Thèse, partie 2

DEUXIEME PARTIE

LES ANNEES "NOUVELLE CRITIQUE"
ou LE COMPLEXE DE SUPERIORITE
1948-1958

CHAPITRE UN
Le stalinisme, c’est ça

A) Un organe de lutte

L’idée d’éditer une nouvelle revue à la fois théorique et visant un assez large public d’intellectuels, jeunes singulièrement, est dans l’air depuis l’arrivée de Casanova à la direction. Le Parti en effet ne dispose pas d’un outil comparable aux Temps Modernes ou à Esprit. Les Lettres Françaises ? Trop littéraires. La Pensée, dirigée par Maublanc ? trop académique, plutôt rétive au jdanovisme. Europe ? trop élitiste. Action de Leduc ? trop indépendant. Il y a besoin d’un journal qui intervienne dans la bataille d’idées avec rapidité, vivacité. La note de Kanapa et Botticelli, fin 1946, participait déjà de cette quête. C’est d’ailleurs Botticelli qui annonce, dans Les Cahiers du Communisme, qu’une nouvelle publication va voir le jour au printemps 1948 . Les " Statuts de la Société d’édition de la Nouvelle Critique" ont été déposés en avril. Il s’agit d’une SARL, constituée par trois personnes, MM. Arnault, Laffitte et Lemoine. En fait, le premier numéro de la revue sort à la mi-décembre 1948.

Kanapa est désigné pour piloter l’initiative, dans le même temps d’ailleurs où sont réorganisées les rédactions des différents organes communistes ; Etienne Fajon prend en main L’Humanité, quittant le secteur idéologique du parti, désormais confié à l’ancien ministre François Billoux. Dur et louvoyant, sectaire et politicien, ce dernier va exercer durant des années, longtemps en concurrence avec Casanova, puis seul, une lourde tutelle sur Kanapa.

La dureté de l’affrontement d’idées est perceptible lors des réunions qui préparent le lancement du nouveau mensuel. Jean-Toussaint Desanti présente, à l’automne 1948, une conférence publique sur " le marxisme et la science", au 120 rue Lafayette. Il s’agit d’un des grands thèmes que se propose de traiter la (future) revue. Kanapa le met en garde :
" Tu sais que Billoux vient de reprendre la section idéologique. Il réorganise tout. C’est nous qui essuyons les plâtres. Ton rapport va être critiqué" . De fait il est reproché notamment à Desanti de ne pas assez valoriser le rôle de Staline." Le poids du Parti était tel que durant la nuit d’insomnie ( qui suivit la réunion critique), au lieu de nous dire " Ils se trompent", nous nous sommes dits " Nous nous trompons". Tout est là" . Kanapa met en place son comité de rédaction : huit personnes au total : Annie Besse, Pierre Daix, Jean Toussaint-Desanti, Victor Leduc, Jean Fréville, Victor Joannès, Henri Lefèbvre et lui-même. Annie Besse (1926-1995), que nous avons déjà croisée, est une des responsables de la Jeunesse communiste. Casanova la pousse à intervenir au Congrès de Strasbourg de 1947. La même année, elle épouse le philosophe communiste Guy Besse. Elle dirige le journal des étudiants parisiens Clarté. Entre Kanapa et elle, pour des raisons d’âge , d’histoire familiale, d’éducation, leurs communes origines juives également, se tisse une exceptionnelle complicité. " Ils faisaient la paire avec Kanapa !"estime Francis Crémieux . Une amitié durable : Kanapa sera son témoin, lors de son remariage avec Arthur Kriegel , fin 1955. Des années plus tard, dans les mémoires de cette politologue , on trouve encore une sorte de tendresse sauvegardée pour cet homme.
Pierre Daix, né en 1922, est entré dans la Résistance dès 1940. Déporté à Mauthausen, il est après-guerre secrétaire politique du ministre Charles Tillon ; il s’occupe successivement du journal L’Avant-Garde, des Editions Sociales, des Lettres Françaises puis de Ce Soir.
Jean Toussaint-Desanti, né en 1914, enseigne à l’ENS de la rue d’Ulm. Résistant, il est considéré parmi les philosophes comme " un des chefs de file de sa génération" . Il dira plus tard n’avoir été guère emballé par l’idée de rejoindre cette équipe, en raison de " la véhémence de Kanapa" Victor Leduc (1911-1993), philosophe de formation, est membre du parti depuis 1934. Résistant, il dirige, après guerre, le journal Action. Henri Lefèbvre (1901-1991), inscrit au parti depuis 1928, est le membre le plus célèbre de cette rédaction. Résistant, ce philosophe est à la Libération un adversaire farouche de Sartre. Il entre en 1948 au CNRS.
Jean Fréville (1895-1971) est une personnalité complexe. De son vrai nom Eugène Schkaff, il est né à Kharkov. Résistant, ancien chef adjoint du cabinet de Thorez à la Libération, il est le porte-plume du secrétaire général.
Victor Joannès (1912-1972), ancien dirigeant des Jeunesses communistes, est le plus gradé dans le parti : ce thorèzien est membre du Comité central depuis 1947.

Une équipe marquée " à gauche ", un peu hétérogène aussi, ce qui ne justifie pas pour autant les propos aigrelets de Anna Boschetti dans son livre sur Sartre et Les Temps modernes : " Même les collaborateurs les plus importants de la revue sont caractérisés par un capital (intellectuel) relativement faible, qui explique leur relation au Parti et au champ intellectuel" . Jean Kanapa assume la fonction de rédacteur en chef, un animateur insolite, en vérité, pour cette équipe. A 27 ans, et Annie Kriegel mise à part, il est le plus jeune ; politiquement, c’est le moins expérimenté ; il est également moins gradé que ses collègues universitaires ; de l’Est, il ne connaît pas grand chose ; enfin, il ne peut prétendre au titre de résistant, à la différence de tous les autres membres de la rédaction. Mais précisément, il a le profil qu’on attend d’un cadre communiste en ce début de guerre froide. On le sent plus attentif aux enjeux de classe qu’à la référence nationale. Il est paradoxalement servi par son histoire de sartrien repenti, et sa connaissance de l’Amérique. Sa virulence correspond au ton de l’époque. Il dispose enfin d’un atout non négligeable : il est, selon Dominique Desanti, l’ " estafette idéologique de Laurent Casanova ".

Dans un courrier adressé, courant novembre, à Francis Crémieux, Kanapa précise ce qu’il attend de cette revue : " Son but est d’apprendre aux lecteurs quelles sont, en toutes matières, les positions du Parti. Plus exactement de leur apprendre à partir de quelles positions théoriques nous nous plaçons pour apprécier de toutes choses…" . Le premier numéro de La Nouvelle Critique sort le 15 décembre 1948. La publication se présente comme une "revue du marxisme militant". Elle compte 128 pages. Son prix est de 80 francs, son format de 18 cm sur 13,5, dit " format in 16é Jésus" . Le tirage serait de 8000 exemplaires ; 6000 exemplaires partiraient à l’étranger. Ce chiffre est considérable, sans doute indicatif, en grande partie, de l’aide apportée par les pays de l’Est. Assez vite, il sera question de 1680 abonnés. Les locaux du journal sont situés 64 boulevard Blanqui, dans le 13é arrondissement. Gilberte de Jouvenel, aujourd’hui Gilberte Rodrigue, collaboratrice de Kanapa, s’occupe du secrétariat. Jean Jérôme, assure-t-elle, participerait à l’administration. Le directeur-gérant est Edmond Lemoine, ancien résistant et déporté. Joseph Ducroux, des Editions Sociales, que Kanapa connaît bien, est mentionné, selon les Archives, comme directeur-adjoint. La revue va vivre à l’heure universitaire, collant au calendrier scolaire, avec généralement un numéro double en juillet-août et un fort numéro de rentrée en octobre-novembre.
Au sommaire du premier numéro, on trouve des articles polémiques ou doctrinaires, des chroniques et un supplément, un dossier plus exactement ( un témoignage sur le maccarthysme dans le cinéma américain), des papiers d’actualité ; une certaine place est accordée à la vie soviétique : l’heure est à la valorisation du modèle.
Kanapa intervient à plusieurs reprises dans ce numéro. Sous son nom, il signe une critique du livre de l’Américain Sinclair Lewis, " De sang royal" ; il est légèrement condescendant : " Le réalisme ( de S.L.) ne va pas jusqu’au bout. Il est fait de sa juste indignation contre l’injustice, et non d’une connaissance réelle des raisons de l’injustice". Sous le pseudonyme insolite de "Jo" , il rend compte du roman d’un auteur communiste Jean Laffite, " Nous retournerons cueillir les jonquilles". Il y voit " un livre sain (qui) apporte une contribution importante au débat ouvert sur le réalisme socialiste. (…) Il nous plairait d’y voir les prémices d’un printemps à venir, d’un renouveau ( pour ne pas dire une transformation profonde) de notre littérature". Dans le courrier des lecteurs , il fustige la position du parti sartrien, le R.D.R., à l’égard de la grève des mineurs et répond à une question sur Socrate, dont il parlait déjà dans son essai " L’existentialisme n’est pas un humanisme" : il y réaffirme " le caractère réactionnaire de la pensée" du philosophe grec. Enfin, et surtout, il rappelle, dans une longue présentation , les objectifs que s’assigne la nouvelle revue. Le texte n’est pas signé mais il est de la plume de Kanapa, assure Victor Leduc , ce que confirme Francis Cohen. On y retrouve ses thèmes de prédilection ( risque de décadence, danger de déformation du marxisme, défense des valeurs morales et culturelles), sa manie d’accumuler une kyrielle d’adversaires ( de Paulhan à Jules Moch, de Blum à Mauriac, de Sartre à Malraux), sa plume brillante, son ton grinçant : " Mais regardez-les donc ( les idéologues de la réaction. NDA) ! (...) Trifouilleurs de poubelle, ils soufflent de grands mots nobles qu’ils ont volés - liberté, justice, voire révolution - comme de la fumée de gros cigares douceâtres. Ils inventent des mensonges sans nombre".

Kanapa résume les objectifs de la revue : " Notre programme et notre tâche sont donc clairement définis. LA NOUVELLE CRITIQUE démasquera vigoureusement (...) toutes les manoeuvres idéologiques des fossoyeurs de la culture, de l’indépendance nationale et du progrès. Elle sera impitoyablement et profondément critique (…) " Et il se place sous la haute autorité de Jdanov : il s’agit de " permettre aux marxistes de notre pays d’"essayer leurs forces " - comme le demandaient Jdanov et le Parti Communiste bolchevik aux philosophes- sur de nouvelles questions ".
Dans ce texte-manifeste, on retrouve l’argumentaire casanovien que Victor Leduc qualifiera plus tard d’" adaptation du marxisme qu’il faut bien qualifier de populiste " . Cela vaut également en matière d’esthétique : l’art, réaliste, doit partir de " la capacité d’émotion des masses". La référence à l’exemplarité soviétique est fortement présente. Marx ne se comprend qu’avec Lénine et Staline. Kanapa écrit désormais que : " le véritable marxiste ne se juge marxiste qu’à partir du moment où il lui semble pouvoir mériter l’épithète enthousiasmante de stalinien" . B) Ivresse dogmatique La presse communiste annonce et commente abondamment cette nouvelle parution. Deux jours avant sa sortie, par exemple, Annie Besse signe, en " Une " de L’Humanité, un papier où elle écrit : " La Nouvelle Critique NE LAISSERA RIEN PASSER. " . Des termes reviennent systématiquement dans tous ces articles : " bataille", " attaques", " offensive", " démasquer", " mensonges", " falsifications", " manoeuvres", " fossoyeurs", " impitoyablement", " violence " ; ils indiquent bien ce qu’on attend de cette revue : être un organe de combat, de guerre (froide) . .
En cette fin des années quarante, la véhémence est un penchant largement partagé. Non seulement les jeunes rédacteurs de La Nouvelle Critique ne semblent avoir aucun état d’âme face au durcissement à l’Est, à la répression stalinienne mais ils sont convaincus de participer à une sorte de lutte finale où tous les coups sont permis. Face à la Chine qui " s’est mise en commune ", que pèsent la vie de tel dirigeant hongrois ( Lazlo Rajk), la disparition de tel cadre bulgare ( Trajcho Kostov), la mise à l’écart de tel leader polonais ( Gomulka) ? Comme le rappelle Edgar Morin, en 1949, le visage de Mao éclipse celui de Rajk. Daix pour sa part dit "garder de 1949 et de 1950, jusqu’à la maladie de Thorez, le souvenir d’années politiquement sereines, par opposition à 1947-1948 et plus encore à 1951-1953. Se placer sur " les positions de la classe ouvrière" vous délivrait de tout problème" . Kanapa vit dans une sorte d’euphorie ; il a une formidable envie d’en découdre ; il fonce, il bouscule, il en fait beaucoup, et le reste de la rédaction avec lui. Le journal est résolument philosoviétique. L’affaire Kravtchenko divise l’opinion ? " Nous sommes et serons en toute circonstance dans le camp des réalisateurs du marxisme, les hommes soviétiques" . On parle de camps en URSS ? Ce sont des camps de travail, précise-t-il ! La répression à l’Est ? " pas de liberté pour les ennemis de la liberté", répond-on, en citant Thorez : " la liberté avec un grand L a un contenu de classe, celui de la démocratie bourgeoise ". Défendre la paix ? c’est défendre l’URSS . La revue participe bien évidemment au culte de la personnalité de Staline fin 1949, et propose, pour le 70e anniversaire du leader, un numéro spécial dont Kanapa s’empresse d’adresser un exemplaire à Maurice Thorez . En la matière, le journal participe au combat général du PCF ; ce qui en revanche le singularise, c’est son apport à l’" élaboration dogmatique ". Un bel exemple en est la campagne autour de "science bourgeoise" et "science prolétarienne". On part de l’idée que l’affrontement de classes traverse toute chose, toutes les instances sociales. Ce vieux thème, développé par le théoricien bolchevik russe Bogdanov, repris par les tenants du proletkult, dans les années vingt, est revigoré par le jdanovisme : deux camps partagent le monde, comme ils partagent la littérature, la philosophie, la musique, la science. C’est, disent les auteurs du Dictionnaire critique du marxisme, " l’une des aberrations idéologiques majeures du stalinisme, l’un des avatars les plus ridicules du Diat-Mat" .
Pour La Nouvelle Critique, ce thème a déjà une histoire, puisqu’à l’origine, il s’agit d’une conférence prononcée par Desanti à l’automne 48, critiquée puis rectifiée, qui deviendra, dans un des premiers numéros de la revue , le fameux article " Science bourgeoise et science prolétarienne" : " Ce titre inoubliable et qui, d’avance, déforme le texte, est de Kanapa" regrette l’auteur.
De même Kanapa s’entiche des thèses fantaisistes de Lyssenko ; avec sa génétique de pacotille, ce dernier a remis au goût du jour les anciennes théories d’un certain Mitchourine. Guy Besse, dans L’Humanité, salue le travail de pédagogue de Kanapa :
" Poussant la discussion sur le mitchourinisme, Jean Kanapa nous invite à réfléchir sur " la réalité sociale de la nature " : au pays du socialisme, les rapports de l’homme à la nature s’inscrivent dans l’histoire en termes radicalement nouveaux qui fondent l’irréductible opposition entre la science socialiste et la science bourgeoise " . Selon Francis Cohen, " cette conception du matérialisme dialectique comme science des sciences (...) conduisait à l’idée absurde que le parti pouvait décider si une théorie scientifique était juste ou non" . Le scientisme, il est vrai, était alors à la mode, marqué souvent par l’esprit de " camp ". Face aux argumentaires pro-américains, genre " Reader’s digest ", les jeunes rédacteurs de la Nouvelle Critique tirent à vue ( d’où la critique en règle aussi de la psychanalyse) et opposent des arguties primitives aux exposés de leurs adversaires. Le journal semble emporté dans une spirale sectaire. Que certains ne manquent pas de lui reprocher. C’est le cas par exemple de Roger Garaudy, à l’occasion du premier anniversaire de la revue ; il estime qu’elle joue un rôle important mais évoque aussi ses "faiblesses" ; il regrette notamment un problème de ton : " Pour le ton général de la revue, certaines améliorations sont souhaitables. Nos camarades éprouvent fortement la joie de la certitude et de la fécondité de notre doctrine marxiste. Cette confiance rayonne à travers la revue et lui donne sa chaleur. Mais elle tourne parfois à l’ivresse dogmatique. " Organe destiné à aligner l’intelligentsia, La Nouvelle Critique se fait par moment l’écho de débats qui continuent de traverser les rangs des intellectuels communistes ; car derrière une apparente unanimité, on perçoit des tensions ; le changement de stratégie et l’alignement jdanovien ne vont pas sans hésitations de la direction, sans discussions internes, sans réticences ni surenchères.
Casanova en tient compte ; dans son " rapport aux intellectuels communistes, au nom de la section idéologique du parti ", salle Wagram, le 28 février 1949 , il reprend ses conseils de patience de l’automne précédent : oui au débat, non aux sanctions ; entre la contestation de " droite " des gens de la rue Saint-Benoît et une impatience de gauche, le patron des intellectuels prône, non pas une ligne " centriste ", mais une orientation gauchiste modérée. C’est la position qu’il recommande par exemple, sur la question du modèle soviétique, réfutant aussi bien ceux qui, comme Pierre Hervé, estiment ne rien avoir à faire avec cet exemple et ceux qui parlent de le copier purement et simplement.
Tout se passe comme si cette partie de la direction, Casanova, Thorez, ( et la rédaction) persistaient à adapter le jdanovisme aux conditions françaises ; on aménage en permanence ce corset étroit.
Si le discours officiel se montre intraitable sur le cœur de la stratégie, il tolère l’expression de divergences sur les marges ; c’est le cas par exemple de l’esthétique réaliste, on va le voir ; mais même sur la notion des " deux sciences ", on n’occulte pas complètement le débat ; un savant comme M. Prenant la juge absurde, et cela se sait ; une revue comme La Pensée boude cette thématique.

En parcourant La Nouvelle Critique de cette période, on s’aperçoit qu’il existe beaucoup plus de débats internes qu’on aurait pu croire au premier abord ; c’est d’autant plus net, lorsque l’on sort des purs enjeux idéologiques ; plus on aborde des questions "pratiques", touchant les intellectuels dans leur "métier", leur expérience, leur savoir, plus le schématisme est ouvertement contesté ; c’est le cas à propos de la définition de la "culture populaire" ; un lecteur critique les rédacteurs, " (des gens) aigris, des endoctrinés solennels qui, faute d’un minimum de sympathie pour leurs semblables, entendent MEFIANCE quand on leur dit VIGILANCE" . Des articles, le courrier des lecteurs aussi, se font l’écho de discussions souvent vives : sur l’apport de Hegel, la poésie de Prévert ou sur Plekhanov, théoricien dogmatique de l’esthétique, à propos duquel Kanapa se fait accrocher par Pérus. Une interminable discussion traverse les colonnes de la revue, des mois (des années ?) durant, à propos de l’"éducation nouvelle". S’opposent partisans de Freinet et ceux de Snyders, les uns adeptes du tout-pédagogique, les autres dénonçant la vanité d’un projet scolaire hors de la société ; à plusieurs reprises, des dirigeants, comme G.Cogniot, tentent de conclure le débat ; mais rien n’y fait, celui-ci rebondit. Le point commun à toutes ces discussions, c’est une certaine réticence à l’égard d’une vision mécaniste des choses : le jdanovisme à la française a un peu de mal à s’imposer.

C) " Je réécrivais tout "

Dans cette furie ambiante, Kanapa est à son affaire. C’est l’homme idoine. S’il s’inscrit dans un courant général, il y joue en même temps un rôle personnel important. C’est à l’évidence un des plus ardents "intellectuels armés" dont parlera plus tard Althusser.
Un dirigeant communiste est exécuté en Hongrie ? Kanapa dit : " le prolétariat vomit Rajk " . David Rousset dénonce " le goulag " ? Kanapa le traite de " disciple avoué de Trotski et des saboteurs boukhariniens et zinovievistes qui furent précisément les agents les plus criminels de la contre-révolution…" . Il imprime sa marque à la revue. Omniprésent, il retravaille tout, dans le moindre détail. Selon Francis Cohen :" Pendant dix ans, La Nouvelle Critique, en plus de tout le reste, ce fut Kanapa. (…) Avec sa fougue, son intransigeance et sa pugnacité. Pour nous qui l’avons connu, avec aussi sa capacité de travail illimitée et son scrupule, sa défiance de soi presque maladifs que cachait soigneusement l’insolence de la tenue et du verbe" . Renaud de jouvenel précise que Kanapa travaillait " comme un fou à "sa" Nouvelle critique où il passait parfois ses soirées, car il la "faisait" pratiquement seul, ses collaborateurs finissant par adopter son ton et son style, non par choix mais parce qu’il corrigeait leurs articles ou modelait préalablement leur pensée. Je lui donnai des papiers sur la musique et il m’est arrivé, bien plus tard, de lui dire :" Tu corrigeais comme un pion, et à l’encre rouge." Ce qui ne le démonta pas." Jean-Toussaint Desanti confirme : " Tous les titres de la revue, tous les "inter" et la plupart des notes étaient de Kanapa" . L’avocat Roland Weyl se souvient " avoir passé avec lui des après-midis entières à La Nouvelle Critique à une relecture commune et critique de notre premier jet. " . Mme Prenant-Colombel a la même expérience. Dans la correspondance fournie qu’il entretint avec Suret-Canale, on peut voir à l’œuvre le rédacteur en chef, corrigeant, conseillant, modifiant, rectifiant les textes de son collaborateur avec un pointillisme maniaque. Tous ces témoignages disent que cet homme capable de proférer les pires outrances était aussi, contradictoirement, plein de scrupules, de précautions, de doutes…

Bien plus tard, Kanapa avouera cet interventionnisme, lors d’un séminaire de la rédaction de La Nouvelle Critique, au Petit Quevilly, le 7 décembre 1968. Il existe un sténogramme de ces débats, gros recueil en papier pelure de 400 pages, qui nous a été aimablement prêté par Francis Cohen, alors rédacteur en chef. Kanapa y avait été invité, comme dirigeant cette fois, pour parler, quatre mois après l’invasion de la Tchécoslovaquie, du mouvement communiste. Nous reviendrons sur cette allocution. Au début du séminaire, la discussion roule sur " le stalinisme " ; le thème titille Kanapa qui, improvisant, y participe ; il donne en exemple la façon qu’il eut de conduire La Nouvelle Critique au début des années cinquante. Il admet avoir été d’une incroyable directivité, reconnaît son autoritarisme, met ce comportement sur le compte du stalinisme ambiant : " Qu’est-ce que c’est que le stalinisme et le culte de la personnalité ? (…) Voilà ma réponse pour le stalinisme. Elle est un peu particulière (…). J’ai été rédacteur en chef de La Nouvelle Critique pendant dix ans, les dix premières années. Et pendant pas dix ans mais au moins cinq ou six ans, j’ai réécrit tous les articles que les camarades donnaient à la revue. Non pas pour des raisons de style, mais pour des raisons de fond, pour des raisons que je croyais justes. Je corrigeais ce qu’ils écrivaient. D’une part. D’autre part, sans leur demander leur avis. Troisièmement, en essayant même le plus souvent de les mettre devant le fait accompli, pour être sûr qu’ils ne protesteraient pas. Quatrièmement, et ceci fait aussi partie de cette période, ils ne protestaient généralement pas. Il ne leur venait pas à l’idée de protester. Le comité de rédaction se réunissait très régulièrement. Il discutait de façon très approfondie et il faisait des recommandations, il prenait des décisions et puis, après, le rédacteur en chef, avec d’ailleurs les responsables du travail parmi les intellectuels à l’époque, faisait de ces recommandations ce qu’ils estimaient devoir faire. " Kanapa précise aussitôt :" C’est la première fois que je dis ces choses comme ça, au cours d’une réunion, et c’est la dernière. Je ne fais pas carrière avec l’évocation de ces souvenirs, comme d’autres camarades. Et j’ajoute que je ne le dis pas tellement pour qu’on le répète, parce que, à moi, ce n’est pas particulièrement agréable ce genre de choses. Eh bien pour moi, le stalinisme c’est çà (…). C’est la substitution du commandement à la conviction, c’est le remplacement de l’adhésion des masses par le commandement des masses".

