Silence, on tue (tapuscrit)

SILENCE, ON TUE

de Gérard Streiff

Pièce en sept actes pour trois acteurs
Une femme, deux hommes

Acte un

Chœur : Le 1er septembre en Ile de France, sur le campus d’une fac privée, le MEDEF tient son université d’été, dans une ambiance surchauffée. Le lieu est gardé comme une forteresse, il y a même une police montée.

Patron 1 : Quand on voyage sur la planète, ça ne manque pas : à l’autre bout du monde, tous les jours, on voit à la télé des images de la France. C’est toujours une bande de gens avec des sacs plastiques sur le torse et des drapeaux. Il y a la manif quotidienne dans le 7e arrondissement de Paris sur un problème corporatiste puis il y a la manif hebdomadaire entre Bastille et Nation à vocation généraliste. Ce sont des tueurs d’image.
Des tueurs d’image ! Cela donne l’impression, à l’étranger, que, quand on veut travailler en France, on va se prendre un défilé, une grève sur le coin du nez. Et puis, dans les cortèges, on voit souvent « Ché Gouevara ».
Ah, ça, c’est tendance, Gouevara ! C’est l’héritage d’une culture néomarxiste qui fait que le privé est méchant, que la richesse est toujours indûment acquise. Nous devons corriger radicalement notre image. Il va falloir faire de la pub au produit France sur le thème du ‘secouez la, secouez la’ ».

Patron 2 : Connaissez vous l’intelligence émotionnelle ?
Elle loge dans la partie la plus développée du cerveau, le cortex préfontal.
Là, c’est la création, l’invention, la capacité de penser la nouveauté, de faire face à la gazéification d’un monde en phase de déstructuration.
Quand on la détruit, c’est la lobotomie. Mais quand on a percuté, quand on est capable de recruter le préfontal, on s’aperçoit que la vie humaine n’est pas scindée entre le cœur et l’esprit, entre vie professionnelle et vie privée. C’est dans le cortex préfontal qu’on trouve le charisme, donc l’intelligence émotionnelle, les ressources pour affronter le changement.

Patron 3 : Vous devez être ceux qui menacent, pas ceux qui sont menacés. Vos dents doivent rayer le parquet ! L’indulgence est comme la pitié, elle vous déshonore et elle déshonore aussi ceux qui en bénéficient.
La société a besoin de durs, pas de mous. L’ennui, c’est qu’il y en a beaucoup des mous, beaucoup trop.
Il faut arrêter de reculer le moment de l’effort. Ne soyez pas indulgents avec vos salariés. Il y a tout plein de bac plus 12 qui sont infoutus de travailler, ils ne sont même pas capables de trouver un balai pour faire le ménage. Quand on doit licencier quelqu’un, il ne faut pas cacher la vérité.
Moi, je préfère les assassins aux escrocs. Oui je préfère les assassins aux escrocs : les escrocs, les gens les trouvent sympas. Les assassins, non, évidemment ; mais pourtant ils ont un grand mérite, c’est de ne pas être hypocrites.
Vous savez, c’est aussi difficile pour celui qui coupe que pour celui qui est coupé !

Acte deux

La scène passe dans le noir. On entend des bruits festifs, des bouts de chansons paillardes, des bouchons de champagne qui sautent. Puis l’ambiance dégénère, les bruits virent aux cris, de terreur, et claquent deux coups de feu.

Acte trois

Dans la pénombre. Deux inspecteurs. Un homme, une femme. Quadras. Tenue estivale. Ils arrivent au lieudit « Haut du bois », dans le petit village de Saussignac.

Lui : Il fait chaud, hein ?

Elle : J’ai peur.

Lui : Quoi ?

Elle : J’ai peur.

Lui : De quoi ? de qui ?

Elle : Peur de ce type à qui on va rendre visite. Peur des siens.

Lui : Pourquoi tu dis ça ?

Elle : Je le connais, c’est un agité. On l’a déjà sanctionné il y a deux ans ; tu n’étais pas là, toi.

Lui : Congés maladie. Mais c’est fini, le toubib a dit que je finirai centenaire.

Elle : Félicitations ! On l’avait sanctionné il y a deux ans. Il employait des saisonniers non déclarés, des immigrés. Il a eu un PV. Un petit… Ça ne lui a rien appris. Et puis ils ont un site, tu sais ?

Lui : Qui ?

Elle : Les petits patrons du coin. Les contrôles en cette période de cueillettes les énervent. Tu n’es jamais allé sur leur site ?

Lui : Non.

Elle : C’est du genre : « A force d’emmerder les cueilleurs de prunes, ils vont se prendre des pruneaux ! »

Lui : C’est pas vrai ?!

Elle : Si ! Sois pas penaud comme ça !

Lui : C’est des conneries ! Ils n’oseront jamais.

Elle : Des conneries peut-être mais ça me fout quand même la pétoche. Ils s’excitent les uns les autres, ils parlent de sortir les flingues, nous conseillent de mettre des gilets pare-balles si on veut pas finir six pieds sous terre…

Lui : Mais ils se croient où ? Tout de même, on n’est pas au Far West ? Ils jouent au cow-boy…

Elle : Et nous on est les indiens ? Il y en a un, d’ailleurs, qui parle du Dakota. Là bas, dit-il, un éleveur peut flinguer un voleur. Sans poursuite judiciaire. Avis aux contrôleurs, qu’il ajoute. Génial, non ?

Lui : Quel délire !

Elle : Et tu sais comment ils nous appellent, entre eux ?

Lui : Non.

Elle : Les nuisibles !

