cou-ver-te”. Il détachait bien chaque syllabe du mot, sur un ton narquois. C’est en allant plutôt vers Boufigniac ? ou vers Montieu ?
J’étais, je l’avoue, bien incapable de le préciser et son air m’agaçait au plus haut point, j’avais l’impression qu’il me traitait comme un gamin.
— Et cette histoire de scie et compagnie ? Alors tout ça se promènerait en camionnette, visitant nos hangars… Vous savez quoi, Monsieur…
— Delange, Guillaume Delange.
Et je lui ai glissé ma carte de visite où figurait ma profession de détective privé.
L’ogre a regardé le bristol en hochant la tête. Manifestement, il n’avait pas l’air de tenir les détectives en haute estime. Il émit des petits bruits de bouche qui en disaient long sur sa “considération” pour ma profession. Heureusement, il a gardé ses critiques pour lui et a conclu ainsi ses borborygmes, toujours en fixant droit dans les yeux le pauvre Whysk :
— Monsieur Delange, je vais vous dire moi, vous regardez trop la télé !
— Mais je ne vous permets pas de douter de ma…
— Vous vous croyez à Fort Boyard, Monsieur Delange ! m’a-t-il coupé.
Visiblement, il s’efforçait de ne pas éclater de rire.
— Y a pas de voleurs, chez nous ! On n’est pas en ville ! Y a pas de grottes ici, ornées ou pas ! Y a pas de Manécha dans la région, puisque c’est le seul nom que vous pouvez me donner. Et puis, dites-moi, la camionnette…, bien sûr vous n’avez pas songé à en relever le numéro d’immatriculation !…
C’est à ce moment là que Mikajoh s’est réveillé :
« Tu VOIS ?! Je t’avais bien dit de prendre le numéro du véhicule ! Mais non, Môssieur sait toujours mieux que les autres ce qu’il faut faire ! »
« Ange, t’as plutôt intérêt à la mettre en veilleuse car je ne suis pas de très bonne humeur, si tu vois ce que je veux dire… »
« De bonne humeur ou pas, je te signale quand même que le gros, là, en face, qui cause qu’à ton chien, hé bin, il est en train de se foutre méchamment de toi ! »
« Je le supputais, en effet. Alors ? »
« Alors, tu te tires ?! T’as rien à faire ici ! T’as ta dignité ou pas ?! »
À ces mots, comme électrisé, je me suis levé d’un bond, faisant du coup sursauter le gendarme, et j’ai lancé :
— Whysk, dehors !
Puis je suis sorti, fier comme Artaban, comme dirait l’autre, sans le moindre regard pour le globule qui semblait soudain vexé de cette sortie magistrale.
« Bravo ! m’a félicité Mikajoh, ce type était bête comme ses pieds. »
« Bête et méchant… »
« Mais dis donc, la lampe ?! On n’a qu’à lui montrer la lampe ! Il ne pourra pas dire qu’on l’a inventée, celle-là ! »
« Ça ne prouve rien. »
« Comment ça, ça prouve rien ?! Il y a sûrement des empreintes… »
« Oui, les miennes ! »

J’étais en pétard. Il n’y avait donc rien à faire ? C’était incroyable ! Ces gangsters avaient violé la grotte, saccagé la paroi, volé une peinture rupestre de valeur inestimable, failli m’assassiner, ou presque. J’avais tout vu, de mes propres yeux, tout vécu. Et voilà le résultat.
Pour tout arranger, le ciel s’est alors obscurci, prenant une teinte grise qui vira bientôt au noir ; un vent mauvais s’est mis à souffler. Un coup de tonnerre m’a surpris sur le chemin du retour. Instantanément trempé, aveuglé par les trombes d’eau, je n’avais plus qu’à regagner la maison au plus vite avec mon chien. Lui s’est secoué comme un beau diable dans le vestibule. Moi, je me suis essuyé tant bien que mal puis je me suis réfugié sur le canapé, blotti sous une couverture où, bercé par le ruissellement ininterrompu de la pluie, j’ai fini par m’endormir.
Quand Lorette m’a réveillé, il faisait nuit et j’avais froid. J’ai voulu tout lui raconter mais je n’ai bredouillé que des choses confuses.
— Demain, demain, ça peut attendre demain, me dit-elle, sans doute fatiguée, elle aussi.
J’ai rapidement capitulé et me suis rendormi peu après entre ses bras, bien au chaud au fond de notre lit moelleux.

— Debout, paresseux ! Tu as oublié qu’on fait nos valises aujourd’hui ?
Il faisait grand jour, un soleil triomphal envahissait la chambre. J’ai émergé péniblement. J’avais complètement zappé que les vacances étaient déjà finies.
— J’ai trouvé hier soir tes vêtements complètement trempés. Que t’est-il arrivé, au juste ? Tu as sans doute voulu m’en parler quand je suis rentrée cette nuit, mais je n’ai rien compris, je te l’avoue. Viens donc prendre ton petit déjeuner, tu vas me raconter tout ça.
Le souvenir de l’aventure de la veille m’est brusquement revenu en tête. Entre deux tartines, j’ai essayé de décrire le plus simplement possible ma virée souterraine. Je sentais bien que Lorette était perplexe mais elle n’avait aucune raison de douter de ma bonne foi.
— Et où est-il exactement, ce hangar ? a-t-elle demandé.
Je me suis proposé de l’y conduire, ça devait être à cinq minutes en voiture. On a donc rapidement fait les valises, rangé la maison et rendu les clés. Pendant tout ce temps, Mikajoh n’a cessé de ruminer une espèce de litanie à laquelle je ne prêtais que peu d’attention, occupé que j’étais par les préparatifs du départ :
« Adieu foie gras, adieu noix, adieu magret de canard, adieu cou farci, adieu pommes de terre sarladaises, adieu champignons, adieu truffe, adieu Bergerac ! »
« T’as vraiment des goûts de luxe, mon pauvre ami ! ai-je ricané ; si j’avais tes soucis !… »
« Oh, ça va, père la morale ! Tu ne crachais pas dans la soupe, cette semaine, je crois. »
J’ai éclaté de rire :
« Goujat ! »

Une fois la berline remplie, on a filé vers la zone industrielle. Elle était assez petite et il ne m’a pas fallu une éternité pour me repérer. Le hangar en question était fermé. Un hublot dans le portail permettait d’en inspecter l’intérieur. Vide. Personne.
Un vieux paysan passait par là, je lui ai demandé s’il connaissait les propriétaires.
— Je pense bien. C’est monsieur Galvier, notre Maire. Mais il est en vacances. Si vous voulez le voir, faudra repasser.
— Et la maison n’a pas eu de visite hier ?
— Moi, en tout cas, je n’ai vu personne.
J’ai regardé Lorette :
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Elle a attendu que le paysan se soit éloigné avant de répondre :
— Allons voir la grotte !

Roulant au pas, j’ai retrouvé le chemin qui menait au pont, là où hier une meute de moutons bloquait le passage. Puis j’ai reconnu la prairie qui montait doucement vers l’énorme monticule de roches. On est descendu de la voiture, Whysk nous suivant, pour grimper vers l’éboulis. C’est là que les choses se sont compliquées. J’ai tenté de retrouver le cheminement compliqué conduisant à l’entrée de la grotte et j’ai encouragé Whysk à faire de même. Tout excité, il escaladait, hésitait, revenait dans le sens opposé, reculait comme s’il avait besoin d’avoir une vue d’ensemble ; il croyait reconnaître un repère, fonçait, doutait, tournait en rond. Et moi itou. On était tous les deux aussi lamentables l’un que l’autre, ne reconnaissant plus rien. J’ai tenté d’amadouer Mikajoh pour qu’il m’aide, il n’a rien voulu savoir, continuant de pleurer sur son Bergerac, son cou farci et compagnie. À mon avis, il ne reconnaissait plus le chemin lui non plus mais ne voulait pas le dire, l’hypocrite !
« C’est toi qui as trouvé la grotte et qui m’y as conduit, a-t-il fini par lâcher, tu ne reconnais plus le chemin ? »
« Et toi, au travers de mes yeux, tu m’y as bien suivi. Tu pourrais aussi te souvenir ! »
« De toute façon, y a plus de chemin ! »
Et c’est vrai qu’il n’y avait plus de chemin ! C’était plein de terre partout, de boue, de morceaux de bois, plein de caillasses. L’orage de la veille avait lessivé le décor, brouillé les repères et tout chamboulé.
Refusant de m’avouer vaincu, j’ai continué d’arpenter, en pure perte, le chaos rocheux, de tournicoter pendant une bonne demi-heure, Whysk tirant une tête de désespéré. C’est Lorette qui nous a sortis d’embarras :
— Il est temps de partir ! dit-elle simplement.
J’étais piteux de n’avoir rien retrouvé, de passer pour un bonimenteur aux yeux de ma femme. Sans parler du gendarme…Si le gros avait pu me voir aussi lamentablement égaré, il aurait bien ri ! Vexé, bougon, je n’ai pas dit le moindre mot tout au long du voyage de retour sur Paris. Mikajoh aussi resta coi. Il avait d’ailleurs intérêt !
J’avais en effet décidé de faire un saut vers la capitale pour les besoins d’une enquête en cours et pour consulter aussi mon compte à la Banque Postale du Louvre. Même si Mikajoh était persuadé que nos lingots ne risquaient rien, j’aimais bien vérifier de temps à autre. De visu. Ça me rassurait. Ayant souhaité profiter du voyage pour revoir cette ville qu’elle ne connaissait que trop peu, Lorette m’accompagnait.