Si Kanapa a pu se permettre une telle attitude, c’est parce qu’il se savait couvert. Il travaille en étroite collaboration avec Casanova. Longtemps, selon Cohen, Casanova le contrôle : " Tous les éditoriaux de cette période sont de Kanapa. Il devait en soumettre le texte jusqu’à ce qu’un jour, que je ne peux dater, il nous dise, à ma femme et à moi, triomphalement et avec fierté, sinon orgueil, que dorénavant il n’avait plus besoin de les soumettre" . Et la ligne de Casanova, celle qui prévaut depuis 1947, c’est bien de durcir. Quitte à raboter les angles par la suite, à corriger les excès, à franciser la méthode jdanovienne. Comme si le pire danger, alors, serait l’attentisme, le neutralisme qu’exprima un temps Europe de Maublanc. Casanova se régale de l’outrance kanapiste. Et il le fait savoir. Lors d’une assemblée parisienne, début 1950, il se moque des " professeurs de maintien moral, très préoccupés de nous protéger contre les sollicitations dangereuses qui pourraient nous venir du combat et de ses fureurs" . Tout au contraire, il salue " la passion des combattants, des combattants d’une cause juste et la plus avancée, la cause révolutionnaire. "

Kanapa est également sous l’aile de Thorez. Le jeune rédacteur en chef ne manque jamais une occasion de rappeler l’intérêt que le secrétaire général porte à la revue ; ce n’est pas là qu’une question de protocole ; Thorez a joué un rôle important dans la création du journal ; il en est un lecteur assidu ; il existe au Service National de Documentation du PCF une collection de la revue ayant appartenu à Thorez ; ce dernier soulignait, raturait, cochait, plus rarement annotait les papiers ; une fois, il y glissa une réflexion griffonnée et oubliée là . Le secrétaire général rencontre volontiers Kanapa, le conseille, lui écrit. Il lui adresse en juin 1949 la lettre d’encouragement suivante : " J’ai lu le dernier numéro de la revue . Je le trouve très bon. Tout à fait dans l’esprit de notre entretien, solide, actuel, bien orienté. L’édito est excellent. Les articles de tes collaborateurs sont d’un niveau élevé et plaisant tout à la fois. (...) Félicitations." Le numéro " solide " dont parle Thorez est celui où Kanapa exalte la culture réaliste socialiste de Daquin, d’Aragon, de Fougeron ; où Bonnafé fustige " la psychanalyse, idéologie réactionnaire ". La rédaction dispose d’une assez large autonomie d’action tout en étant sous haute surveillance ; la tutelle de la direction se vérifie par exemple dans les décisions du secrétariat : cet organisme est appelé à intervenir fréquemment dans l’administration du journal, pour ce qui concerne par exemple les initiatives publiques, les voyages hors de France. Reconnu pour ce ton de Savonarole, Kanapa va être rapidement et solennellement mis en avant par la direction communiste ; le 12 janvier 1950, entouré, avec une certaine théâtralité, des principaux chefs du parti, il s’adresse à un public jeune, survolté, salle des sociétés savantes, 8, rue Danton, lieu traditionnel de réunion et de meeting ces années-là ; il reprend l’argumentation contenue dans un papier récent, intitulé " la liberté de l’esprit" . Pour Kanapa, qui a alors 29 ans, c’est une sorte de cérémonial initiatique, d’entrée publique dans la cour des grands ; la réunion est annoncée dans L’Humanité du jour ; Thorez lui-même est de la soirée, ainsi que Jeannette Vermeersch.
Ce même mois de janvier, La Nouvelle Critique, qui édite également des plaquettes et des livres, publie, en brochure, " Jdanov et la littérature ".
Kanapa est en pleine ascension ; d’étranges rumeurs circulent pourtant, dont se fait l’écho le journal Le Monde. Le rédacteur Raymond Millet réalise une enquête, à la mi-janvier, intitulée " Staliniens et Titistes. Sur la nouvelle extrême gauche qui cherche à se former en France ". Dans le premier volet, " Faible succès dans le parti communiste ", il énumère les cas de " dérive " titiste observée ici ou là, dans la presse communiste notamment, et écrit : " A La Nouvelle Critique, nous dit-on, il a été question d’écarter MM. Casanova et Kanapa. Mais est-ce bien sûr puisqu’ils sont restés en place " . Le fait est que la période est marquée par une montée des passions, et dans un tel scénario, il y a toujours le risque d’être débordé. C’est en partie ce qui arrive avec l’affaire Duras-Antelme-Mascolo. CHAPITRE DEUX L’AFFAIRE DURAS, ANTELME, MASCOLO Un beau fonds

Cette affaire est liée à notre histoire, bien qu’indirectement. Au printemps 1948, Antelme et Mascolo se sont vivement opposés à la conception " kanapiste " de l’esthétique, dans le cadre du "cercle des critiques" ; l’orientation Kanapa-Casanova l’emporte ; la rue Saint Benoît n’en pense pas moins, tout en demeurant au Pc. Les choses se gâtent durant l’hiver 1949-1950, avec l’exclusion du groupe Duras-Mascolo-Antelme. L’affaire commence comme une plaisanterie d’étudiants et finit dans le déchirement et le drame.

Il existe un beau fonds d’archives, que j’ai eu le plaisir d’inventorier, en 1998, à la demande de Francette Lazard. Celle-ci s’occupait alors des documents de la commission centrale de contrôle politique, concernant les contentieux spectaculaires, les dossiers importants d’exclusion. Ce fonds, dont j’ai tiré un petit récit , est à présent accessible : il a été versé, comme l’ensemble des contentieux, à la section des archives du PCF. Le carton, estampillé " Affaire Duras-Mascolo-Antelme", regroupe 25 pièces, plus de 120 feuillets, dactylographiés ou manuscrits. Il permet un éclairage nouveau de l’affaire. On disposait en effet jusque-là d’un certain nombre de travaux : Marguerite Duras, Robert Antelme, Dionys Mascolo ont évoqué cette épreuve dans leurs livres ; des revues ont apporté des précisions ; la biographie de Laure Adler sur Marguerite Duras a montré la manière dont l’écrivain a vécu cette histoire. Pourtant, l’intérêt de ce fonds est de rétablir l’exacte chronologie de l’affaire, d’examiner comment le "procès" s’est construit, qui en a pris l’initiative, quelles en ont été les origines et les implications politiques ; de voir comment les motivations des "excluants" ont bougé en cours de route, comment se sont positionnés les différents protagonistes, comment ont réagi la base militante aux divers enjeux politiques ( l’Est, le stalinisme, l’esthétique, la morale) mais aussi les directions respectives ( section, fédération, comité central).
On y retrouve enfin cet air du temps si singulier de la fin des années quarante, violent, outrancier.

Ce dossier est riche ; nous en donnons en annexes l’inventaire. Sa singularité est d’être bavard. En règle générale, les mesures d’exclusion du PCF ne donnent guère lieu à d’amples commentaires.
En ces premiers mois de 1950, d’autres exclusions sont prononcées en différents endroits. Un reportage du journal Le Monde de janvier 1950 en évoque quelques-unes. Aucune n’aura des suites aussi spectaculaires, aussi dramatiques que cette affaire de Saint-Germain. Elle est la seule aussi à pouvoir être reconstituée assez précisément.
Parce que les exclus, quatre sur cinq, vont intenter des recours par écrit. Ils s’adressent aux autorités "départementales", le plus souvent à Raymond Guyot, 1er secrétaire de la Fédération de la Seine, invoquent leurs droits, rédigent de longs argumentaires. Ils tiennent à s’expliquer, exigent une révision de leur "procès". Le fonds contient leurs "appels".
Parce que les "excluants" se justifient. La direction parisienne du PCF est assez vite contrainte de mener une enquête : une commission, mise en place dans les jours qui ont suivi l’exclusion, est dirigée par André Voguet. Elle réceptionne les lettres des exclus, les mots de soutien des amis, auditionne et sollicite des avis. C’est dans ce cadre que Marguerite Duras sera sollicitée, que des proches des exclus se manifesteront, que d’autres personnalités vont témoigner.
Un membre de cette Commission s’investit complètement dans ce travail : Roger Montchanin. Il reçoit tour à tour Mascolo, Duras, Régnier, Guillochon puis l’ancienne secrétaire de la cellule 722, Lucienne Savarin. Il consulte Kanapa, Pierre Hervé, Gilberte de Jouvenel. Il consigne tous ces entretiens dans un long rapport manuscrit de 14 feuillets, daté du 8 juin 1950. Dans ce texte, assez étonnant, ce militant, à la fois maladroit et généreux, raconte son enquête, mais ses conclusions ne seront pas retenues.
Enfin, troisième donnée, le fonds est riche parce qu’une contre-enquête est demandée par Casanova, et confiée à Pierre Daix ; celui-ci se renseigne sur les tenants et les aboutissants de cette intrigante affaire.

Non seulement les documents sont nombreux mais ils sont détaillés. Les témoins sont sollicités " à chaud", quelques jours, quelques semaines tout au plus après les événements. Ils désirent s’expliquer, être compris le plus exactement possible. Et ces protagonistes, souvent des intellectuels éminents, écrivains, journalistes, gens d’édition, s’expriment avec talent.

Le caractère toujours un peu imprécis des témoignages est, en l’occurrence, limité dans la mesure où on a la possibilité de recouper les textes, de comparer des dépositions contradictoires. On dispose d’une sorte de sténogramme des affrontements, écrit à plusieurs mains, avec des sensibilités et des tonalités différentes. Certaines pages de ces archives sont si vivantes qu’on a le sentiment d’assister "en direct" aux débats.

C’est une histoire exemplaire, en raison des personnalités en cause, des forces en présence, des enjeux débattus, du lieu ( le village germanopratin), de la date (l’apothéose de la guerre froide). Elle n’a rien d’une histoire morte : la violence de la polémique entre Jorge Semprun et Monique Antelme , durant l’été 1998, suscitée par l’ouvrage de Laure Adler, rappelle que cette affaire remue encore une immense charge affective. Rappelons les faits : Sismographe d’une certaine intelligentsia, Saint-Benoît vit difficilement la remise au pas, en 1948-49. " La rue Saint-Benoît où se croisent beaucoup de communistes, de crypto-communistes, de futurs ex-communistes, écrit Laure Adler, reste un territoire d’échanges, de confrontations. Apparemment la liberté de penser règne dans cette loge libertaire du communisme frondeur de Saint-Germain-des-Prés. Mais l’atmosphère de suspicion et de délation plane déjà dans l’appartement. On suspecte les propos de certains camarades. Certains se taisent, de peur d’être dénoncés. La crainte d’être accusés d’activités fractionnelle saisit quelques uns qui désertent à tout jamais la rue Saint-Benoît". Un soir de la fin mai 1949, sept amis sont attablés au café Bonaparte, à Saint Germain-des-Prés. Ils sortent de la réunion de la cellule communiste du quartier, la cellule 722. Il y a là l’écrivain Marguerite Duras, Dionys Mascolo, homme d’édition, Bernard Guillochon, ajusteur, Eugène Mannoni, journaliste à Ce Soir, Monique Régnier, secrétaire d’ambassadeur, bientôt rejoints par Robert Antelme, écrivain, et Jorge Semprun, journaliste. Ils parlent de vacances, des enfants, blaguent, se moquent des uns, des autres. Ils critiquent Aragon, Elsa Triolet ; ils se moquent de Casanova, ils brocardent Jean Kanapa.
Pour Jorge Semprun :

" Il y eut conversation de bistrot, en effet. Et elle fut passionnante. Antelme et Mascolo racontèrent, en effet, leurs démêlés au Cercle de la critique où se réunissait la crème des intellectuels communistes (…) sous la houlette de Laurent Casanova, Aragon et Jean Kanapa." S’il n’y avait rien de significatif ni d’étonnant dans ces propos, tous admettent que le ton était alerte. Monique Régnier écrit

" je peux dire seulement qu’il en a été parlé en termes non-élogieux, pas au point de vue "politique" mais par des anecdotes racontées sur les uns et les autres" . Pour Mascolo, " Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat". Antelme ajoute : " furent tenus à l’égard des camarades Casanova et Aragon notamment (…) de mauvaises et douteuses plaisanteries" . " Termes non élogieux", "pas toujours avec bon goût", "propos désagréables" : qu’en termes galants ces choses-là sont dites. Pourquoi tant de précautions ? tout simplement parce que dans le courant de la soirée, Mannoni qualifie Casanova de… "grand mac". Il vise notamment sa façon d’être avec les employées du Comité central. Casanova : un grand mac ?!

" Mannoni a prononcé cette phrase, écrit Monique Régnier, en conclusion d’une histoire qu’il venait de raconter sur l’arrivée de "Casa" au 44 (rue Le Pelletier, siège du PCF. NDR), rentrant de voyage, et sa manière de se comporter".

Curieusement, plus personne n’évoquera par la suite le terme même qui mit le feu aux poudres. Mot tabou. Mot interdit. Ce n’est pas la moindre des curiosités de cette affaire. Motus des "accusés"… pour préserver Mannoni, journaliste à Ce soir, donc permanent communiste. Silence des accusateurs…comme par une sorte de bigoterie, de pudibonderie. Des silences qui en disent long sur les moeurs de l’époque et du parti.

Le lendemain, les participants à cette soirée apprennent que la direction de la section du 6è arrondissement, l’organisation qui chapeaute la cellule 722, est au courant de leur discussion. Leurs propos ont été répétés, notamment à Arthur Kriegel . Semprun les a rencontrés. Antelme, ulcéré, qualifie son camarade de "mouchard". Légitime vigilance, répliquent les responsables de la section. Semprun trouve intolérable l’accusation de ses amis d’hier. Il demande de s’expliquer. Un rendez-vous est pris. Le 2 juin 1949, ce sont les retrouvailles chez Duras. L’affrontement est dur. " C’est au cours de cette réunion que j’en arrivais, dit Antelme, perdant tout sang froid, à dire une chose aussi ridicule que : " entre Casanova et nous, c’est une question de vie ou de mort", ce qui évidemment doit être pris dans un sens figuré, c’est à dire : si le point de vue du camarade Casanova sur ces questions (…) devait s’imposer définitivement, cela ne pourrait se traduire que par notre silence".

Dans le courant de l’été 1949, les choses semblent se calmer. Vers la fin de l’année, l’affaire rebondit, en raison d’un débat sur les camps en URSS. David Rousset, dans Le Figaro Littéraire, lance un " Appel pour la constitution d’une commission d’enquête sur les camps soviétiques " où il dénonce " une des sections du ministère des affaires étrangères, qui porte le nom de goulag".
L’Appel suscite une violente riposte des communistes. Mais Antelme, ému, " accepte sous conditions ". Pour ses camarades de parti, le voici suspect. Le climat se tend dans les réunions de la cellule 722. Tant et si bien que fin décembre, Marguerite Duras et Dionys Mascolo refusent de reprendre leur carte du parti. L’organisation ne l’entend pas de cette oreile et quelques semaines plus tard, ils seront exclus, en bonne et due forme ; Antelme et deux autres participants à la soirée du "Bonaparte" connaîtront le même sort, le 7 mars. De surcroît, la consigne est donnée aux membres de la cellule de ne plus les fréquenter, ce qui est sans précédent.

L’enjeu de l’esthétique

Au fil des mois, l’argumentaire de l’accusation a beaucoup varié : on reproche aux "déviants" la mise en cause d’un dirigeant du parti, puis leurs rapports avec des trotskistes, ensuite leurs critiques à l’égard de l’URSS ; les questions de la morale occuperont un temps une large place ; l’obsession anti-titiste semblera par la suite balayer tout le reste.

Une lettre officielle de la cellule explicite ainsi les motifs d’exclusion :

" I° Tentative de sabotage du Parti par la désorganisation de la cellule et l’attaque permanente contre le Comité de Section, en usant en particulier de l’insulte et de la calomnie, et en utilisant des prétextes qui cachent un désaccord profond avec la ligne politique du Parti.

2° Fréquentations de trotskistes tels que David Rousset et autres ennemis de la classe ouvrière et de l’Union Soviétique ( en particulier un ex-attaché d’ambassade yougoslave actuellement rédacteur en chef de "Borba").

3° Fréquentation des boîtes de nuit du quartier St Germain des Prés, où règne la corruption politique, intellectuelle et morale, que condamnent vigoureusement (sic) et à juste titre la population laborieuse et les intellectuels honnêtes de l’arrondissement".

Il y a un côté Clochemerle à Saint-Germain-des-près. En fait, les reproches sont disparates, à géométrie variable, selon le profil (social, culturel) de celui (ou celle) qu’on entend exclure : l’intellectuel est accusé de déviance, l’ouvrier de vol, la femme de légèreté. Un discours assez traditionnel et pour tout dire "réactionnaire".
Antelme par exemple aura à répondre aux questions suivantes : pourquoi a-t-il critiqué le pacte germano-soviétique ? soutenu le plan Marshall ? condamné les procès Rajk et Kostov ? attaqué la politique du parti à Buchenwald ?

Les questions de l’esthétique reviennent aussi de manière lancinante. Dans la lettre de la cellule, il est mentionné un " désaccord profond avec la ligne politique du parti, en particulier en ce qui concerne la littérature et les arts " (souligné par nous) .

Cet enjeu est d’ailleurs souvent évoqué dans les différents témoignages :

" La conversation à bâtons rompus, note Antelme, convergea rapidement vers les questions de la littérature, de la méthode de critique, telles que les ont illustrées notamment les camarades Aragon et Kanapa".

" Il n’y avait rien de nouveau, ajoute Mascolo, dans la critique que j’ai renouvelée au cours de cette conversation du café et la position que j’y ai exprimée était celle que j’avais défendue dans le parti, il n’y avait donc aucun double jeu de ma part".

Pour Mannoni, la personne visée ce soir-là était

" plus spécialement le camarade Jean Kanapa dont un article avait fait l’objet d’une vive discussion au sein de la commission des critiques".

Selon l’ancienne secrétaire de cellule, dont le propos est rapporté par Montchanin, ce qui mit le feu aux poudres,

" de (son) avis, ce ne sont pas des affaires de coucheries mais affaires d’intellectuels sur les questions littéraires comme celle qui exista entre Antelme-Kanapa-Casanova et Aragon".

Les " exclus " constatent qu’ils ne peuvent tout simplement pas changer leurs goûts. Ainsi Mascolo reconnaît avoir des opinions différentes de celles du PCF sur tel ou tel point ; par exemple, il n’aime pas la peinture de Fougeron. Cet artiste emblématique du courant réaliste-socialiste fait à nouveau scandale au salon d’automne 1949 en exposant un tableau sur la mort d’un militant communiste, " L’hommage à André Houllier". Mascolo n’aime pas cette peinture, sans pour autant la critiquer publiquement, ajoute-t-il. Il confirme ce désaccord à Montchanin qui traduit ainsi :

" Les divergences qui peuvent exister sont sur les questions littéraires et peintures. Par exemple. Il aime pas Fougeron pour sa peinture, également les poèmes de Fréville. Par contre adore ceux de Césaire".

Antelme fait observer que ce désaccord sur l’esthétique n’a en fait jamais été abordé en cellule. Et quand il voudra rappeler ses positions en matière d’esthétique, on lui répliquera que ce n’est pas le sujet.

" Quant à mes goûts personnels, ils sont mes goûts personnels, et avec la meilleure volonté du monde, je ne vois vraiment pas comment j’en changerais".

Dans la marge de cette lettre, cette expression est doublement cochée par un censeur anonyme, qui y voit sans doute un signe indéniable de déviance.
Duras est également mordante sur cette question :

" Ma méfiance des intellectuels est telle que ce n’est qu’au bout de deux ans, et même plus, que j’ai avoué à un camarade que j’étais un auteur chez Gallimard. La chose s’est sue à la cellule et on m’en a fait le reproche, parce que j’aurais pu sans doute "faire autre chose que ce que je faisais".

Elle reconnaît volontiers qu’elle a là une divergence avec l’orientation communiste ; elle estime que cet enjeu de l’art échappe au politique. En tout état de cause, précise-t-elle, elle n’a jamais fait état ni en cellule ni publiquement de cette différence d’approche. Malicieuse et désabusée, elle ajoute :

" Le Parti a dit qu’il fallait faire du porte à porte. J’ai fait du porte à porte. Le Parti a dit qu’il fallait faire des collectes. J’ai fait des collectes aux terrasses des cafés et ailleurs. Le Parti a demandé, comme il était indispensable qu’on accueille des enfants de grévistes. J’ai recueilli pendant deux mois la fille d’un mineur. J’ai fait signer les ménagères sur les marchés, j’ai collé l’Huma, j’ai collé des affiches, j’ai contribué à faire inscrire Antelme, Mascolo, d’autres camarades encore, etc. Tout ce que j’ai pu faire, je l’ai fait. Ce que je ne peux pas faire c’est de modifier des goûts, par exemple littéraires, qui sont ce qu’ils sont mais auxquels il m’est physiquement impossible de renoncer."

Morin pour sa part rend hommage à " (la) valeur d’écrivain, qui est une valeur avant tout humaine " des gens de Saint-Benoît.
Ce passage, une fois encore, a le don d’agacer le destinataire du rapport, qui coche nerveusement cette phrase.
Morin aborde alors un "problème de fond" : faut-il être d’accord en tout et sur tout avec le parti pour être communiste ? est-ce qu’il ne suffit pas d’être d’accord sur les grands enjeux : guerre et paix, socialisme et capitalisme ? Le reste, après tout, n’est-il pas secondaire ? Cela relève du sentiment, qui de surcroît n’est pas exprimé publiquement ? Prémonitoire, il observe :

" Sinon bien d’autres camarades se verraient contraints d’abandonner ce qui constitue le meilleur d’eux mêmes".

