Ouessant 1

UNE NUIT DE FOLIE

Quand on arrive sur certaines îles, on vous demande : C’est quand que vous repartez ? Quand on arrive à Ouessant, on vous dit : combien de temps vous restez ?Je dédie cette histoire, inspirée par un fait vrai mais librement adapté, aux gens d’Ouessant, paisibles et solidaires.

Le lapin et le corbeau. Ça commence comme une fable de La Fontaine. Un lapin et un corbeau tournent autour d’un rocher, l’un poursuivant l’autre. Ils se chamaillent pour le contrôle d’un minuscule territoire, un bout d’herbe, deux trous, trois cailloux. Le corbeau, imposant, se veut menaçant, le lapin, minuscule, se sauve puis, dans une bouffée d’audace, il fait front. L’attaquant hésite. Le manège va-t-il repartir dans l’autre sens ? Non, le corvidé, pas dupe, poursuit sa course. La ronde reprend.

Chloé assiste à la scène depuis « la chambre de veille », un belvédère au sommet du sémaphore de l’Ile. Ici, il n’y a pas si longtemps, se trouvait un QG des sauvetages en mer. La pièce, lumineuse, au parquet blond, fauteuil club et longue table de travail, est dotée d’une baie vitrée assurant une vue à 360°, ou presque. Un spectacle en cinémascope.
La jeune femme y réside, seule, en qualité d’auteure. Une invitation royale de l’Ile.
Devant elle, outre le petit couple en crise, donc, s’étalent la lande, les rochers, la mer, le ciel, le monde. On raconte qu’un précédent écrivain en résidence dans ce lieu, sidéré par toute cette grandeur, préféra se réfugier, deux étages en dessous, dans la cuisine où, entre le micro-onde et le lave-vaisselle, il se sentait moins intimidé pour écrire.

Chaque soir, de sa tour de contrôle, Chloé fait le tour de l’Ile, quadrillée de phares, tout une guirlande de loupiotes qui tournicotent toute la nuit. Et chaque matin elle redécouvre son éden, le gazon marin piqueté de touffes d’œillets, des arméria, et sillonné de chemins de randonnée, le jaillissement des chaos rocheux et plus loin du bleu à l’infini, bleu nuit, bleu outremer, bleu ciel, bleu vert, bleu violet….

Les anciens aimaient donner un nom aux rochers « sortis de la mer pour monter la garde en pleine terre » (Marie le Franc, Dans l’île, 1932), à leurs formes fantastiques. Ils pouvaient y voir une procession de moines aux cagoules abaissées, ou une enceinte sacrée ou encore une sorte de cimetière druidique.
Chloé se plait à imaginer les vestiges d’un fort effondré, d’un barrage inachevé, ou encore le dos crénelé d’un gigantesque dinosaure, ce fameux stegosaurus au dos cuirassé de plaques osseuses. Elle a adressé hier soir un SMS à son parisien d’amant : « Totale zenitude. Ile destressante. »

Au beau milieu du monticule de pierres le plus proche du sémaphore, elle distingue une tache de couleur, une forme, un corps. Un homme. Chemise de trappeur, pantalon militaire, le genre grand gabarit, il est assis et deux chiens gambadent autour de lui, libres de leurs mouvements. Un petit nerveux à poils ras, blanc, sans doute un chien de chasse miniature, et un gros roux, tout ébouriffé, plus poussif. Ce dernier a du sentir une proie, il enfonce sa truffe dans un terrier ou un nid, sa queue bat comme un métronome.
Leur propriétaire contemple le sémaphore. Plus exactement, il la regarde elle, Chloé. Elle se laisse faire. Vaniteuse, elle déambule même derrière la baie, sans raison, de droite à gauche. Puis elle l’oublie.

