L’amour des livres

L’amour des livres

Sans ces putains de pigeons, tout se serait bien passé. J’avais interpellé Hubert Makrossian, le prof, à la fin de son cours. « Bonne gouvernance financière et droit des affaires » que ça s’appelait. Disons, pour faire vite, que c’était un de ces innombrables topos de Paris-Dauphine sur l’art de bien entuber les pauvres, mais passons. Le type avait l’arrogance tranquille des prospères, ces zèbres qui avaient mis plusieurs générations à savoir relever le menton et vous regarder comme la dernière des merdes. Vous êtes dans mon cours ? je vous ai jamais vue ? qu’il me dit. Je lui explique mon retard à l’inscription, mon envie de suivre son magistère, et blabla. Je m’étais sapé pour le faire tomber ici et maintenant. C’était ma journée cuir rouge, petite veste à gros décolleté, mini jupe et pas de bas. A dix jours de Noel, bonjour les courants d’air mais je savais, par ouï-dire, que le type appréciait. Je m’étais maquillée grave, limite pute et il me regardait comme un gros gourmand. On était allé sans transition dans la petite chambre de la porte de Clichy, je lui avais raconté je ne sais plus trop quoi, de toute façon il se foutait pas mal de mes explications, il avait compris. En route, je remarquais ce brouillard ambulant qui se promenait sur la ville comme un voile de prestidigitateur. A deux stations du RER de la fac, la mansarde nous attendait. Elle appartenait à une assoc humanitaire où j’avais milité dernièrement ; le local n’était jamais occupé, j’en avais gardé la clé. J’invitais mon maître à monter, il s’exécuta sans la moindre hésitation, tout occupé déjà par le programme à venir. Le local était on ne peut plus austère, sans lumière, sans eau, sans chauffage, sans rien, juste un coin avec un sommier et un vieil autoradio à pile, et basta. Un minuscule fenestron donnait une pauvre lumière. Manifestement tout le monde avait oublié l’existence de ce coin, sauf moi. Entrée, escalier, couloir : personne en vue, c’était parfait. Vous sentez bon, me dit le mandarin, dans la montée. Je n’avais pourtant rien mis ; ça devait être une histoire de phéromones et de glandes exocrines. Il faut dire que j’étais hyper stressée et que ça devait se sentir, si j’ose dire. La porte de notre nid d’amour à peine refermée, il m’était tombé dessus, m’avait à moitié arraché les fringues et salement mordu l’épaule ; on s’affaissa sur ce qui servait de pieu. Décidé à le buter fissa, je lui piquais la carotide, faut dire que je m’étais entraînée. Je venais de lui balancer un concentré de penthothal, ce truc miraculeux dont on se sert en Suisse pour euhanasier, aux States pour exécuter et en Argentine, jadis, avant de balancer les gauchistes à la mer. En cinq sec, la messe était dite. Excité comme une puce, le bonhomme n’avait pas compris mon geste. Il devait se croire victime d’un méchant suçon. En tout cas sa carcasse, comme une main qui s’ouvre puis se referme, fut rapidement traversée par un brutal mouvement d’expansion, suivi par une phase de repli. Définitif. Il était mort. J’avais avec moi un sac poubelle de 200 litres, et je réussis péniblement à le glisser à l’intérieur. Je fermais soigneusement le tout, l’odeur de cadavre, il faut s’en méfier. En partant, je laissais pourtant entr’ouvert le fenestron, cet espace étroit, tout en longueur, on pouvait à peine y mettre la main. C’était inutile mais on ne prend jamais assez de précaution avec les macchabées, me dis-je. Je sortais, refermais et bingo, une fois encore, pas un chat dans les environs. M’éloignant de l’immeuble, je balançais la clé dans la première bouche d’égout. La disparition du prof , les jours suivants, fit du bruit mais point trop ; on m’avait vue lui parler à la fin de son ultime cours, l’inspecteur Martial Poupard m’interrogea. C’était un long flic mou, l’air fatigué ; il me titilla sans conviction, il avait sur sa liste de témoins des dizaines d’élèves à voir. L’affaire se tassa vite, la fac de son côté, connaissant la réputation de Makrossian, ne voulait pas en faire trop. Moi j’étais apaisée, j’avais fait ce que je devais faire ; enfin disons que j’étais à demi tranquillisée ; je m’étais aperçue que j’avais perdu ma carte de bibliothèque de Paris-Dauphine et j’eus peur, sur le moment, je ne sais pourquoi, de l’avoir égarée dans la mansarde pendant notre rapport. Makrossian ?! J’avais ce fils de pute dans mon collimateur depuis la mort de mon frère ; ce dernier avait cramé dans l’incendie d’un immeuble insalubre, rue Péri, à Sain Denis, dont le prof était le gérant . Marchand de sommeil le matin et prof à Paris Dauphine l’après midi. Tout le monde le savait mais c’était dans l’ordre, libéral, des choses. J’avais juré de lui faire la peau. Trois mois plus tard, le monde était déjà passé à un autre point de l’ordre du jour quand Martial Poupard, un beau matin, sonna à ma porte. Il tenait à la main ma carte de bibliothèque. Je voulus le remercier, il me raconta. Le commissariat de la Porte de Clichy avait reçu une plainte de locataires. En pleine nuit, des cris d’épouvante se firent entendre derrière la porte d’une mansarde qu’on croyait abandonnée ; un bruit tel qu’il avait réveillé tout l’étage. Des hurlements comme des vocalises. Le concierge réveillé en catastrophe reconnut n’avoir jamais eu les clés ; impossible à cette heure de dénicher un serrurier ; on fracassa la porte. Des pigeons s’étaient glissé à l’intérieur de la pièce par le fenestron et s’étaient mis, entres autres, à piétiner allègrement l’autoradio qui se trouvait par terre, mettant en route France Musique, une retransmission de la Traviata, le son poussé au maximum de sa puissance. On avait retrouvé un sac, occupé d’une matière en pleine décomposition, « Je vous passe les détails », et tout à côté, une carte. La mienne. Comme quoi l’amour des livres, parfois, ça n’aide pas.

Gérard Streiff
L’HUMANITE, 4 janvier 2013

Prochaine publication (mars 2013) : Entourlooping, aux Nouvelles Editions Krakoen



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