En fait, exclure pour cause de désaccord artistique est en contradiction avec la ligne que Casanova définissait dans son discours de Wagram.
L’affaire commence, de proche en proche, à être connue. Elle fait des vagues, en raison des personnalités en cause, de la nature des griefs, des méthodes utilisées ; elle trouble de nombreux intellectuels. Pour Casanova, elle tombe mal. Il a bel et bien été mis devant le fait accompli. Certes, sa "ligne" consiste à durcir la lutte d’idées ; en même temps, sur la question de l’art, il connaît son public intellectuel, ses réticences. Il ne souhaite pas trop forcer l’allure, encore moins faire du problème esthétique un motif de rupture. Mais il s’est heurté à une manière de surenchère "de gauche".
Non seulement il n’est pas demandeur de sanctions mais il tente d’arrondir les angles. Le dossier prenant une certaine ampleur, il charge donc Pierre Daix d’une manière de contre-enquête.
Figure dans le fonds d’archives une lettre, manuscrite, de trois feuillets, de Daix, daté du 21 mars 1950.

" Cette affaire actuellement provoque de très sérieux remous à la fois chez les intellectuels ( Tristan Tzara, Claude Roy en particulier), chez les déportés et de nombreuses discussions en dehors du cadre des organismes compétents du parti. Je pense qu’il serait utile que les problèmes soient posées quant au fond, y compris avec leurs incidences sur le plan idéologique".

Daix se livre à ses propres investigations. Ce qu’il m’explique ainsi dans une correspondance :

" L’exclusion d’Antelme par la section du VIe rendait impossible l’existence du Cercle des critiques que je dirigeais. Il était convenu, ce cercle n’étant pas une instance régulière du parti, que les propos des écrivains y participant ne pouvaient être retenus contre eux. Même si l’exclusion d’Antelme n’avait aucun rapport avec les idées qu’il exprimait sur la littérature, il était clair qu’il y aurait confusion. C’est pourquoi j’ai été chargé par Casanova d’une enquête interne pour voir si un appel ou une non-ratification de cette exclusion était possible. De là cette note qui recense à décharge des "points qui me semblent pour le moins troublants", mais pour laquelle je n’ai consulté ni Hanoka ni Semprun". Au total, cette lettre de Daix est en effet à décharge pour les exclus. Kanapa pris de gauche Comme l’est le témoignage de Kanapa, pourtant "ennemi public n°1" pour Saint-Benoît. Il est recueilli, avec celui de Pierre Hervé, par Montchanin :

" Point de vue de Hervé- Kanapa et G. De Jouvenel . Ne sont pas au courant des faits reprochés. mais ne pense pas que ces gens soient des ennemis. évidemment ils existent entre eux les divergences déjà cités. mais croient que étant très nouveau au parti et en ayant des contacts très souvent avec ces gens on peut espérer en faire des communistes donc à servir le Parti et sa classe ouvrière. Pour Hervé et Kanapa le terme "fraction" serait faux puisque ces gens se retrouvaient entre eux non pas pour discuter de ce qui c’était passé en réunion de cellule, de la ligne politique du Parti, mais simplement sur des points de vue littéraires et peintures. Estime que Antelme est rentré un peu dérangé de sa déportation, donc malade, et faible. mais que l’on devrait le conservé dans le parti. car est un grand écrivain. évidemment ces sur lui que tombent toutes les charges, car d’après eux, c’est lui qui a une plus grande "gueule". Pour l’instant Antelme est sans travail. Pour fréquentation boîtes de nuit ne comprenne pas attitude de Semprun qui lui même était un habitué de ces lieux et que si on cherchait bien loin on en trouverait beaucoup d’autres" . À divers échelons, des responsables du parti sont donc, en ce début juin 1950, plutôt réservés sur l’affaire. Casanova se demande comment éviter la casse ; Daix temporise ; Kanapa et Hervé aussi ; l’ancienne secrétaire de cellule parle de malentendu ; Montchanin, au nom de la commission d’enquête, propose de tout effacer.
Le rapport de ce dernier à la direction parisienne sera repris et corrigé par le responsable de la commission, André Voguet, lequel fait traîner en longueur et se montre moins accomodant. Début novembre 1950, il remet le résultat de son travail au secrétariat de la fédération de Paris. Il regrette que la section se soit laissé entraîner sur le débat de l’esthétique, qui n’était pas de son ressort. Il propose d’ailleurs de réunir le comité de section du 6è arrondissement pour l’informer des positions du parti en la matière. Le compromis qu’il propose arrivera trop tard : sollicités début 1951 pour être réadmis au parti, les exclus n’ont nulle envie de revenir.

L’affaire renseigne sur l’état d’esprit dans l’intelligentsia et sur la manière dont pouvait fonctionner le Parti communiste. Le dossier de l’accusation est vide. Aucune véritable faute politique ne peut être retenue contre les accusés. Le seul désaccord d’envergure porte sur l’esthétique ; or il est entendu que cette question, si elle fait débattre, ne peut donner lieu à une sanction. Des responsables communistes vont cependant se saisir de l’occasion pour susciter une crise, sévir et jouer la carte du pire. Pourquoi ? Ce n’est ni la cellule de Saint Germain, ni la fédération de Paris, encore moins la direction nationale qui prennent cette initiative. C’est apparemment à l’échelon de la section du 6è que les choses se jouent. C’est-à-dire, dans l’organigramme du parti, au niveau des cadres moyens, des cadres d’exécution, dirions-nous, mais dont le rôle, intermédiaire, entre l’état-major central et la base militante, est loin d’être négligeable.

Ce serait à ce niveau qu’est prise la décision d’épurer. Pour quelles raisons ? Certes on devine que dans cette affaire se sont réglés de petits comptes personnels, de mesquines histoires. Mais si ces cadres poussent sciemment à la cassure, c’est qu’ils anticipent, et précipitent en même temps, un glissement sectaire, une dérive gauchiste, de l’appareil. Il est significatif que personne alors ne soit vraiment en mesure de s’y opposer. Ni les exclus, bien sûr, isolés et marginalisés. Ni la cellule, maintenue sous une sévère tutelle, et dont la responsable, dubitative, est écartée. Ni la fédération qu’agacent ces débats d’intellectuels et qui se borne à déplorer les procédés utilisées par la section sans oser la désavouer. Ni le secteur des intellectuels, pourtant défié par cette initiative, et qui oeuvre, en vain, pour un non-lieu. Ni la direction nationale qui tente, tardivement, d’atténuer les sanctions.

Il s’agit d’un cas de figure intéressant. Où l’on redécouvre que "le parti", ce n’est pas seulement des chefs, des congrès, une structure pyramidale hiérarchisée, diffusant la directive de haut en bas. C’est aussi des cadres, des militants, des adhérents, des électeurs, chacun avec leur force d’inertie. C’est des "générations" différentes, celles de l’avant-guerre, de la Résistance, de la Libération, voire de la guerre froide, avec leur culture et leurs références. Et chacun de ces acteurs peut avoir par moments une relative autonomie.

Ce phénomène est à peine perceptible en périodes de consensus interne, d’accord généralisé sur l’orientation. Mais dans des phases de tension, il en va autrement. Or nous sommes, en 1949-1950, dans un de ces moments de crise.

Celle-ci s’est ouverte en 1947, avec le réajustement du PCF sur l’option du Kominform. Au fil des mois, cette orientation s’appesantit. Ce repositionnement est lui même l’objet d’une surenchère de gauche, d’une tendance au sur-alignement sur le modèle soviétique.
Si des thorèziens comme Casanova cherchent une voie plus pondérée, tentent de franciser le jdanovisme, ils doivent tenir compte de l’opinion d’un certain encadrement communiste - qui donne toute sa mesure dans l’affaire qui nous concerne ici- impatient et outrancier, désireux d’en découdre, de tourner la page des "illusions" démocratiques de la Libération, de reprendre les schémas révolutionnaires d’avant-guerre, excédé de surcroît par le déferlement de l’anticommunisme.

Arthur Kriegel , qui est alors au secrétariat de la section mais refuse de prendre part à cette affaire, nuance ce propos. Il rappelle qu’un homme n’apparaît pas dans ces documents mais doit jouer un rôle non négligeable : André Marty. C’est lui en effet qui supervise les arrondissements du centre parisien. Et il exerce une forte autorité sur les cadres locaux comme Perlican notamment. Il est vrai aussi qu’au cours du dernier trimestre 1950, un événement destabilise quelque peu la direction : le parti se retrouve sans chef. Thorez, malade, quitte la France en novembre et s’installe durablement à Moscou, pour se faire soigner. Marty est là, Auguste Lecoeur également, le secrétaire à l’organisation du PCF qui va s’imposer, écarter les gêneurs comme Casanova, installer une ligne ouvriériste.
Dans quelle mesure alors Marty ou Lecoeur répondent à cette véhémence d’un certain nombre de cadres et de militants du PCF ? Ou ceux-ci sont-ils en fait encouragés par ces courants de la direction ? Les deux choses ont bien pu s’épauler.

Faut-il voir enfin dans cette affaire des réseaux étrangers ? De fait apparaissent souvent dans l’enquête des hypothèses, assez rocambolesques, où l’on cherche la main de l’étranger. En ces premiers temps de la guerre froide sévit une vague d’espionite aiguë. Certains insistent sur le fait que Mme Antelme travaille à l’ambassade de Tchécoslovaquie ; qu’Antelme lui même est allé récemment dans ce pays ; que Semprun est employé à l’Unesco ; que sa soeur est l’épouse de l’attaché culturel français à Belgrade.

Dans sa lettre, Daix évoque entre autres la figure problématique de Hanoka, jeune intellectuel égyptien. Celui-ci, ancienne fréquentation de la rue Saint-Benoît, fut le premier à proposer des sanctions contre Duras et Mascolo en janvier 1950, puis à suggérer l’exclusion d’Antelme en mars. C’est à lui que font allusion Duras, Mascolo, Antelme, Morin quand ils se moquent des " bolchéviks de bistros", ces noctambules qui côtoient assidument la jeunesse sartrienne.

Voguet qualifiera Hanoka et Semprun " d’intellectuels d’origine étrangère, à liaisons très suspectes ", parlera d’une " affaire louche ", rappelant qu’Hanoka, curieux rigoriste, est membre de la rédaction de la revue "Parallèle 50", un hebdomadaire en langue française édité par le Bureau d’information Tchécoslovaque, qui a son siège rue Bonaparte, à l’ambassade tchèque.

Une nouvelle fois, l’affaire montre que cette manière de rebolchévisation, cette " violence à n’y pas croire" qui traverse tous les débats, ont quelque peu de mal à passer dans l’intelligentsia communiste.
Certains ont cru déceler chez les gens de Saint-Benoît des réseaux titistes ou des arrières pensées sartriennes ; ce n’était pas l’état d’esprit de cette équipe ; d’une certaine mesure, la chose est plus simple, et plus grave. C’est d’un impossible communisme libertaire qu’elle rêve, un communisme utopiste, moral. Pour Laure Adler :

" Marguerite Duras choisit de suivre le modèle que proposait Vittorini : l’intellectuel libre, communiste, pas forcément marxiste, communiste affectif, protestant" . C’est d’une conception du communisme bien différente de celle du catéchisme rigoriste alors en vigueur dans les cellules du PCF qu’il est question. Comme l’écrit l’éditeur Maurice Nadeau, dans la page de présentation d’"Autour d’un effort de mémoire" de Dionys Mascolo, "leur communisme appartient aussi bien à Hölderlin qu’à Marx, il a sur la Révolution une "avance" que ne supporteront pas les staliniens. Il refuse catégoriquement " le non-homme de l’homme, armé de raison, instruit de morale et soucieux de perfection". CHAPITRE TROIS OUTRANCES A) UNE ALLURE DE CAVALCADE Pour Kanapa s’ouvre une période d’activités débordantes. Il travaille beaucoup. D’abord à La Nouvelle Critique, qui demeure son camp de base, où il réécrit presque tout le journal, en assure les éditoriaux, supervise la publication des brochures. Dans le cadre de la revue, il va se lancer dans un cycle de conférences aux quatre coins du pays. Dans le même temps, il rédige des essais, signe des préfaces, prépare de futurs romans, collabore à d’autres médias communistes, participe à la défense du cinéma français.
Il devient, pendant plus d’un semestre, le critique littéraire de L’Humanité. De mai 1950 à janvier 1951, il y tient en effet une chronique hebdomadaire sur le livre. Le quotidien présente cette nouvelle recrue dans des termes très élogieux :

" C’est Jean Kanapa qui tiendra la chronique littéraire hebdomadaire de L’Humanité. Ce jeune écrivain, pamphlétaire et philosophe, est le rédacteur en chef de la " revue du marxisme militant ", La Nouvelle Critique, créée il y a moins d’un an et demi sur l’initiative de Maurice Thorez et qui a depuis lors acquis une extraordinaire autorité, précisément par la rigueur de principe, l’audace de pensée et le brillant de l’expression que requiert la vraie critique marxiste " . Kanapa y signe plus d’une trentaine de papiers. On y retrouve ses "dadas" : "critique de soutien" des "siens", Aragon, Vaillant ( " Bon pied bon oeil", écrit-il, est un "beau roman" où le héros abandonne sa défroque de " vieil homme" libertin pour devenir communiste) ; son engagement en faveur de " la bataille du livre " menée par Elsa Triolet et le CNE ; son attention aux romans soviétiques mais aussi à la littérature américaine . S’il y pourfend volontiers les livres " décadents ", il aime mettre en valeur les " romans de passage ", où de jeunes auteurs exprimeraient une sensibilité proche de ( ou cheminant vers) les valeurs des communistes. Il se montre sévère avec les intégristes du réalisme, qui confondent le tract et l’écriture, aux propos manichéens. Il dit préférer ceux qui savent mettre de la contradiction et de la vie dans leurs écrits. André Stil, des années plus tard, devenu académicien Goncourt, se souvient :

" Jean Kanapa, quand il avait écrit un certain nombre d’articles de critique littéraire dans L’Humanité, avait senti ça : dans mes livres, comment la vie du parti était débat et non pas ce qui tombe de haut et qu’on applique..(…) Kanapa avait senti ça de façon juste. Je n’ai pas aimé tout ce qu’a fait Jean Kanapa, mais ça, je dois dire qu’il a été le seul à le sentir ainsi " . Il a toujours un pied dans l’édition, comme chef de collection à " Problèmes ", édition scientifique . Suite à la rencontre de Wroclaw s’est structuré à Paris un " Mouvement des intellectuels français pour la défense de la paix ", qui tient sa première conférence nationale en avril 1949. Le siège de ce " mouvement " est au 5, rue des Pyramides. Kanapa est chargé d’en coordonner, provisoirement, le " Bureau ". C’est ainsi qu’il signe la convocation de la première réunion du Secrétariat national , lettre qui figure aux archives de l’Institut du Radium, et dans laquelle il rappelle qu’une des premières initiatives consiste à organiser la solidarité avec Frédéric Joliot-Curie, menacé d’être écarté de son poste. On le retrouve, les mois suivants, à la direction du " mouvement national des intellectuels pour la défense de la paix " ; à ce titre, il sillonne le pays pour aider à la structuration dans les départements de cette organisation ; début septembre 1949, il intervient à un congrès régional à Nice, rassemblement qui s’achève avec " la marche des partisans de la paix " de Chostakovitch . Kanapa court également les manifestations. Parlant de lui à la troisième personne, il raconte cette anecdote : " Devant Le Figaro, le 5 avril 1950, lors de la manifestation contre les mémoires de Skorzeny, le rédacteur en chef de La Nouvelle Critique fut matraqué pour avoir chanté La Marseillaise, la secrétaire de rédaction de cette revue eut le cuir chevelu fendu, la tête ensanglantée par les matraques au service du Figaro" . Il fait des sauts à l’étranger. On le trouve à Berlin-Est pour le Festival mondial de la Jeunesse, où il s’enthousiasme pour les jeunes troupes d’agit-prop venues de France, pour les " vopos " également : " La police populaire toujours prête à rendre service à ceux qui servent la démocratie " . Il évoque cette agitation avec jubilation, dans une lettre à sa soeur. S’il ne trouve pas le temps de lui rendre visite, écrit-il,

"…c’est la drôle de vie, cul entre deux chaises, perché sur la branche, bohème malgré moi, la drôle de vie que je mène qui en est responsable - rien d’autre. Ce n’est pas de la sécheresse de coeur ( du coeur, j’en ai à revendre !), ni même de l’indifférence. Non, simplement l’allure de cavalcade, souvent incohérente, de mon existence. Ca se tassera, aucun doute." LES ECRITS Kanapa est en guerre. Et il aime çà. Face aux réticences persistantes que rencontre le slogan des deux sciences dans son propre camp, il s’impatiente ; dans l’introduction d’un dossier au titre éloquent, " la science, idéologie historiquement relative" , il revient sur ce dossier ; il rappelle d’abord que son mensuel a consacré déjà une demi-douzaine d’études à la question, autre façon dire qu’il y avait bien besoin d’argumenter ; et pourtant, se désole-t-il, des scientifiques, " et notamment des communistes", n’ont toujours rien compris ! Il laisse entendre qu’il n’est tout de même pas difficile de voir qu’il existe une science qui est

" une idéologie justificatrice ( du profit et de la guerre…) alors que l’autre est la science même. (…) Sur la base de ces principes, une discussion reste toujours possible" . Il s’en prend à Marcel Prenant chez qui " la discussion sur le détail scientifique conduit son auteur à quelques réticences (sic) ". Mais du débat engagé, il ne veut retenir que " communauté de tendance et convergence de direction".

Il polémique avec les adversaires du réalisme en art dans une étude au titre pugnace :

"S’il leur plait d’être tarés." Il s’essaie aux pamphlets, où il se montre encore plus fougueux. Sa première cible est Arthur Koestler, dans un essai paru aux Editions Sociales, intitulé " Le traître et le prolétaire ou l’entreprise Koestler and co ltd" . Entre Koestler et les communistes, et singulièrement les intellectuels communistes français, les ponts sont coupés depuis longtemps. Ce flamboyant personnage, également scientifique, romancier et journaliste, cet intellectuel d’Europe centrale qui a roulé sa bosse en Palestine, guerroyé en Espagne, travaillé pour le Komintern, a tous les traits d’un aventurier des temps modernes. Il écrit " Le Zéro et l’infini ", inspiré des procès staliniens de 1937/38 et de l’exécution de Boukharine ; puis " Croisade sans croix " où l’on entend, notamment, des tirades terribles contre certains intellectuels communistes . A Londres, pendant la guerre, il critique Aragon, et la littérature française de la Résistance . Ses romans, plus tard son essai " Le Yogi et le commissaire ", sont volontiers invoqués en France, alors que de nouveaux procès à l’Est défraient la chronique, que le statut de l’intellectuel communiste est en débat permanent. La presse communiste critique l’oeuvre de Koestler, dont les livres ont connu d’importants tirages dans les années 1945-1950 ; Kanapa ici cherche à discréditer l’homme : " Seul le conseiller idéologique de Casanova osa aller plus loin : dans un petit livre, Jean Kanapa lança en effet une attaque plus personnelle contre l’auteur " écrit l’historien Herbert R. Lottman. Dans son opuscule, Kanapa fait de Koestler, ancien militant communiste, l’archétype du renégat, l’apologue de la trahison, un thème très présent dans " Croisade sans croix ". L’image du traître, en ces temps de glaciation stalinienne et de schisme yougoslave, est un grand classique de la rhétorique communiste. Renaud de Jouvenel, par exemple, publie coup sur coup " L’Internationale des traîtres " puis " Tito, maréchal des traîtres" à La Bibliothèque Française.

Kanapa s’attache à casser l’image d’aventurier moderne de Koestler : il aurait eu une attitude louche en Espagne, durant la guerre civile ; ce serait l’apôtre de la désertion et de la trahison ; d’ailleurs ne travaille-t-il pas pour l’Intelligence Service ? Alcoolique, on l’aurait retrouvé saoul, sur un trottoir de Charenton, le 27 décembre 1949 ; il serait âpre aux gains :

" Dans quelque journal "de gauche" qu’il écrivit, lui demandait-on un article, il disait d’abord : " combien ?" et trouvait toujours la pige insuffisante ?" . Kanapa s’attaque aussi à l’œuvre de Koestler : il inventerait des personnages de faux communistes ; Boukharine, devenu Roubachov, le héros du roman " Le zéro et l’infini ", serait un moins que rien ; ses héroïnes ne seraient pas " saines " ; et puis il oublie de dire que les procès de 1937-38 auraient permis de liquider des traîtres nazis. Dans la foulée, Kanapa justifie le procès Rajk, avec des formules terribles :

" Les héros de la bourgeoisie impérialiste aujourd’hui s’appellent Rajk et Kostov, et les espions des ambassades impérialistes à Prague ou à Budapest ou à Varsovie et les agents secrets parachutés en Albanie (…), toute l’engeance des traîtres dont Tito est le maréchal…" . ou " Koestler et ses pareils sont des traîtres au prolétariat, des ennemis de la paix - et des hommes déchus, dépravés, tarés. Et cela seul compte" . La brochure est encensée dans la presse communiste. André Wurmser dans L’Humanité, appelle à lire ce texte où

" Kanapa raconte comment le 27 décembre 1949 Koestler fut ramassé ivre mort dans un ruisseau de Charenton. Chaque cause a les défenseurs qu’elle mérite. Eux, ce renégat, ce menteur, ce truqueur, cet ivrogne " . Dans La Pensée, le critique regrette que l’ouvrage vienne tard mais il démythifie bien l’homme et l’oeuvre : " Grâce à Kanapa on sera inexcusable désormais de ne pas savoir que la place de Koestler est dans le ruisseau" . Kanapa est l’auteur d’un second pamphlet, à la même époque, " L’état de siège, voilà le dernier mot de votre civilisation" . La brochure, aux ambitions plus modestes, vise à manifester sa solidarité avec des auteurs communistes menacés de censure, comme son ami de Jouvenel : " Dans les démocraties populaires, on reconstruit, on mange à sa faim ( et chaque jour, c’est une faim plus grande qui se voit satisfaite), on ne chôme pas, on ne reçoit pas de matraques sur la tête. Dans les démocraties populaires, on vit bien. En France, on ne reconstruit rien, les travailleurs touchent des salaires de misère et se voient emprisonnés, voire assassinés, s’ils revendiquent pour le pain ou pour la paix." Le pamphlet est bien annoncé dans L’Humanité . Le climat ambiant dans le PCF n’est guère à la nuance. Se profile une ligne ouvriériste, gauchisée, attendue des militants et conduite notamment par Lecoeur. Au plus fort de cette période sectaire, Kanapa se fait parfois rappeler à l’ordre, car on trouve qu’il en fait vraiment trop ; c’est ce qu’écrit Léo Figuères, dans Les cahiers du Communisme, fin 1952 :

" La Nouvelle Critique use beaucoup de polémique, de satire. C’est même ce qui lui a donné son ton général. Elle se relie ainsi à toute une tradition de notre littérature politique, qui va de Voltaire à Lafargue et à Vaillant-Couturier. Ce sont des armes nécessaires aux écrivains et aux journalistes révolutionnaires et ceux-là ont tort qui suggèrent à la Nouvelle Critique de les déposer au profit d’un ton "apaisé" et pour tout dire académique. Cela ne saurait nous faire oublier toutefois que la polémique pour elle même perd une grande partie de sa valeur.(…) La critique destructrice des théories et des falsifications de l’adversaire doit avoir pour corollaire la claire explication de la politique des communistes et des tâches précises de l’heure. Cela est parfois oublié par quelques camarades qui usent tant d’encre à démasquer les entreprises de l’ennemi qu’il ne leur en reste plus assez pour exposer convenablement nos positions et nos propositions.(…) On est frappé que tant d’articles n’aient pratiquement pas de conclusions. L’exposé critique est brillant, parfois étincelant, mais trop souvent il tourne court quand arrive la place des enseignements à en tirer.(…) Il convient d’écarter les violences de langage inutiles, les tournures par trop sectaires, les jugements hâtifs et définitifs…" . LES DEPLACEMENTS A partir de la conférence inaugurale de janvier 1950, sur un même mode, la revue organise des cycles de débats à travers le pays, souvent annoncés, y compris dans L’Humanité, au début de l’année universitaire. Ces débats constituent un aspect important de l’activité de la rédaction. Le journal dispose d’une batterie de conférenciers mis à la disposition des " fédérations " : c’est le cas, outre Kanapa, de Pierre Daix, Francis Cohen, Jean-Toussaint Desanti, Annie Besse, Victor Leduc, Guy Besse ; ils tiennent plusieurs centaines de conférences au total, en direction des étudiants, des universitaires, des intellectuels ; ces débats vont jouer leur rôle dans l’ancrage des thèmes de campagne du parti, qu’il s’agisse des polémiques avec la droite ou les sartriens, contre l’américanisation ou plus tard, autour du XXè congrès soviétique et de la situation des pays de l’Est.