3

D
ans la capitale, j’ai pu régler mes affaires vite fait en milieu de journée, mais, comme nous n’étions pas pressés, avec Lorette nous avons décidé de rester quelques jours à Paris et nous avons pris une chambre d’hôtel du côté de la Place Monge. J’aimais bien ce coin, les arènes de Lutèce, les derniers vieux cinémas de quartier, le jardin des plantes, le Muséum d’histoire naturelle…
Le soir même, Lorette souhaita rester dans la chambre et lire, Whysk de son côté somnolait ; je suis sorti seul. Enfin avec mon ange gardien, bien sûr. Mes pas m’ont conduit au Muséum. On y organisait une Semaine de la Préhistoire, avec exposition, projection de films, débats, etc… Ce soir-là, un spécialiste était invité à parler de l’art des grottes ornées, depuis les salles de Lascaux jusqu’aux dernières découvertes : la grotte Chauvet en Dordogne, ou la grotte Cosquer près de Marseille. Le sujet m’intéressait et j’ai pris place dans une salle assez vaste, presque pleine. Il était juste temps, un animateur présentait déjà le conférencier :
— Maurice Sallenave travaille à la Maison de l’Humain. Il préside la commission qui centralise les fouilles et les découvertes.
Nous ayant informé qu’à la fin de sa conférence l’orateur répondrait aux questions écrites que le public voudrait bien lui poser, j’ai sauté sur l’occasion et griffonné quelques mots sur un bout de papier arraché à un carnet rose – drôle d’idée me direz-vous, c’était un cadeau de Lorette –, lui demandant s’il connaissait la grotte de… Vergeac. Qu’est-ce que je risquais à essayer ?
Le “préhistorien” avait l’air plutôt “cool”. Il ressemblait à un étudiant attardé. Son visage était jeune et rond, ses yeux plissés et malicieux derrière de grosses lunettes, ses cheveux plutôt en bataille ou, disons, hâtivement disciplinés. Il portait un vieux pull rouge ample sur un jean fatigué. On ne voyait pas ses pieds mais je me suis dit que le gaillard pouvait très bien être venu en tongs. Sallenave avait tout d’un professeur Nimbus en herbe. Car c’était un vrai savant. Il mit une telle fougue à son exposé, ponctué d’une projection de diapositives, que j’ai fini par m’imaginer en hommes de la préhistoire. Revêtu de fourrures, j’arpentais des cavernes obscures et humides, une torche à la main, faite de paille tortillée ou de bois résineux. J’y essayais ma voix, histoire de voir s’il y avait de l’écho et surtout s’il n’y avait pas là d’hôtes indésirables, des bêtes fauves… J’en appréciais le silence, à peine troublé par le cliquetis des gouttes d’eau tombant de la voûte dans de larges flaques…
Sallenave, pédagogue, prenait soin d’expliquer simplement chaque mot un peu inhabituel. « Pariétal ? De paroi. L’art pariétal, l’art des parois. Car un jour, un homme, une femme ? s’est détaché de la tribu qui campait là. Et il – ou elle – s’est mis à dessiner sur les murs. »
Comme si ce souci de la parité, un homme… une femme, avait dérangé ou réveillé Mikajoh, l’ange a ricané :
« Aaah ! Une femme-peintre ? N’importe quoi ! »
« Et pourquoi pas, macho ! »
Tandis que Mikajoh se confondait dans des explications saugrenues, l’expert continuait de me faire rêver. À la manière de mes grands ancêtres, je me figurais en train de fabriquer des poudres de toutes les couleurs grâce à des recettes connues d’eux seuls. Puis, le nez sur la paroi, éclairés par une faible lumière, je traçais avec mes doigts enduits de couleurs, surtout dans l’ocre brun rouge, des bisons et des aurochs, des mammouths et des bouquetins, des chevaux et des cerfs, des rhinocéros et des ours, des pingouins… pourquoi pas ? Il y en avait bien dans la grotte de Cosquer !
— Pour peindre, a-t-il ajouté, ils pouvaient aussi utiliser des pinceaux ; ou quand les parois étaient fragiles, ils soufflaient la peinture en formant un pochoir avec les mains.
Sallenave a mimé l’acte de peindre dans les cavernes puis énuméré tous les motifs de dessins que l’on pouvait croiser sur ces parois :
— Il nous arrive de tomber sur des anthropomorphes, c’est-à-dire des personnages avec un corps d’homme et une tête de lion ou de cerf par exemple. Et puis il est un dessin assez fréquent, c’est celui des empreintes de mains. On parle d’empreintes négatives quand n’apparaissent que les seuls contours des doigts, et d’empreintes positives quand la main entière est dessinée.
Je suis retourné, en imagination, dans ma caverne. Tagueur du paléolithique, me voici, avec mon pinceau primitif ou mes éclats de silex, en train d’inventer des signes mystérieux, des alignements de traits, des familles de points, des formes géométriques, toujours sous une lumière vacillante…
— C’était quand, me demanderez-vous ? Disons entre 10 et 30 000 ans. Car n’oubliez pas que ces dessins se sont étalés sur des milliers d’années. Dans la grotte Cosquer par exemple, on a daté un rhinocéros de 32 000 ans mais une main noire a 27 000 ans et un bison en a 18 000. Ces grottes sont donc des lieux fréquentés, peut-être avec des pauses, des oublis, mais pendant des périodes interminables où les hommes ont répété les mêmes gestes, sans doute repris les mêmes dessins.
Le spécialiste était intarissable sur Lascaux, sur ses scènes les plus secrètes, la Grande Vache noire, les Cinq cerfs nageant, le Sorcier du puits, le Bison de l’empreinte.
L’assistance était conquise. Oubliés Paris, le Muséum, les voitures, la rentrée des classes et tutti quanti. Je voyageais au fin fond des âges.
— En fait, a poursuivi l’expert, souvent ces grottes, lieu d’ordre, de calme et de beauté dans un monde de brutes, étaient des sanctuaires où se pratiquaient des cultes primitifs, des sortes de rites magiques. Puis un jour, il y a eu un éboulement de terrain, une montée des eaux. Ces lieux ont disparu. Pendant des millénaires. Jusqu’à ce qu’on les retrouve, souvent par hasard. Alors, nous qui les visitons, passons sans transition, de l’époque du TGV, d’Internet et de la vache folle à ce monde de chasseurs de rennes, avec leurs magnifiques dessins sur les murs.
L’exposé était terminé, l’orateur eut droit à des applaudissements nourris. Il se mit ensuite à déplier les petits mots qui s’étaient accumulés devant lui et à se livrer au jeu des questions/réponses. Qui a découvert Lascaux ? Quand pourra-t-on visiter Cosquer ? Avec une joie gourmande, il répondait sans être trop bavard. Heureux, volubile. Soudain, on l’a senti mal à l’aise ; il venait de tomber sur un billet rose, c’était le mien. Il a commencé à le lire : « Savez-vous qu’il existe une grotte à… » puis il s’est tu. Il avait vu le nom de Vergeac mais n’avait pas osé le prononcer ! D’un air très contrarié, il a demandé en agitant le petit bout de papier :
— Qui me pose cette question ?
Je n’ai pas bougé.
« Vas-y, m’a incité l’ange ; dis-lui que c’est toi ! »
« Non ! »
« Pourquoi, dégonflé ! »
« J’en sais rien, il a l’air trop contrarié, je n’ai pas envie d’une dispute publique ».
Mikajoh s’est gentiment moqué de moi, me traitant de poltron, mais je n’ai pas cédé.
— Peut-on savoir quelle est la question ? finit par lui demander poliment l’animateur.
Sallenave n’a pas réagi, comme si le fait même de lire la phrase griffonnée, ou plutôt le nom du village, lui brûlait les lèvres.
Brusquement désenvouté, j’ai observé plus attentivement le jeune homme à la tribune sans bien comprendre quel mystérieux dilemme l’empêchait, tout comme moi, d’appréhender ce sujet. Visiblement décontenancé, le conférencier a scruté son public tandis que l’animateur insistait :
— Mais quelle est la question, Monsieur Sallenave ?
— Non, rien, ce n’est rien, ce n’est pas grave. Il n’y avait pas vraiment de question.
— Bon, alors, si vous êtes d’accord, nous allons conclure.
L’employé du centre a remercié l’invité, et le public s’est levé.
« T’as vu sa tête ? ai-je demandé à Mikajoh en regagnant le parking, il était furax et inquiet ! C’est sûr qu’il sait quelque chose… un truc qui lui fait peur !… »
« Regarde ! Il arrive sur le parking, aborde-le en toute discrétion. »
D’un pas pressé, Sallenave regagnait sa voiture. Je me suis approché de lui :
— Monsieur Sallenave ?
— Oui… a-t-il fait en sortant ses clés, que puis-je pour vous ?
— Vergeac !
L’homme a tressailli.
— C’est moi ! C’est moi qui ai posé la question sur Vergeac.
Le conférencier s’est arrêté net, un instant pétrifié, puis il m’a saisi le bras avec une rudesse inhabituelle :
— Mais pourquoi vous n’avez pas répondu tout à l’heure ?
« Parce qu’il avait la trouille ! » a ricané Mikajoh.
— Vous aviez l’air tellement en colère ! Et puis lâchez-moi, enfin ! Vous me faites mal !
— Excusez-moi. Pardon. Je… En fait votre question m’a complètement secoué. C’est tellement incroyable que vous me parliez de Vergeac !
— Pourquoi ?
— Dites-moi d’abord comment vous connaissez ce lieu ? Venez m’expliquer cela.
Il m’a invité à monter dans sa voiture qui était une vraie curiosité.
— Une deux-chevaux ! a-t-il déclaré en constatant mon étonnement, c’est comme ça qu’on l’appelait dans le temps. Il n’y en a plus beaucoup en circulation, remarquez, c’est presque une pièce de musée. Ce doit être une déformation professionnelle chez moi d’aimer ce genre d’engin… je ne dirais pas préhistorique, faut tout de même pas exagérer, mais qui date de pas mal d’années…
— Je vous comprends parfaitement, j’ai moi-même une vielle Panhard, mais toutes les pièces ne sont pas d’origine…
— Bien non, c’est normal… Nous sommes parfois obligés de fabriquer des pièces sur mesure.
— J’ai carrément changé le moteur !
— Vous avez pris celui d’une Panhard plus récente ?
— Un moteur Porche, dernière génération !
L’expert a écarquillé les yeux, mais je ne lui ai pas laissé le temps de réagir, préférant lui raconter mon périple en Dordogne. L’individu m’a écouté. Attentivement. Passionnément. J’ai expliqué longuement comment j’avais accédé à la grotte et ce que j’avais vu sur le mur. Il ne m’a pas laissé terminer :
— Ce qui est extraordinaire, c’est qu’un ami de la région de Vergeac, un archéologue, m’a informé il y a quelques jours seulement de l’existence de cette grotte. En fait, il ne l’a pas découverte lui-même. C’est assez rocambolesque comme histoire. Figurez-vous qu’un vieil ermite vit dans le coin. Celui-ci connaît la caverne depuis des années. Il a pris l’habitude d’aller s’y recueillir, seul. C’est fabuleux, non ? Et puis, sentant que sa fin était proche, j’imagine, il n’a pas voulu emporter avec lui ce secret. Il est donc allé voir mon ami, pour qui il a du respect. Et il lui a fait, comment dire ?… ce cadeau. Je dois d’ailleurs aller sur place ces jours-ci pour repérer les lieux, vérifier tout ça et décider comment rendre publique cette nouvelle ! Alors, imaginez ma stupéfaction, tout à l’heure, quand vous m’avez posé votre question. Car bien sûr, l’information est confidentielle. Ultra confidentielle ! Nous sommes… une poignée de personnes à être au courant : l’ermite, mon ami, vous, moi, un ou deux de mes plus proches collaborateurs… Alors… motus et bouche cousue !
Je me suis soudain senti tout fier de partager un tel secret.
— Même à la Maison de l’Humain, je me suis bien gardé d’ébruiter l’affaire. Vous pensez, une paroi dessinée, avec un portrait de femme en plus ! Ça ne court pas les grottes. C’est même tout à fait exceptionnel. Une révolution dans l’histoire de l’art préhistorique ! Je n’ai pas peur du mot : une REVOLUTION !
Sallenave s’enflammait :
— Un portrait ! Un vrai portrait ! Jusque là, on a trouvé ici ou là des visages, mais c’était tout au plus un cercle pour la tête, deux petits ronds pour les yeux, parfois une espèce de bouche… On appelle ça des faces “en fantôme”. Alors, un vrai portrait, avec un vrai sourire en plus… C’est un sacré scoop ! Je vous le dis : la découverte de Vergeac, ça risque de faire du bruit.
L’expert s’est accordé une pause, rêvant aux suites de cette prodigieuse nouvelle.
— Mais dites-moi, mon ami m’avait parlé d’une entrée par le sommet de la grotte. Si j’ai bien compris, vous, vous avez trouvé une ouverture différente ?…
— Oui, c’est mon chien qui m’a guidé, je suis arrivé directement par une faille, au niveau du sol, mais les autres aussi sont entrés par le toit, comme votre archéologue.
— Les autres ? s’est inquiété l’expert.
— Bien oui, vous ne m’avez pas laissé finir mon histoire : les voleurs !
— Les voleurs ?!
Sallenave est resté bouche bée comme s’il s’attendait déjà au pire.
— Deux hommes sont entrés dans la grotte alors que je m’y trouvais seul avec mon chien…
« Et moi alors ! » a râlé Mikajoh.
Ne prêtant pas attention à l’incidente, j’ai poursuivi :
— …deux hommes, donc, sont entrés par un autre chemin, et ils ont volé la peinture !
— La peinture ? a paniqué l’expert, mais quelle peinture ?
— Le portrait de la femme.
— Quoi ? Le portrait a été volé ?
— Par ces deux hommes, absolument !
— C’est une blague, j’espère ? Dites-moi que c’est une blague…
— Pas du tout, hélas ! Ils ont découpé la paroi à l’aide d’une scie.
— Une scie ?! Découpé ? Oh, nooooooooon ! Ce n’est pas possible !
Le conférencier était à la torture ; il a poussé une longue plainte qui semblait sortir de ses entrailles. K.O. debout, il était.
— Je les ai même entendus dire qu’ils allaient toucher pour ce larcin une prime d’un certain Manécha.
— Mais c’est un cauchemar que vous me racontez là. Vous ne vous moquez pas de moi, j’espère ?
— Comment pourrais-je ! Je vous assure que les choses se sont bien passées comme ça.
Le jeune savant avait du mal à s’en remettre. Le coup était trop inattendu. En même temps, je sentais bien que ses neurones carburaient à toute vitesse. Il voulait comprendre :
— Qu’est-ce que c’est que ce binz ? Cette grotte, c’était top secret. Plus confidentiel, tu meurs ! Moi-même, je venais à peine d’être mis au courant de son existence. Et puis voilà tout à coup qu’on s’y promène comme dans le métro ! Des touristes, des chiens…
— Un touriste, moi, et un chien, ça suffira ai-je répliqué, un beau Shiloh Shepherd à la robe bleu merle…
« Et un ange, dis-le, non ? »
— D’accord, d’accord… Un touriste, un chien, deux voleurs. Et en prime on saccage le lieu. Du jamais vu ! De mémoire d’archéologue !
Sallenave était prostré, immensément las tout d’un coup. Soudain, il s’est secoué :
— Bon, Monsieur…
— Delange, Guillaume Delange !
— Monsieur Delange, je dois filer. Je veux en avoir le cœur net, je vais faire ma petite enquête. Laissez-moi votre téléphone. Je vous appelle demain.
J’étais à peine descendu de la voiture que celle-ci a démarré en zigzagant si imprudemment qu’elle a manqué d’écraser un passant puis de se faire emboutir par un camion de livraison. Au volant, l’expert gesticulait comme s’il poursuivait une discussion avec son ombre.