Ce matin, la mer est calme, d’un bleu sombre. Une belle journée d’écriture et de lecture en perspective. Chloé a pris ses habitudes. Ecriture matinale, descente au bourg, lecture de la presse, repas arrosé, temps calme, écriture bis, balade, repas, dodo. La cuisine est au rez de chaussée, la chambre au premier étage, le bureau au second. Elle a vite compris que dans un sémaphore, il faut faire un usage raisonné des escaliers. Calculer son coup, prévoir, sinon on y passe son temps (et son énergie). Eviter, quand on est au deuxième, d’oublier un bouquin en cuisine. Et vice versa. Sinon, la sanction, c’est quarante marches. Deux oublis : quatre-vingt marches, etc. « Quand on n’a pas de tête… ».
Chaque espace est cloisonné. Ce qui signifie, par exemple, au rez-de-chaussée, dans un cadre restreint : porte, sas, porte, cuisine, porte, salle de bains, porte, WC. On s’y fait vite.

Chloé a récupéré, en vélo et sous un soleil glorieux comme disent les Anglais, sa moisson de journaux au bourg et vient de finir sa revue de presse. Elle collectionne les faits divers. Pas grand chose aujourd’hui à se mettre sous la dent. La maréchaussée a contrôlé deux nudistes « résidant dans le Léon » sur les dunes de Keremma. Deux quinquas. « Dans la mesure où cette pratique n’est autorisée dans aucun lieu public de l’arrondissement de Moralaix, les forces de l’ordre ont considéré qu’il s’agissait d’exhibition sexuelle » écrit subséquament le correspondant du journal. Les individus sont passibles d’un an de prison, de 15 000 euros d’amende et obligation de se soumettre au test ADN. Ça fait chère la bronzette. Autre nouvelle : un responsable de la République en Marche de Rennes estime que la fac, c’est « 30% d’étudiants alcoolos et 70% de dreadlocks ». Ou encore : un adolescent vole un rouleau compresseur à Rezé. Les gendarmes n’ont pas eu trop de mal pour l’arrêter.

Sortant de sa lecture, elle surprend le géant aux chiens qui poirote toujours sur le rocher. Il n’a pas bougé ? Ou il est revenu ? En tout cas, il la regarde avec la même constance. A peine s’il dodeline doucement de la tête : il porte des écouteurs sur les oreilles. Elle se dit qu’elle va lui faire un signe, un petit coucou puis elle se retient.

Elle replonge dans l’écriture de sa fiction. L’air marin doit lui booster les neurones, l’histoire vient bien. Elle y passe l’après midi, reprenant à peine son premier jet. Tout roule mais elle n’ose plus regarder l’amas rocheux qui lui fait face. Quand elle s’y essaye, à l’heure de l’apéro du soir, l’homme n’est plus là. Elle sourit de son inquiétude.

Séquence escalier, descente, montée, porte, porte, redescente. Pour éviter de trop multiplier les va et vient, il lui arrive de laisser des objets sur les marches au niveau d’un étage. A monter ou descendre au prochain service. C’est notamment le cas des clés qu’elle a déposées près du pallier de la chambre, au premier.
Elle n’y retrouve plus le trousseau. Elle est pourtant persuadée l’avoir laissé là lors de son dernier passage. Elle vérifie à l’étage en dessous, rien, remonte au bureau. Rien. Elle se hâte de rejoindre la porte d’entrée, la seule issue, légèrement en contrebas de la cuisine. Elle est bien fermée. De l’intérieur. Et le petit verrou de précaution est également tiré.

Chloé s’est fait une petite montée d’adrénaline pour rien. N’empêche, où sont ces putains de clés ? Pour l’heure, le seul ennui, si la chose se confirme, c’est qu’elle va laisser le bâtiment ouvert quand elle sortira du sémaphore.
(C’est étrange comme elle a du mal avec ce mot. Il lui arrive de dire semophare ou samovar. Faudra qu’elle en parle à son psy.)

Elle se dit qu’une petite bouffe et une nuit de repos vont lui remettre les idées en place. Demain est un autre jour et les clés finiront bien par réapparaître. Repas poisson, petit rosé, crêpes. Puis elle attend le coucher de soleil : c’est chaque soir une autre mise en scène. Certains crépuscules sont éblouissants, éclaboussants, d’autres timorés, presque honteux ou carrément nuls. Ce soir, le spectacle est très moyen, la faute à une longue traînée nuageuse noire.