Kanapa va beaucoup bouger, arpenter les départements, parler sur les campus. Dans les colonnes de la revue, on trouve des traces de réunions avec Kanapa, durant le premier semestre 1950, à Lyon, Tours, Poitiers, Lille, Besançon, Aix, Tunis, Lens, toujours sur le même thème de la " liberté de l’esprit" ( contre le RPF) ; à l’automne 1950, une nouvelle campagne est menée, intitulée " les bons apôtres du nouveau fascisme". Des témoins de ces réunions parlent d’un conférencier brillant, impressionnant, cassant, sorte de Saint-Just bolchevik, affichant une assurance proche de l’arrogance :

" Il me faisait peur"

se souvent Michel Appel Muller . C’est de ce Kanapa-là que parle Sartre, dans la préface à Aden-Arabie de Paul Nizan : " Aveuglés par les deuils et la gloire, les intellectuels du Parti se prenaient pour un ordre de chevalerie, ils se nommaient entre eux les héros permanents de notre temps et c’est vers cette époque, je crois, qu’un de mes anciens élèves me dit avec une suave ironie : Nous autres, les intellectuels communistes, nous souffrons, voyez-vous, d’un complexe de supériorité ! " . Ce jeune intellectuel a beau se vouloir immergé dans le monde, l’univers dans lequel il se meut est abstrait. Ainsi son ami Jean Suret-Canale l’invite à venir disserter sur le " marxisme ", en Mayenne :

" Entre la gare et la salle où avait lieu la conférence, raconte ce dernier, j’ai été accroché un bon nombre de fois par des connaissances, et Kanapa était admiratif de ce " lien avec les masses " dont cela témoignait ! En fait, dans une petite ville, tout le monde se connaît et cela ne témoignait pas d’une grande influence " . B) Ordre moral Dans l’immédiat après-guerre, l’héritage moral de la famille communiste, comme beaucoup de ses valeurs, a été bousculé. La "libération" des moeurs a accompagné en partie celle du pays. Mais les vieux réflexes reprennent le dessus, et, dans le sillage de la guerre froide, la normalisation est en marche. On fustige volontiers la décadence, la nausée sartrienne, l’absurde de Camus. On lui oppose une culture "positive", volontariste, saine… L’alignement kominformien de l’automne 1947 précipite les choses, encourage une formidable vague anti-américaine où ce qui vient d’outre-Atlantique est fondamentalement pervers. Cela va du roman noir, littérature de la désespérance, jusqu’à la psychanalyse en passant par le Coca-cola, " drogue susceptible de provoquer la dépendance, faisant concurrence aux boissons produites en France et symbole du style de vie américain" . Ce n’est pas sans réticences que certains intellectuels, singulièrement les derniers venus au communisme, vivent ce "retour" de l’ordre moral. A la fin du premier semestre 1948, en plein débat sur l’esthétique, une polémique passionnante sur la question morale traverse les colonnes d’Action. Fin mai, un critique de ce journal s’en prend à…Stendhal, affirmant que " la poursuite du bonheur s’est trouvée singulièrement dépassée depuis cent ans" . Dit autrement, foin du bonheur, l’heure est à la révolution sociale. Ce papier suscite une grosse colère de deux prestigieux collaborateurs, Roger Vailland et Claude Roy. Dès le numéro suivant, ils signent ensemble un article-programme, " La recherche du bonheur est le moteur des révolutions". Un révolutionnaire doit " vivre dangereusement", montrent-ils, et dans une flamboyante conclusion, intitulée " Le marxisme n’est pas une machine à penser", ils écrivent notamment :

" Il existe dans les foires des machines à prédire l’avenir ; on appuie sur le bouton qui correspond à l’âge et au sexe, et on reçoit un horoscope en règle. Il serait trop facile que le marxisme soit une machine à penser : on appuierait sur le bouton qui correspond au sujet, la chute de Byzance, la poésie alexandrine, l’astrophysique, la préciosité ou Stendhal, et on recevrait une interprétation marxiste orthodoxe et garantie, avec toutes les antithèses de rigueur, entre l’individu et la collectivité, la décadence et la santé, la tour d’ivoire et le "chantier où le travailleur etc…". Il suffirait ensuite d’être un bon élève ; avec ces clefs-là n’importe quel khagneux est capable de faire une brillante dissertation marxiste sur n’importe quoi". Ce débat se poursuivra sur plusieurs numéros. Interviendront, dans le même sens, Edgar Morin , bien d’autres encore. Mais ces propos ne sont guère entendus. En 1949 s’installe une certaine pratique bigote, pudibonde, traditionaliste. A la mi- mai, le PCF réunit sous le signe de Jeanne d’Arc 20 000 jeunes filles au stade Buffalo avec Jacques Duclos.
Thorez met tout son poids dans la balance. Au congrès de Strasbourg, déjà, il exalte l’optimisme français ; la morale est de retour ; on le voit encore dans les minutes du procès de Saint-Germain-des-prés où Duras, Mascolo, Antelme sont montrés du doigt pour la fréquentation de " boîtes ", leurs mœurs légères supposées ; c’est un procès pervers car en l’occurrence les accusateurs sont plus libertins que les accusés ; mais l’air du temps est ainsi.

Kanapa est un bon exemple de cette attitude ; et le moralisme imprègne les colonnes de La Nouvelle Critique. Le jeune auteur qui prônait comme philosophie " baiser ou lutter " semble être devenu un père la pudeur ; en fait la chose est sans doute plus complexe ; il ne s’agit pas seulement d’une double attitude, l’une publique, l’autre privée, ou la classique dichotomie : faites ce que je dis, pas ce que je fais. Sans doute touche-t-on là à une ambiguïté, sinon une perversité, du personnage ; il est l’un et l’autre : il est homme de plaisir, de désir ; il est homme de valeur, de devoir…

On songe ici à cet écrit d’Aragon dans " La Mise à mort " :

" Nous sommes comme les autres des êtres doubles. Nous vivons à une époque historique qui se caractérisera peut-être un jour par là : le temps des hommes doubles. J’ai fait toujours deux parts de ma vie " Un peu plus loin, le poète ajoute :

" (sa) dualité n’était pas locative, elle se situait en lui-même, dans chacune de ses pensées. Il avait deux manières de considérer toute chose, sans pouvoir jamais en préférer l’une à l’autre, deux conceptions contradictoires et coexistantes, aussi bien devant son verre à dents, que devant l’amour ou la guerre. Il était deux hommes antagonistes et pourtant inséparables ".

Kanapa parle longuement de morale dans une longue préface, en 1949, à un recueil d’articles de Gorki, intitulé " Les petits bourgeois " . On remarque à ce propos, une nouvelle fois, le souci de Kanapa, et du PC, d’assurer la filiation avec des auteurs, des penseurs d’avant guerre, Gorki, Politzer, Plekhanov, Bogdanov ; un souci de continuité, qui trahit aussi une certaine absence de références – et de valeurs- contemporaines, d’"après-guerre", comme Sartre pouvait lui en donner. Kanapa donc part en croisade contre l’esprit petit bourgeois et se régale de formules au vitriol : " Il y a d’abord l’espèce pure, la caleçonnade bien grivoise, d’une vulgarité écoeurante ; le petit bourgeois est ravi : c’est la seule maison close où il puisse emmener sa femme. Il y a aussi l’espèce modern-style (…). Anticommunistes en caleçons ou anticommuniste par angoisse existentielle, à la fin l’unité d’esprit petit bourgeois y trouve son compte. Enfin François Mauriac vient ! Panégyriste du parvus occidentalis burgensis, courtisan des Versaillais, il oint de baume le coeur de sa paroisse, exalte ses mérites usurpés, flatte sa suffisance et forge sa confiance en lui insufflant la haine du socialisme…" . Jusque-là, l’angle d’attaque est classique ; plus original est le fait de traquer l’esprit petit-bourgeois parmi les militants communistes eux-mêmes, y compris parmi les ouvriers. Kanapa reprend assez longuement une récente citation de Thorez : " La générosité du prolétariat parisien est légendaire. Et pourtant ce prolétaire si généreux a un côté faible, que l’ennemi, avec une rare habileté, sait exploiter. Il aime la blague. Et parce qu’il aime la blague, on entretient l’esprit Canard Enchaîné, l’esprit Franc Tireur, qui prétend rire de tout…et qui simplement conduit à douter de tout" . Kanapa lance donc un appel à l’esprit de sérieux, à la rigueur morale ; son texte est un hymne tant à la soumission de l’intellectuel : " se lier corps et âme au prolétariat, tel est le seul chemin qu’il peut suivre…" qu’au modèle soviétique : " A l’armée corrompue des philistins occidentaux, Gorki et l’homme soviétique opposent l’armée rouge". Cette préface lui vaut un solide mot d’encouragement de Thorez. Par rapport aux précédentes missives du dirigeant communiste, l’apostrophe est plus familière. Thorez ne s’adresse plus au " camarade Kanapa" mais à " (son) cher Kanapa " :

" J’ai été très pris (…) et n’ai pas eu la possibilité de t’écrire plus vite pour te féliciter de l’édition des "Petits bourgeois" et de ta vigoureuse préface. Mais Laurent t’avait sans doute dit combien je trouve cela excellent. J’en ai parlé en secrétariat. Très, très bien".

L’ouvrage d’ailleurs a été gratifié d’une longue couverture dans L’Humanité, trois colonnes du journal avec extraits de la préface de Kanapa ainsi que du texte de Gorki . Une anecdote, rapportée par l’historien Claude Mazauric, dit bien le Kanapa de ces années-là ; au cours d’une réunion, il s’agit de trouver des personnalités emblématiques du monde de la culture, susceptibles de figurer dans une initiative du PCF ; quelqu’un suggère le nom de Simone Signoret ; et Kanapa s’exclame : " Dédé d’Anvers ? Jamais ! " Dans son activité de critique littéraire, dans L’Humanité comme dans La Nouvelle Critique, Kanapa semble habité par une double préoccupation : discréditer la littérature noire et glorifier l’écrit réaliste, fustiger la décadence et saluer les "oeuvres de combat". Sur cette ligne, singulièrement avec ces diatribes contre la désespérance sartrienne ou la pornographie, il se retrouve à plusieurs reprises sur la même longueur d’onde que certains chroniqueurs de droite, singulièrement un jeune auteur catholique, Pierre Néraud de Boisdeffre, qui signe volontiers dans Le Figaro littéraire. A plusieurs reprises, Kanapa est amené à dire du bien des premiers livres de cet auteur ; puis il esquisse avec lui, par articles interposés, dans les colonnes de La Nouvelle Critique, un véritable dialogue. Dans le numéro de l’été 1949, il signe un long papier : " A propos d’une enquête sur l’abjection. Les communistes ont un plan. Réponse à M. Pierre Néraud de Boisdeffre".

Il part d’une enquête du Figaro Littéraire sur la morale, où l’on voit de jeunes chrétiens et de jeunes communistes se retrouver. Kanapa se dit volontiers proche de Mauriac – et de de Boisdeffre - lorsqu’ils dénoncent la pornographie. Il révèle à cette occasion avoir été l’auteur, un an plus tôt, d’un articulet des Lettres Françaises condamnant " le vice ", sous le pseudonyme de " L’un des cinq ". Il pense pouvoir inscrire son discours dans une "tradition" communiste, celle de Paul Vaillant Couturier qui se prononçait avant guerre contre la "décadence", pour un "art sain" ; celle d’Etienne Fajon lors de la remobilisation idéologique de l’automne 1947 . Il ajoute que Mauriac est de ce point de vue en retard sur les communistes : " Ce n’est déjà plus vous LA littérature, LA science, LE cinéma, LA peinture, parce que ce sont ceux qui - mais oui !- ont rallié les positions politiques et idéologiques de la classe ouvrière". La revendication de la morale n’est plus bourgeoise mais s’effectue contre la bourgeoisie, dit-il. Les communistes sont ainsi les seuls anti-Genet, ils prônent la nation, la justice, la morale. Ils sont contre le pessimisme, trouvent Sartre " un peu chacal ", préconisent l’optimisme, les grands sentiments, la bonté.

Mais dans le même temps, Kanapa se montre sévère à l’égard de critiques –et d’auteurs- communistes, accusés d’être trop secs dans leurs propos, d’adopter un ton trop détaché : il les appelle à mieux voir l’individu, ses amours, à mieux exalter les personnages dans leur chaleur humaine. Le réalisme ne doit pas être désincarné. L’homme, écrit-il, n’est pas qu’un moyen de l’Histoire, qu’un représentant de catégories sociales. Kanapa attend des " siens " de vrais romans et non une propagande didactique, militante ; il n’est pas pour opposer politique et culture, ni Erhenbourg et Jdanov. Il cite en exemple, pour la peinture, les dernières toiles de Fougeron ; pour le roman, " Les communistes" d’Aragon ; pour le cinéma, " Le point du jour" de Daquin.

Le numéro suivant, celui de rentrée, Kanapa interpelle une nouvelle fois de Boisdeffre, dans un papier, " La liberté de l’esprit, les intellectuels et le PC" , si apprécié par la direction, et qui lui servira de trame pour sa glorieuse conférence, salle des sociétés savantes, puis pour de multiples débats aux quatre coins de la France. Polémiquant avec la revue du RPF, dirigé par Claude Mauriac, sur la question des intellectuels et de la liberté, il cite à nouveau le jeune auteur gaulliste, estimant partager avec lui certaines valeurs morales et une même désapprobation du message de Sartre :

" Pour l’espérance, il n’y a que les communistes et les chrétiens".

Et il s’efforce d’expliquer pourquoi et comment de jeunes intellectuels venus de la bourgeoisie rejoignent les communistes.
Interpellé, de Boisdeffre se propose de répondre à Kanapa dans les colonnes de la revue Liberté de l’Esprit. Mauriac refuse. De Boisdeffre se retourne vers Les Lettres Françaises. Finalement son courrier passe dans La Nouvelle Critique sous le titre " Le dialogue est-il possible ? " . Ce jeune homme, qui se déclare " ni péri, ni para, ni crypto-communiste ni même un de ces compagnons de route ", regrette le temps de la Résistance où communistes et chrétiens luttaient côte à côte. Dénonçant les répressions à l’Est, il se veut sensible au message d’espérance porté par le communisme :

" En un mot, comme vous le reconnaissez, Jean Kanapa, nous nous inquiétons de la santé de l’esprit. Nous nous refusons à admirer en Jean Genet ou en Maurice Sachs les moralistes de l’avenir ; nous ne réclamons ni religion drapeautique, ni mythologie potagère ; simplement une littérature ouverte aux grands appels de l’homme contemporain. Au communisme, oui, pourquoi pas ? " . Kanapa, dans une longue réponse, justifie le procès Rajk, nie les camps en URSS ou l’alignement sur la politique extérieure soviétique, parle de guerre et de paix : " Pardonnez moi d’avoir répondu à vos questions sur un plan très politique. Vos questions étaient elles-mêmes très politiques " . Ce débat se poursuivra, en 1950 , puis à l’occasion de la critique par Kanapa des deux volumes de " Métamorphose de la littérature " de Boisdeffre .
En mars 1951 , il trouve l’occasion de redire combien il partage les préoccupations du Figaro Littéraire, quand ce journal regrette le rôle éducatif que la littérature a longtemps tenu et peste contre " les petits-neveux de Kafka". Finalement, se noue entre ces deux auteurs une véritable amitié. De Boisdeffre dit de cette relation : " Nos rapports étaient un peu compliqués, car il était un communiste on ne peut plus orthodoxe (…), et moi, j’étais revenu de Prague, l’été 1947, décidément anticommuniste. Mais nous avions de l’estime l’un pour l’autre, moi pour son engagement politique et son désintéressement ( il était très pauvre, vivait mal mais dans une grande intégrité), lui, je crois, pour mon gaullisme et mes convictions chrétiennes" . Leur convergence, écrit de Boisdeffre, est montrée du doigt : " La gauche sartrienne avait toutes les excuses pour les intellectuels communistes et beaucoup de collaborateurs des Temps Modernes appartenaient encore au Parti. Mais Kanapa était diabolisé, en raison de sa brouille avec Sartre dont il avait été l’élève et de son éthique "moralisante". Roger Stéphane écrivit ( je crois dans France Observateur) que nous étions en train de constituer tous les deux une officine d’Ordre Moral, réconciliant les cathos et les cocos".

" Drôle de couple " aurait dit Sartre : que peuvent avoir en commun un dandy stalinien et un traditionaliste chrétien ? Des goûts littéraires proches, une solide aversion de l’hégémonie sartrienne, une commune éthique, une espèce de fascination mutuelle aussi. De Boisdeffre estimait l’engagement de Kanapa, et ce dernier était attentif à la force de conviction de son partenaire.
C’est là aussi où l’on voit que l’emportement moral de Kanapa est complexe ; il y a une part de jeu, de contrainte ; on a ce pressentiment par exemple quand, courant 1950, Kanapa intitule un éditorial censé traiter de la paix, " Aux amants " ; il écrit :

" Amant, mon camarade, regarde encore ses yeux. Tu les aimes tant que pour un peu tu les voudrais cacher au regard des passants. Tu aimes ses lèvres comme j’aime passionnément la bouche de celle que j’appelle la mienne. Pense à son corps, adorable de jour comme de nuit… Si Paris devenait Hiroshima, la peau tendre pendrait en plaques sanglantes, deux trous rouges marqueraient les orbites… " . Mais il y a aussi chez lui une part d’attirance pour des valeurs qu’il veut comprendre, dompter, récupérer, communiser ; cette idée va le travailler longtemps.
Un peu dans le même ordre d’idées, il est attentif à conjuguer rigueur de la doctrine littéraire réaliste et force de l’imaginaire. En clair, le réalisme socialiste ne doit pas aller à l’encontre de la sensibilité.
Dans un texte, présenté comme un " Extrait d’un livre à paraître sous le titre DE L’AMOUR " (mais qui ne verra jamais le jour), il reconnaît que " l’objection n’est pas négligeable" . Il rêve d’un art où des hommes, nouveaux, lutteraient et seraient heureux tout à la fois, d’une littérature où les enfants aimeraient leurs mères. Mais, point trop de sensibilité non plus. Car " nous sommes des moralistes, même en art".
Il se voit aux antipodes d’une Akhmatova, la poétesse soviétique, d’une Edith Piaf, qui l’indigne lorsqu’elle chante : " Je me fous des problèmes puisque tu m’aimes" ( Et la bombe atomique, alors, elle s’en fout, fulmine Kanapa !) ou " Je renierais ma patrie et mes amis si tu me le demandais" : voilà bien une " apologie de la veulerie " qui n’a rien à voir avec la morale des femmes soviétiques, écrit-il.
Mais, presque aussitôt, il met les siens en garde contre l’étroitesse lorsqu’ils boudent un (bon) roman sous prétexte que l’auteur est de droite :

" Le sectarisme n’est pas seulement un vice de jugement ; il est aussi un défaut du cœur.(…) L’esprit de parti ne signifie pas l’intransigeance exaspérée pour tout ce qui n’est pas communiste" . " Châtier les coupables " L’absence de Thorez d’octobre 1950 au printemps 1953 correspond, sans pour autant l’expliquer, à une période de repli et d’isolement du PCF ; là encore, les choses ne sont pas univoques. Ainsi cette période est-elle marquée, dans un premier temps, par une esquisse de rectification, opérée dans La Nouvelle Critique par Casanova, sur la théorie des deux sciences. Paradoxalement, c’est Staline qui contribue à ébranler cette thèse lorsque, dans un article sur la linguistique, il critique les insuffisances de la science soviétique. De ce discours, où il est aussi question de chasse au cosmopolitisme ( terme au fort relent antisémite) et de lutte contre les influences étrangères…, c’est surtout ce qui sera entendu et retenu, à Paris. Ainsi la science prolétarienne ne serait pas aussi clairvoyante qu’on ne l’imaginait ; il faut faire marche arrière . Le revue de Kanapa traîne un peu des pieds pour évoquer ce dossier ; elle pense se tirer d’affaire par un reportage ; finalement, Casanova, prend la plume ; il fait mine de répondre à un courrier et s’étonne que ce lecteur aborde si tard ces questions : sous-estimerait-il la liberté de discussion qui existe dans le parti… ? Casanova fait l’autocritique de son rapport à Wagram, en février 1949. Le terme de science prolétarienne est abandonné, au profit de celui de science d’avant-garde. Il parle du

" contenu de la science, constitué par la connaissance des lois objectives du développement de la nature et de la société, connaissance acquise progressivement par les hommes au cours du mouvement historique de la société" . Il se reconnaît " coupable", trouve que la formule de science bourgeoise " pouvait conduire à certaines confusions". Il limite en même temps cette autocritique, en précisant que ceux qui sont intervenus depuis trois ans sur le sujet étaient "inexpérimentés", " hésitants", "polémiques" mais ils ont eu le mérite d’avoir parlé, de s’être battu, d’avoir fait preuve d’esprit de parti quand beaucoup d’autres se taisaient…

" Le débat sur la linguistique reste stalinien dans la forme mais marque une évolution quant au rappel du caractère objectif des lois de la science" observe Francis Cohen. Cette rectification cependant est, pour l’heure, sans grande portée ; car l’orientation de ces années 1951-53, si elle ne marque pas à proprement parler de rupture avec la ligne précédente, exprime une exacerbation, une gauchisation de cette politique. C’est une époque d’outrance verbale et de luttes dures, de grèves violentes et de répression implacable, de manifestations musclées ( Ridgway) et de chasse aux communistes (arrestation d’André Stil, complot des pigeons, incarcération de Duclos).

Kanapa se sent ballotté entre Casanova, progressivement écarté des lieux de décision, et Lecoeur, devenu envahissant. Il salue, au printemps 1951, dans un long article intitulé " Les joueurs de flûte " , la nouvelle édition du livre de Casanova sur les intellectuels. Mais dans le numéro suivant , il cite et développe l’argumentaire, radical, de Lecoeur : le gouvernement, SFIO, ne tient en place que parce qu’il repose sur 15 divisions de CRS, il n’est plus représentatif ; alors que les communistes, ou " nous ", ou le peuple, ont pour eux la légitimité ; ils sont organisés ; et les luttes sociales en cours peuvent aller jusqu’à imposer un autre gouvernement ; de surcroît, ajoute-t-il, ces luttes contribuent à la coexistence pacifique.