4

L
e lendemain après le déjeuner, alors que Lorette était partie avec Whysk voir sa sœur – la sœur de ma femme, pas du chien, bien sûr –, une parisienne de fraîche date, j’étais resté à rêvasser dans la chambre, me demandant par quel bout je devais prendre cette affaire et si le conférencier m’avait tout dit. En fait, j’en arrivais même à douter de son appel quand le téléphone a sonné :
— Allô, Monsieur Delange ? Ici Sallenave. Je passe dans le quartier de votre hôtel d’ici une heure. On peut se voir ?
J’ai accepté naturellement le rendez-vous et nous nous sommes retrouvés peu après à la terrasse d’une brasserie du côté des Gobelins. Il m’a dit à peine bonjour, pressé qu’il était de me donner des nouvelles :
— Vous aviez raison, a-t-il commencé, c’est la cata, mais alors la grosse cata ! Mon ami l’archéologue, qui réside tout près de Vergeac, s’est rendu sur les lieux ce matin pour constater le désastre. C’est un vrai sacrilège.
Sallenave s’est tu. Je me suis demandé un moment s’il n’allait pas pleurer, tellement il semblait ému. Soudain il m’a saisi le bras et déclara, solennel :
— Monsieur Domange…
— Delange, je m’appelle Delange…
— Monsieur Delange, j’ai besoin de vous. Vous pouvez m’aider, j’en suis sûr.
— Mais que puis-je faire ? lui ai-je demandé, honoré de cette marque de confiance.
— Vous êtes le seul…
« Et moi, alors ? fulmina Mikajoh, comme d’hab, je passe à l’as ! Ce n’est pas une vie, ça. Toujours s’effacer, s’écraser, s’évaporer, se faire oublier. Marre ! On peut être ange et rêver de passer sous les projecteurs aussi, un peu, beaucoup ! »
— …le seul à avoir vu les pilleurs, a continué l’expert, sourd à cette interpellation. Marco le tondu et le grand Jacky. Vous pourriez m’aider à les démasquer, n’est-ce pas ? À partir d’eux, on pourrait peut-être remonter jusqu’à leur commanditaire, celui qui a l’air d’être leur patron ou leur client, ce mystérieux monsieur Manécha. Alors ?
Un serveur est venu prendre la commande.
— Mais peut-être que vos obligations professionnelles vous empêchent…
— Au contraire, l’ai-je stoppé en plein vol, sachez que je suis détective, détective privé !
— Splendide ! a-t-il lancé avant de mettre tout de suite un bémol :
— Mais sachez que j’aurais un peu de mal à vous payer…
— No problémo, dis-je, magnanime.
J’ai songé à ma visite, la veille, à la banque postale du Louvre. Le magot était toujours là, et l’argent que j’avais placé avait même fait des petits, malgré la crise. Pas de soucis du côté de la trésorerie ! Je comptais aussi informer Lorette de cette nouvelle enquête, lui dire qu’elle pouvait rester un peu chez sa sœur, ou rentrer à la maison avec le chien et la Panhard.
— D’accord, ai-je ajouté, je marche, mais pourquoi ne pas prévenir aussi la police ? Ce serait le plus simple, non ?
— Pas encore. Voyez-vous, je me sens un peu coupable.
— Coupable ?
— Oui, j’ai peut-être tort, mais j’ai tardé à répondre à mon ami, l’archéologue. Je n’avais pas les moyens, ni le temps, de descendre là-bas plus vite. Peut-être que si j’y étais allé tout de suite, si on avait pris les mesures de protection de la grotte, tout cela ne serait pas arrivé. Une telle découverte imposait la prudence, alors je n’ai pas envie que la police s’en mêle pour l’instant. Et puis, il y a autre chose que je dois tirer au clair.
— Je vous écoute.
— Eh bien, pour tout vous dire, il y a plusieurs semaines déjà, un autre site, lui aussi secret, repéré par l’un de nos correspondants, dans les Pyrénées cette fois, a été visité juste avant la venue de notre équipe parisienne. Une statuette a disparu. Un vrai petit bijou, m’a-t-on dit, une sorte de Vénus en ivoire de mammouth, toute ronde, une pièce rare. On a mené une petite enquête mais cela n’a rien donné.
Le garçon a servi les boissons. Nous avons trinqué à notre future collaboration.
— Et alors ? a poursuivi l’expert qui faisait les questions et les réponses, et alors, je ne peux pas m’empêcher à présent de faire le rapprochement. Dans les deux cas, Pyrénées ou Dordogne, les sites étaient des grottes ornées. Dans les deux cas, ces coins étaient à peu près introuvables, ignorés en tout cas du public. Nos correspondants qui en avaient la charge sont absolument irréprochables. Or je constate…
— Oui ?
— …que le vol a eu lieu entre le moment, très court, où nous avons été discrètement informés de la découverte à la Maison de l’Humain – parfois je suis même le seul dans le coup – et l’expédition que nous devions organiser pour vérifier tout ça.
— Et qu’est-ce que vous en concluez ?
— Toute la nuit, j’ai retourné cette affaire dans ma tête. Et j’en suis arrivé à la conclusion…
Instinctivement, Sallenave a jeté un regard soupçonneux vers les autres clients de la terrasse, baissé la voix et ajouté gravement :
« …Qu’il y a une taupe !
« Dans les grottes ? » a demandé Mikajoh, faussement naïf.
« Ce que tu peux être idiot, quand tu veux ! Une taupe, pauvre ectoplasme, c’est un espion, un indicateur, un infiltré, un mouchard… »
« Un sous-marin, un sycophante… Tu me prends vraiment pour un demeuré, Môssieux Delange ! Je sais MIEUX que toi ce qu’est une taupe, pauvre créature périssable ! »
J’ai ricané, ce qui a étonné Sallenave qui se demanda si je me moquais de lui.
— Mais pourquoi vous n’en parlez pas à vos collègues ? lui ai-je demandé, reprenant vite mon sérieux.
— Parce que cette taupe, je crois bien que c’est à la Maison de l’Humain qu’elle opère. Regardez : qui était au courant de Vergeac, outre le vieil homme dont j’ai parlé et que j’écarte d’emblée ? Notre correspondant local ? C’est l’intégrité parfaite. Vous ? Je n’ai aucune raison de me méfier de vous.
— Merci !
— Résultat : c’est au bureau qu’il doit y avoir le maillon faible et là, maintenant, je vais me méfier de tout le monde. De mes collaborateurs, de mes proches, de mes chefs. Et ça, je vous assure… c’est affreux !
J’ai hoché la tête, compatissant. L’affaire devenait bigrement sérieuse, tout d’un coup. Un bon point cependant : Sallenave retrouvait peu à peu son assurance. Autant la veille il avait le moral en berne, autant il était désormais remonté, combattif. Une idée alors m’est venue, évidente, amusante aussi, et je la lui ai soumise :
— Si cette piste de la taupe est bonne, je crois savoir comment attraper les voleurs : on va leur tendre un piège !
En deux mots, j’ai exposé mon plan à l’expert. Il m’a écouté, captivé, a beaucoup ri et a aussitôt accepté ma proposition, franchement excité. On s’est entendu sur les détails de l’opération et donné rendez-vous le lendemain à l’aube.
Le lendemain, quand je suis sorti du métro à la station Porte de Charenton, je n’ai guère eu de mal à repérer Sallenave et son antique « Deux Chevaux ». Direction : Maisons-Alfort.
Sur les bords de Marne, un énorme chantier de construction défigurait tout un quartier. L’expert a garé son véhicule sur la berge, légèrement en retrait de la route mais avec une bonne visibilité sur cette voie des quais et l’entrée des camions. À cette heure, il n’y avait pas un chat dans les parages. Nous avons pris nos aises, comme des guetteurs bien décidés à tenir un siège et à voir venir.
— Les détectives, l’ai-je prévenu, c’est comme les flics, ça passe l’essentiel de leur temps à attendre… J’ai fait comme on a dit. Hier soir, très tard, j’ai envoyé de la poste du Louvre, un fax à la Maison de l’Humain, je l’ai adressé à votre nom et à votre bureau, signé d’un faux nom bien sûr.
— Lequel ?
— Vous allez rire mais c’est tout ce que j’ai trouvé. J’ai signé Dertal.
— Et pourquoi il faut rire ? a demandé Sallenave, visiblement surpris.
— Dertal, Néandertal, c’est vous-mêmes qui m’en avez donné l’idée lors de votre conférence sur cet ancêtre disparu de façon mystérieuse il y a 30 000 ans.
— Pardon, je n’avais pas fait le rapprochement.
— Dans mon fax, donc, ce bon monsieur Dertal indique qu’on vient de faire, sur un chantier de Maisons-Alfort, une découverte qui doit intéresser les experts. J’explique qu’une excavatrice géante a mis à jour, à une dizaine de mètres de profondeur, tout un fouillis d’objets qui pourraient fort bien être les restes d’un campement de chasseurs de la préhistoire. Il y aurait là un pactole : des restes d’armes, d’outils, des squelettes d’animaux, d’aurochs notamment, des traces d’habitations… J’ai même parlé de belles pièces qui pourraient être des statuettes… histoire de ne pas mégoter. J’ai ajouté que tout cela serait entreposé, jusqu’à midi, dans une baraque du chantier avant d’être stocké ailleurs ; j’ai ajouté, pour faire sérieux, que les travaux de construction allaient sans doute être provisoirement suspendus en attendant la visite des experts.
— Et en principe, a déclaré Sallenave, il n’y a que moi qui suis censé recevoir ce message. Mais, s’il y a une taupe au bureau, elle va lire ce texte qui m’était adressé. Et on va voir ce que l’on va voir…
— On va nous croire suffisamment pour tomber dans le piège ?
— Disons que cela n’est pas complètement farfelu comme information.
— Ces Cromagnoïdes vivaient vraiment en banlieue ?
— Ce n’était pas encore la banlieue mais ils vivaient dans le coin, oui, sur ces bords de Seine et de Marne ; le lieu était marécageux et bordé de plateaux ; cela devait leur plaire. Vous n’avez pas entendu parler de ces pirogues du néolithique qu’on a trouvées, il n’y pas si longtemps, du côté de Bercy ?
« La salle de Bercy ? » a lancé Mikajoh, prouvant qu’il suivait.
« Tu ne dormais pas, toi ? »
— Et puis, toujours pas très loin d’ici, on a dégagé il y a peu un camp d’hommes de la préhistoire, avec des palissades, des alignements de pierres. On y a même retrouvé le squelette d’un homme, le plus vieux des banlieusards. Il doit avoir autour de 7 000 ans.
— Pas de grottes ici ?
— Non, pas de grottes mais c’était un endroit propice pour les chasseurs qui voulaient tendre des pièges à de gros mammifères comme les aurochs. Le point d’eau attirait les bêtes, les marais les retenaient. Ils s’y enlisaient. Bonne occasion pour un traquenard.
— C’est un peu comme nous, maintenant !
— Là, c’est moins sûr.
— Pourquoi ?
— Ben, pour faire sortir notre gibier, les choses sont un peu plus compliquées. S’il y a vraiment une taupe au service, ce qui n’est pas encore prouvé ; si elle lit le fax de cette nuit ; si l’appât l’intéresse ; si elle n’est pas trop méfiante ; si elle a le temps de se déplacer…
— Si elle accepte de se montrer en plein jour…
— Absolument. Bref, ça fait beaucoup de si…

Les premiers ouvriers commencèrent à arriver au chantier et disparurent aussitôt derrière les palissades. Quelques pêcheurs prirent position sur les berges, en contrebas, installant chacun des batteries de lignes. Deux ou trois lève-tôt promenaient leur chien. Un adepte du footing longea la Marne. À intervalles réguliers, un camion chargé de terre ou de gravats sortait du site et se traînait quelques instants dans la ruelle avant de partir vers une lointaine banlieue. Puis l’endroit retrouva son calme, à peine troublé par l’interminable ronron d’une autoroute venu de loin, de très loin, de l’autre côté du fleuve et, parfois, par les échos étouffés d’une sirène d’ambulance ou de police.
Dans la voiture, on luttait contre l’ennui, on se regardait en souriant, on gigotait puis on tombait dans une sorte de léthargie. La nuit avait été courte, l’envie de dormir rodait. Sallenave cachait son impatience en sifflotant désespérément le même air, une musique de film dont il aurait été bien incapable de donner le titre.
Les heures ont défilé et la matinée s’est passée ainsi. La ruelle s’est à peine animée peu avant le déjeuner. Nous n’avions prévu qu’un peu d’eau et quelques barres de chocolat pour caler nos estomacs. L’attente, monotone, interminable, nous poussait vers la somnolence. Mikajoh dormait profondément. Un début de déception s’installait insidieusement. La radio diffusait doucement une petite musique de fond. Sallenave se taisait. J’avais bien essayé d’amorcer une discussion sur la Coupe d’Europe de foot, mais le cœur n’y était pas.
Je me suis regardé dans le rétroviseur, j’ai examiné mes dents. Les trouvant irrégulières, j’ai grimacé pour mieux les inspecter, me décidant à passer un de ces jours chez le dentiste, quand soudain, je me suis figé. Venait d’apparaître dans le rétro, venue d’un chemin de traverse, une camionnette bâchée qui descendait doucement la chaussée.
— Baissez-vous ! ai-je lancé.
Sorti brusquement de sa torpeur, Sallenave s’est enfoncé sur son siège. J’ai fait de même. La fourgonnette nous a dépassé, a longé doucement le chantier puis amorcé un demi-tour et stationné, moteur en marche, près de l’entrée.
— Le tondu ! ai-je murmuré, c’est lui qui est au volant. Et l’autre, c’est Jacky. C’est eux qui étaient à Vergeac !
— Bingo ! s’est réjoui l’expert en frappant du poing fermé sur le volant.
Dans leur camionnette, les deux hommes semblaient avoir une conversation animée.
— Ils s’engueulent tout le temps, ces deux là ! ai-je expliqué.
Le grand est descendu du fourgon, faussement décontracté, et s’est introduit derrière la palissade.
Une nouvelle attente a commencé, plus fébrile, plus courte aussi. Au bout d’une dizaine de minutes, l’homme est revenu d’un pas rapide, l’air contrarié, a grimpé dans la camionnette qui est partie aussitôt sur Paris.
— En chasse ! a crié Sallenave.
L’expert n’a pas eu de mal à coller au véhicule des deux voleurs, la circulation étant dense à cette heure dans la traversée de Charenton.
— Une fausse plaque ! a-t-il soudain lancé, regardez ! Ils ont une fausse plaque d’immatriculation. On voit bien qu’ils ont bricolé une plaque par-dessus pour cacher l’originale. Pas très professionnels, les gaillards !
Arrivés sur le boulevard des Maréchaux, Sallenave était toujours scotché aux deux compères. Nous avons patienté au feu. Dans la camionnette, les deux hommes étaient tellement occupés à se chamailler qu’ils semblaient à mille lieues de s’imaginer qu’ils pouvaient être suivis. À la radio, c’était l’heure des informations. Le présentateur a égrené les dernières nouvelles :
— …Une catastrophe ferroviaire en Inde aurait fait des centaines de morts. Les enseignants d’Ile de France préparent une grève pour la rentrée. Et puis on nous signale un joli coup de filet à Roissy ce matin. Les douaniers ont saisi sur un passager en partance pour les États-Unis un lot d’objets d’art, datés de la préhistoire, notamment une statuette volée dans une grotte des Pyrénées il y a peu…
Le feu était passé au vert, la fourgonnette avait repris sa route, mais Sallenave n’avait pas bougé. Derrière la Deux Chevaux, une enfilade de voitures klaxonnaient à qui mieux-mieux. Surpris, je me suis redressé.
— Hey ! Regardez ! Ils ont filé !
Le chauffeur semblait ne pas m’entendre. Un immense étonnement dans les yeux, les mains crispées sur son volant, il a mis de longues secondes avant de redescendre sur terre. Entre-temps, la camionnette avait disparu !

5

S
allenave s’est confondu en excuses en redémarrant, puis il s’est rangé sur le côté, visiblement ému, renonçant à retrouver la camionnette :
— La statuette des Pyrénées, vous avez entendu, la statuette des Pyrénées ?! À Roissy ! C’était donc bien un vol ! Et un trafic… un… un trafic international !
On stationnait juste en face d’une immense « Brasserie Pizza », larges vitrines, carrelages partout, néons éblouissants et plastique à gogo, longée par un restaurant tout menu, aux fenêtres à petits carreaux et aux rideaux rouges, porte en bois au nom terriblement évocateur : Au Petit Sarlat.
— Ça vous dit ? ai-je demandé en pointant du pouce vers l’entrée fleurie.
L’œil de l’expert a lancé un éclair de satisfaction :
— L’addition sera pour moi, pour me faire pardonner…
Nous avons giclé du véhicule et poussé la porte de ce havre sympathique. Cela eut pour effet de réveiller Mikajoh :
« Je me disais bien qu’il manquait quelque chose à mon programme du jour !… Ouah ! Hume ce bon fumet, Guillaume, Coq au vin ! Ils ont du Coq au vin ! »
— Coq au vin, dis-tu ?
— Pardon ? a répondu Sallenave, je n’ai rien dit…
— Heu ! Non… Je voulais dire… Je sens du Coq au vin !
— Ah bon ? Vous avez le flair vachement développé, alors !
— Normal ! a lancé celui qui semblait être le patron, c’est le meilleur coq au vin de la région ! Mon cher Monsieur, si vous êtes capable de humer ma bonne pitance rien qu’en poussant la porte, je vais vous donner une double ration !
« Génial ! » s’est réjoui Mikajoh qui s’en léchait déjà mes babines.
En guise de bienvenu, le patron nous a ouvert sa meilleure bouteille de Cahors et, en attendant l’arrivée des plats, l’expert a commenté l’information donnée par la radio. Elle l’avait littéralement matraqué, au point d’en oublier sa chasse aux voleurs. Il était à la fois heureux de savoir sa Vénus retrouvée et abasourdi par la tournure prise par cette affaire.
— Récapitulons, les Pyrénées hier, Vergeac ensuite, aujourd’hui Maisons-Alfort, même si là, c’était un piège. On a affaire à des voleurs évidemment très bien informés, puisqu’ils ont leur homme dans la maison, maintenant c’est tout à fait clair.
— Mais pourquoi volent-ils ? ai-je demandé, juste pour l’appât du gain ?
— L’appât du gain, effectivement ! C’est délirant. On n’a jamais vu ça, vendre de la préhistoire ! C’est proprement invendable, ces choses-là n’ont pas de prix. Et puis c’est trop risqué. En tout cas, c’est nouveau dans la profession. Ce n’est pas tellement un secteur qui attire les malfrats. On a bien connu, mais il y a longtemps, des affaires de faussaires…
— De faussaires ? ai-je coupé.
— Oui, des gens qui, pour la gloire ou l’argent, ont triché et trompé le monde avec de fausses découvertes.
— Vous avez des exemples ?
— L’un d’eux a inventé un faux crâne avec des mandibules de singe badigeonnées. Et ça a marché, un temps.
— Pas croyable !
— Une autre fois, un chercheur avait trouvé un silex préhistorique très intéressant dans une carrière. Il promit alors à ses collaborateurs de fortes sommes pour tout ossement humain datant de cette époque et provenant de ce lieu. On lui apporta une dent, puis une seconde, un bout de mâchoire… Le savant fit un triomphe. La carrière en question devint un lieu très visité ; on venait y acheter des silex en série. Jusqu’à ce que la supercherie soit découverte : tout était faux ! Mais cela dit, des vols dans des cavernes, des vols de parois en plus, ça, franchement, c’est une première !
— C’est vrai que les deux débiles qui ont fait le coup à Vergeac ont parlé de fric.
— Faut croire qu’il y a des clients. Le plus simple est encore de sonder les gens qui travaillent dans le milieu du business de l’art. Nous-mêmes, à la Maison de l’Humain, on est bien obligés de temps à autre de côtoyer ces trafiquants.
— Vous travaillez avec des trafiquants ?
— Ça nous arrive, oui. Enfin, quand je dis trafiquants, j’exagère un peu mais disons qu’on est parfois amenés à négocier avec des gens pas très clairs. Quand on doit acheter des pièces pour enrichir nos collections, on travaille de préférence avec des organismes officiels, des musées, des États étrangers. Mais parfois il faut trouver des arrangements et il faut comprendre qu’autour d’une institution comme la nôtre gravite toute une faune d’intermédiaires qui ne sont pas forcément des saints.
— C’est-à-dire ?
— Bon, si vous voulez, il nous arrive d’être en contact avec des filières d’"approvisionnement" dont on ne peut pas toujours garantir à cent pour cent la moralité. Il y a là des aventuriers qui, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, connaissent des gens qui connaissent des gens… qui ont des objets précieux. Comment ceux-ci se sont-ils procuré ces pièces d’ailleurs authentiques ? Mystère ! Bien sûr, on essaie dans la mesure du possible d’éviter ce petit monde mais ce n’est pas toujours évident.
Les coqs au vin furent divins, le Cahors fabuleux, et au dessert, nous avons opté pour de généreux babas au rhum. Mikajoh était aux anges !
— Vous connaissez des pilleurs de tombes ? ai-je demandé à l’expert en goûtant du bout des lèvres un café bouillant.
— Eux, personnellement, non mais ceux qui sont au bout de la filière, même s’ils ne l’avoueront jamais, sans doute. D’ailleurs, si vous voulez, je peux vous en présenter un spécimen.
— Aujourd’hui ?
— Aujourd’hui même. J’avais un rendez-vous prévu de longue date avec lui. Vous pourrez juger sur pièces. Sa spécialité à lui, c’est l’Amérique latine. Il doit nous fournir prochainement un lot de masques de Colombie. Apparemment, notre intermédiaire fournit tous les papiers officiels nécessaires, aussi bien des autorités locales que françaises.
— Et alors ?
— Et alors… on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a sans doute eu des magouilles quelque part, qu’on a peut-être pillé un lieu sacré, escroqué des gens de bonne foi, ou corrompu des fonctionnaires ; que sais-je ? Pas toujours simple de savoir. Le bonhomme est rusé. Et connu. Tout le monde l’appelle, par dérision, Indiana Jones. Son vrai nom, c’est Indo Perez.