Chloé a l’habitude de s’endormir avec un polar. Demouzon ces jours-ci. L’ancêtre propose au lecteur de résoudre lui-même une série d’énigmes. Elle se laisse tenter. Elle est en train de chercher qui, du métayer chafoin, du fils indigne ou de la jeune maîtresse a trucidé le riche châtelain, en déguisant (mal) le meurtre en suicide quand elle croit entendre du bruit du côté de la porte d’entrée.

Elle s’alarme pour rien, se dit-elle, la porte est bien fermée. C’est elle même qui s’en est chargée. Et l’a vérifié. Tout à l’heure elle a même fermé a clé la porte de sa chambre. Non pas qu’elle s’inquiète mais c’est, disons, par mesure de précaution. Une question de confort. Alors, ce bruit, c’est quoi ? Un courant d’air ? une machinerie quelconque ? Un appareil de chauffage ? le deshumidificateur du bureau qui radote ? une tuyauterie qui tousse ? une chasse d’eau qui yoyote ? Elle fait mentalement le tour de tous ces petits mécanismes qui eux ne dorment jamais.
Mais le bruit se répète, s’amplifie.

Elle pense qu’elle rêve, elle rêve qu’elle rêve, qu’elle a lu trop de nouvelles noires ces jours ci. Demouzon lui fout le bourdon, finalement, avec ses intrigues macabres. Elle va se réveiller ? Même pas car elle ne dort pas. Ce n’est plus du bruit, c’est presque un vacarme. Le vent ?! C’est le vent qui s’est levé, qui s’attaque au Sémaphore, se glisse dans les moindres interstices, cherche à soulever les dalles d’ardoise, à s’insinuer, à se faufiler, à raboter, à saboter. Du vent version coups de fouet à répétition.

La météo avait diffusé un avis de tempête mais normalement c’était pour demain.
Chloé se couche sur le dos, le ventre, en chien de fusil, elle se recroqueville sous sa couette, se fait fœtus, s’agrippe aux draps et c’est alors qu’elle sent. L’odeur. Une odeur de fumée. Le feu. Il y a le feu au sémaphore. La jeune femme jaillit, glacée, de son lit, ouvre la porte de la chambre, celle du couloir. Pas de doute, le feu a pris dans l’entrée. C’est là qu’elle laisse en vrac la presse une fois lue. Un gros paquet de gazettes usagées. Les flammes lèchent déjà la porte de la cuisine. Une fumée noire s’élève. Chloé veut descendre, hésite, renonce. Tout l’encadrement du rez de chaussée se consume, rougeoie, ça crépite, ça chuinte, ça pue.

Elle remonte dans sa chambre, s’habille en catastrophe. Le feu, l’étage en dessous, fait exploser l’un après l’autre, les appareils ménagers, le micro-onde, la télé, le four. On dirait un monstre qui prend des forces avant de s’attaquer au prochain étage.
Chloé, affolée, se dit que cette tour ne peut pas prendre feu, elle se le répète, c’est impossible, les murs sont solides, le granite ne crame pas, merde ! Mais l’incendie a trouvé de quoi se nourrir, les étagères, les parquets, les plinthes, les boiseries, et puis le recouvrement en plastique du couloir. Tout bouillonne, chaudron infâme, écoeurant.
Elle quitte la chambre et se précipite vers le bureau qu’elle atteint au moment où le circuit électrique rend l’âme. Plus de lumière à part l’atroce rougeoiment dans l’escalier, derrière elle. Son ordi et son portable étaient restés sur la table de travail. Mais la liaison internet est coupée. Et le téléphone n’a plus de réseau.