Au sommaire de ce même numéro, on republie des textes du début des années 30 de Maurice Thorez et du dirigeant bulgare Dimitrov où ils dénonçaient la menace fasciste. Cette rhétorique communiste, qui tend à voir le fascisme partout, va s’amplifier au fil des mois. Dans la collection privée de Thorez des numéros de La Nouvelle Critique, dans le volume relié du premier trimestre 1953, était restée insérée une brève note manuscrite, de la main du secrétaire général, à la tonalité autocritique ; elle a été rédigée par le secrétaire général lors d’une relecture de ces exemplaires en octobre 1958, après l’arrivée du général de Gaulle. On y lit ceci :

" en 1953, avons eu raison de parler de fascisme ? Nos dirigeants étaient arrêtés, il ne faut quand même pas l’oublier. Mais ensuite le terme a été répété‚ trop souvent ; " le fascisme est la politique de la fraction la plus réactionnaire de la bourgeoisie" (Annie Besse) ; pas n’importe quelle politique : prise brutale de pouvoir (dictature ?)(violente ?)(aventuriste ?) avec l’apparence démocratique. Il y eut en 1953 un débat (non ?(un ?)(ferme ?) total, comme on l’a parfois laissé croire. 10/58" Kanapa participe à une nouvelle série de débats, articulés autour d’un de ses derniers articles, très antiaméricain, " Complot contre l’Intelligence" ; on le retrouve par exemple le 2 mars 1951 à Bordeaux, le 14 mars à Lyon où il parle des rapports entre " les communistes et les chrétiens", le 3 novembre à Dijon, le 9 novembre à Clermont-Ferrand. Le culte de la personnalité de Thorez s’appesantit ( et tend même à s’accroître avec l’éloignement). Pour les 80 ans de la Commune, qui coïncident avec les 50 ans de Thorez, est présentée la fresque musicale " A l’assaut du ciel" de Bassis et Kosma, que la revue vante comme la première grande composition musicale française réaliste ; l’hymne final s’intitule " poings dressés des prolétaires". Dans l’éditorial de décembre 1951 , à l’occasion du troisième anniversaire de La Nouvelle Critique, Kanapa tresse des louanges au secrétaire général, qu’il tutoie ; il lui dit sa " gratitude" pour "ton enseignement", " tes oeuvres", " tes leçons", " ta reconnaissance", " ta confiance" ; il lui souhaite un "prompt rétablissement" et espère qu’il va vite " reprendre (sa) place" dans le combat. En janvier suivant, il tient même une conférence publique sur Thorez et les intellectuels, en présence de la direction du parti . Pour autant, La Nouvelle Critique n’évite pas les reproches. Léo Figuères, dans Les Cahiers du Communisme, revient sur les acquis et les limites de la revue. Il juge que dans la lutte anti-titiste, " l’attention du journal s’est quelque peu relâchée" . Insidieux, il regrette " que La Nouvelle Critique ne consacre pas plus de place aux maîtres livres que sont les Oeuvres de Maurice Thorez. Que de richesses ne peut-on y puiser ?".

Le philosoviétisme se systématise. Les papiers sur le sujet se multiplient. Le modèle devient omniprésent, obsédant :

" Notre pays a besoin de s’intégrer au camp que l’Union Soviétique dirige" . écrit carrément Kanapa. Dans un article dithyrambique, que lui reprochera des années plus tard Claude Roy, il parle de la " supériorité " du cinéma soviétique, qui ne produirait que des chef d’œuvres, et donnerait toute sa place à Staline, vrai " guide de tous les peuples du monde" ; il salue d’un même mouvement la supériorité de la culture soviétique, toute tendue

" vers l’édification de la société sans classes où l’homme est un dieu pour l’homme" . C’est l’époque où Georges Cogniot, dans une étude de 34 pages, se demande comment le travail idéologique du PCF peut s’inspirer des réflexions du " XIXe congrès du PCUS " ; où Kanapa dénie le titre de communiste à quiconque ne s’aligne pas sur Moscou : " Sans la fidélité à l’Union Soviétique, les prétendus " communistes" ne sont plus qu’un groupe d’aventuriers, coupés des masses d’abord, et puis bientôt une bande d’agents de l’impérialisme" . Et comme si cela ne suffisait pas, La Nouvelle Critique se lance dans la production de périodiques exclusivement destinés à rendre compte de l’actualité soviétique. Kanapa, sous le pseudonyme de Jean Dienne , annonce que " les éditions de La Nouvelle Critique ont décidé de publier périodiquement des recueils spécialisés d’études scientifiques soviétiques. Deux collections seront inaugurées en ce mois de mars : la collection Questions scientifiques ( dont le premier numéro groupera des études de physique moderne) et la collection Questions d’histoire " . Dans la " présentation " du " tome un " de Questions d’histoire, qui regroupe des traductions d’études d’historiens soviétiques sur la France, Kanapa s’élève contre les discriminations et les barrières mises aux échanges Est-Ouest ; en exergue, il y a cette citation de Staline : " C’est un fait reconnu de tous qu’il n’est point de science qui puisse se développer et prospérer sans lutte des opinions, sans liberté de critique ".

Au début de l’été 1952, s’ajoutent, aux huit membres fondateurs du conseil de rédaction de la revue, Régis Bergeron, Francis Cohen, Jeanne Levy et Boris Taslitzky.

C’est une époque où on ne plaisante pas avec la dignité des prolétaires. Ainsi Kanapa part en croisade contre…Don Camillo. Il critique sévèrement le livre de Giovanni Guareschi," Le petit monde de Don Camillo", qu’il ne trouve ni drôle, ni satirique, tout juste " un pauvre factum réactionnaire". Il ajoute cette mise en garde :

" Il parait que M Duvivier tourne en Italie un film dont le sujet s’inspire du livre de Guareschi. Les mains sales n’ayant pas eu grand succès dans le genre dramatique, on veut donc les refaire dans le genre comique (…) Tous ceux qui se sont dressés contre ce film-ci se dresseront contre celui là pour en interdire la projection sur nos écrans " . La recherche d’une nouvelle esthétique réaliste suppose tout un temps encore la lutte sur deux fronts : contre les opposants d’un côté, contre les partisans outranciers de l’autre ; en mars 1951, Kanapa indique que

" le principal danger est et reste le sectarisme, le dogmatisme" . Il continue de dire que le réalisme ne doit pas se ramener à de la prose politique, qu’il faut savoir faire du romanesque avec une réunion de cellule ; il cite André Stil, Hélène Parmelin, s’excusant d’ailleurs d’avoir jugé " avec une sévérité excessive " le livre de cette dernière " La montée au mur " ; il donne cet exemple, qui est d’ailleurs toujours la même tentative de conjuguer passion amoureuse et tension politique :

" un homme couché le soir aux côtés de sa femme lui parle de ses luttes et leurs conversations m’intéressent plus que le récit des petites cochonneries à la même heure des amis particuliers" . Puis, ce souci d’" équilibre " va s’effacer. On était réalistes avec Casanova, on sera hyper-réalistes avec Lecoeur. " Formalisme, lit du fascisme" clame Kanapa. Il aligne des sentences définitives, comme

" le communisme est aussi une morale"

ou

" la politique n’est pas une occupation accessoire mais une partie permanente de la vie individuelle" . Parfois, au détour d’une phrase, il laisse échapper comme un soupir, comme un aveu des difficultés que peut rencontrer un homme comme lui à se soumettre ; c’est le cas par exemple quand il cite Eluard : " pas si facile et si gai de rejoindre les autres hommes, accorder son pas au pas des prolétaires" " Pas si facile " peut-être. Mais le ton de Kanapa s’est encore exacerbé. Au fil des mois, il s’est laissé déporter vers les eaux de l’ultra-sectarisme. Au point de coller, avec la direction du parti, à toutes les aventures du Kremlin, de flirter avec l’antisémitisme qui marque la fin du règne stalinien. Une campagne contre le " cosmopolitisme " avait été enclenchée, après guerre, en URSS. Des centaines d’intellectuels juifs avaient été arrêtés, déportés, certains passés par les armes. Le 13 janvier 1953, la presse soviétique découvre un " complot " censé être le fait d’un " groupe de médecins saboteurs " employés à l’hôpital du Kremlin qui auraient cherché à " abréger la vie de dirigeants de l’Etat soviétique ". Ces 9 médecins soviétiques dont 7 juifs auraient avoué le meurtre de Jdanov ! C’est le fameux " complot des blouses blanches ". En février 1953, Kanapa signe un long article , un des plus virulents de sa carrière, au titre qui claque comme un étendard : " Feu sur la décadence". La culture bourgeoise ? " un égout " ; la radio, le théâtre, le cinéma, la littérature ? " une poubelle " ; les prix littéraires ? " morbides ". Evoquant les commentaires autour du " complot des blouses blanches", il jure qu’on ne lui ferait

" jamais défendre, pour amour de la vérité, les criminels, qu’ils soient trumaniens, slanskistes ou médecins soviétiques, parce que la vérité‚ est précisément qu’ils sont des criminels et méritent à ce titre d’être châtiés".

Il pourfend la revue Esprit :

" Il n’y a pas de 3e voie comme il n’y a pas de 3e classe".

Gendarme de la littérature, il distribue les bons et les mauvais points. Les bons ? à Robles, Nourissier, Bazin, Boule, Jouflet, Gibeau…parce qu’ils font effort pour tuer en eux le "vieil homme". Et il s’en prend à Morin, Domenach ; mais aussi aux auteurs et critiques communistes, Claude Roy qui n’aurait rien compris à l’évolution politico-poétique d’Eluard pas plus qu’à Maïakovski ; Kanapa utilise à ce propos des mots durs :" préjugés de classe", " suffisance petite bourgeoise" ; il sermonne Francis Cohen pour son article sur Chaplin ; ou Francis Jourdain qui oserait distinguer l’artiste de ses opinions politiques ;

" Pas de fleurs du mal aux devantures de la culture française"

s’époumone-t-il.

Survient la mort de Staline . La Nouvelle Critique sort avec un bandeau " Le camarade Staline est mort" . C’est le titre du papier de Kanapa. L’information tombe trop tard pour que la revue puisse alors en faire plus. " L’homme que nous aimions le plus, (…) notre douleur est à la mesure de cet amour, (…) sans honte de nos larmes, (…) le plus grand humaniste de tous les temps,(…) il était notre guide, à nous intellectuels socialistes, (…) géant de la pensée, (…) à jamais Staline reste parmi nous" . Au sommaire du même numéro, composé avant de connaître le décès de Staline, figurent des papiers significatifs de la dérive de la revue, et de la direction du parti : l’un porte sur le sionisme, un autre, signé d’un collaborateur de la revue, le professeur Le Guillant, est un interminable réquisitoire de trente pages contre " les médecins criminels en Urss ". Alors même qu’à Moscou, fort heureusement, la thèse du complot est abandonnée et les médecins libérés début avril. CHAPITRE QUATRE UN CERTAIN RECENTRAGE A) Une tonalité nouvelle La mort de Staline et le retour de Thorez portent un coup d’arrêt à cette dérive. Dans la revue, une certaine tonalité nouvelle se fait sentir qui va s’amplifier au fil des mois. Premier exemplaire de l’ " après Staline ", La Nouvelle Critique d’avril-mai est un volumineux numéro destiné à saluer la mémoire du dirigeant soviétique mais aussi à rendre compte des journées d’étude des intellectuels communistes réunis à Ivry les 29-30 mars 1953. Kanapa est à la tribune, aux côtés de François Billoux, Annie Besse, Victor Michaut, Joliot-Curie, des thorèziens Joannes et Cogniot, du professeur Prenant ; ni Casanova, ni Lecoeur ne sont de la fête ; les 600 participants offrent leur travail " à leur guide de retour parmi eux", Maurice Thorez.

Kanapa, présentant ces journées, évoque ces intellectuels " fondus" dans le mouvement ouvrier, qui doivent lire et relire " les classiques". La rencontre d’Ivry avait été placée sous le signe de l’ouvrage de Staline " Les problèmes économiques du socialisme", qualifié de " manuel des communistes de notre temps". La pensée de Staline, écrit Kanapa, est " un trésor", ajoutant cependant qu’il convient de la travailler avec plus de rigueur et que " la discussion n’est pas close, qu’elle se poursuit ".

C’est que, selon Francis Cohen, ces journées d’études étaient teintées d’une esquisse d’autocritique, déjà amorcée par Casanova :

" si l’on réaffirme que le matérialisme dialectique est la source d’une fécondation sans pareille du travail scientifique, le thème de ces journées vise à affirmer "l’objectivité des lois de la nature et de la société" . Ce parfum autocritique se retrouve dans un long article de Kanapa, " Avec les manouvriers de la culture française", paru dans le numéro suivant. Il commence par regretter les termes de sa précédente critique littéraire où il incendiait Roy et Jourdain : c’était "injuste", reconnaît-il, "inexact" d’amalgamer ces auteurs avec Mauriac, et plus généralement d’identifier les propos d’adversaires et des " erreurs de camarades de combat". Sur les deux sciences, Kanapa admet que

" parlant, comme nous l’avions fait un temps, de science bourgeoise et de science prolétarienne, nous abusions des mots" . Il reconnaît qu’en peinture existent différents courants, cite Picasso , Pignon, tout en ajoutant que Fougeron demeure le numéro un du réalisme socialiste. Il reproche par ailleurs à la peinture française d’être incapable de montrer (et dénoncer) la guerre. Il y eut un temps pour faire " feu sur la décadence ", écrit-il encore : il s’agit à présent de mêler culture de classe et intérêt national. L’heure est à " un mouvement de défense et de développement de la culture française ". Il y a bel et bien une volonté d’ouverture, qu’illustre encore le fait que Casanova signe l’éditorial de ce numéro de mai 1953. Selon Francis Cohen

" Dès le début de 1953, Kanapa est un des rares communistes à avoir l’intuition qu’il fallait réagir contre nos excès dogmatiques, pour parler schématiquement. Il participa alors à ce mouvement de recherche autocritique marqué en particulier par l’intervention d’Aragon au XIIIe congrès du parti ( en juin 1954) contre l’ouvriérisme et pour un grand art national ". Il est vrai que Kanapa est prompt à s’inscrire dans la nouvelle orientation ; on ne peut oublier pour autant qu’il fut, quelques semaines plus tôt, un des plus ardents défenseurs des dogmes à présent crucifiés. Qui est Kanapa ?

X

C’est vers cette époque que Kanapa se passionne pour la Bulgarie, et les Bulgares. Depuis Wroclaw, il a fait quelques incursions à l’Est ( RDA, Tchécoslovaquie) ; en règle générale, ces déplacements nécessitant un accord de la direction du parti ont été pour la plupart répertoriés ; on en trouve trace dans différents fonds, qu’il s’agisse des procès verbaux des réunions du secrétariat ou de son dossier personnel, au secteur APM (Aide à la Promotion des Militants), comportant notamment un feuillet où sont pointées les décisions du secrétariat à ce sujet.

Il découvre Sofia en 1952, y séjourne en août 1953, où il est " invité pour travail et congés " . En principe il s’agit d’écrire un livre sur ce pays. En fait Kanapa est tombé follement amoureux d’une jeune interprète bulgare. Chaque étape significative de la vie de Kanapa est pareillement marquée par une grande aventure amoureuse ; comme si les séquences de son existence publique devaient s’identifier aussi, ou d’abord ?, dans un visage de femme ; il y eut Claudine durant puis après la guerre ; Gilberte de Jouvenel, avec le lancement de La Nouvelle Critique ; il y a à présent cette fille de Sofia.

Cette passion va l’occuper des années durant. Il retourne régulièrement dans ce pays, l’été notamment, et chaque fois il retarde autant que faire se peut son retour à Paris. Il demeure ainsi en 1954 plus de deux mois loin de France, désertant la direction de la revue. Il faudra une décision du secrétariat pour lui

" demander de rentrer de Bulgarie afin d’assurer la remise en route de La Nouvelle Critique et son fonctionnement durant son absence. Est envisagé pour la suite son retour en Bulgarie afin de poursuivre son étude " . Spadassin stalinien, toujours sur la brèche, Kanapa n’a jamais su résister à la passion amoureuse ; il met une égale ardeur à séduire ses maîtresses et à crucifier ses adversaires, combinant le plus souvent les deux passions ; mais il peut arriver, comme ici, que l’impératif amoureux l’emporte sur le devoir politique.

Etrangement, ou significativement, c’est un des rares moments de son passé (heureux) qu’il lui arrivera d’évoquer, s’amusant à rappeler cette " faiblesse ", l’idée aussi qu’on avait dû le sermonner pour qu’il se décide à rentrer à Paris ; revenu, à contrecœur, il va tenter, pendant des années, de faire sortir cette jeune personne de son pays ; on trouve trace de ses démarches dans son dossier personnel : deux lettres en font état ; l’une, de décembre 1954, fait part de sa demande en mariage ; l’autre, de mai 1956, donne la version des autorités bulgares qui s’opposent au départ de la fiancée, dont la famille serait particulièrement mal vue par le régime… Plus tard, on retrouve encore Kanapa qui hante les hôtels de Sofia, et les mémoires de ses contemporains. Simone Signoret, par exemple, évoque dans " La nostalgie n’est plus ce qu’elle était ", la tournée d’Yves Montand, qu’elle accompagne, fin 1956, début 57, dans les pays de l’Est ; après Moscou et leur rencontre avec Khrouchtchev, le couple Montand-Signoret arrive en Bulgarie :

" A Sofia, (…) nous avons aperçu Kanapa dans le hall de notre hôtel. Lui ne nous a pas vus. Il ne devait pas savoir que nous étions dans le coin et que Montand chantait justement dans la ville en cette semaine de la fin du mois de février 1957. " En fait Kanapa ne déserte pas totalement la revue ; en septembre 1953, par exemple, il charge son adjoint, Claude Souef, mis devant le fait accompli, d’assurer l’intérim, de mettre au point les numéros de l’automne et lui expédie de longues lettres méticuleuses où il lui indique comment construire le journal. Souef nous a fourni quatre lettres où l’on constate que, même éloigné de Paris, Kanapa garde en tête les dossiers, jusqu’au plus petit détail, se soucie autant de la forme que du fond. Ces notes sont tout à fait utiles. On repère avec qui il confectionne la revue, à qui il demande conseil : il y a d’abord Francis (Cohen) , l’ancien correspondant de l’Humanité à Moscou, Boris (Taslitzky), peintre et dessinateur ; Renaud (de Jouvenel) : " Même s’il est parfois difficile de travailler avec lui, même s’il a un caractère un peu brusque, il est de bon conseil en quasiment toutes matières, notamment typo, mais aussi contenu et idées. Il peut t’aider à 80% " . Et puis Louis (Aragon) : " A mon avis, tu dois voir Louis. Lui dire mon absence, lui expliquer en gros ce que tu veux faire. Et l’écouter attentivement. Même s’il n’est pas " gentil " comme on dit ".

Pour les problèmes courants, il est conseillé de s’adresser à François (Billoux) ; pour des questions plus délicates, il faut voir Laurent (Casanova).Et ne pas oublier le comité de rédaction :

" Il serait impensable que la vie régulière de la revue cessât parce que je ne suis pas là ".

A son retour, Kanapa publie un petit essai, " Bulgarie d’hier et d’aujourd’hui. Le pays de Dimitrov", fin 1953 aux Editions Sociales. Cet éditeur propose une série de monographies sur les démocraties populaires, signées Pierre Courtade ou Hélène Parmelin. Dans son ouvrage, qu’il aurait écrit entre septembre 1952 et septembre 1953, Kanapa divise l’histoire de la Bulgarie en deux séquences : avant et après 1944 ; il contient une longue justification du procès, et de la condamnation à mort, du dirigeant communiste Kostov :

" On sait que cela trouble un certain nombre d’esprits chez nous" . Il énumère les réalisations, accumule les chiffres, aligne les statistiques ; puis propose un reportage sur ce pays apparemment bienheureux : " en Bulgarie les gens rient" (p 188), " les arbres sont si chargés de fruits" (p 137).

A la même époque et du même pays, il ramène dans ses bagages un recueil de poèmes de Nicolas Vaptzarov. Pierre Seghers adapte et publie ce poète bulgare, Kanapa en assure l’avant-propos . Histoire sans doute de garder un contact permanent, Kanapa obtient en octobre 1953 du secrétariat l’accord pour devenir " le correspondant permanent à Paris d’un journal littéraire bulgare ".

X

Au deuxième semestre 1953, le changement de ton dans la revue et plus généralement dans le parti est encore plus marqué ; fait-il écho à la réunion du Kominform de l’été où les Soviétiques amorcent la critique de Staline ? Le fait est que le mensuel change de discours ; c’est par le biais d’un débat sur la peinture qu’est amorcée la rectification politique ; dès 1946 c’est sur ce terrain que Kanapa contestait l’humanisme de Sartre ; c’est ensuite avec un débat autour de la peinture (et de la littérature) en 1947-48 qu’est indiqué le mouvement de jdanovisation ; plus tard Lecoeur marque son orientation ouvriériste par de spectaculaires initiatives (ou mises à l’index) dans le domaine de la peinture, depuis l’exposition " Le pays des mines " de Fougeron jusqu’au blâme à l’encontre d’Aragon à propos du portrait de Staline par Picasso ; à l’heure d’un nouvel infléchissement de ligne, dans la perspective de XIIIé congrès du PCF, c’est encore un débat sur la peinture qui cristallise les enjeux ; c’est dire le rapport privilégié que le communisme a entretenu avec l’image, et la place de l’esthétique dans les débats internes des communistes de ces années là.

Ce débat relève donc d’une décision politique, et la direction du PCF entend le piloter de bout en bout : fin 1953, une résolution du secrétariat du PCF stipule :

" décider de lancer une discussion sur la peinture dans La Nouvelle Critique" . Au printemps 1954, à la veille du congrès, une autre recommandation de la même instance propose de

" tirer les conclusions du débat" . C’est dans ce cadre que Kanapa écrit " A la lumière nationale. Une discussion sur la peinture". S’inscrivant dans la démarche critique d’Aragon, il se félicite des progrès de la peinture réaliste, souligne que le PCF a rendu à cet art son caractère national, une revendication que la bourgeoisie a abandonnée ; il reprend à son compte la critique du patron des Lettres Françaises à l’égard de Fougeron et de sa toile " Civilisation occidentale " : ce grand tableau figure l’Occident sous la forme de la guerre, du colonialisme, de la pornographie, de la misère, de l’exploitation : " Un tel tableau ne contribue nullement au rassemblement de la nation française " . Il trouve cette toile schématique, trop allégorique ; il y voit une traduction fausse de la politique du parti. Fougeron, qui fut un pionnier, n’a pas compris la politique communiste, son travail est raté‚ estime-t-il. L’heure est au " nouveau classicisme " prôné par Thorez, au rassemblement de la nation. Ceci dit, Kanapa précise, magnanime, que la discussion reste ouverte…

De fait se profile la nouvelle orientation de la politique culturelle communiste, qu’Aragon, au XIIIe congrès, l’année suivante, explicitera dans son intervention. Kanapa, avec son inaltérable fougue, se fait l’avocat de la nouvelle ligne.
Il se coupe derechef de ses amis d’hier, de Fougeron, évidemment. Le peintre, déjà traité avec condescendance par le rédacteur en chef dans son papier de mai, est à présent éreinté. Les deux hommes échangent une correspondance. On trouve trace, dans le dossier Fougeron aux archives du PCF, d’une lettre du peintre . Les termes sont policés mais disent bien une solide colère rentrée. Fougeron voit dans le nouvel article de Kanapa des " opinions plus tranchées" à l’égard de sa peinture et ajoute : " Tu ne penses pas que ces nouvelles pages "hypothèquent" la discussion, mais pourtant tu n’en écartes pas l’idée puisque tu y songes en m’écrivant. Je suis bien un peu de cet avis".