Le bonhomme en question habitait dans l’Est parisien, et nous eûmes tôt fait de nous retrouver chez lui. Perez hésita à faire entrer Sallenave quand il me vit à ses côtés. Il regarda l’archéologue, soupçonneux :
— Vous travaillez en groupe à présent, Monsieur le Conservateur ?
— Un ami.
D’autorité, Sallenave m’a poussé à l’intérieur de l’appartement. Perez ne ressemblait guère à Harrison Ford. J’avais beau savoir que son surnom était une plaisanterie, je pensais tout de même à l’image d’Indiana, un géant, avec l’attirail du broussard, le chapeau mou, la chemise kaki, le pantalon treillis. Et le fouet, pourquoi pas ? Au lieu de ça, je me suis retrouvé en face d’un petit monsieur bien propret dans son costume chic, de fines lunettes au bout du nez. Le bonhomme avait un drôle de tic : il faisait méthodiquement claquer les phalanges de ses doigts, une main après l’autre. Comme s’il cassait des noisettes dans ses paumes. Le bruit était sinistre.
Ce drôle d’individu nous a introduit de mauvaise grâce dans son bureau. Au milieu de la pièce, derrière une grande vitrine, très éclairé, un petit corps desséché était accroupi, tout entortillé dans ses lanières, le front ceint par un bandeau coloré, l’orbite des yeux condamné, la bouche béante comme poussant un interminable cri noir. Fasciné par cette poupée tragique, j’ai failli demander si c’était un vrai, quand le collectionneur, qui ne me regardait pas, a laissé sèchement tomber :
— Monsieur Sallenave, dites à votre « ami » de rester éloigné de cette vitre !
— Monsieur Perez, a répliqué ce dernier sans prêter attention à la remarque, j’ai besoin de vos conseils.
— Vous me faites trop d’honneur, mais si je peux vous être utile…
— Voilà, on dirait qu’un trafic d’objets préhistoriques se met en place. J’ai de bonnes raisons pour croire ça. Vous avez sans doute écouté la radio tout à l’heure…
— Je n’écoute jamais la radio.
— N’empêche . Avez-vous entendu parler de quelque chose sur un tel trafic, autour de vous ?
L’individu n’a pas bronché ni présenté le moindre signe de surprise. Son regard est resté droit, indifférent, comme si cette question ne le concernait pas :
— Monsieur Sallenave, je suis un pauvre agent commercial, pas un mafieux comme vous avez l’air de le croire. Je ne comprends même pas de quoi vous voulez parler.
J’aurais bien aimé continuer de l’observer, guetter le moindre tressaillement, mais je n’arrivais pas à détacher mon regard du cadavre rabougri. L’Indien, ça ne pouvait être qu’un Indien derrière la vitrine, semblait assis là en tailleur depuis une éternité. Les jambes étaient collées si près du corps que les genoux et les épaules se confondaient. Il portait des sandales de corde tressée. Ses longs bras étaient repliés sur les tibias. Des bagues enserraient les doigts des mains. Il y avait comme une attitude de détente dans ce corps recroquevillé, état contredit par la grimace hideuse du visage.
La discussion entre Sallenave et Perez semblait s’envenimer.
— Écoutez, Perez, n’oubliez pas que le contrat des masques colombiens, auquel vous tenez toujours, je crois…
— Plus que jamais, c’est clair !
— Eh bien, ce contrat n’est pas encore signé ! Mon administration pourrait revoir sa copie…
— Mais c’est du chantage ! Enfin, tout est quasiment réglé. Vous ne pouvez pas revenir sur cette histoire !
— Disons qu’il peut y avoir des complications de dernière minute. Je peux m’apercevoir que je n’ai pas assez de crédits en ce moment et qu’il faut ajourner notre affaire.
— Oh, non, la marchandise est déjà en route.
— Eh bien il vous faudra la réexpédier. Sauf…
— Sauf ?
— Sauf si vous me rendez le petit service dont je viens de vous parler.
— Mais ce ne sont pas des méthodes loyales !
— Je vous en prie, Perez, ne jouez pas au donneur de leçons, cela ne vous va guère. Alors ?
L’homme s’est tu en me jetant un regard haineux.
— Virez votre « ami », alors !
— Pas question, il est avec moi.
J’appréciais la fermeté de Sallenave et son envie de me garder avec lui ; je sentais bien que Mikajoh n’était pas de mon avis et aurait préféré prendre l’air mais tant pis pour lui. Moi, je n’arrêtais pas de regarder l’indien. Sa tête, encadrée par des touffes de cheveux rouges, était légèrement inclinée vers l’épaule droite. On devinait des yeux plissés derrière la peau ratatinée. La bouche, écartelée, exprimait une énorme souffrance, provoquée par on ne sait quelle torture qui n’en finirait jamais.
La bouche de Perez, elle aussi, semblait agitée de mouvements divers. Dans une moue dégoûtée, il a finalement lâché :
— Bon. Ben, je ne sais pas grand chose.
— Dites toujours.
— On parle, c’est vrai, d’une grosse commande dans votre secteur, celui de la préhistoire, passée par…
— Par ?
— …un réseau californien.
— C’est à dire ?
— Je ne connais pas les détails. Moi, je vous dis ce que j’ai entendu.
— Mais encore ?
— On dit qu’une mode sévit en ce moment chez les riches Californiens. Il faut dire qu’avec eux, les modes, ça bouge vite. Il y a quelque temps, ils avaient décoré leurs villas d’objets issus du Moyen-âge. Ils s’étaient mis à construire de vraies abbayes. Le moindre bout de chapelle démantelé ici se vendait chez eux à prix d’or. Puis ils ont sans doute pensé que cela faisait trop moderne.
— Alors ?
— Alors, ils sont passés aux Romains. Chacun s’est fait son petit Pompéi à domicile. J’en connais ici qui ont gagné des fortunes en leur fourguant des mosaïques, des statues, des amphores. Plus ou moins vraies d’ailleurs.
— Dites-moi, Perez, pour quelqu’un qui n’est pas au courant, je vous trouve bien informé. Mais vous ne me parlez pas de préhistoire…
— J’y arrive, attendez. Rome est passée de mode et maintenant, le top, le « must » comme ils disent, ce serait de mettre en scène dans les palaces de Californie des objets préhistoriques, justement. C’est débile, non ? Et après, ils s’enticheront de quoi, je vous le demande ? Du Big Bang ?
— Restons à la préhistoire : qu’est-ce qu’ils peuvent bien acheter ? Et à qui ?
— Vous savez, ces mégalos sont pleins aux as, ils paient cash. Alors la demande a créé l’offre. Certains, sur le marché parisien, sont prêts à récupérer n’importe quoi, à n’importe quel prix, pourvu que ça ait l’air de venir du néolithique, car ils sont sûrs de pouvoir le revendre. D’ailleurs vous auriez intérêt à doubler les serrures sur les portes d’entrée de la grotte de Lascaux car d’ici à ce qu’ils vous organisent un casse là bas… »
Perez trouva son idée très drôle et il partit d’un gros rire vite réprimé quand il vit nos mines renfrognées. Il recommença à faire craquer ses phalanges et tenta de calmer le jeu :
— Je rigole, Monsieur Sallenave, je rigole. Ne vous formalisez pas.
— Auriez-vous sérieusement entendu parler d’un tel projet, à Lascaux ou ailleurs ? s’est inquiété l’expert.
— Non, bien sûr que non. Mais…
— Mais ?
— Ce que je peux vous dire, c’est qu’on raconte qu’il y a eu une importante transaction ces jours-ci avec les Américains, une « grosse affaire » de préhistoire justement. Ça se serait discuté au marché aux puces de Paris, d’ailleurs. Mais je ne sais ni quand ça s’est fait, ni qui était sur le coup, ni ce que ça a donné…
— Voilà qui n’est guère précis.
— Vous savez, Monsieur Sallenave, dans notre métier, il y a des moments où moins on en sait, mieux on se porte.
— Encore un mot, Perez : auriez-vous entendu dire que ces milieux avaient des complices dans des musées ou à la Maison de l’Humain, par exemple ?
— Jamais de la vie ! Alors là, rien entendu de tel, je vous jure. Mais dites-moi, Sallenave, pourquoi vous me posez cette question ? Y aurait-il aussi des ripoux chez vous ?
L’expert regretta d’en avoir trop dit. Il ne put s’empêcher toutefois de demander encore :
— Manécha ? Ça vous dit quelque chose, Manécha ?
— Jamais entendu parler !
Pensant qu’on ne tirerait rien de plus du bonhomme, nous avons pris congé.
— Évidemment, tout ça reste entre nous, Monsieur Sallenave. Il est entendu que je ne vous ai jamais rien dit. Et que vous ne m’avez jamais questionné.
— Évidemment.
Une fois dans la rue, Mikajoh daigna sortir de sa torpeur :
« Quelle horreur ! »
« La momie ? »
« Non, Perez ! »