Le spectacle depuis la baie ne la rassure pas. La mer enrage, écume.Venues des ténèbres, des vagues se fracassent sur les rochers, explosent en gerbes blafardes. Ces fantômes se dressent, hauts comme des immeubles, puis s’évaporent.
Elle repère le clignotement familier des phares mais découvre aussi sur sa droite, vers le bourg, des lueurs nouvelles. Il y a là un, deux, trois points lumineux, de toutes les couleurs, rouge, orange, bleu. Troublée, elle ne veut pas y croire : des incendies se multiplient dans l’Ile. Comme au sémaphore. Plusieurs bâtiments, isolés, sont en feu. Et différents véhicules de pompiers s’activent. L’Ile brûle ? Impossible. C’est la guerre ? de qui contre qui ? Cette vision d’horreur tétanise la jeune femme. Elle se met à trembler, n’arrive plus à contrôler l’agitation de ses mains, de ses jambes, de tout son corps.

Elle est prise de tournis mais elle doit se raisonner. « Ressaisis toi ! » se dit-elle à haute voix. Des volutes de fumée commencent à se glisser sous la porte du bureau. Elle ne peut pas rester là. Il lui faut fuir encore. Elle ressort dans l’escalier où le feu ronfle, elle grimpe, à la sauvage, la dernière volée de marches, elle chute, continue, sur les genoux, les mains, comme une bête traquée, jusqu’à la porte d’accès à la terrasse.

Elle tire un simple loquet, l’ouverture se fait. Elle sort. Là, le bruit est infernal. La mer gronde comme un volcan. Le vent secoue l’immense antenne plantée au milieu de la plate-forme, retenue aux quatre coins par des cables, formant une vraie toile d’araignée. Un des cables, justement, vient de se détacher et cingle en tout sens. Elle réalise alors qu’elle est pieds nus.

Où aller ? un instant elle pense sauter et se souvient des images d’épouvante de ces gens coincés dans les Twin towers se précipitant dans le vide. Elle peut se fracasser sur la roche, elle peut aussi se récupérer sur un replat herbeux, qui sait ? Elle efface l’idée. Un nouveau bruit s’ajoute à l’atmosphère déjà saturée, une sorte de halètement de bête essoufflée. Un hélicoptère de la Sécurité civile stationne à la verticale du sémaphore. Le
pilote l’a vue mais l’antenne le gêne, elle l’empêche de trop s’approcher. Quelqu’un de là-haut l’interpelle au mégaphone. Elle n’entend rien. Il répète, elle croit comprendre « … seule ? »
Elle confirme en hochant la tête, crie que OUI ELLE EST SEULE. L’autre continue de parler, elle finit par décoder « … monter … antenne… ». Il lui demande d’escalader l’antenne qui doit faire quatre ou cinq mètres ! Elle n’a jamais rien escaladé de sa vie, à peine ses amants et ses maitresses. A l’école, l’épreuve de la corde au cours de gym était sa bête noire. Sans parler du vertige.
Le mégaphone insiste : « …l’échelle… »
Elle remarque en effet une échelle qui grimpe le long de l’antenne, protégée par une cage métallique. Elle croit comprendre qu’ils veulent la récupérer en haut de l’échelle. Elle ne s’imagine pas, mais pas du tout, grimper au sommet de cette installation qui, en plus, doit être maintenant en train d’osciller grave.
« Impossible » hurle-t-elle. C’est totalement impossible pour elle de se livrer à ce genre d’exploit. « NON, impossible ! »
L’hélicoptère s’éloigne. Il l’abandonne, ce fils de pute ?! Non, il revient, il voulait sans doute éviter une rafale de vent trop forte. Une sorte d’homme grenouille sort de l’engin, descend au bout d’un filin. Précautionneux, il se faufile entre les cables de la terrasse. Elle le rejoint. Ce contact, bien que caoutchouteux, lui fait un bien fou. Elle trouve à son sauveur une certaine ressemblance avec de Niro dans Brazil de Terry Gilliam, dans sa combinaison noire, toujours en train de glisser le long d’interminables cordes.
Ça la fait sourire. La grenouille risque de se méprendre.
« C’est nerveux ! » hurle-t-elle.
Pourquoi a-t-elle toujours besoin de s’excuser, de s’expliquer ? Le gendarme, impavide, lui enfile un harnais, lui dit de bien s’accrocher, des deux mains, à la petite roue au dessus de sa tête et la voilà hélitreuillée, récupérée puis déposée sur un siège. Magique ! Le temps de récupérer le batracien, de contempler une dernière fois le sémaphore, qui a l’air d’un monstre avec ses fenêtres rouge feu, et l’hélicoptère vire de bord.