Poursuivant cette entreprise critique de l’école réaliste de Fougeron, de l’orientation dogmatique de Lecoeur en fait , Kanapa évoque, pour le démolir, le " proletkult ", cette tentation ouvriériste qui saisit la culture soviétique dans les années vingt. Dans " Lénine et le proletkult", il détaille les étapes de la lutte que Lénine mena contre cette conception " gauchiste " de la culture, qui revendiquait pour le PC le droit " d’orienter le développement culturel des masses" ; le dirigeant soviétique y voyait une " marque de culture semi-asiatique". Kanapa s’enflamme contre les gauchistes phraseurs, qui nient le passé et la nation ; il se prononce pour une réappropriation, une assimilation critique du passé de l’humanité. Il faut partir du matériel légué par le capitalisme. Engels ne disait-il pas que c’était dans Zola qu’il avait le plus appris sur l’économie. Kanapa propose cette belle définition du " proletkult ", qui pourrait avoir des allures d’autocritique :

" un idéal prolétarien qui élabore une culture en serre car lui même a placé en serre un prolétariat idéal" . Faut-il une littérature de parti ? se demandait Lénine qui répondait aussitôt : " Pour l’instant une véritable culture bourgeoise nous suffit". Kanapa évoque ensuite, mais brièvement, la conception stalinienne de la culture, prolétarienne par le contenu, nationale par la forme. Au passage, il répond à l’objection suivante : pour Staline, la nation est une revendication bourgeoise sous la bourgeoisie, prolétarienne sous le socialisme. Qu’en est-il de ce slogan en France aujourd’hui ? Pas de problème, réplique en substance Kanapa : en France, la bourgeoisie a renoncé à la nation ; et l’aspiration nationale est devenue un mot d’ordre prolétarien… Estimant que ce rappel historique est

" toujours nécessaire à l’intellectuel qui fait effort pour assimiler et appliquer les enseignements de Maurice Thorez "

il pose carrément la question :

" Certaines des erreurs que cristallisait la tendance proletkultiste, ne les retrouve-t-on pas à des degrés divers dans notre propre activité ?".

Il cite notamment

" les supputations outrées sur les qualificatifs de science bourgeoise et de science prolétarienne"

et rappelle les différentes autocritiques parues depuis dans La Nouvelle Critique, celles de Casanova, de Desanti, des journées d’étude d’Ivry du printemps 1953 . C’est bel et bien à une remise en cause des orientations politiques passées à laquelle se livre le mensuel ; Pierre Hervé‚ l’ancien rédacteur d’Action, de sensibilité sinon critique, du moins indépendante, signe depuis l’été 1953 une série de longs papiers où il réexamine de grands enjeux, dont le titisme ou le trotskisme, fustige plus généralement toute posture gauchiste, jusqu’au boutiste. Kanapa encourage vivement Hervé dans cette démarche. Il lui écrit ainsi, le 12 octobre 1953 : " Cher Hervé Ton dernier papier ( il sort dans quelques jours) est formidable – un des meilleurs de la série, je trouve. Il est absolument PASSIONNANT.(…) Cela fait une série tout à fait réussie. Je pense avoir d’ici un ou deux mois une étude sur l’économie yougoslave d’une part, des documents sur la situation culturelle d’autre part. Avec ça, on aura un ensemble qui fera un bouquin du tonnerre de Dieu ! Pas vrai ?. Bien à toi " . Hervé, trois ans plus tard, sera exclu du PCF, pour des positions, dira-t-il, similaires à celles exposées dans cette série d’articles ; il ne manquera pas de rappeler le soutien que lui apportait alors Kanapa.
Sur le front de la culture et de la création, la démarche de La Nouvelle Critique n’a pas fondamentalement changé : c’est toujours la soumission de la culture au politique qui est à l’ordre du jour ; pourtant là aussi la rectification est sensible ; les échos de vifs débats sur la peinture traversent les colonnes du journal ; dans le courrier des lecteurs, de nombreux amis et admirateurs de Fougeron, déboussolés, prennent sa défense , s’étonnent des positions d’Aragon, s’inquiètent du changement de ligne, de l’abandon du réalisme socialiste ; ces lettres critiquent Kanapa, qui se retrouve en point de mire, attaqué " de gauche ", objet de critiques sectaires.
Après le papier sur le " proletkult ", La Nouvelle Critique se fait écho de malicieuses remarques d’une revue de plasticiens communistes, Luttes :

" Nous nous étions posé la question : pourquoi l’article sur le proletkult en ce moment ? et lorsque la discussion et les décisions de notre Comité central concernant l’ex-secrétaire à l’organisation de notre parti ont été connues, avons nous pensé et dit : ah, voilà !" . Au printemps 1954, au XIIIé congrès du PCF, Thorez , au plan politique, et Aragon pour ce qui concerne les arts, négocient en douceur le virage amorcé. Kanapa participe avec entrain à ces changements, à cette manière de sortie de la guerre froide ; il adresse non sans fierté le numéro de mai 1954 à Thorez, accompagné d’un mot pour en souligner l’importance : la revue comporte les bonnes feuilles d’un poème à venir d’Aragon ( " Les yeux de la mémoire ") ; et lui même montre dans l’éditorial le renouveau des liens entre le PC et la création, via Aragon, comment " La politique des communistes féconde la création".

Dans cette nouvelle phase du combat politique, Kanapa se retrouve aux côtés de Thorez, de Casanova, d’Aragon, comme avant la " parenthèse " Lecoeur. La facilité avec laquelle il passe d’une ligne à l’autre donne un peu le vertige.
Pour lui, cependant, la fête va vite être gachée ; car intervient en ce printemps 1954 un épisode tragi-comique, son altercation, par revues interposées, avec Sartre, l’humiliation publique qui s’ensuivit, qui allait installer définitivement dans une large partie de l’intelligentsia l’image de Kanapa ; une séquence d’autant plus saugrenue qu’elle semble à contre-courant du climat de relative ouverture prévalant dans le PCF ces derniers mois.

B) Le flic et le crétin

Depuis qu’il anime La Nouvelle critique, Kanapa n’a jamais manqué une occasion de polémiquer avec Sartre. Il est rare que les existentialistes échappent à son ire dans ses éditoriaux, ou qu’il épargne Les Temps Modernes. Constate-t-on du côté des éditeurs un renouveau de la littérature allemande ? Pour Kanapa,

" c’est l’opération " Sartre" qui trouve un renouveau de vigueur, le nihilisme, l’absurde, le repliement nauséeux sur soi. L’existentialisme s’épanouit enfin en cette fleur vénéneuse qu’il portait en lui et qui prend son vrai visage, celui que déjà lui avait donné son maître le recteur nazi Heidegger : le fascisme" . Faut-il caractériser " Le diable et le bon dieu" ? Kanapa a sa formule :

" Le noir pur".

Sartre réplique à l’occasion, ignore le plus souvent. En même temps, il est sensible à la dramatisation du climat politique, la répression anticommuniste le contrarie. Début 1952, il participe au mouvement de solidarité avec Henri Martin, un marin communiste emprisonné pour s’être opposé à la guerre d’Indochine. Un livre, collectif, qu’il cosigne, " Pour Henri Martin ", paraît chez Gallimard. Puis, après la manifestation contre " Ridgway-la-Peste ", en mai, et l’arrestation de Jacques Duclos, il entend exprimer sa solidarité avec le PCF. Il va rédiger dans ce sens pour Les Temps Modernes une série de trois articles, dont le premier " Les communistes et la paix", en juillet 1952, comporte cette fameuse sentence :

" Un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais" . Selon Michel Contat et Michel Rybalka, auteurs d’une bibliographie commentée de Sartre, " Jean Kanapa s’était réconcilié avec Jean Paul Sartre en 1952" . Kanapa fait écho en effet au papier de Sartre dès l’automne 1952 dans un commentaire intitulé " Jean Paul Sartre, les communistes et la paix". " Je suis content ", dit d’emblée Kanapa, qui voit dans son ancien maître un homme de " cœur " et se félicite qu’il " ridiculise avec une verve rajeunie" les anticommunistes. Il cite quelques unes des phrases les plus significatives à ses yeux de l’article des Temps Modernes : " Le Pc est la seule organisation politique qui représente le prolétariat à l’Assemblée", ou " la violence prolétarienne est un humanisme positif, son effort pour dépasser la condition d’opprimé ", ou bien " la réalité qui se cache sous les indignations (suscitées par cette violence, NDR), c’est la lutte des classes", ou encore " pour mériter le droit d’influencer les hommes qui luttent, il faut d’abord participer à leur combat". Il note que Sartre conteste la thèse de la main de Moscou (" L’Urss veut la paix" écrit le philosophe) et refuse de participer à la campagne sur les camps en Urss même s’il croit à leur existence car " il me semble à moi, observe le père de l’existentialisme, que la seule manière de venir en aide aux esclaves de là-bas, c’est de prendre le parti de ceux d’ici". Kanapa dit aussi partager la critique sartrienne de l’américanisation culturelle.

Kanapa s’engage à

" témoigner à l’égard de Sartre du même effort de compréhension qu’il a voulu témoigner aux communistes, effort particulièrement notable" . Certes, ajoute Kanapa, qui prend acte de la rupture consommée entre Sartre et Camus , il convient de voir la teneur des prochains papiers de Sartre, mais une " suite contradictoire décevrait" ; aimable, il discerne dans la position sartrienne " un humanisme peut-être encore confus mais généreux indiscutablement" ; en même temps, il tient à rappeler qu’" il y a aussi des tas de choses qui me séparent de Sartre", tels son idéalisme, son attirance pour la morbidité, une sorte de suffisance. Mais la question n’est pas d’aboutir à un compromis théorique entre marxisme et existentialisme, entre littérature noire et optimiste. Simplement il est possible de s’entendre au plan politique. Et Kanapa précise certaines positions communistes : sur le pacte germano-soviétique, sur l’Internationale, sur l’URSS, le mouvement de la paix, la manifestation du 28 mai 1952, l’attitude du Bureau politique, les affaires Marty-Tillon, les rapports entre les ouvriers et la démocratie :

" les communistes, loin de jeter les libertés démocratiques aux orties sous prétexte qu’elles sont des instruments de la dictature bourgeoise sont les plus résolus à les sauver voire à les rétablir parce qu’elles sont aussi des instruments de la lutte même de la classe ouvrière, des exploités, des opprimés, des pauvres".

D’autre part, note Kanapa, certains propos de Sartre sont bien peu marxistes :

" Sartre n’a pas varié depuis son Matérialisme et révolution qui était à l’époque tout entier destiné justement à réfuter ce caractère scientifique (du marxisme)".

Cela étant, Kanapa " pense et souhaite" aller plus loin avec Sartre, car ce dernier

" reconnaît exactement comme nous que le souci de la paix est une urgence absolue ".

De fait, Sartre entame un compagnonnage avec les communistes qui va durer jusqu’en 1956. On le retrouve, fin 1952, à Vienne, au Congrès des peuples pour la paix( où participe le Soviétique Fadeïev…) ; en signe de bonne volonté, il fait d’ailleurs interdire dans cette ville les représentations de sa pièce " Les mains sales ". Peu après, il rend compte de ce symposium international lors d’un meeting au Vélodrome d’Hiver, aux côtés de Jacques Duclos. Puis il va militer pour arracher à la chaise électrique les époux Rosenberg, ce couple de savants américains accusés d’espionnage ; accéder à la vice-présidence de France-URSS et séjourner à Moscou ; écrire Nekrassov, où se trouve la fameuse formule " ne pas désespérer Billancourt " ; se fâcher avec ses proches, Etiemble, Lefort, Merleau-Ponty, Camus . Or c’est avec ce Sartre nouvelle manière que Kanapa va avoir une fracassante polémique. Celui qui va être le détonateur de l’affaire est une vieille connaissance : Dionys Mascolo. Exclu en 1950 avec " le groupe " de Saint-Benoît, sollicité en 1951 par le PCF pour en réintégrer ses rangs, Mascolo s’est éloigné de l’engagement partisan. Il demeure cependant adepte d’un communisme utopique, libertaire, introuvable. C’est du moins la thèse qu’il défend dans l’ouvrage " Le communisme" (Gallimard), fin 1953. Il y développe cette contradiction qui l’habite, à savoir "l’impossibilité et la nécessité" d’être intellectuel et communiste . Dans La Nouvelle Critique, Annie Besse critique cet ouvrage dans " un article raisonnablement sévère ", selon Daix ; Les Temps Modernes commentent plutôt favorablement Mascolo. Les choses auraient pu en rester là. Mais François Billoux, qui a toujours en charge l’idéologie, ne l’entend pas de cette oreille. Il veut que L’Humanité réplique à la revue de Sartre, et propose à Daix de signer dans le quotidien un papier pour lequel il a quelques idées. Daix refuse. Billoux lui dit alors que Kanapa, lui, devrait accepter.

C’est déjà Kanapa qui avait été chargé, un mois plus tôt, de répondre, dans L’Humanité, à un article de l’organe socialiste, le Populaire Dimanche " : ce journal était revenu sur les journées d’étude des intellectuels communistes de mars 1953, réaffirmant que pour le PCF, " la science se confond avec le parti" . Daix tente de dissuader le rédacteur en chef de La Nouvelle Critique d’accepter l’offre de Billoux. En vain : le 22 février 1954, Kanapa est l’auteur d’un long article intitulé " Un nouveau révisionnisme à l’usage des intellectuels ".
Il y reprend le plan prévu par Billoux et une série d’arguments déjà donnés par Annie Besse dans La Nouvelle Critique. Comme à son habitude, il amalgame une série de commentaires plus ou moins hostiles aux communistes, suite aux journées d’étude des intellectuels, tenues près d’un an plus tôt. Il met en cause pêle-mêle la revue Preuves , Le Populaire Dimanche, le livre de Mascolo, les Temps Modernes, la NNRF, l’Ecole libératrice, "et j’en passe". Sa morale de l’histoire, c’est que les intellectuels doivent "rallier" les positions du prolétariat et non celles " des philosophes de Saint-Germain des prés, de l’intellectuel-flic".

C’est, selon son ami Taslitzky, Mascolo que Kanapa vise ; c’est Sartre qui se sent touché. Le nom de ce dernier n’est pas cité, mais les formulations de l’article autorisent cette interprétation.

" Kanapa ne voulait pas s’en prendre personnellement à Sartre. Il pensait à Mascolo dans ce brûlot. Ce malentendu et ses conséquences lui feront terriblement mal " . Sartre rédige aussitôt une réplique cinglante où il éreinte cet ex-disciple qui n’a cessé, depuis des années, depuis la Libération en fait, de le harceler. Dans le numéro de mars de sa revue Les Temps modernes, il reproduit l’article de Kanapa et lui consacre l’éditorial. Il se présente comme un " compagnon de route", évoque les initiatives auxquelles il a pris part avec les communistes mais déclare n’accepter ni le diktat ni la soumission :

" Il ne suffit pas d’être d’accord avec vous sur tous les grands chapitres de votre politique ; il faut couvrir de fleurs les livres que vous aimez et traîner dans la boue ceux que vous n’aimez pas. (…) Etes-vous fous ? est-ce que vous n’avez rien appris ?(…) Que des intellectuels qui sont communistes ne partagent pas toujours l’avis de ceux qui ne le sont pas, cela va de soi. Qu’ils discutent ferme, durement s’ils le veulent, c’est souhaitable - et nous serons aussi durs qu’eux : ce que l’on vous refuse absolument, c’est le droit de nous insulter" . Il demande à la direction du PCF de désavouer le rédacteur en chef de La Nouvelle Critique, qu’il attaque personnellement. Les mots sont terribles : " Il faut plus d’une hirondelle pour ramener le printemps, plus d’un Kanapa pour déshonorer le parti (…). Le seul crétin, c’est Kanapa (…), il a l’habitude du désaveu et son insolence n’a d’égale que sa servilité". (C’est) " le plus authentique fruit sec de tous les PC européens" ." Kanapa créateur ? allons donc ! cela se saurait" .

Il ridiculise ses " petits " livres, dénonce son " pédantisme scolastique", sa " bêtise". Il qualifie son ancien étudiant de

" mouchard qui dénonçait Claude Roy à son propre parti, quitte à lui demander pardon, une fois le coup manqué".

La violence du Maître n’a rien à envier à la véhémence de l’élève. On se dit que ces deux là ont dû s’apprécier beaucoup pour se détester si fort.
L’affaire fait du bruit, au sein de l’intelligentsia, dans la presse. A la mi-mars, l’Observateur publie, sans l’autorisation des Temps Modernes, des extraits de l’éditorial de Sartre sous le titre " Jean Paul Sartre exécute Kanapa" ; la semaine suivante, Marcel Péju revient sur cette polémique . La direction du PCF est gênée. Elle cherche à calmer le jeu, charge Daix de contacter Sartre et promet…une autocritique de Kanapa. La proposition surprend et séduit Sartre. Kanapa se soumet. Il s’exécute, devrait-on écrire. Plus de trois semaines après l’éditorial des Temps Modernes, il reprend la plume dans L’Humanité , admet que l’expression d’intellectuel-flic était "imprécise", que ses amalgames pouvaient paraître trop rapides. Mais il reprend sa critique de fond du livre de Mascolo et dit de l’existentialisme que ce n’est pas " une philosophie progressiste mais une des formes modernes de l’idéalisme subjectif, liée au stade présent de l’idéologie bourgeoise". Il conclut sur le voeu que " des controverses sur les questions philosophiques, (…) nécessaires, doivent pouvoir être conduites sans mettre en cause l’indispensable unité d’action politique".

On dédramatise donc, mais ce débat continue à susciter nombre de commentaires. Dans Le Monde, Raymond Barillon y consacre un article de trois colonnes, intitulé " Une querelle d’idées et de mots entre MM. Jean Paul Sartre et Kanapa". Le rédacteur y note que Sartre " se laisse aller de façon un peu surprenante à d’assez jolis excès de langage" et " cette incontinence de plume semble avoir beaucoup frappé M. Kanapa dont un récent article se présente pour une large part comme un retour en arrière et un mea culpa".
Barillon, dans sa conclusion, revient sur la problématique du livre de Mascolo :

" Bien de l’encre a coulé, et l’on ne sait pas encore vraiment si l’on peut être intellectuel quoique communiste ou communiste quoique intellectuel. Le problème est assez important et assez intéressant pour mériter d’être repris de plus haut et sur un ton un peu plus élevé" . Tout cet exercice pour Kanapa non seulement a été difficile mais il en sort affublé d’un qualificatif qui va lui coller aux basques sa vie durant : Kanapa, le crétin ! Depuis Edgar Morin, qui, dans son livre "Autocritique" (1958) parlera de la " crétinisation de Kanapa" jusqu’à l’universitaire Michel Contat, qui, près d’un demi-siècle après les faits, dans sa chronique des revues du " Monde des livres", qualifie Kanapa de " crétin stalinien" en passant par la "Une" de Libération, au lendemain du décès de Kanapa, qui proclamait : " la mort d’un crétin" . Difficile d’imaginer une humiliation plus grande pour un personnage comme lui ; et pour un enjeu aussi confus. Certes il y a derrière l’affrontement entre ces deux hommes le règlement d’un vieux contentieux ; et pour Sartre, c’est une bonne occasion de rappeler publiquement au PCF les limites de son compagnonnage, de montrer à ses amis inquiets son indépendance d’esprit.

Mais pour le PCF ? apparemment, l’affaire tombe à contre temps ; depuis quelques mois semble critiquée une ligne gauchiste à laquelle on préfère une politique de relative ouverture ; la période est au rapprochement, non sans quelques succès, entre le PCF et des intellectuels sur les questions de la paix, de la nation. Apparemment : car cette ligne, celle du prochain XIIIe congrès, celle de Thorez, d’Aragon, se heurte à l’étroitesse persistante d’une partie de la direction ; fusiller Sartre à ce moment là, c’est affaiblir, voire discréditer cette réorientation stratégique ; c’est d’ailleurs Billoux, qui fut proche de Lecoeur, mais qui l’abandonnera bientôt à son sort, qui est l’instigateur de cette sorte de stratégie de la tension ; s’agit-il d’un baroud d’honneur des gens de Lecoeur pour inverser les choses ? ou d’une provocation de thoréziens pour disqualifier ce dirigeant ? Reste que le secrétaire à l’organisation est mis en accusation devant le comité central le 5 mars 1954.

Kanapa apparaît comme le dindon de la farce, à la fois manipulé et excessif, alors que Sartre repart de plus belle dans son compagnonnage. Il entame un voyage triomphal en URSS auquel La Nouvelle Critique fait écho . C) Une intelligentsia impatiente La relative ouverture de la revue – et du PCF- observée depuis l’été 1953 se confirme durant les années 1954-1955, jusqu’au tout début 1956. La Nouvelle Critique bruisse de commentaires sur les questions d’actualité( instabilité politique ; réarmement allemand ; guerre d’Algérie) mais ce sont les nouveaux enjeux internationaux, et avant tout les évolutions perceptibles à l’Est, qui semblent retenir l’attention et apporter un souffle neuf. Kanapa, au-delà de sa passion bulgare, porte un intérêt renouvelé pour cette région ; dès janvier 1954, il obtient du secrétariat

" l’accord avec (sa) proposition pour l’édition d’un numéro complet de la Nouvelle critique consacrée aux problèmes fondamentaux de la culture soviétique. Accord de principe pour l’envoi de 2 ou 3 intellectuels communistes et de Kanapa en Urss pour préparer ce numéro " . Puis, en septembre, il obtient, toujours du secrétariat " l’autorisation à préparer une thèse sur la culture dans les démocraties populaires" . La Nouvelle Critique est à l’évidence avertie que des changements se trament dans le milieu des lettres à Moscou ; elle va consacrer, durant des mois, une place exceptionnelle à la préparation, à la tenue puis aux conséquences du IIè congrès des écrivains soviétiques, un forum de fait annonciateur du XXè congrès du PCUS, deux ans plus tard. Dans les pages de L’Humanité, au même moment, Pierre Courtade présente une image renouvelée de la vie soviétique. Selon Francis Cohen, " sans comprendre jusqu’au bout ( il y faudra de longues années) le processus engagé (à l’Est, NDR), et en niant même qu’il y avait changement alors qu’elle donnait le changement à voir, la revue fait aussitôt écho aux signes de ce qu’Ehrenbourg appelle le dégel". En septembre-octobre 1954 , le journal, sur recommandation d’ailleurs du secrétariat du parti, réalise un volumineux dossier sur les débats entre écrivains soviétiques, qualifie leur prochain congrès " d’événement culturel le plus important de cette fin d’année". On souligne que le premier congrès s’ était tenu en 1934 ; on détaille cette "expérience" qui est "un exemple" ; on s’interroge sur le devenir du " réalisme socialiste dans sa patrie première" ; on s’intéresse au " feu de la critique contre le sociologisme vulgaire".