6

P
eu après, j’ai découvert le bureau de Sallenave, à la Maison de l’Humain, une vaste pièce envahie de dossiers, de revues, de livres et d’une batterie d’ordinateurs ; aux murs s’alignaient des cartes dont certaines semblaient très anciennes ; le moindre espace était encombré de documents, y compris les fauteuils pour les invités. Ne sachant trop où poser mes fesses, je me suis finalement installé sur de gros cartons marquées “Exposition”, l’expert m’assurant que ce pouf improvisé ne risquait rien. Il fit le point de l’enquête :
— Faut bien dire qu’on n’a pas beaucoup avancé. Et si on reprenait tout depuis le début ? Vous êtes le seul à avoir assisté au saccage de la grotte et à avoir été en contact avec les pilleurs. Essayez de vous rappeler encore...
— Que dire de plus ?
— Redites moi ce qui s’est passé exactement à Vergeac ?
— Bon, ils arrivent, le tondu et l’autre, avec leur espèce de scie. Le rasé a la trouille, c’est clair. Jacky se fout de lui. Ils cassent la paroi puis ils se sauvent vite fait. Voilà.
— Vous souvenez-vous de quoi ils parlaient ?
— Le rasé, lui, avait surtout envie de partir de là le plus vite possible. Il n’avait pas vraiment l’air rassuré. Quant à l’autre, il jouait au chef, donnait des ordres, et se moquait de son complice.
— C’est tout ? Puisez dans votre mémoire…
— Plus tard, dans le camion, le grand a encore parlé de la prime d’un certain Manecha ou Manécha mais, ça, je l’ai déjà dit. De toute façon, celui-ci a l’air d’être un illustre inconnu.
Mikajoh, qui semblait à peine sortir des effluves du dessert et de son rhum d’accompagnement, en a profité pour ramener soudain sa science :
« Manécha, Manécha ? C’est peut-être un nom étranger ? Ou un code ? Ou un pseudo ? Ou de l’argot ? Mais oui, attend un peu, oui, cela pourrait être de l’argot ou du verlan ! Ils parlaient en verlan ? »
« Je n’ai pas fait attention ! »
« Si, si, ils parlaient en verlan. Ils déformaient certains mots, ils inversaient les syllabes. Genre béton pour tomber, ripou pour pourri, meuf pour femme ? »
« Bon, et alors ? »
« Dans le cas de Manecha, ça nous donne quoi ? Mais oui, bien sûr : inverse les syllabes ? »
« Oui, et alors ? »
« Et alors, et alors ! Manecha, ça donne... chamane ! »
— Chamane, ai-je soudain crié, comme si je sortais d’un mauvais rêve, et sans même dire merci à l’ange ingénieux.
Les chamanes étaient des sortes de prêtres des religions primitives. On en trouvait encore aujourd’hui dans certaines régions, dans le grand nord sibérien par exemple ; il en existait aussi chez les Indiens d’Amérique, ou en Afrique, en Australie.
Le conférencier Sallenave a semblé surpris :
— Que dites-vous ?
— Manécha, c’est peut-être du verlan pour dire chamane.
Il a souri, acquiescé, puis a semblé se perdre dans un rêve.
« On le sent tout émoustillé par mon intuition ! » ai-je murmuré.
« Ton intuition ? »
« Enfin notre intuition ! »
« Goujat ! »
— Bonne idée que cette histoire de chamane, a subitement déclaré notre expert, très bonne idée en effet. Les grottes ornées, ça va bien avec le chamane ! Disons que ces ornements n’étaient pas simplement des dessins pour embellir la caverne ; ce n’était pas que des décorations, des tapisseries préhistoriques. Tout ça devait avoir un sens pour la société de l’époque. La grotte était en quelque sorte un temple. Pour prier, si on veut. Selon mes collègues, les gens de la préhistoire croyaient que l’univers était constitué de plusieurs mondes superposés. Nos ancêtres pensaient que ce qui se passait dans ce monde-ci était influencé par des êtres qui vivaient dans ces autres mondes.
— Et à quoi servait le chamane dans cette affaire ?
— C’était le gardien du temple, l’animateur du lieu mais c’était surtout l’intermédiaire entre ces mondes. Les hommes pensaient que certains individus étaient capables d’entrer en relation avec ces autres univers et donc d’influer sur les événements d’ici.
— Ils avaient des buts ou des fonctions précises ?
— Évidemment ! Par exemple guérir un malade, réussir une chasse, faire tomber la pluie. Le chamane, c’était comme un sorcier. Et les dessins, c’était un peu comme les statues dans les églises. Le chamane devait en connaître le sens. Les personnages représentés sur les parois étaient, disons… des symboles de l’au-delà.
— Et il leur parlait ?
— Il leur parlait, il chantait, il se livrait à des tours de magie. Il y avait des rituels sacrés et puis aussi, peut-être, des danses endiablées, des transes…
« Napolitaines. »
« Mikajoh ! Ce n’est pas le moment de blaguer, voyons ! »
Impassible, l’expert poursuivait :
— Faut imaginer ce chamane halluciné, frénétique, les yeux mobiles, parlant avec l’autre monde en s’adressant aux fresques… Faut bien voir que la grotte n’était pas un endroit banal. Pour ces hommes primitifs, c’était un peu le royaume des esprits. Ils pensaient vraiment être en contact avec eux. Mettez-vous à leur place, dans une caverne mal éclairée par leur pauvre torche.
« Ça, je connais bien ! a ricané l’ange, un cerveau mal éclairé, un esprit tourmenté… »
— Imaginez, ajoutait l’expert, ces parois, souvent accidentées, les stalactites…tout ce décor chaotique prenait alors des formes fabuleuses et les dessins accentuaient encore ces sensations. De là à avoir des hallucinations, il n’y a qu’un pas d’ailleurs. Les spéléologues vous diront qu’on peut ressentir dans ces lieux d’étranges sensations. À cause du froid, de l’humidité, de l’obscurité, de la perte de repères… Fait-il jour ? Fait-il nuit ? Quelle heure est-il ? Il y a de quoi être troublé, non ?
Sallenave expliqua qu’on ne connaissait pas encore très bien comment fonctionnait la vie dans ces grottes. C’est pour cette raison que la Maison de l’Humain avait embauché, il y a peu, un spécialiste de ces cultes, Jean Ducroc. Son travail consistait à interpréter les images des parois, à imaginer quel sens tout ça pouvait avoir, à regarder s’il y avait des points communs entre toutes ces cavernes, si des rituels se répétaient ici ou là.
— Évidemment, a-t-il ajouté, des plaisantins l’ont aussitôt baptisé Ducroc-Magnon… C’est navrant, d’autant plus que c’est un garçon un peu solitaire ; il a du mal à se lier à ses collègues. Mais c’est un bon professionnel, passionné par son affaire. Il faut l’entendre parler de ses recherches, on dirait qu’il va entrer en transe à son tour…
Soudain, Sallenave laissa sa phrase en suspend. J’ai essayé de le relancer :
— Oui ?…
— Non, j’ai eu un doute, tout à coup ; c’est idiot mais j’ai tendance à soupçonner tout le monde ces temps-ci dans cette Maison !
— Vous avez des raisons particulières de soupçonner cet homme justement ?
Sallenave ne répondit pas directement :
— Il est vrai que Ducroc était nerveux ces derniers temps. Il y a eu un petit conflit dans le service. Il s’était mis en tête de vouloir reconstituer une grotte grandeur nature, dans les laboratoires-mêmes de la Maison de l’Humain ! Il disait que c’était la seule façon, en recréant les conditions les plus proches des origines, de mieux saisir ce que cherchaient à faire les hommes du néolithique. Mais tout cela coûtait trop cher, demandait trop d’espace, trop de moyens ; c’était irréalisable. Ducroc a eu du mal à l’admettre. Depuis des semaines, il boude. Il fait, bien, son boulot, il vient aux réunions, il écrit des rapports mais on voit qu’il n’est pas dans son assiette…
— Vous pensez que Ducroc pourrait être le chamane dont parlent nos voleurs ?
— Non, non, je n’ai pas dit ça, pas du tout. Et puis il est trop jeune et n’a pas l’envergure pour ça. Ce n’est pas parce qu’il y a un problème dans le boulot qu’il faut se méfier de ce gars ou d’un autre ! Il ne s’agit pas de voir des espions partout. En même temps…
— En même temps ?
— Eh bien, en même temps, il me faut bien tout envisager. C’est affreux comme idée…
« Et si on lui demandait ? » suggéra Mikajoh.
« Quoi ? à qui ? »
« Si on demandait à Ducroc son avis ? »
« Oui, géniale l’idée ! On frappe à la porte de son bureau. Il ouvre. C’est à quel sujet ?… Bonjour Monsieur Ducroc-Magnon, dites nous, c’est vous le chamane ? Oui, c’est moi, prenez place, c’est à quel sujet ? Vous voulez consulter ? Une petite transe ?… »
Vexé, Mikajoh s’est tu. De son côté, Sallenave, continuait de réfléchir tout haut :
— Ce qu’on pourrait envisager, peut-être, c’est de suivre Ducroc quand il s’absente de la Maison de l’Humain…
— Vous voulez dire… une filature ? C’est tout à fait dans mes cordes, ça !
— Oui, on peut tenter l’expérience. Tant pis si c’est pour rien. Ou tant mieux, car ça voudra dire que je me suis trompé. Au moins, nous aurons une certitude.
— Vous savez où il habite ?
— Ici même. On loge quelques-uns de nos spécialistes dans les locaux de la Maison. Mais le bonhomme s’éclipse pas mal ces temps-ci, c’est vrai. Chacun bien sûr est libre d’aller et venir où il veut. Mais lui est de plus en plus souvent appelé à l’extérieur.
L’idée d’une telle filature m’a tout de suite excité :
— Vous, vous ne pouvez pas y participer, bien sûr, il vous connaît trop ; mais, moi, je vais m’y coller.
— Je ne sais pas si je dois vous laisser faire, je ne voudrais pas vous entraîner dans des aventures trop risquées.
— Pas de problème, j’aime le risque.
— Bon, dans ces conditions, d’accord, mais contentez-vous de voir s’il va à un rendez-vous. Et avec qui. Et téléphonez-moi dès qu’il vous semble arrivé. D’accord ?
— Ça marche.
— Moi, je ne bouge pas d’ici. J’attends votre appel. Ducroc ne se déplace qu’en métro, il ne devrait pas être trop difficile à pister.
— Opération Chamane, c’est parti !

7

C
’est Mikajoh qui m’a prévenu :
« Ducroc-Magnon arrive ! »
J’étais caché dans la salle de la photocopieuse du cinquième étage, d’où l’on pouvait voir tout le couloir avec les allées et venues du personnel. Ducroc venait de sortir de son bureau. Sallenave m’avait parlé d’un jeune rouquin, toujours affublé d’un blouson de cuir noir. Facile à repérer. Il semblait pressé et terminait d’enfiler sa veste en marchant. À le voir, quelque chose le turlupinait. Tapi derrière une armoire, je l’ai regardé appeler l’ascenseur. Il s’impatientait, titillait les boutons en jurant, trouvait que l’appareil tardait à venir. Enfin les portes s’ouvrirent et le bonhomme disparut.
J’ai aussitôt pris l’escalier. Quatre à quatre, j’ai dévalé les marches, scrutant les indications de l’ascenseur sur les panneaux lumineux de chaque niveau. Les étages se sont égrenés : 4, 3, 2, 1… puis l’indicateur s’est immobilisé sur le rez-de-chaussée alors que j’étais déjà au premier et je me suis retrouvé dans le hall juste comme Ducroc sortait dans la rue. Je l’ai suivi de près, ce qui a alerté Mikajoh :
« Arrête de courir, tu vas nous faire repérer ! »
« Tais-toi, tu me déconcentres ! »
« Attention, il s’éloigne ! »
« La ferme ! Laisse-moi opérer. »
Toujours aimanté par Ducroc, j’ai filé me cacher derrière un platane, puis je suis repassé en terrain découvert jusqu’à un kiosque à journaux dont je me suis expulsé aussitôt pour me dissimuler sous une arcade.
L’ange continuait de râler :
« Tu me fatigues ! Tes zigzags me donnent le mal de mer. »
« La filature, c’est tout un art. »
Ducroc a marché d’un bon pas jusqu’à une station de taxi déserte. Planté devant la devanture d’une pâtisserie, j’ai regardé dans la vitrine le reflet du rouquin sautiller en agitant la main quand il apercevait un véhicule mais aucun ne s’arrêtait. S’il trouvait un taxi, la filature deviendrait plus compliquée car les véhicules étaient rares dans le coin. Mikajoh, lui, semblait surtout absorbé par les alignements de gâteaux qui paradaient devant nous :
« J’ai faim ! »
« On sort de table. »
« Regarde un peu ces parts de flan ! »
À peine entamée, cette conversation gastronomique cessa. En effet, désespérant de trouver une voiture, Ducroc venait de rentrer dans la bouche de métro. La poursuite recommençait. Le collaborateur de la Maison de l’Humain, le visage crispé, passa rapidement le tourniquet. Tandis qu’il s’engageait sur le quai, j’ai été retardé au guichet par un groupe bruyant et rigolard de supporters de foot. Finalement, tout le monde put accéder au quai juste à temps pour s’entasser dans la dernière voiture de la rame dont les portes, déjà, se refermaient. Direction : l’Est parisien.
Droit comme un I, plutôt sinistre, Ducroc faisait tache au milieu de la cohorte des jeunes touristes hilares. Comme des Indiens sur le sentier de la guerre, ils s’étaient peinturlurés le visage. Les uns avaient la face divisée dans le sens de la longueur, à partir d’une ligne qui partait du milieu du front, passait entre les yeux, suivait l’arrête du nez et traversait la bouche puis le menton. Un côté était rouge orangé, l’autre blanche. Les autres avaient le visage zébré par des bandes de même couleur, horizontales cette fois. D’autres, plus timides peut-être, ou moins exhibitionnistes, n’arboraient que deux traits sur la joue. D’autres enfin, s’étaient colorés les cheveux selon le même principe. Certains portaient des fanions. Tous s’étaient mis à chanter avec entrain, à scander plutôt, un slogan bref, toujours le même :
— A-VAN-TI, MI-LA-NO ! A-VAN-TI, MI-LA-NO !
L’ange polyglotte a traduit :
« Des Italiens ! »
« Sans blague ? Je croyais que c’était des Suédois ! »
« Ce sont des supporters de l’A.C. Milan. Leur équipe joue ce soir à Paris. Ils ont intérêt à gagner, parce qu’ils ont été plutôt mollassons jusqu’ici. »
« Parce que t’es un accro du foot, toi ? »
« Je veux mon neveu, pose-moi des questions, tu verras ! »
« Moi le foot, tu sais… »
« Remarque, je me demande pourquoi ils vont vers Nation. Le stade est de l’autre côté de la ville ! »
« Ils ont dû se tromper de direction ? »
Du fond du wagon, je guettais Ducroc submergé par cette chorale endiablée. Les chanteurs à présent semblaient baisser le ton mais martelaient leur message avec obstination :
— A-VAN-TI, MI-LA-NO ! A-VAN-TI, MI-LA-NO !
Les autres passagers les regardaient avec amusement. Du pied, les tifosi rythmaient la chanson. L’un d’eux se mit à tournoyer lentement dans le couloir du wagon, chuchotant son cri de guerre en frappant le sol. Amusés, ses collègues, peu à peu, l’imitèrent. Voici que tout le groupe, pris au jeu, participa à cette ronde. Mikajoh s’amusait :
« Z’yeute Ducroc-Magnon, il a l’air d’un totem. »
« Semble pas commode, le Manécha ! »
« Attend, on n’a pas dit que c’était absolument lui, le Manécha ! »
« Exact, l’enquête de dira. »
D’abord indifférent à cette tribu de supporters, Ducroc finit par marquer une sorte d’intérêt pour cette farandole qui s’agitait autour de lui. Il esquissa même un sourire en réponse aux danseurs qui le contournaient. Son visage s’est s’apaisé, comme si ces sons, ce rythme, cette danse lui rappelaient d’autres sons, un autre rythme, une autre danse. Voilà qu’il avait l’air de rêver, de s’abandonner à ces incantations. À l’évidence, il n’était déjà plus tout à fait dans un wagon du métro du sous-sol parisien. Il rêvait, Ducroc, il s’envolait.
« Il va peut-être au match. »
« Pressé comme il était, ça m’étonnerait. »
Soudain, le rouquin tressaillit, comme s’il sortait d’un songe : Gambetta. Il allait louper la station. Il fendit le groupe qui continuait imperturbablement à danser et sortit précipitamment. Deux portes plus loin et deux secondes plus tard, j’ai fait de même. Heureusement, il y avait du monde sur le quai. Ma descente simultanée et tardive passa inaperçue. La rame disparut dans le tunnel qui renvoyait l’écho assourdi des Italiens :
— A-VAN-TI, MI-LA-NO…
La filature reprit son cours. Ayant repéré des voyageurs de gros gabarit, je leur filais le train pour me cacher dans leur sillage tout en progressant vers la sortie. Ducroc était redevenu maussade. Il semblait hâter le pas. La rue des Pyrénées bouchonnait, comme d’habitude. Ça klaxonnait dur, ça s’interpellait, ça râlait. On sentait que les vacanciers étaient rentrés. L’homme a tourné le dos au Père-Lachaise et longé l’avenue embouteillée.
« Ouf ! s’est rassuré Mikajoh, avec sa tête d’enterrement, j’ai eu peur qu’il aille au cimetière ! »
« Pourquoi, t’aimes pas le cimetière ? Toi, un ange ? »
« Bien sûr, ça fait partie de mon boulot mais moi, les tombes, merci ! »
« Mais y a des tombes et des sculptures géniales au Père-Lachaise. Des artistes, des mecs connus, un vrai musée… »
Notre homme a soudain abandonné le flot de voitures pour s’engager dans une ruelle. J’ai été saisi par le changement de décor, un peu comme si je me retrouvais tout à coup à la campagne. L’impasse de Lozère, c’était son nom, était parfaitement silencieuse. La chaussée pavée était envahie d’herbes folles et de part et d’autre s’étalait une sorte de no man’s land, un jardin sauvage devenu terrain de jeux. Au fond de l’impasse, discret, un ancien atelier, largement vitrée, aux colombages apparents, semblait à l’abandon. Je me suis dissimulé à l’ombre d’un porche. Bien m’en a pris, car Ducroc, après s’être assuré que personne ne l’observait, y a pénétré. J’ai hésité sur la conduite à suivre. Car une surprise de taille m’attendait dans la ruelle : près de l’atelier, à demi cachée par un imposant marronnier, stationnait une camionnette que je n’ai eu aucun mal à reconnaître.
« On arrive au repaire, on dirait. »
J’en ai profité pour passer un rapide coup de fil à Sallenave pour le mettre au courant de mes avancées et découvertes, puis lui signaler le nom de la rue et la présence de Ducroc dans le vieil atelier. L’expert m’a demandé de ne pas bouger, de l’attendre mais je ne pouvais pas lui promettre l’impossible. J’avais trop peur, en effet, de perdre de vue ce cher Ducroc. Poussé par une farouche curiosité, je me suis approché discrètement de la maisonnette où l’homme avait disparu. Doucement j’en ai longé la façade. Tout semblait calme. J’ai poussé la porte d’entrée. Une petite voix intérieure me disait que cela n’était pas très raisonnable mais je m’en suis accommodé. J’ai traversé précautionneusement une pièce déserte. Pas le moindre Ducroc à l’horizon. Pas de mobilier non plus d’ailleurs, les murs étaient nus, le parquet jonché de prospectus, de courriers restés fermés. Une nouvelle porte s’ouvrait sur un espace extraordinairement lumineux. Face à moi, une grande baie vitrée donnait sur le ciel. Rien n’arrêtait le regard, aucune maison, aucun arbre, aucun obstacle. Comme si la ville avait disparu !
Le nez sur la vitre, j’ai fouillé dans ma mémoire avant de comprendre : la bâtisse était au bord de la fameuse double voie de chemin de fer qui serpentait en contrebas, la petite ceinture oubliée, un train qui jadis faisait le tour du vieux Paris. La ligne était à l’abandon depuis des lustres mais tout était resté en place. Comme dans l’attente d’un redémarrage. Les rails étaient à peine rouillés. L’ancienne station, toute proche, était devenue une gare fantôme. Les quais étaient désespérément vides. Le tunnel, au loin, devait sans doute servir de refuge à de pauvres bougres. Qu’est-ce que Ducroc pouvait bien chercher par ici ? Et où était-il donc passé ?
Un bruit me fit sursauter : c’était un chat roux, dérangé dans sa sieste, qui m’a regardé, contrarié, puis s’en est allé, mécontent. Dans cette demeure redevenue étrangement calme, j’ai entendu mon cœur battre à toute allure. J’aurais dû renoncer à la traque, attendre Sallenave par prudence, et pourtant j’ai continué.
Une sorte de porte-fenêtre dans un angle de la pièce était entrebâillée. Elle donnait sur un escalier de fer en colimaçon qui dégringolait vers la voie. Ducroc n’avait pu passer que par-là. Une nouvelle fois, je me suis dit qu’il valait mieux ne plus bouger, attendre l’expert, mais une force insidieuse m’a poussé à enjamber un petit parapet pour m’engager doucement sur les marches – j’ai redouté qu’elles ne se mettent à grincer – et je suis descendu dans ce canyon aux couleurs sombres, mangé çà et là par des broussailles sauvages. Il n’y avait pas âme qui vive dans le coin. Pris dans les souffles du vent, des sacs plastiques virevoltaient. Échappés du tunnel sur ma droite, les rails passaient au pied de l’échelle et disparaissaient de l’autre côté en faisant un coude. Cette absence de tout bruit, de toute vie, ce paysage à l’abandon étaient profondément déroutants. J’avais un peu l’impression de pénétrer en plein décor d’un film apocalyptique, d’être dans le rôle du dernier survivant d’une planète dévastée.