Acte quatre

Choeur : Quand, ce 2 septembre, les inspecteurs arrivent dans la cour de l’établissement, il y a là deux témoins. Deux ouvriers qui réparent la toile d’une machine à ramasser les fruits. Ils vont assister à leur rencontre avec l’employeur, les coups, l’agonie. Ils verront tout.

Témoin 1 : Le patron les attendait, de pied ferme comme on dit. Ils lui ont demandé ses registres. Il a dit qu’il ne les avait pas là ; il n’était pas agressif, il n’a pas élevé le ton ; même quand il a dit : « C’est à cause de vous, c’est vous qui m’avez envoyé au tribunal ! »….
Puis le patron a fait demi tour et il est rentré chez lui. Il s’est absenté un bon quart d’heure. Les deux inspecteurs commençaient à trouver le temps long.

Témoin 2 : C’est alors que l’autre est sorti de la maison. Il était armé d’un fusil. Sans un mot, il a tiré à bout portant sur l’inspecteur. L’homme est tombé comme une masse. La femme était un peu plus loin. Elle a tenté de s’enfuir, de courir vers sa voiture. Il a tiré ; dans le dos ; elle s’est effondrée à son tour.

Témoin 1 : Il les a tiré comme des lapins. L’homme a été touché à la hanche ; la balle lui a déchiré l’abdomen, elle est passée à travers tout le corps, elle est ressortie et lui a traversé le poignet droit. La femme a été atteinte au bas du dos ; la balle a alors explosé et détruit ses poumons. C’est des balles à ailettes, de type Brennec. Des balles pour le gros gibier, pour le sanglier ; ça fait déjà du dégât lorsque la cible est proche ; mais quand elle est éloignée, c’est pire encore : la balle explose après avoir pris de la vitesse.

Témoin 2 : L’agonie des inspecteurs a duré, duré. On s’est maintenu à l’écart, on les entendait crier.
Le patron a tenté ensuite de se suicider mais il s’est raté. On a prévenu les pompiers, ils nous ont dit qu’ils arrivaient, qu’il fallait toucher à rien. Alors on a touché à rien.

Témoin 1 : Au troisième coup de feu d’ailleurs, l’homme au sol a crié plus fort ! Et la femme a relevé la tête ; elle nous appelait ; mais on savait pas quoi faire ; on attendait les gendarmes.
« Tenez vous à l’écart », on nous avait dit. Alors nous…

Témoin 2 : On n’a d’ailleurs pas été convoqué par le juge à la première reconstitution…

Acte cinq

La scène dans le noir. Des cris. Un homme qui supplie, un coup de feu retentit. Un bruit de course, des cris de femme, un second coup de feu.

Acte six

Un acteur tient un cadre en bois qui entoure son visage, sorte d’écran de pacotille et mime des bribes d’infos qui passent à la radio.

Média 1 :… geste insensé

Média 2 : …coup de folie

Média 3 : …coup de fatigue

Média 1 : …tuerie en Dordogne

Média 2 : …il a craqué

Média 3 : …il a pété les plombs

Média 1 : …il se sentait harcelé !

Média 2 : …y’a du ras le bol !

Média 3 : …humaniser les contrôles

Média 1 : …acte dément

Média 2 : …tragique

Média 3 : …inexplicable

Média 1 : …c’est l’incompréhension

Média 2 : …un fait divers

Média 3 : …désespérance paysanne

Média 1 : …mal vivre des paysans

Média 2 : …les réglementations

Média 3 : …les charges

Acte sept

Les deux inspecteurs, pâles, éclaboussés de sang . (Autour d’eux, des trophées de chasse, du gibier exposé). Ils se tiennent face au public. On entend vaguement, en fond sonore, une radio.

Lui : T’entends ?

Elle : Non

Lui : Si, écoute, ils parlent de nous.

Elle : Déjà ?

Lui : Oui, écoute.

Elle : C’est qui ?

Lui : Je sais pas, un ministre, je crois.

On entend un magma de mots ; ils prêtent l’oreille et répètent certains formules.

Lui : …ma très vive émotion

Elle : …à tous ma compassion

Lui : …ma peine aux proches

Elle : …et aux familles des victimes

Lui : …le décès d’inspecteurs

Elle : …le monde agricole

Lui : …le monde rural

Elle : …confronté à des difficultés extrêmes

Lui : …qui réunit des acteurs divers

Elle : …des acteurs économiques

Lui : …ils ont un même amour du métier

Elle : …grande préoccupation

Lui : …agression mortelle

Elle : …circonstances dramatiques

Lui :…Paysans, fonctionnaires, entrepreneurs…

Elle :…une profonde douleur

Lui :…je partage avec eux !

Le bruit de radio s’est tu.

Elle : Mais il dit rien !

Lui : Il parle même pas d’assassinat !

Elle : Ni d’indignation.

Lui : Ni de condamnation !

Elle : On n’est peut être pas mort.

Un temps

Elle : T’entends ?

Lui : Oui.

Elle : Il n’y en a que pour lui ! Et puis, tu vois un peu comme ils le présentent ?

Lui : Qui ?

Elle : Le tueur ! Un paysan démuni, déboussolé ?!

Lui : Paysan, ce patron ? Il était pas plus paysan que je suis archevêque.

Elle : Me fais pas rire.

Lui : C’est un ancien militaire de carrière, un adjudant-chef.

Elle : Et démuni ?! C’est vite dit, ça.

Lui : Et les saisonniers ? Et leur société de loueurs de bras. Disparus.

Elle : Et nous, merde ! Où on est, nous ? On compte pas, hein, on compte pas ! On n’est pas mort ?!

Lui : Peut-être…

Elle (elle hurle) : On n’est pas mort.

Lui : On n’est pas mort.

Rideau



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