Le numéro suivant évoque longuement les polémiques suscitées par le nouvel ouvrage d’Ilya Ehrenbourg " Le dégel " : quel héros positif ( et négatif) ? quel dosage entre l’un et l’autre ? comment traiter des conflits dans la société ?

Le IIe congrès se déroule du 15 au 26 décembre 1954, un forum mouvementé, où Cholokhov fustige Fadeïev, dénonce la nullité de trop de ses confrères ; où Fédine considère Bounine, passé à l’Ouest, comme toujours partie intégrante du patrimoine soviétique ; où Ehrenbourg et Simonov s’affrontent sur le statut du héros positif. La revue en rend compte dans un numéro spécial , contenant un grand nombre d’interventions de délégués. Ce dossier, écrit-elle, vise à informer mais aussi à permettre de "résoudre dans notre pays lui même nos propres problèmes de création artistique et de critique littéraire".

Comme l’explique plus haut Francis Cohen, la revue se retrouve dans une situation paradoxale. Elle cherche, semble-t-il, à restreindre la nature des changements en cours dans le même temps où elle les présente abondamment. Dans le chapeau de présentation, Kanapa – qui cite volontiers Elsa Triolet et se réfère constamment à Aragon - nie les oppositions de tendances, les conflits de personnes, se moque de cette manie de la presse " bourgeoise " de rechercher les durs et les mous. Il tempère, calme le jeu, évite de parler de nouvelle orientation, préfère valoriser le " niveau déjà atteint", estime que le congrès a surtout décidé d’"avancer plus vite". Malgré l’ardeur légitime des critiques et des autocritiques, il convient, selon lui, de ne pas perdre de vue l’"épanouissement prodigieux" de la création soviétique ; il s’agit d’une littérature au service du peuple, d’une littérature de parti, ainsi que le prônait Jdanov.
Kanapa semble également considérer que le Congrès n’a pas accordé au développement de la théorie du réalisme socialiste tout l’intérêt mérité. Or, écrit-il en substance, le réalisme socialiste, c’est tout de même " la science de la littérature ", une base définitive de la création artistique. Et la diversité (de styles, d’approches, de sujets) ne dessert pas le réalisme, qui n’est nullement une littérature administrative. Des écrivains comme Fédine ont eu tort de dire que la théorie comptait moins que l’oeuvre. En somme, pour Kanapa, heureusement qu’Aragon était là, dont les propos, longuement rapportés dans la revue, suscitèrent, dit-on, un "enthousiasme déchaîné" des congressistes.
Voici donc Kanapa, et les siens, qui font la leçon aux Soviétiques, les prennent de gauche, se montrent plus orthodoxes qu’eux, persuadés de défendre la pureté de l’esthétique réaliste contre des révisions hâtives, mais ne boudant pas pour autant les changements en cours.

Ces commentaires traduisent un mélange d’intérêt passionné et d’inquiétude pour ce qui se passe à Moscou, inquiétude surtout de la lecture qui sera faite dans l’intelligentsia française de ces événements. D’autant que cette intelligentsia, selon La Nouvelle Critique, est l’objet d’une offensive conservatrice dont le plus bel exemple est le livre de Raymond Aron " L’opium des intellectuels" . Dans ses "Mémoires" , Aron explique qu’il a voulu démonter les mythes de la " gauche nouvelle" et l’influence marxiste sur elle ( Merleau Ponty, Sartre) plus que le fait communiste lui même.
La direction du parti, d’ailleurs, semble depuis quelques mois désireuse de remettre sur le chantier les questions théoriques qui, depuis le tournant de 1947, sont proprement gelées. Sur décision du secrétariat, une " commission de marxistes français " de quatorze membres, dont Kanapa, a été mise en place, à l’automne 1954

" afin d’étudier le développement du marxisme en France depuis la Révolution d’Octobre " . Peu après est reconstituée la " commission des intellectuels " ; elle s’était effilochée avec la marginalisation de Casanova et la tutelle de Lecoeur ; ce dernier évincé et le cardinal revenu, le secrétariat remet sur pied le secteur :

" il désigne les camarades ci dessous pour être membres de la commission des intellectuels : Laurent Casanova, Roger Mayer, Victor Michaut (permanent), Ellen, Guy Besse, Louis Daquin, Jean Kanapa, Régis Bergeron, Victor Leduc, Pierre Abraham" . Mais il serait faux de penser que les choses allaient recommencer comme si de rien n’était ; le secteur est fragilisé, d’ailleurs des noms manquent à l’appel.

Un numéro spécial de la revue, intitulé " Antimarxisme 55 et marxisme militant" , durant l’été 1955, se veut une réplique à Aron ; une recherche renouvelée sur la question des classes sociales est entreprise dans les colonnes du journal ; dans le même temps, Kanapa entame une longue série de papiers sur l’intelligentsia, à la tonalité moins idéologique, où perce un réel effort d’analyse ; salués dans la presse communiste , ces articles, rassemblés, donneront lieu à un essai " Situation de l’intellectuel" , en 1957. Son intimité alors avec le couple Kriegel, Annie Besse qui vient de divorcer, et Arthur Kriegel, est suffisamment forte pour qu’Annie le choisisse comme témoin lors de son remariage, le 17 novembre 1955 ; cette amitié dut compter pour qu’elle juge utile, dans ses mémoires, en 1991, d’y faire figurer une photographie de Kanapa, rayonnant à la sortie de la mairie, le jour de ces noces . Il règne dans cette seconde moitié de 1955, au sein de la direction communiste, un certain optimisme ; la perspective des législatives s’annonce prometteuse pour la gauche, une certaine ambiance unitaire s’installe. Dans le même temps le climat dans l’intelligentsia communiste change ; une série de faits convergents montrent qu’une impatience nouvelle y est perceptible, et cela n’est pas sans rapport avec les retombées du dégel khrouchtchévien.

Le premier incident grave a lieu avec Henri Lefèbvre à l’automne 1955 ; ce philosophe plutôt inclassable dans la famille communiste, très en retrait ces dernières années à l’égard de la revue, publie dans La pensée et dans Critique des articles remarqués ; dans L’Observateur, à l’occasion d’une conférence à l’Institut hongrois et dans une lettre ouverte aux Cahiers du communisme, il s’en prend publiquement à La Nouvelle Critique et à sa rédaction. Il est pour cela sévèrement sermonné lors d’un comité de rédaction du 14 octobre 1955. Claude Souef, adjoint de Kanapa, a soigneusement consigné les échanges à cette session, dans un procès verbal manuscrit de onze feuillets ; la réunion ressemble fort à un procès.
La liste des présents permet d’apprécier l’évolution de la composition de la rédaction : il y a là Taslitzky, Ducroux, Lefèbvre, Caveing, Leduc, Joannès, Cohen, Desanti, Besse-Kriegel, Daix, Kanapa et Souef ; sont excusés Bergeron et Levy ; Kanapa joue le procureur ; dans un rapport introductif, envoyé ensuite aux membres de la rédaction et que Souef se borne à résumer en trois mot, il reproche à Lefèbvre non pas l’existence de désaccords mais leur expression publique ; le philosophe s’en explique, longuement :

" mes divergences sont anciennes, dit-il ; je n’étais pas d’accord avec thèse science prolétarienne mais je n’ai pas obtenu une discussion. La Nouvelle Critique l’a refusée. Il a fallu les tiraillements que j’ai suscités pour que les choses s’éclaircissent ". Il énumère les critiques, les insuffisances théoriques, des différends à propos de Togliatti, de Lukacs, de Garaudy ; il se défend d’être un " idéaliste non marxiste " ; évoque son dialogue avec Gurvitch, par ailleurs son patron au CNRS, reconnaissant n’avoir pas été très bon lors de cet échange et acceptant, sur ce point, de faire son autocritique.
Ici Souef observe dans la marge :

" voix tremblante mais hautaine ; les mains qui tiennent les feuilles qui tremblent ; tic de l’œil gauche ; retire et remet ses lunettes dont une branche est cassée " . Annie Besse entend distinguer les questions qui relèvent du parti, du journal et de la théorie ; Souef, toujours en marge, note

" pour la première fois intimidée, cherchant ses mots "

Kanapa répond sèchement, reproche au philosophe son indiscipline et dit

" je ne reconnais pour valable que ce que Maurice (Thorez.NDA) a écrit et autorisé à publier ".

Souef en marge

" A qui de discuter ? L.(Lefèbvre.NDA) toise chacun à tour de rôle, la cigarette non allumée aux lèvres ".

Leduc reproche à Lefèbvre de s’exprimer " à l’extérieur " ; en même temps il semble partager ses critiques sur " les fluctuations théoriques ", sur l’approche aragonienne de la culture " nationale " et appelle Lefèbvre à participer au travail de la rédaction ; Daix reproche aussi l’expression publique des désaccords et admet que le concept de " national " se discute.

Lefèbvre reprend la parole pour contester la méthode de direction du journal ; il déclare :

" Si j’ai sauté du CNRS, c’est que Kanapa a coupé son (mon) intervention – sur Friedmann - aux journées d’Ivry ".

Puis Taslitzky, Joannès reprochent à nouveau à l’accusé son indiscipline ; Desanti lui demande pourquoi il n’aiderait pas la rédaction dans " son effort d’éclaircissement " ; Lefèbvre reconnaît qu’il s’est désengagé (" retranché ") du journal :

" On allait de désaccord en désaccord et je n’avais pas le sentiment de discussion libre, jusqu’à cette année, parce que les choses mûrissent ".

Kanapa, qui jusque-là s’en tenait aux questions de forme, juge l’orientation de Lefèbvre

" en opposition avec les principes, la ligne théorique que défend La Nouvelle Critique, et le parti ".

Annie Kriegel met également en cause l’indiscipline de l’accusé, en rajoute :

" la question de la science prolétarienne n’épuise pas la ligne de La Nouvelle Critique, qui a mené un combat très dur depuis 1948, pour la défense de la ligne du parti. Il y a eu des fautes à La Nouvelle Critique mais sur le fond, sur l’essentiel, nous pouvons être fiers du combat de la revue. Dans la lutte idéologique, le bilan est plus que positif. Tu n’es pas d’accord avec la ligne de la revue, et pas seulement avec la science prolétarienne qui est un abcès de fixation ". Daix va dans le même sens : " Annie a raison.(…) Tu t’es retranché de la rédaction. Nous avons dû mener une lutte très dure. Personne que je sache ne t’a contraint à te taire. On ne veut pas triompher de toi. J’étais étudiant quand tu as publié tes premiers livres. Je croyais que tu pourrais nous apporter beaucoup. Il n’en a rien été. Pourquoi ? C’est cela qu’on te demande. " L’accusé, harcelé, est amené à dire : " Je déclare que je désire continuer le combat avec vous, sur votre ligne ".

Mais pour Kanapa, Lefèbvre veut la peau du journal ; Caveing déclare que ce dernier, en décembre 1954, a cherché à créer une nouvelle revue. Un moment, le débat devient philosophique, et porte sur les " catégories " ; Cohen estime que ce n’est pas le lieu ; Lefèbvre reproche à Garaudy son " subjectivisme de classe " ; Kanapa propose un article qui porterait sur " la position du parti en philosophie " ; Lefèbvre est prêt à l’écrire, mais pour Kanapa (et pour Daix) il devrait alors y faire son autocritique, sur la base de la position de Garaudy ; Lefèbvre refuse.
En définitive, il y aura un article, signé de Caveing.

Ce procès-verbal est d’autant plus intéressant qu’il fixe bien les positions des uns et des autres à quelques mois du séisme du XXe congrès ; si Lefèbvre est isolé, on sent quelques hésitations chez Desanti, des doutes chez Annie Kriegel compensés par la vigueur de ton ( même si elle cherche ses mots, note Souef…), on note l’ardeur de Daix, l’implacable rigueur de Kanapa.

Le conflit avec Lefèbvre est à peine entamé qu’éclate " l’affaire Pierre Hervé " ; ce brillant journaliste communiste, philosophe de formation , s’était singularisé dès la Libération, par son attention aux idées existentialistes, ses réticences à l’égard de l’esthétique réaliste et du jdanovisme ; il est à l’initiative, après guerre, dans l’hebdomadaire Action, de la série d’enquêtes " Faut-il brûler Kafka ". Kanapa le connaît bien. Il avait déjà pensé à lui quand il proposa la première mouture de sa revue marxiste, en 1946 ; il re-sollicite Hervé, après la rectification de 1953, pour une série de papiers anti-dogmatiques, dont il se félicite chaleureusement, nous l’avons vu.
Or, fin 1955 , Pierre Hervé publie " La révolution et les fétiches" aux éditions de la Table Ronde , un ouvrage très critique de la politique de la direction du PCF, de ses dérapages idéologiques, de l’organisation du parti, de son attitude à l’égard des intellectuels. L’affaire fait grand bruit, en raison de la personnalité de l’auteur, qui de surcroît est toujours communiste, de sa connaissance de la machinerie du PCF, de la pertinence de ses critiques ; elle est symptomatique aussi, avant même le XXe congrès, de cette intranquillité qui caractérise l’intelligentsia communiste, face à un certain immobilisme thorezien.
La Nouvelle Critique ne peut pas faire silence sur ce pamphlet :

" Ainsi donc, écrit Kanapa à Suret-Canale , il semble que la canaillerie de Hervé bouleverse nos plans plus profondément que je ne croyais encore. Laurent (Casanova) et Michaut m’ont fait part de ce que tu étais prêt à faire la réponse à Hervé pour la revue. J’en suis ravi – et t’ai fait envoyer dès ce matin un exemplaire de son bouquin ".

Kanapa attend une réaction rapide, pour en faire état dès le numéro de février 1956. Puis il modifie le projet de Suret-Canale tant et si bien qu’ils cosigneront finalement l’article, sous le titre " Une apologie du réformisme".

" Alors que je n’avais pas le moindre doute sur le bien fondé de ce texte, m’écrit Suret-Canale , Kanapa y apporta des modifications jusqu’à la dernière minute, et au moment de la remise à la composition, prononça un " alea jacta est " qui témoignait de son angoisse ". Ce n’est pas un hasard, commencent à écrire les deux auteurs, si ce livre paraît alors que souffle " un vent nouveau, d’éveil et d’espoir en ce début 56, (et que) le Pc et la gauche sont à la hausse". Ils reprennent les critiques de Hervé sur les enjeux politiques, internationaux, idéologiques, et y apportent leur réponse.
Le PCF bouderait la coexistence pacifique ? c’est oublier qu’elle est aussi le résultat de la lutte de classes ; il serait contre les réformes ? il ne faut pas confondre réforme et réformisme ; de la même manière, il est faux de dire qu’il refuserait de jouer jusqu’au bout la carte de la démocratie, qu’il hésiterait entre le Front Populaire et le " coup de Prague ".

Le PCF serait gêné par ce qui se passe à l’Est, par les débats en URSS ? or La Nouvelle Critique donne à voir ces événements ; elle a publié nombre de livres soviétiques d’histoire ou de science ; et elle vient de décider de lancer, en février 1956, Recherches Soviétiques, une nouvelle publication qui va rendre compte de la vie culturelle, artistique, scientifique de ce pays.

Les intellectuels seraient soumis à la pression ouvriériste, ballottés par les errements dogmatiques du genre mitchourinisme et autre lyssenkisme ? mais on a eu raison de se battre, répondent les deux auteurs, même si on a fait des erreurs, raison aussi de mener la lutte contre Lecoeur ; et puis, le réalisme socialiste n’a-t-il pas produit certaines œuvres ? Quant à la théorie des deux sciences, le parti aurait fait son autocritique ; ceci dit, il a le droit de regarder du côté du rapport entre idéologie et science et d’intervenir dans la bataille d’idées.

Hervé, concluent les deux auteurs, serait en fait pour la liquidation du parti.
Dans un courrier adressé peu après à Suret-Canale, Kanapa écrit :

" Seule réaction que j’ai pour l’instant à " notre " article : Desanti le trouve très bon. Tu as vu que L’Huma lui a fait un sort. Le titre était curieux ( !)- je ne sais pas ce qui s’est passé. De plus l’extrait passé n’est pas celui que j’aurais personnellement choisi. Mais enfin, ce n’est pas mal ". Thorez suit aussi l’affaire de près ; il annote abondamment l’article, souligne des expressions ; à plusieurs reprises, il écrit dans la marge, à propos de l’approche kanapiste de la coexistence pacifique notamment, de gros " Très bien ".

CHAPITRE CINQ
Le XXè Congrès

A) Un silence assourdissant

Pour Kanapa, les premiers mois de 1956 s’annoncent plutôt encourageants : l’actualité politique est dominée par les législatives du 2 janvier qui ont été bonnes pour le PCF, des perspectives unitaires s’ouvrent. Kanapa veut croire que les interrogations d’un Lefèbvre ou d’un Hervé restent marginales. Les rapports avec Sartre continuent d’être au beau fixe. La Nouvelle Critique prend la défense de ce dernier attaqué par Merleau-Ponty ; certes des divergences idéologiques demeurent mais le progressisme est

" une vision avec laquelle un communiste est sérieusement d’accord" . Thorez a coché ce passage. Le mot d’ordre de nouveau Front Populaire est lancé. Kanapa, dans l’article " Situation de l’intellectuel III", sous-titré " Les intellectuels de gauche et les communistes", écrit, œcuménique : " Camarades d’Esprit, des Temps Modernes, des Lettres Nouvelles, de France Observateur, de Critique, de la Revue Socialiste, comment allons nous intervenir ensemble pour que le front populaire revienne à la France ?" . Dans le même papier, l’auteur cite Domenach qui constate que le PC sort de son isolement. Le journal connaît une certaine réorganisation. Il déménage : son siège passe du boulevard Blanqui (n°13) au boulevard Sébastopol (n°2). Une certaine recomposition de la rédaction a été décidée, en décembre, par le secrétariat du parti. Le comité de rédaction de décembre 1948 (8 membres) avait déjà été complété en juin 1952 (+4) ; en janvier 1956 est annoncée une troisième modification : arrivent E. Baulieu, E. Bottigelli, A. Gisselbrecht, P. Meren (Pierre Gaudibert), V. Michaut, L. Sebag, J. Suret-Canale (+7) ; partent Régis Bergeron et Victor Joannes, malade. Soit une rédaction de 17 personnes, qui tient sa première réunion le 7 janvier, sous la présidence de Casanova.

L’arrivée de Suret-Canale est une aubaine pour l’historien, car cet homme méticuleux va conserver toute la documentation relative à la rédaction pour cette année 1956 et les suivantes : convocations, comptes rendus, correspondances de Kanapa (à son "Cher Canale"). Nous avons eu accès à ce fonds, dont l’intégralité devrait être incessamment versée aux archives du PCF.

Dans les premiers PV, il est souhaité que

" les réunions (soient) désormais préparées plus soigneusement que par le passé par chacun des membres du comité " . On attend de la rédaction un travail plus collégial, pour contre-balancer les tendances autoritaristes de Kanapa, lequel continue d’être extrêmement pointilleux avec ses collaborateurs ; sa correspondances avec Suret-Canale en donne un bel exemple. Il refait par exemple complètement le plan de son papier sur les classes sociales. Il a beau écrire :

" Je m’excuse : c’est LA PREMIERE FOIS, parole d’honneur, que je propose un plan à un collaborateur de la revue depuis sa fondation " . on a un peu de mal à le croire. Dans une nouvelle lettre, suite aux coupes sombres qu’il a infligées à l’article demandé, il se qualifie lui-même de " garçon boucher ".

Très actif, Kanapa n’en a pas moins une santé fragile. Il écrit à Souef :

" Physiquement même, je crois qu’il était temps que je m’en aille : j’ai été incompréhensiblement malade dans le train " . La revue sort une nouvelle collection, " Les Essais ", dont un des premiers numéros est signé par Jean T. Desanti, " Introduction à l’histoire de la philosophie " . Cette série marque une certaine ouverture, un désir de décrispation ; dans la présentation de la collection, il est dit qu’elle conserve la tonalité polémique qui a fait le succès de la revue :

" Dans le même temps, (ces Essais) manifesteront avec plus d’évidence encore leur éloignement de tout dogmatisme en accueillant des ouvrages qui traiteront de questions " ouvertes " sans prétendre constituer le dernier mot de la science en la matière " . Reste l’évolution de la situation à l’Est. Sur ce dossier, La Nouvelle Critique est pour le moins prudente. Autant la revue avait été attentive au IIè congrès des écrivains soviétiques, anticipant même le mouvement, autant elle demeure silencieuse sur la préparation du XXè congrès du PCUS, prévu pour février. Parce qu’elle ignore ce qui s’y trame ? Ou qu’elle l’appréhende ? La nature des initiatives que peut prendre Khrouchtchev est certes inconnue ; mais à partir d’indices concordants ( le climat en URSS depuis 1953, le remuant congrès des écrivains soviétiques ; le voyage de Khrouchtchev à Belgrade en mai 1955, etc…), on subodore que ce congrès va hâter les changements.

Or la rédaction fait comme si de rien n’était. Les convocations ou PV des réunions de décembre 1955 et janvier 1956 font l’impasse sur la question ; les numéros de janvier et février restent muets sur l’actualité soviétique ; mieux : le numéro de mars-avril se trouve être un numéro spécial, un " numéro allemand " exclusivement consacré à la RDA.

Dans une lettre de quatre feuillets manuscrits à Claude Souef , toujours son adjoint à la revue, Kanapa, en déplacement, évoque assez longuement la préparation de ce numéro spécial, demande simplement qu’on ajoute à son " chapo " de présentation une phrase de Khrouchtchev…sur les rapports soviéto-allemands.

On dispose également d’un P.V. d’une réunion de rédaction qui a lieu le 13 février, la veille de l’ouverture du symposium moscovite, où est ébauché le numéro de mai : le congrès soviétique n’y apparaît tout simplement pas ; comme si on ne voulait pas voir cette actualité.