8

J
e suis rapidement parvenu à hauteur des voies. Il y avait là une petite guérite si étroite qu’on n’en soupçonnait même pas l’existence depuis la maison d’en haut. Il devait s’agir d’un abri où, le cas échéant, quelques cheminots pouvaient se tenir à couvert. Et de cette guitoune, l’escalier continuait sa descente vers les sous-sols. Je me suis prudemment approché. Un courant d’air humide s’en échappait.
— Cette fois je ferais mieux d’arrêter ! ai-je marmonné sans pouvoir résister à l’envie de jeter un coup d’œil dans ce trou d’enfer.
Le fond m’apparaissait tout proche.
« Sois prudent ! » m’a conseillé Mikajoh.
« Trois ou quatre mètres, c’est pas la mer à boire… »
Je suis descendu et j’ai accédé sans trop d’effort à un couloir ténébreux et pentu.
« Tu vois, il n’y a rien de particulier… ? » ai-je ajouté, prêt néanmoins à remonter dare-dare en cas de nécessité.
Soudain des échos de voix me sont parvenus. Non loin de moi, des gens parlaient fort. Pas de doute, c’était une dispute. Un halo de lumière s’échappait d’une niche d’où provenaient les bruits. J’ai suivi à pas comptés le chemin vers le lieu de la querelle et suis arrivé près d’une vaste salle au plafond voûté éclairée par deux lampes torches. À l’entrée d’où s’éparpillaient des câbles, une installation électrique avait été bricolée. Le long d’une paroi grimpait un échafaudage encombré de pots de peinture. Aux pieds de l’installation, un projecteur de diapositives était posé sur une chaise bancale et reproduisait sur le mur, derrière les tubulures de la plateforme, une image, agrandie, où l’on devinait une multitude de signes géométriques qui évoquaient des huttes, des toits, des rectangles plus ou moins quadrillés. Quelqu’un avait commencé à redessiner ce modèle sur la roche mais le travail était inachevé. J’étais estomaqué.
« Ouaaaah ! Des fresques ! Ils refont des fresques, comme dans les grottes ! À partir de diapos ! »
Sur le mur d’en face, la décoration était terminée. On distinguait des silhouettes d’animaux. Il y avait là des chevaux. L’encolure était lourde, la tête minuscule et pointue, l’une et l’autre noires ; le contour du corps était à peine esquissé par une série de petits traits verticaux qui donnaient à cette partie de l’animal une sorte de légèreté ; le ventre était tacheté ; les pattes minuscules. De part et d’autre des bêtes, six mains négatives semblaient vouloir contenir les animaux, ou les saluer peut-être… Un troupeau de rhinocéros était tout proche, prêt à charger. Trois rangées d’animaux, puissants, de couleur violacée, pointaient leur double corne. Chacun semblait se préparer à un combat singulier avec un invisible adversaire. La bête du haut, celle qui était au sommet de la voûte, avait été dix fois redessinée, comme avec un calque chaque fois un peu décalé. Cette répétition du dessin donnait l’impression d’une tête animée d’un mouvement d’impatience.
Mais je n’étais pas au bout de mes surprises : contre la muraille du fond se dressait une sorte d’autel sur lequel trônait un grand médaillon de pierre où souriait… la Joconde. La Joconde de Vergeac !
Un frisson m’a parcouru. C’était bien elle, avec ses cheveux en bataille, son visage rude et doux à la fois, ses bras croisés, telle qu’elle m’était apparue sous la lumière de la torche, un jour de fin de vacances en Dordogne. Orpheline, pièce maitresse déplacée d’un puzzle resté là-bas, sous l’avalanche de rochers. L’ancêtre semblait me regarder tristement, accablée face à l’agitation dont elle était l’objet.
« Aidez-moi, semblait-elle me dire, ne me laissez pas aux mains de ces fous ! »
Car les fous étaient là, eux aussi : Jacky faisait face à Ducroc qu’il appelait Manécha. Bien entendu. Leur dispute était vive. L’homme de la Maison de l’Humain était furieux :
— J’étais sûr de vous trouver ici. Ça vous démange donc tant ? J’avais pourtant bien dit qu’on arrêtait tout ! Ça devient trop dangereux !
— Mais bon Dieu, Manécha, qu’est-ce qui te prend ?
— Il me prend qu’on arrête les frais, c’est clair, non ?
— Pas vraiment, non. Parce que, vois-tu, on en a sué pour amener cette beauté jusqu’ici. On a obtenu pour elle un contrat en or. En or, tu le sais mieux que moi. L’affaire est sur le point d’aboutir. Et voilà que Monsieur fait un caprice.
— Ce n’est pas un caprice. Dès que j’ai vu ce portrait, j’ai compris. Cette pièce est unique. Je ne la laisse pas partir.
— Tu ne vas quand même pas tout faire foirer maintenant !
— J’annule tout ! Tu entends ? Tout !
— T’es devenu cinglé ! Moi, je sais ce qu’elle vaut, cette nana, et je te garantis qu’on va la vendre vite fait bien fait.
— Je rembourse ! S’il le faut, je vous rembourse aussi mais on ne touche pas à elle !
— Avec quoi, tu vas nous rembourser, pauvre minable ! Et comment tu vas expliquer ça aux Amerloques ?
— M’en fous de ces tarés !
— Et de nous aussi, je crois bien, tu te fous !
— Vous, je vous trouverai d’autres bons coups, je vous le jure. Ça vous rapportera dix fois la prime, si vous me faites confiance. Mais pour la dernière fois, laissez tomber cette histoire.
— Des bons coups, oui ! C’est ça, des bons coups ! Comme celui de Maisons-Alfort, par exemple ?
— Je ne sais pas ce qui s’est passé pour Maisons-Alfort ; il y a eu un cafouillage, je suis désolé ; pourtant mes informations étaient de première main…
— …Et de deuxième fraîcheur, tes infos ! Plutôt foireux comme coup. Non, Manécha, celle-là, on la lâche pas. On va toucher le magot, t’auras ta part, vieux. Le marché du siècle, tu disais. Eh ben, nous, on y tient, au marché du siècle.
— Tu ne toucheras pas à la déesse !
— La déesse, maintenant ? Mais t’as complètement disjoncté, mon vieux !
— Mais enfin, regarde ce visage. Rend-toi compte de cette grâce ! C’est notre mère à tous qui nous sourit là. Comment veux-tu que des Californiens y comprennent quelque chose ?
— Ils paient, eux !
— Mais elle est absolument unique ! Jamais, aucune grotte n’a livré une figure aussi nette, aussi précise. Un jour, peut-être, je la montrerai à tous. Et ce jour-là, crois-moi, ça fera du bruit… En attendant, on se la garde.
— On se garde rien du tout ! On livre. On palpe. On disparaît.
— Espèce de barbare, t’es plus primitif que le plus primitif des Cro-Magnons !
— Oui, c’est ça. Ça te va bien de faire la morale, ripoux. Tu trahis les tiens, tu les voles et tu voudrais me donner des leçons ? Allez, dégage.
— Si t’avances, je fais un malheur.
Pas impressionné pour un sou, Jacky s’est approché de l’autel. Ducroc s’est interposé. Les deux hommes se sont empoignés, poussés, bousculés. Manécha n’était pas de taille à résister à son adversaire. Dans un dernier effort, il s’est précipité vers l’icône pour barrer le passage à son adversaire ; le dos à la Joconde, les bras en croix, il a tenté de faire rempart de son corps. En équilibre précaire sur des tréteaux, la roche tremblait. Son sourire vacillait, penchait à gauche, penchait à droite. Déstabilisée, elle a fini par s’abattre lourdement… sur les épaules de Ducroc qui s’était littéralement collé à l’image dans une ultime tentative pour la protéger. Le rouquin s’est affaissé, écrasé par le poids de la Joconde des cavernes. Gisant, le visage contre terre, il a disparu à moitié sous le médaillon géant.
— Le con ! a rugi Jacky, mourir pour ça !
Parfaitement indifférent au sort de l’homme terrassé, le grand était surtout soucieux de l’état du portrait. « Pourvu que la roche n’ait pas souffert ! » semblait-il se dire. Il vérifia l’état de la pierre et constata, rassuré, que le corps du Manécha en avait amorti la chute.
Captivé et horrifié par le spectacle, j’ai entendu trop tard une sorte de souffle rauque dans mon dos :
— Monsieur désire ?
Je me suis retourné. Tout près de moi, Marco me dévisageait d’un drôle d’air.