La salle omnisports du bourg est noire de monde malgré l’heure. Chloé a besoin d’un bon moment pour dominer ses tremblements et retrouver l’usage à peu près normal de la parole, oublier ces tics nerveux qui la secouaient dans l’hélico. Elle croise un groupe où elle reconnaît la marchande de journaux, la vendeuse de poissons, la gardienne du musée, la serveuse du restaurant, la caissière de MiniMarket, une élue, la garde champêtre, la conductrice du taxi, la bibliothécaire, la correspondante de Ouest France, celle du Télégramme, la tenancière du PMU … Que des femmes ! C’est l’Ile des femmes ?

Elle distingue même, dans l’assistance, une mamie fort sympathique qu’elle croise parfois lors de ses sorties en vélo et qu’elle surnomme (en son for) « Dame Tankia ». Chaque fois qu’elle lui demande si tout va bien, la dame répond : « Tant qu’y a pas de vent… ! » Elle n’a pas tort.
Toutes sont au courant de ses mésaventures. Et du reste. Elles se relaient pour lui raconter la nuit. Résumé.
Dix heures, hier soir, au sud-est de l’Ile, incendie d’une résidence. Branle-bas de combat. Pompiers et tout le bazar.
Onze heures trente, le feu prend salle polyvalente, dans le bourg cette fois. Grosse angoisse. Personne ne peut croire au hasard. Les autorités alertent le continent.
Minuit, l’écomusée, au nord-ouest, part en fumée, une collection rare d’habits d’antan est anéantie. Peu après, le feu touche le sémaphore. Chloé connaît. Là, tous les voyants passent au rouge. Alarme générale.
Une heure, c’est au tour du central téléphonique d’être touché. L’Ile est isolée. Totale panique.

Evidemment, cette série de catastrophes suscite une grosse mobilisation. Déboulent du continent un renfort de pompiers, une trentaine de gendarmes, des gens du GIGN et un hélico de la sécurité civile.
Chloé opine. Et questionne.

 On a une idée ?
 De quoi ?
 De ce qui se passe, en vrai ?
 On sait même qui c’est.
 Déjà ?
 C’est une vieille histoire.

Le chœur des femmes lui répond, un peu dans le désordre mais Chloé comprend.
« On » soupçonne un îlien, installé là depuis une quinzaine d’années. Un quinqua. Le type a une méchante réputation et un dossier déjà lourd. Il aurait pété les plombs.

 Vous pouvez m’en dire plus ?
Le pyromane est sculpteur de pierre, toujours accompagné de deux chiens…
 Qu’il laisse courir en liberté ! Ça se fait pas ici, avec des moutons partout.
Chloé revoit l’homme, la veille, sur son rocher, avec sa petite ménagerie.

 Jusque là…
 Attends. C’est un solitaire qui a le don d’agacer le monde. Le genre râleur professionnel, le parfait casse couilles. Toujours en guerre. Contre l’Institution. L’Autorité. L’Administration. La Machine. L’Organisation. L’Autre.
 Y en a beaucoup comme ça.
 Oui mais lui …

C’est un géant, presque deux mètres, sportif. Il pratique (pratiquait) le kite surf, la glisse nautique tiré par cerf-volant. Il y a deux ans environ, il a commencé à souffrir du dos et des cervicales. Accident ? maladie ? D’où problèmes avec son travail, son sport. Et puis bien sûr des problèmes d’argent. Impayés de loyers, bisbilles avec l’agence bancaire. A partir de là, tout est parti en vrille. Lui d’ordinaire grincheux devient agressif.
Les choses dégénèrent une première fois à l’agence de la banque. On lui demande un justificatif d’identité, le genre de démarches qui le met en rogne. Il est interdit bancaire. Grosse colère. Il s’en prend à la guichetière, crie au voleur, fait un gros scandale, prend dans la caisse ? En tout cas le clash est assimilé à un hold-up. Procès verbal puis procès tout court où il écope d’un an de tôle, ferme, et d’une interdiction de séjour dans l’île. Il conteste et peut rester dans l’attente de confirmation, ou pas, du jugement.