9

J
e me suis réveillé plus tard, à demi étouffé, couché à même le sol de cette salle que j’avais espionnée. J’avais les mains et les pieds liés. Comme si cela ne suffisait pas, on m’avait entravé dans le dos les poignets aux chevilles et cette position me faisait terriblement mal aux épaules. La bouche scotchée, je respirais difficilement par le nez. J’ai eu l’impression de croupir là, dans le noir, depuis une éternité.
Marco avait fait monter mon adrénaline quand il m’avait répété tout en me ligotant :
— Je t’ai déjà vu quelque part, toi, non ?
Heureusement, dans mon malheur, j’avais eu de la chance, car aucun des malfaiteurs n’avait pu se souvenir où il m’avait déjà repéré ; ils m’avaient finalement pris pour un promeneur égaré. Et puis j’avais eu la présence d’esprit de ne pas emporter mes papiers avec moi. Sinon, je crois bien que mon compte aurait été bon.
J’avais vu Jacky et son comparse s’activer pour embarquer le portrait de la Joconde en soufflant comme des bêtes. Avant de m’assommer d’un coup de manchette, Marco avait saccagé l’appareillage électrique puis les deux guignols avaient quitté les lieux en fermant à clé la lourde porte de la salle.
Dans ce sous-sol, l’obscurité était totale. Mais le silence n’était pas absolu. J’entendais de drôles de petits bruits. Ça gigotait, ça grattait, ça rampait, ça suintait. Cette mini agitation, l’étrangeté de tous ces sons accroissaient mon inquiétude. Aussi groggy que moi, Mikajoh se taisait. Le temps s’est écoulé, interminable. Immobilisée, j’ai fini par me laisser submerger par une sorte de somnolence douloureuse.
« Guillaume, les revoilà ! » a soudain braillé l’ange dans ma tête.
Je ne les avais pas entendus revenir. Pourtant ils étaient là, ricanant, haineux ! Marco tenait une torche, l’autre semblait tirer une interminable corde.
— Éclaire un peu ici ! a ordonné ce dernier.
Marco se tenait au pied de l’échafaudage. Son compère pointa un tuyau vers la paroi, et poussant un cri revanchard, a actionné un puissant jet d’eau.
« À quel jeu jouent-ils ? » me suis-je demandé, effaré.
Le liquide a giclé sur les dessins, qui, peu à peu, se sont déformés, ramollis, transformés en une pauvre bouillie rosâtre qui a dégouliné le long du mur. Le rasé exultait :
— Ça marche au poil, t’es un magicien !
— De l’eau, de l’acide chlorhydrique et avant la musique !
« De la cire chlori-quoi ? » a demandé Mikajoh.
« Acide chlorhydrique, primitif ! Regarde un peu comme ça décape ! »
La paroi avait blanchi à vue d’œil. Les copies des fresques semblaient purement et simplement fondre sous l’effet du jet. Le chef s’excitait de plus en plus, ce saccage l’emplissant manifestement d’une joie mauvaise.
— Aux bestiaux à présent !
Les vandales s’attaquèrent à l’autre paroi.
— Allez, les rhinos, à la douche !
Les contours des rhinocéros se sont troublés. Les animaux pris au piège d’un véritable raz de marée qui les bousculait, les tordait et les emportait ont disparu dans une pâte rouge qui a glissé sur le mur, submergeant les chevaux qui se sont démantibulés à leur tour, se sont décomposés, anéantis. Peu à peu des flaques rougeoyantes se sont formées sur le sol dans lequel le duo pataugeait en rigolant grossièrement.
— À la nana, maintenant !
— Mais chef… on la garde pas ?
— Elle nous en a trop fait baver, celle-là. Allez, ouste !
Et l’horrible personnage a dirigé son jet maléfique sur le portrait. Je me suis étranglé de rage en voyant le sourire de la Joconde devenir un affreux rictus, son visage s’abandonner, ses traits s’affaisser, sa poitrine éclater, ses bras retomber. Bientôt ne restait plus qu’une roche immaculée, récurée, uniformément blanche, vide, inutile. Au sol, les flaques d’eau rougie s’étaient rejointes. Toute la grotte baignait à présent dans un affreux bain couleur… sang.
— Oui, c’est ça, me suis-je dit, la grotte saigne !
Marco a croisé alors mon regard. Tout éclaboussé par ce lessivage sauvage, les traits proprement effrayants, il s’est penché vers moi en criant :
— Ça y est, chef, je sais où je l’ai vu, le mec. À Vergeac ! Oui, oui, c’est lui qui s’est sauvé de la camionnette quand on s’est arrêtés dans le garage. Avec son chien. Il était avec son chien ! Mais oui, bien sûr, c’est lui. Petit vicieux, tu nous espionnes ? Et depuis un sacré bout de temps, sale pervers. Mais on va te passer à la cire… à l’acide, toi aussi ! Allez, adieu, espion ! Ça t’apprendra à t’occuper de ce qui ne te regarde pas ! La curiosité est un vilain défaut.
Saisissant le tuyau, il a inondé mon visage. J’ai suffoqué, vociféré, hurlé… Et je me suis réveillé !
J’étais en nage. Après un léger vertige, j’ai compris : j’avais cauchemardé. Un rêve noir, oppressant. J’ai mis un certain temps avant de réaliser que j’étais toujours prisonnier et ligoté au fond de la fausse grotte. Tout endolori, j’ai récupéré difficilement, désespérant de sortir de cet enfer. Les ténèbres où je me retrouvais ne me rassuraient guère. Et puis de nouveaux bruits m’ont assailli. De petits coups secs, métalliques, répétés : « Clic, clic, clic. » C’était à présent un vrai raffut. « Clic, clic, clic. » Puis j’ai tilté : c’étaient des pas sur les barreaux de l’échelle de fer qui donnait accès à la guérite. Pas de doute, il y avait quelqu’un derrière la porte. Et cette voix, cette voix… Mais oui, c’était celle de Sallenave !
J’ai tenté de l’avertir. Mais ne sortait de ma bouche qu’un pauvre grognement sourd et ridicule. Plus je criais, plus je m’étouffais. On a tourné la clenche de la porte. En vain. Les pas alors se sont éloignés. « Clic, clic, clic. » Il était reparti. Allait-il m’abandonner ? Ce n’était pas possible. Je sombrais, je lâchais prise, je coulais à pic. « Clic, clic, clic. » Non ?! On revenait, on triturait la serrure, on la forçait… Puis la porte s’est finalement ouverte. Un jet de lumière a balayé l’espace et s’est attardé sur mon visage.
— Nom de dieu, Delange !
Sallenave s’est empressé de m’enlever le bâillon et de couper les cordes. J’ai respiré un très grand coup, toussé, puis enfin retrouvé mon souffle. J’appréciais cette bouffée d’air comme un cadeau formidable. Je me suis alors aperçu que je tremblais comme une feuille ; de froid sans doute, mais aussi de peur. Il m’a fallu un peu de temps pour contrôler mon corps. L’expert m’a laissé le temps de récupérer, puis j’ai lancé :
— J’ai eu la frousse de ma vie !
« Et moi donc ! a lancé Mikajoh, refaisant subitement surface, on t’avait pourtant dit d’attendre, non ? »
« Toi ? Tu m’as dit ça ? Je ne m’en souviens même plus ! En tout cas, comme soutien moral, j’aurais pu trouver mieux ! »
« En tout cas, tu aurais pu laisser des indices derrière toi. T’as donc jamais lu Le Petit Poucet ? »
« S’il le plaît, oublie-moi ! »
« C’est vrai que toi et la lecture !… »
« Je préfère les maths ! »
Le responsable de la Maison de l’Humain m’expliqua rapidement comment il m’avait retrouvé :
— Quand je suis arrivé impasse de Lozère, il n’y avait plus de camionnette ; j’ai visité la maison vide, j’ai pensé qu’ils t’avaient kidnappé. J’ai fait machine arrière puis, un peu plus tard, va savoir pourquoi, j’ai eu l’idée de revenir dans cet atelier désert, de descendre l’escalier. Arrivé à la guérite, j’ai continué la descente, je suis tombé sur la porte. Là encore, pourquoi me suis-je tout de suite dit qu’il fallait l’ouvrir ? Mystère. Le feeling, l’instinct, le flair ? Mais il a fallu trouver un passe. Ducroc et sa bande pensaient te laisser pourrir dans cette oubliette. On aurait retrouvé de toi une momie, peut-être…
— Ducroc ? ai-je répliqué, coupant court à ces sombres pronostics, ça m’étonnerait. C’était bien lui, le chamane, mais ils l’ont tué !
J’ai raconté à mon tour en deux mots tout ce que j’avais vu et entendu, la dispute, la bagarre, la chute de Ducroc. Sallenave était bouleversé, puis il s’est subitement redressé :
— Bon sang ! Tu as entendu ?
— Oui… Un gémissement… par-là !
Le savant fouilla le recoin de la pièce du faisceau de sa lampe et repéra un corps.
— C’est lui ! C’est mon collaborateur !
Sallenave s’approcha du rouquin. L’autre était en vie mais semblait cloué au sol. Bras en croix, jambes écartées, il faisait mine de ramper vers la sortie comme s’il voulait s’enfuir. Mais le plus petit mouvement lui tirait des grimaces de douleur et il s’ immobilisa totalement. On aurait dit un gros insecte épinglé au sol.
— Ducroc ?
— Sallenave… J’ai mal…
— Ne bouge pas, on va chercher de l’aide.
— Le dos ! Ils m’ont cassé le dos ; je ne peux plus bouger !
— Calme-toi !
— Sallenave, j’ai fait le con !
— Je sais, chamane, je sais ; on en parlera plus tard.

10

C
e jour-là, le hall d’accueil des Urgences était le théâtre d’un remue ménage impressionnant. Toute une humanité souffrante s’était donné rendez vous là : Une demi-douzaine de patients, la plupart sur des brancards, un jeune accidenté, un vieillard dans le coma, une fillette qui pleurait, un touriste qui montrait une plaie au visage et tentait de se faire comprendre. Le personnel courait, disparaissait, revenait, consultait, consolait. Dans la cour toute proche, le hurlement des sirènes d’ambulances semblait incessant.
Un jeune médecin de garde s’est avancé vers nous ; il se voulait rassurant :
— On vient de faire une radio. Monsieur Ducroc a une vertèbre cervicale déplacée et plusieurs côtes cassées. Remarquez : on n’en meurt pas mais il est condamné à l’immobilité pour un certain temps en tout cas.
— On peut le voir ?
— Cinq minutes, pas plus ! »
J’accompagnais Sallenave. J’avais vite repris mes esprits, bien récupéré ma forme, je m’en étonnais moi-même. Allongé, le geste maladroit et portant une minerve, le Manécha nous jeta un regard de chien battu. Avant même que l’expert ne le questionne, il s’est confondu en excuses, à voix basse. Longuement. Il avait besoin d’avouer sa faute, de soulager sa conscience. Il se sentait redevable aussi auprès de Sallenave ; en le secourant, l’expert lui avait probablement sauvé la vie. Sans lui, sans moi aussi, que serait-il devenu au fond de ce trou ? Dans quel état l’aurait-on retrouvé plus tard ? Ducroc n’avait cessé de ruminer ces pensées et il avait décidé de se confier.
Tout était de sa faute. Il s’était pris à son propre jeu. A sa folie. Expert en rites anciens, il était fasciné par la préhistoire. Au point qu’il s’était mis en tête de lancer sa propre religion, sur le modèle de ces grands ancêtres. Il se voyait déjà à la tête d’une secte des cavernes, enfin quelque chose de ressemblant, dont il aurait été le chamane. Il rêvait de parois ornées, de psaumes obscurs, de danses frénétiques, de communications avec les autres mondes, d’un public qui le soutiendrait sans discuter. Il avait besoin d’un espace pour ça. Il avait pensé qu’il pouvait se le faire payer par la Maison de l’Humain, dans les locaux mêmes de l’institution. C’était une idée idiote, il l’admettait. Évidemment, ça n’avait pas marché. Alors il s’était dit qu’il allait s’offrir sa propre grotte, qui deviendrait son lieu de culte à lui, où il pourrait réunir ses fidèles. L’endroit n’avait pas été trop difficile à trouver : le sous-sol de Paris était un gruyère ; ce n’étaient pas les grottes, les cavités, les antres et autres cavernes qui manquaient.
Il avait finalement fait le choix de cette salle, non loin du Père-Lachaise, qu’il était en train d’aménager. Côté culte, il était au point, les rites, les transes, les musiques, tout ça n’avait plus de secret pour lui. Il avait déjà ses premiers adeptes. Quelques doux rêveurs, quelques illuminés, deux ou trois intégristes aussi qui s’étaient mis en tête de saboter les visites des grottes ornées, les vraies, car ils trouvaient que c’était un sacrilège… Il lui avait suffi d’un ou deux messages sur Internet pour rassembler ces croyants un peu particuliers. Le problème, c’est qu’il avait eu besoin de plus en plus d’argent pour mener à bien son projet, décorer convenablement la salle, réunir le groupe, gagner de nouveaux fidèles… Alors il lui était venu une idée terrible, celle de brader le patrimoine de la Maison de l’Humain. Il avait vite compris comment la Maison, ou plutôt, comment Sallenave était informé des nouvelles découvertes aux quatre coins de la France. Il piratait ces informations avant tout le monde et les transmettait à deux voyous avec qui il s’était acoquiné. Il avait ainsi fomenté quelques coups qui devaient lui rapporter gros. C’était bien lui qui avait donné les tuyaux aux malfrats pour les Pyrénées, et pour Vergeac aussi. Pour les bords de Marne également, mais là, curieusement, l’affaire n’avait pas marché.
— Je savais que les Américains étaient prêts à payer très cher, pour ces matériaux préhistoriques, a-t-il avoué, on a facilement trouvé des acheteurs, y compris pour l’affaire de Vergeac. Tout se passait normalement. Jusqu’au moment où j’ai vu le portrait que mes « associés » ramenaient de Dordogne. Quelle beauté ! Quelle émotion ! Aussitôt, j’ai compris que je ne m’en séparerais jamais. Ce n’était pas possible !
Ducroc s’enthousiasmait, il haussait le ton puis grimaçait car cet effort l’épuisait :
— Elle est trop belle, cette figure. Trop émouvante, trop troublante, trop parfaite. Tu l’as vue comme moi, Sallenave, cette Joconde !
L’expert réalisa qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de la voir, cette fameuse fresque qui n’en finissait plus de lui échapper.
— Tu sais de quoi je parle ! a continué Duroc, elle est unique, non ? Moi, je n’avais jamais vu ça auparavant. Pourtant, j’en ai inventorié en pagaille des dessins de grottes ! J’en suis tombé amoureux, en quelque sorte. C’est idiot mais c’est comme ça. J’ai fait dire à nos clients que je ne marchais plus. Mais les autres, ces deux débiles avec qui je m’étais lié, n’ont rien voulu savoir. Ils étaient obsédés par le paquet de dollars promis. J’ai résisté tant que j’ai pu. Je me suis même bagarré avec le meneur, Jacky. J’ai perdu. Voilà, tu sais tout…
— Au fait, elle est toujours là ? s’est-il écrié après un court silence.
— Qui ?
— La Joconde ! Dans la cave !
— Non, ils sont partis avec !
— Quel malheur ! Il faut absolument la retrouver !
— Oui mais où ?
— Je sais qu’ils devaient rencontrer les Californiens demain, aux Puces de Clignancourt.
— C’est grand, les Puces !
— La transaction a été négociée chez Perrier. C’est sans doute là qu’ils vont se voir. Il faut les en empêcher. Absolument !
— Calme-toi, Ducroc, on va y aller.
J’ai quitté l’hôpital, impressionné par l’étrange confession du Manécha.
 Il a l’air d’y croire sacrément à ces histoires de chamanerie, non ?
 Cet homme est un savant, m’a répondu Sallenave, il nous a appris beaucoup de choses sur les pratiques mystiques de nos ancêtres.
 Un savant mais aussi un escroc ! Comment un tel homme a-t-il pu dériver...
« Ce sont les mystères de l’âme humaine, mon cher » laissa tomber Mikajoh.
Je laissais mon ange philosopher tout seul et me demandais comment on allait pouvoir retrouver le portrait.