Là-dessus, il est menacé d’expulsion. « Il devait être expulsé hier ». Alors le type explose.
Il brûle sa maison et s’attaque à l’Ile, à ce qui fait son identité. C’est la commune, le département, l’Etat qu’il vise. A coups de cocktails Molotov, ou assimilés.

 Et maintenant ?
 Il court toujours. Pour l’heure, il n’y a que des dégâts matériels. Mais vous avez eu chaud…
La formule est inappropriée. On l’assure peu après que les pompiers ont réussi à éteindre le feu au sémaphore, les dégats seraient finalement limités au rez de chaussée.
« Et les chiens ? », se dit Chloé. Personne n’en parle. Elle n’ose pas prendre de leurs nouvelles.
 Vous pensez aux chiens, non ? lui dit sa voisine, perspicace. Il les a brulés aussi. C’est quand j’ai appris ça que j’ai commencé à avoir peur.

Vers le petit matin, ça s’agite du côté des uniformes. Une voisine traduit :
« Ils l’ont repéré ! »
Les rumeurs les plus folles se mettent à courir jusqu’à ce qu’un officiel annonce, une bonne heure plus tard, que le pyromane se trouvait sur une plage du nord-ouest de l’île. Il était assis sur le sable, adossé à un rocher, les écouteurs sur les oreilles, les veines ouvertes et un poignard dans le cœur.
« C’est ce qui s’appelle un suicide social » dit une voix.

En fin de matinée, Chloé a l’autorisation de repasser, accompagnée, au sémaphore. La
cuisine est dans un triste état mais les étages n’ont pas trop souffert. Les portes finalement ont joué leur rôle de coupe-feu. La fumée cependant a barbouillé toutes les parois. De la baie, qui fut son bureau, changement radical de décor. Un brouillard épais masque tout ; adieu la lande, les rochers, les phares, la mer, le ciel. Rideau.

Chloé téléphone au taxi pour demander l’heure du prochain ferry et réserve sa place.
Sur le quai, on ne parle que de ça. Une ilienne met au courant une connaissance qui débarque, c’est le mot juste. Toutes deux chuchotent, comme des conspiratrices. Seuls les débuts de phrase sont audibles.
 Il a brulé…
 Ooooh…
 Il a brûlé…
 Noooonn….
 Et pis il s’est…
 L’aurait dû commencer par la fin !

Même chose sur le ferry. Tout le monde commente. Chloé écoute.
Une mère et sa fille se chamaillent :
 Et d’abord, la mort des deux dames, l’an dernier, les deux noyées. Il avait été entendu par les gendarmes, non ?
 Mais enfin, c’était accidentel, l’enquête a conclu à un glissement de terrains. On va pas tout lui mettre sur le dos, maintenant.
 Mais c’étaient ses propriétaires.
 Savais pas.

A l’avant du ferry, un vieil homme attire une petite assistance. Ses voisins lui donnent du « Docteur ».
« Il a travaillé dans ma maison, dit l’ancien. C’était un bon ouvrier, y a pas à dire, cher mais compétent. Il a mal vécu ses douleurs au dos. Il y a eu alors un engrenage. Plus de travail, plus d’argent, plus de sport… »
Le docteur se tait, personne n’intervient. Il reprend :
« C’était un garçon intelligent, cultivé mais il avait un côté vieil ado, en guerre contre les lois, toujours injustes, pensait-il. Il était chez moi au début du mois, il pleurait. Il se croyait victime de l’Ile, alors il a tué l’Ile ! Pourtant il a été aidé… »

Le groupe garde le silence jusqu’à l’arrivée.
Chloé se demande quelle musique l’homme pouvait bien écouter, dans ses oreillettes, en agonisant. Dies irae ?

Gerard Streiff



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