11

L
e jour n’était pas encore levé sur le marché aux puces de la Porte de Saint-Ouen quand j’y débarquais avec l’expert. Dans les ruelles de cette cité de la brocante, des dizaines de petites lumières virevoltaient un peu partout, comme un vol de lucioles.
— On dirait des vers luisants… ai-je dit, la voix pâteuse de quelqu’un qui n’avait pas beaucoup dormi.
— Ce sont des professionnels de la chine, a répliqué Sallenave.
« Des Chinois ? » s’est amusé Mikajoh.
« Des chineurs, rigolo ! »
— Ces gens sont déjà à l’affût de bonnes occasions, a continué l’expert, espérant dénicher l’objet rare, ancien, précieux, unique. Ils arrivent tôt pour être là avant la foule. Chaque vendredi, c’est la même chose. Ils attendent les camions qui déchargent leurs antiquités devant les magasins pour la vente du week-end. Ils fouillent les nouveaux arrivages, rêvent d’être les premiers sur le coup. Et ils trouvent, parfois, des trésors. C’est du moins ce qu’on raconte. Des légendes courent les Puces. Par exemple, on y aurait découvert avant tout le monde un Van Gogh : « Les mangeurs de pommes de terre » ; ou des aquarelles de Cézanne. On parle aussi d’une toile de Renoir baptisée Nini ou encore des fusains de Picasso… Mais bon, on dit tant de choses… Des rumeurs peut-être, qui ont la vie dure et qui donnent des idées à beaucoup de monde…
Avec Sallenave, nous nous sommes engagés dans les venelles où des marchands préparaient leurs étalages. On avait chacun une lampe.
— Direction : la boutique de Perrier ! a indiqué l’archéologue.
— C’est qui exactement, ce type ?
— Perrier tient un commerce, « L’occase en or », au beau milieu des Puces.
— C’est son vrai nom ?
— Non, bien sûr, c’est un sobriquet ; mais tout le monde sur le marché a pris l’habitude de l’appeler ainsi. Je ne sais même pas quel est son vrai nom, d’ailleurs.
— Et pourquoi Perrier ?
Sallenave a éclaté de rire :
— Tout simplement parce que sa silhouette ressemble à la célèbre bouteille d’eau gazeuse. Il a une petite tête, des épaules tassées, une poitrine malingre mais un ventre proéminent, des hanches énormes et de toutes petites jambes. Vous verrez, quand il marche, on dirait qu’il les jette, ses jambes, l’une après l’autre devant lui, gauche, droite, dans un curieux exercice d’équilibre. C’est un commerçant mais aussi un escroc. Il a été mêlé à quantité d’affaires foireuses, des trafics d’objets d’art volés mais c’est un malin, le bougre : il ne s’est jamais fait prendre ! Il organise les mauvais coups mais s’arrange toujours pour être ailleurs quand ça se passe mal. Attention, on arrive.
« L’occase en or » donnait sur une ruelle déserte ; le magasin lui-même avait l’air fermé. Soudain, ayant aperçu nos deux torches, une masse sombre s’est détachée de l’ombre pour venir à notre rencontre, dodelinant drôlement, comme l’avait annoncé l’expert. Découvrant trop tard qu’il s’agissait de l’expert et moi, Perrier nous a accueilli en faisant la moue mais sans se démonter :
— Monsieur Sallenave ? Quelle surprise ! Vous êtes tombés du lit ? Que me vaut l’honneur ? Un petit souvenir pour votre dame ?
— Ce n’est peut-être pas nous que vous attendiez, Perrier ! Je me trompe ?
— Je n’attendais personne, Sallenave, je prenais le frais.
— Et moi, j’ai comme l’impression que vous avez pris nos deux petites lampes pour une autre visite. Non ?
— Je ne vous suis pas du tout, Sallenave.
— Écoutez, Perrier, on n’a pas beaucoup de temps, vous et moi. Trêve de bavardages. Parlons franco. Je sais, ne me demandez pas comment mais je le sais, que vous jouez les intermédiaires sur une grosse affaire.
— Mon pauvre Sallenave, je ne fais plus d’affaires depuis bien longtemps, vous retardez.
— Vraiment ? Vous ne devez pas réceptionner d’un moment à l’autre une belle marchandise ; appelons-la comme ça ?
— Qu’est-ce que c’est que ce méli-mélo ?
— Une marchandise qui intéresse bigrement des Californiens ?
— Je ne vois pas !
— Des amateurs de préhistoire, des gens pleins de dollars ?
— Monsieur Sallenave, vous avez beaucoup trop d’imagination ! Ça vous joue des tours !
— Ne vous fatiguez pas, Perrier, je suis au parfum. De tout. Ce n’est pas vous qui m’intéressez. Ni même vos Américains. Ceux que je cherche, ce sont les deux zigotos qui doivent livrer la marchandise.
— Franchement, je veux bien faire un effort mais je ne comprends pas un traître mot de votre roman…
— Écoutez, je ne suis pas de la police ; je ne suis pas venu jouer au gendarme. Cela dit je suis tout disposé à aller les voir si vous ne m’aidez pas un peu et si vous ne répondez pas à ma question !
— Et pourquoi vous n’y allez pas tout de suite, à la police ?
— Je vous le répète, je n’ai pas l’intention de refaire le monde. Ce que je veux, c’est la marchandise. Car, voyez vous, elle m’appartient, si je puis dire. Pas à moi, personnellement, bien sûr, mais à la Maison de l’Humain. Vous m’avez compris ? Pas la peine de faire un dessin ! Alors, vous parlez et je suis prêt à dire aux policiers que vous avez été d’une aide précieuse pour la science française !
— Vous me tuez !
— Non, je vous sauve ! »
— C’est Marco qui va faire la livraison, non ? ai-je lâché.
Sallenave a semblé contrarié par mon intervention mais Perrier a encaissé le choc.
— On n’a pas été présenté, je crois ? a-t-il fait, méprisant.
— Mon nom ne vous dira rien, ai-je répliqué, je vous demande simplement si ceux que vous attendez sont bien un grand maigre et un chauve primaire ?
Le bonhomme était touché. Il a perdu peu à peu de son arrogance et a semblé se parler à lui-même :
— Ma parole, tout le monde est au courant ! L’info est passée au Journal télévisé, ou quoi ? Quel binz !
— Perrier, a insisté Sallenave, soyez raisonnable ! Passez la main !
— Je vous jure, je ne comprends toujours rien… mais bon, si je réponds à votre question, vous me foutez la paix ?
— Promis.
Sans la moindre transition, il a complètement changé de registre, comme un acteur habitué à jouer tout le répertoire :
— C’est vrai, le duo de pieds nickelés dont vous parlez m’a contacté. On se connaît, on fait parfois du bizness, vous comprenez. Faut dire qu’ils ont du beau matériel ces temps-ci. À se demander où les lascars vont dénicher tout ça avec leurs têtes de primates. Enfin, passons !
— Justement, ça ne vous paraissait pas un peu louche ?
— Monsieur Sallenave, je suis un marchand ; j’achète, je vends, je ne suis pas payé pour chercher des histoires à mes fournisseurs ni à mes clients. Moi, je suis content, voyez-vous, quand je peux faire avancer les affaires. Mettre en contact les gens, voilà mon bonheur. J’ai raison, non ?
— Continuez !
— Je ne suis que l’intermédiaire, l’agent de liaison, le contact. Mais bon, le marché, je vois, ça vous laisse froid. Pour en revenir à nos lascars, ils m’appellent et me disent qu’ils ont une superbe occase, toujours dans le genre préhistorique. Je n’ai pas eu tous les détails mais à les entendre, c’était vraiment l’affaire du siècle, voire du millénaire !
Perrier se mit à rire. Sans doute se trouvait-il drôle, amis nos mines peu affables l’ont calmé rapidement.
— Excusez-moi ! Voilà, c’est tout !
— Comment ça, c’est tout ?
— Ben oui, c’est tout !
— Vous me prenez pour une poire, Perrier ? Si c’est comme ça, vous vous en expliquerez avec la police !
— Bon, bon, ça va, ne vous fâchez pas, je voulais juste voir si vous m’écoutiez… Donc, j’ai expliqué aux deux arsouilles qu’un tel objet, s’il était aussi superbe qu’ils le prétendaient, pouvait intéresser les Américains, très friands en ce moment de ce genre de gadgets. Vous saviez ça ?
— Oui, passons !
— Quelques jours plus tard, j’ai reçu un nouveau coup de téléphone de mes fournisseurs. J’ai cru comprendre qu’il y avait du tirage dans leur équipe, que la livraison s’annonçait difficile. Moi, prudent, je n’ai pas fait de commentaires. Voilà, c’est tout.
— Vous êtes sûrs que c’est tout, cette fois ?
— Bien… c’est à dire qu’en fin de compte, hier, in extremis, ils ont à nouveau changé d’avis, m’ont donné leur accord ; l’affaire va se concrétiser. Enfin, devait se concrétiser si vous n’étiez pas arrivés. Voilà, maintenant, c’est tout, pour de bon.
— Et c’est pour quand ?
— Quoi ?
— L’échange, la transaction ?
— Tout de suite, en principe.
— Là, maintenant ?
— Mes livreurs devraient se pointer d’une minute à l’autre. Je pensais même, c’est vrai, quand vous êtes arrivés, que c’était eux. Les Amerloques, eux, vont venir un peu plus tard. Mais bon, moi j’ai perdu la main, alors je m’éclipse ! Cette affaire, je ne la sens vraiment plus. Je crois que je vais prendre quelques jours de vacances. Je vous laisse la boutique, vous vous débrouillez avec mes visiteurs, d’accord ? Je ne veux plus rien entendre. Ceci dit, faites gaffe, tout de même. Ce ne sont pas des enfants de chœur !
— Merci du conseil !
— Alors, j’ai votre parole ? Si les choses tournent mal pour moi, vous direz un mot en ma faveur à qui de droit, O.K. ?
— Pas de problème.
— Dernière chose : les clés du magasin sont au-dessus de la porte, dans une petite niche. Vous serez bien aimables de les remettre où vous les avez trouvées en partant, d’accord ?
Perrier s’enfuit, fondu d’un coup dans l’obscurité de la ruelle. On inspecta rapidement le hangar, un capharnaüm où s’entassaient les objets les plus insolites : des armures médiévales, des parures d’Indiens, des icônes russes, des tapis poussiéreux, des coffres chinois, des masques africains et tout le bric-à-brac du parfait chasseur de fauves.
— Euréka ! ai-je murmuré, regarde, il y a là tout l’attirail nécessaire pour les piéger, on va se les farcir tout cru !
Nous avions à peine préparé notre stratagème qu’on entendait un appel venu de la ruelle :
— Perrier ?
C’était la voix du grand. Je me suis recroquevillé derrière un flipper antédiluvien.
— Perrier, c’est toi ?
Marco et Jacky se sont prudemment engagés dans l’allée centrale du magasin et dirigés vers le rond de lumière qui les attirait au fond de la boutique.
— Perrier ?
— Je trouve ça chelou, a lancé Marco.
— Tais-toi, imbécile !
J’étais toujours blotti dans l’ombre, le long du passage, quand ils sont parvenus à ma hauteur. C’est alors que j’ai sauté à pieds joints sur une sorte de ressort mis en place quelques minutes plus tôt. Instantanément, un câble a filé vers le plafond en sifflant comme un serpent furibard, entraînant un filet à sa suite. Sans avoir eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait, les deux comparses se sont retrouvés enveloppés par un maillage de cordes qui les a enserrés de toutes parts puis emportés violemment dans les airs. Ils ont semblé s’envoler, comme propulsés par un siège éjectable. Piégés, collés l’un à l’autre et tout entortillés, les loufiats se sont longuement balancés à deux mètres du sol.
J’ai hurlé de joie et de soulagement :
— On les a eus !
L’expert a éclairé alors le hangar. Marco beuglait, tout en me jetant des regards haineux :
— Jacky, c’est le type de Vergeac !
Son compère se débattait aussi mais cela ne faisait que les empêtrer un peu plus dans le sac de cordes.
— J’en suis sûr, Jacky, c’est le type du garage de Vergeac !
— Ça va, écrase ! Je t’avais dit qu’il fallait le liquider !
Sallenave est accouru à son tour et tous les deux nous avons admiré avec fierté notre prise qui gigotait de moins en moins fort. On aurait dit un gros filet garni préparé pour une drôle de tombola !
Même mon ange gardien rigolait de tous mes neurones :
« Tu crois qu’ils attrapaient les mammouths comme ça, dans la préhistoire ? »
« Il leur aurait fallu un sacré filet ! »
« Les petites bêtes, alors ? »
« Oui, les nuisibles ! »
Un peu plus tard, en regardant partir les deux receleurs menottés entre les policiers, Sallenave m’a confirmé qu’il s’était entendu avec le capitaine Simsolo qu’il connaissait bien. Il ne serait pas fait état, dans la presse, du vol de la Joconde. La Maison de l’Humain ne voulait pas de scandale.
— Non seulement ce n’est pas bon pour notre réputation, m’expliqua Sallenave, mais surtout, on ne voudrait pas donner de mauvaises idées à d’autres fous. On va se séparer en douceur de Ducroc. Ses deux complices devront rendre compte de tentative d’homicide et non-assistance à personne en danger. Quant aux Californiens, la police les attend pour les reconduire sur le champ à l’aéroport. À mon avis, après ces déboires, ils vont laisser tomber le marché de la préhistoire. Il leur faudra trouver une autre lubie pour décorer leurs palaces.
— Et la Joconde ? Où elle est ?
— Nom de Zeus ! On l’avait oubliée, celle-là ! Elle doit être encore dans la voiture du duo.
Effectivement, l’aïeule nous attendait, sous une vieille couverture, à l’arrière de la camionnette, impassible et souriante.

12

— W
hysk !
Le chien avait de nouveau disparu. C’était bien le moment ! L’inauguration de la grotte de Vergeac était sur le point de commencer. Tout le monde était là. Même ceux, piteux, qui n’avait pas voulu me croire, au début de cette histoire. Le gros gendarme de la localité était soudain tout onctueux. Sallenave était tiré à quatre épingles, pour une fois. Les autorités locales avaient fait le déplacement, jusqu’au préfet, sanglé dans son uniforme. Les journalistes se bousculaient. Journaux locaux, télé régionale, médias parisiens aussi, tous avaient répondu à l’invitation.
Pour que les festivités débutent, il ne manquait que moi… et mon chien qui avait sa part de responsabilité dans l’affaire. Il était là un instant plus tôt et pffuit ! Il avait disparu… Le petit attroupement prenait son mal en patience. Le préfet répétait discrètement son discours. Un officiel vérifiait si on n’avait pas oublié les ciseaux qui allaient servir à couper le ruban barrant l’accès à la caverne. Les techniciens de la télévision ajustaient pour la dixième fois les caméras, la lumière et le son.
— Whysk !
J’ai fini par le repérer, sautillant avec allégresse aux côtés d’un vieil homme qui peinait à marcher et que j’ai reconnu pour avoir vu sa photo en grand dans le journal : c’était l’ermite, le premier visiteur de la caverne, celui qui partageait avec moi les honneurs de la découverte !
— Enchanté, ai-je fait en lui tendant la main.
L’ancien a répondu à mon geste avec une chaleur extrême :
— Je voudrais vous remercier pour ce que vous avez fait pour ma Joconde, m’a-t-il répondu.
— De rien, vraiment.
— Au contraire, ça me touche beaucoup, comme peintre, vous comprenez, je tiens à mon œuvre.
J’ai sursauté, n’osant pas effleurer du bout de l’esprit ce que j’imaginais avoir compris.
— Peintre ? Vous avez dit peintre ? Vraiment ?
— Oui, bien sûr.
— Et vous êtes en train de me dire que…
— Que la Joconde est sans doute mon meilleur travail, oui, absolument.
— La Joconde ?! Elle est de vous ?! C’est vous qui…
— Oui, pourquoi ?
— Mais… C’est impossible !
Je n’étais pas loin de le prendre pour un fou, mais son sourire en coin était désarçonnant et de sa personne se dégageait une impression de sincérité sans équivoque.
Heureux et gêné à la fois, le vieil homme s’est confié :
— Voyez-vous, j’ai découvert cette grotte ornée il y a des années. Cela remonte… je ne sais même plus à quand. Je passais des heures magiques dans cette caverne, à contempler, à la lumière d’un feu de bois, ces fresques, ces animaux, ces mains… Chaque fois, c’était un voyage incroyable dans le temps. Et puis un jour, allez savoir ce qui m’a pris, je me suis dit qu’il y manquait quelque chose, une présence centrale, un visage… de femme. Alors… je me suis lancé dans l’aventure ! Et voilà, le portrait, c’est moi qui l’ai fait. C’est une petite bêtise de ma part, je l’avoue, et même une grosse bêtise, mais franchement je ne pensais vraiment pas que tout cela allait faire un tel raffut…
— Voyons… C’est impossible, ce portrait a été expertisé et daté… Il est d’époque ! C’est un authentique !
— Eh ! Eh ! Que croyez-vous ! Eh ! Eh ! J’ai récupéré le matériel utilisé par les hommes de Cro-Magnon dans un musée et j’ai gratté les pigments de peinture sur une caverne adjacente pour les réutiliser ! Bien sûr que tout est d’époque ! Eh ! Eh ! C’est de l’authentique !
Je n’ai su que répondre. Au loin, j’ai entendu le son d’une trompette sonnant le rappel. Cela m’a fait penser aux trompettes de la renommée de Brassens. J’ai souri au patriarche puis je lui ai proposé mon bras.
— Eh ! Eh ! comme vous dites, lui ai-je lancé en souriant à m’en démembrer la mâchoire, si on allait à cette cérémonie ?

fin



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