Le XXè Congrès du PCUS se tient du 14 au 26 février 1956. Selon Marc Lazar,

" (Il) représente l’une des césures fondamentales dans l’histoire du communisme mondial. Non parce qu’il souligne les vertus de la coexistence pacifique ou parce qu’il accepte la diversité des voies vers le socialisme, en particulier la voie parlementaire, mais bien à cause du rapport secret qui dénonce les crimes et le " culte de la personnalité " de Staline ". Si la session où Nikita Khrouchtchev présente son fameux rapport est à huis clos, la délégation française, composée notamment de Maurice Thorez, Jacques Duclos, Georges Cogniot a aussitôt connaissance du texte dans sa version russe ; Cogniot en improvise la traduction ; puis le document serait rendu aux Soviétiques. De retour à Paris, ces délégués gardent le silence sur cette allocution et continuent de faire applaudir le nom de Staline lors de leurs comptes rendus.
Il faudra, 21 ans plus tard, en 1977, les recherches d’Ellenstein puis l’insistance de Kanapa, pour que les survivants de la délégation admettent publiquement leur mensonge par omission ! M. Thorez ne partage pas l’orientation de N.Khrouchtchev, qu’il estime fort peu par ailleurs ; il redoute que le choix du dirigeant soviétique ne finisse par discréditer l’idée communiste et l’ensemble des partis qui s’en réclament ; cela apparaît nettement dans ses entretiens avec Togliatti. Quand le rapport est finalement publié à l’Ouest, le 6 juin en France par Le Monde, le bureau politique parle du " rapport attribué au camarade Khrouchtchev " et demande qu’une délégation soit reçue au Kremlin ; elle s’arrange pour revenir avec un texte de la direction soviétique, en retrait sur le rapport du congrès, mais qui va devenir la référence incontournable pour expliquer le " culte ", dès le XIVe congrès du Havre, en juillet 1956 . Les thorèziens misent un temps sur des changements dans la direction soviétique . De fait, il y aura bien peu après un clash à Moscou, mais pas dans le sens espéré par la direction du PCF : en juillet 1957, Malenkov, Kaganovitch, Molotov sont écartés…pour " fraction anti-parti" Et Kanapa ? tout se passe comme si, prudent, il avait mis la revue à l’abri, avec son " numéro allemand " de mars-avril , qui le dispense d’avoir à faire de trop rapides commentaires ; il n’y a donc rien à dire sur le sujet avant le mois de mai ! On ne peut pourtant invoquer la lourdeur d’un mensuel. La revue a déjà fait (et refera) la démonstration qu’elle peut réagir très vite à l’actualité, en sortant dans l’urgence des numéros spéciaux ; en fait ce silence assourdissant, comparé au battage quelques mois plus tôt autour du congrès des écrivains, cache mal le désarroi de la rédaction et de la direction.

La question du XXe congrès apparaît dans une convocation pour un conseil rédaction, le 20 mars : c’est le troisième point de l’ordre du jour ( qui en comporte cinq).

En mai, alors que l’éditorial est consacré à l’Algérie , la revue évoque, timidement, le congrès du PCUS. C’est Suret-Canale qui s’en charge : il parle des " erreurs " commises, des communistes qui ne peuvent y rester " indifférents ", qui ne sont pas pour autant désorientés ; il estime qu’il y a des enseignements à en tirer pour le PCF, sans changer pour autant toute la ligne, sans en venir à un " libéralisme " dans son fonctionnement interne, sans perdre de vue non plus les succès du socialisme.

Le mois suivant, c’est au tour du philosophe Jean-Toussaint Desanti de livrer de " premières réflexions sur le XXe congrès du PCUS " . Son article vise à en dédramatiser l’enjeu, une tonalité un peu étonnante de la part de cet auteur. Mais la vigilance du rédacteur en chef a dû ici s’exercer. Desanti met l’accent sur les succès du socialisme, les mérites objectifs de Staline ; il évoque le culte de la personnalité, regrette sa théorie fausse de l’aggravation des luttes de classes en 1937, s’interroge sur la terreur parfois nécessaire ; et met en garde contre les donneurs de leçons. Le lecteur Thorez apprécie, à en juger par ses notes en marge. Tout comme il apprécie un autre papier, dans le même numéro de juin, reprenant un article de la revue soviétique " Komounist" intitulé " Masses, parti, dirigeants". Thorez en souligne abondamment certains passages, coche une, deux, trois fois ce qui a trait à Staline, son caractère contradictoire, ses mérites et ses monstruosités . Kanapa doit cependant juger insuffisant cet article, si l’on en croit le courrier suivant qu’il adresse à la rédaction : " Les camarades recevront incessamment les épreuves de l’article de Desanti sur le Xxe congrès, afin qu’ils puissent examiner quelle suite doit lui être donnée dans le numéro suivant " . Pour sa part, dans ce même numéro de juin, le rédacteur en chef en reste à la politique française : il faut sauvegarder l’union des forces de gauche, écrit-il, ne pas se laisser aller à l’anticommunisme sous prétexte du XXe congrès ; il cite, comme des exemples à suivre, deux articles de Sartre dans les Temps Modernes, l’un en mars contre Pierre Hervé, l’autre en avril contre Pierre Naville de France observateur . En cette fin de premier semestre, les réunions de rédaction s’animent, les divergences se précisent. Dans un procès-verbal rudimentaire d’une de ces réunions, semble-t-il élargie, qui est en fait plus une prise de notes éparses, réalisé par Suret-Canale, on voit Jean-Pierre Vigier qui intervient sur le XXe congrès ; Jean-Toussaint Desanti demande à répondre à Jean Duvignaud ; Jean Bruhat, l’historien, se dit interpellé par le congrès soviétique ; Dupuy appelle à " ne pas rejoindre, sur la défensive, le terrain que nous offre l’adversaire " . Puis le débat se cristallise autour d’un nouveau livre de Pierre Hervé, " Lettre à Sartre " . Suite à son premier ouvrage, Hervé a été précipitamment exclu du parti. Il se sent à la fois blessé par les critiques suscitées par son livre, notamment l’article de Kanapa et Suret-Canale, et conforté dans sa démarche par l’actualité soviétique : trois jours après son exclusion s’ouvrait le XXe congrès du PCUS ! Dans un nouvel essai, il dénonce " le groupe dirigeant" du PCF qui s’est lourdement trompé, sur une ligne " opportuniste de gauche" ; " Billoux (qui) exprime l’idée que la coexistence pacifique n’est pas possible" ; Fajon pour qui la " démocratie (est) bourgeoise", qui parle même de "fascisation" et ne croit guère au passage pacifique. Hervé propose au contraire " un vaste plan de réforme qui nous conduise à la limite où la démocratie se transformera en socialisme". Il estime que " les droitiers de l’Union Soviétique ont soutenu les gauchistes des pays capitalistes" et se prononce " pour la libre expression de tendances intérieures".
Cet essai, moins connu que " La révolution et les fétiches " est fortement documenté ; plus informatif que polémique, il est bourré d’anecdotes sur les débats qui traversèrent le PCF au temps de la guerre froide ; c’est une mine d’informations sur la résistance tenace qu’opposa le PCF à la ligne de Khrouchtchev à la veille du XXe congrès ; l’auteur fait abondamment état de ses démêlés avec le secteur intellectuel du PCF, avec Casanova, avec La Nouvelle Critique et singulièrement …avec Kanapa.
Dix fois, cent fois, Kanapa est cité. Un chapitre s’intitule même :

" Ce que j’écrivais en 1953 et ce qu’en pensait Jean Kanapa " . Mettant en contradiction différentes prises de positions, Hervé se moque du rédacteur en chef de la revue, parle " des Kanapa, sous-Kanapa et sur-Kanapa " ; il qualifie ses critiques communistes de " Kanapa de tous grades " . " Pierre Hervé se démasque " clame Kanapa dans le numéro de juin ; il voit dans ce livre un éloge du réformisme ainsi qu’une méconnaissance de la lutte de classe. Qu’en matière de rapports entre le parti et ses intellectuels, " il y ait à discuter, à améliorer, à corriger", il en convient, ajoute que plusieurs articles de ce même numéro en attestent. Mais quand Hervé met en cause l’organisation interne du parti, alors là, " nous touchons à la racine théorique de…la capitulation ".

La réaction de Kanapa ne fait pas l’unanimité ; en réunion de rédaction, Bottigelli dit son désaccord : " il est faux d’opposer Hervé et XXe congrès " ; c’est surtout Annie Kriegel qui manifeste le plus d’interrogations ; elle revient sur le XXe congrès pour demander " d’approfondir un point (?), dit qu’elle n’est pas d’accord sur Hervé pour mettre sur même plan " ; elle exprime son désaccord avec la façon dont Kanapa envisage les rapports entre le PC et les intellectuels : " ou donner confiance pour corriger, ou corriger pour donner confiance ", ou " ne pas nous déterminer par rapport aux adversaires " ; ou " question est-ce réformisme ou révolution ? révisionnisme ou révolution " ; elle résume encore les

" questions en discussion : rapports entre culte de la personnalité et humanisme socialiste ; dogmatisme ; position de parti ; liberté de discussion et position de parti ; démocratie socialiste : à quel point a-t-elle été altérée par le culte de la personnalité ? ; étapes de la correction " . A plusieurs reprises, on voit Kanapa intervenir, soit pour botter en touche ( " questions ouvertes "), soit pour contre-attaquer ( " autocritique ? pas sujet essentiel ! "). Il faut attendre l’été – et la mise au point par le PCF de son argumentaire sur le XXe congrès- pour qu’il signe son premier grand papier sur le sujet , près de six mois après l’événement. " Oui, des perspectives nouvelles sont ouvertes à l’unité socialiste" proclame-t-il. Le XXe congrès a montré que le rapport des forces de classe à l’échelle internationale se modifie favorablement ; que l’union des forces ouvrières est d’actualité ; le passage pacifique au socialisme également ; l’idée d’un Front Populaire ( et impliquant maintenant la participation communiste à un tel gouvernement) est de retour ; il y aura toujours des gauchistes pour parler d’affadissement ; mais le bulgare Dimitrov lui-même y était favorable, même s’il y voyait une forme de transition vers l’insurrection. Kanapa disserte sur les différentes formes de "transition" à l’Est, sur le passage pacifique et la direction des opérations par la classe ouvrière, bref sur l’enrichissement théorique apporté par ce XXe congrès. Il est vrai, ajoute-t-il, que Mao, Dimitrov et Thorez avaient déjà réfléchi à la question. On va donc vers d’autres expériences de conquête du pouvoir, originales, pacifiques, nationales.
Il souligne encore combien était erronée la théorie de l’aggravation de la lutte des classes après la prise du pouvoir, qui a conduit à une répression abusive. En fait plus forte sera l’unité, moins forte sera la bourgeoisie, et donc la guerre civile ne s’imposera pas, ou moins. Tout cela suscite moult débats idéologiques, et c’est tant mieux. Va-t-on derechef vers une réunification organique à gauche ? Plutôt vers des actions communes sur des points précis, conditions d’une politique nouvelle majoritaire se situant dans une perspective révolutionnaire.

Kanapa présente également l’essai philosophique de Desanti, dont il a déjà été question ; son article, " Pour situer le livre de Desanti" , reprend un exposé qu’il vient de faire devant des étudiants, le 26 avril ; il porte moins sur le livre lui même que sur l’histoire de la revue, dont il tire un premier bilan ; on y trouve parfois une tonalité autocritique peu coutumière ; il évoque la création du mensuel, la filiation dont elle peut se revendiquer ( La Pensée, La Commune…) ; son rôle dans la formation communiste des intellectuels :

" Nous mêmes on se formait en même temps"

écrit-il. Certes on aurait pu rêver avoir à la tête de la revue des maîtres pour mener ce travail, mais cela ne s’est pas passé ainsi, regrette-t-il ; l’éducation n’est pas simple pour le prolétaire, elle l’est encore moins pour des gens comme nous, assure Kanapa :

" On vient de loin. On aborde la classe des prolétaires avec tout ce que les couches sociales qui lui sont antagonistes ont semé dans nos têtes" .

Il fait état des valeurs de patience et de modestie.

" Et quand nous sommes enclins à nous demander quelquefois sur des sollicitations extérieures si le parti fait toujours suffisamment preuve de la première qualité, demandons nous aussi si nous ne manquons pas encore singulièrement de la seconde".

La modestie n’est pas la contrition, l’humiliation, l’abdication mais la responsabilité de l’intellectuel à conduire toutes ses activités vers le prolétariat. La revue a un double objectif : faire pénétrer l’esprit de parti chez les intellectuels, les mettre au service de la classe ouvrière et faire essayer leurs forces aux intellectuels sur leurs spécialités.
Le reproche de dogmatisme est fréquent, mais à ses yeux il s’adresse à la manière de faire des hommes, et non aux principes. Ainsi vient d’être créée la publication Recherches soviétiques qui prolonge et remplace Questions scientifiques et Questions d’histoire, afin de montrer le déploiement du matérialisme dialectique ; certes il peut y avoir des erreurs dans ce cheminement. Kanapa reprend l’idée que l’essentiel est le souci de combattre ; d’où aussi la collection " Essais". Il faut se placer sur les positions du prolétariat et, SUR CETTE BASE, être audacieux ; il rend hommage à d’autres revues, telles La Pensée ou La Raison, et à Desanti à qui il exprime sa " profonde reconnaissance ".

Ici prend place une anecdote tout à fait remarquable. Elle nous a été rapportée par Arthur Kriegel. Il entretient avec Kanapa des rapports d’amitié depuis trois- quatre ans, qui tiennent plus d’ailleurs de la complicité de séducteurs que du compagnonnage de militants. Kriegel se souvient parfaitement de ce jour de juin 1956 où Le Monde a publié le rapport Khrouchtchev. Tous deux, cet après-midi là, descendent l’avenue de l’Opéra ; ils ont rendez-vous, place du Palais Royal, avec Kriegel-Valrimont. Kanapa pressent que Valrimont ne viendra pas, car, assure-t-il, il ne voudra pas croiser, un jour comme celui-là, quelqu’un comme lui, avec la réputation qu’il promène. " Tu es comme les autres ", rétorque Kriegel, estimant absurde de cataloguer ainsi les communistes ; " Nous avons fait du terrorisme car nous jugions que c’était nécessaire, mais on n’était pas venu au communisme pour çà ". Et Kanapa lui répond :

" Parle pour toi ! " . Kriegel encaisse. Les rapports entre les deux hommes s’arrêtent à cette période. Il ajoute cette information pareillement troublante :

" En fait, il m’avait prévenu, peu auparavant. Quand on se fâchera, m’avait-il dit, et il répéta devant mon étonnement : Quand on se fâchera, car tout le monde se fâche avec moi, sachez, Annie et toi, que je vous ai beaucoup aimés ".

B) " Question personnelle"

En mai 1956 sort, dans une maison d’édition communiste, son troisième roman, Question personnelle , le plus volumineux de ses livres, près de 400 pages, le plus autobiographique aussi. En exergue figure une phrase du romancier progressiste norvégien, Nordahl Grieg :

" Tout ce qui arrive dans le monde est véritablement une question personnelle pour chacun de nous".

Comme dans tous ses autres ouvrages, Kanapa place son travail sous cette dialectique du JE et du NOUS. Il est dédié " à T.W." . L’ouvrage a été écrit entre 1949 et 1955. On n’y trouve donc pas d’écho à l’actualité immédiate. Il se présente comme la suite de Comme si la lutte entière, où l’on suivait, dix ans plus tôt, Jacques, le héros, qui s’émancipait de la tutelle sartrienne, pour s’engager dans la Résistance communiste.

Dans une première partie (1944/1945), Jacques est en convalescence dans la Creuse pour soigner sa maladie, ce mal déjà omniprésent dans le premier roman. Il s’initie au militantisme, tombe amoureux ; la campagne ne lui convient guère : il est pressé de remonter à Paris,

" là où les choses se font".

Le style est toujours aussi vif, avec des dialogues courts, des digressions, des récits dans le récit. Ainsi s’intercalent les souffrances d’un blessé américain aux Philippines, le sacrifice d’une poignée de soldats soviétiques, la lutte de combattants français près de la poche de La Rochelle, des scènes de la guerre civile en Grèce ou le monologue d’un communiste espagnol dans une prison franquiste.

La seconde partie (1950) est l’occasion d’un long portrait d’un notable de province, un juge de Saint-Étienne. Personnalité reconnue pour sa compétence et son honnêteté, légaliste et libéral en même temps, l’homme sait garder une certaine distance avec les siens. Il se trouve entraîné‚ malgré lui, dans un procès politique. Des manifestants se sont opposés au départ d’un train de CRS, lesquels devaient aller réprimer une grève. L’affaire se complique pour le magistrat puisque son propre fils prend parti pour les contestataires. Faut-il condamner ces derniers ? les relaxer ? Un ami du juge veut

" ne pas séparer les événements. (…) Ils s’asseyent sur la voie pour empêcher les CRS de partir. Où vont les CRS ? A Brest. Qu’est-ce qu’il y a à Brest ? Il y a eu une manifestation parce qu’on avait arrêté des gens à la suite d’une grève et pendant la manifestation, un homme a été tué…".

Le juge réplique en poussant au bout cette logique :

" Pourquoi le gouvernement a-t-il arrêté des gens à Brest ? Parce que des grévistes étaient descendus dans la rue. Pourquoi y avait-il eu grève ? Parce que les ouvriers n’étaient pas contents de leurs salaires. Et ainsi de suite. On remonte loin, vous ne trouvez pas ? Jusqu’à la politique du gouvernement. Je vous signale que c’est ce que font les communistes ; ils l’ont expliqué à l’instruction. Avec votre raisonnement, ce n’est plus un délit sur la voie ferrée que j’ai à juger, mais le différend qui oppose les ouvriers de Brest et leurs patrons…C’est une plaisanterie".

Le magistrat refuse le mélange des genres. Ce libéral semble porter la contradiction à Kanapa : la loi ne servirait donc pas que les patrons !

Il y a, dans cette partie, des notations significatives. Ainsi ce personnage qui parle des ouvriers :

" Ah oui ! les ouvriers…Je n’en connaissais pas. J’en croisais dans la rue, dans le métro. Parfois, l’un d’eux me demandait du feu pour rallumer son mégot. Il y a des catégories d’hommes qui passent ainsi à côté de vous, à la lisière de votre vie, comme des ombres entr’aperçues le soir ; ils n’entrent pas dans votre existence, ils l’escortent, on les rencontre simplement de temps en temps, sur des routes parallèles. Les ouvriers…"

Cette séquence stéphanoise lui aurait été inspirée par Monique et Roland Weyl :

" …une histoire de procès politique que nous avions vécue et lui avions rapportée. L’anecdote vaut pour ce qu’elle témoigne de sa tendance à l’écoute du vécu " . Il y est aussi question d’un " privé " chargé de prendre en filature une bourgeoise, laquelle fréquente…l’université : ils tombent amoureux et changent de vie. La troisième partie du roman, 1953, est le récit d’un accident d’avion. Kanapa ici exorcise ses démons : cet homme, familier sa vie durant des aéroports et abonné aux lignes internationales, supportait mal ce mode de transport, il vivait dans la hantise du crash . Il connaissait par cœur les statistiques des catastrophes et les taux de probabilité d’accident . " Ces avions sont équipés pour tout, sauf pour se casser la gueule". écrit Kanapa, qui raconte la chute de l’avion assurant la liaison Paris-Prague. Seuls survivants : l’hôtesse et le héros, jeune cadre communiste. Ce dernier se remémore les débuts de sa vie de permanent aux côtés d’un dirigeant du parti, un député ardent et infatigable, Casanova en fait. Et ce Jacques, qui a eu tant de mal à s’engager, n’est pas un personnage aussi entier qu’il aimerait le laisser paraître. Le doute le tarabuste. Dans les toutes dernières pages du livre , il exprime même comme une envie de laisser tomber : " prendre tes distances (…) parce que c’est lassant la lutte, la bataille contre soi-même, les petites perfidies des autres (…), ta maladie, c’est que tu as le monde en face de toi et que c’est plus dur évidemment que d’être installé dedans (…), c’est lassant de se sentir responsable, responsable devant les autres (…) et c’est lourd (…). Si encore cela se passait dans l’affection et dans la joie…parce que ta maladie, c’est aussi que les gens sont vaches (…). Quand les questions personnelles empâtent la vision(…), la lutte entre le subjectif et l’objectif… son dépassement…C’est ça, le dépassement : être responsable".

On retrouve là comme un écho à cette phrase d’Eluard sur la difficulté de régler son pas sur celui des prolétaires. Après les affres de l’engagement, voici ceux de l’insertion de l’intellectuel dans le parti. Revient le débat entre attachement personnel et vie publique ; se repose cette manière de contradiction – moins vive toutefois ou moins exprimée que dans Comme si la lutte entière- entre rigueur et séduction.
Question personnelle est l’ouvrage où les connotations autobiographiques sont les plus fortes. Kanapa revient sur son enfance, son désespoir de jeune écolier, son premier ami, ses succès en composition française, son agressivité :

" Il se battait. Avec fureur, avec hargne, souvent en s’attaquant à des gosses plus forts que lui, qui le réduisaient en un clin d’œil à une impuissance coléreuse et contre lesquels il se jetait à nouveau à la première occasion. Les premiers jours, c’était de la frénésie " . Son sens de la bonté aussi : " une qualité éminemment confuse et, passé l’âge de l’ignorance enfantine, presque creuse, il s’était en fait trouvé très rapidement désarmé devant ses camarades et gauche dans ses rapports avec les adultes " . Il y a là d’assez belles descriptions de la mère, de l’ascension sociale de cette " femme de tête, douce et forte, d’un bon sens généreux ", un développement assez long à propos du père. Kanapa évoque, en passant, sur un mode elliptique, l’oncle Maurice qui dans la famille éclipsa un peu le géniteur, lequel " avait gardé de son enfance le souvenir d’humiliations continuelles et insupportables : la faim, le ridicule des costumes toujours usés et jamais à sa taille parce qu’achetés d’occasion ou venant de son frère aîné ".

Il décrit la trajectoire de ce self made man :

" il regardait ses employeurs comme ses ennemis personnels, contre lesquels il lui fallait se battre sous peine d’être battu pour la vie. Et s’il avait conquis les grades de l’aisance, c’était dans un esprit de revanche sur ceux qui les possédaient déjà .(…) Riche il haïssait les riches ".

La guerre l’avait marqué :

" (Elle) lui avait appris la solitude du combattant et que tout finissait toujours par un corps à corps sans merci. Il vécut comme il s’était battu, poussé non par l’intérêt, mais par la colère de sa jeunesse outragée ".

Il brosse le portrait d’un homme de revanche, qui vivait dans la détestation des " siens " et de son métier :

" Son dédain de la classe dans laquelle il était entré par effraction éclatait à toute occasion, tonitruant sans considération des risques, d’ailleurs réduits, à l’échelon social qu’il occupait ".

Un homme attentif aussi à l’actualité politique, aux événements de février 1934, à la guerre d’Espagne, à Munich ; et qu’il imagine profondément insatisfait :

" Absorbé par la stupide complexité d’un métier qu’il abhorrait (…), il ne montrait jamais l’inquiétude qui grandissait en lui, ce sentiment terriblement précis certains soirs qu’il rentrait sa voiture au garage et attendait, dans le hall d’entrée, l’ascenseur qui le monterait à son luxueux appartement, certains soirs que, la journée finissante, son esprit cessait de s’attacher à quelque calcul précis et qu’il se trouvait, quelques brefs instants, seul avec lui-même, dépouillé de fonctions, libre de soucis chiffrés, un homme de quarante cinq ans qui pouvait déjà se retourner sur son passé, comme il arrive parfois qu’on regarde en soi même comme en un invisible miroir, le visage nu, tel qu’en soi même chacun est un irremplaçable quidam – ce sentiment qu’il manquait quelque chose à sa vie. Et que ce quelque chose n’était ni l’amour de sa femme, ni la santé de son enfant, ni la richesse, ni la puissance de sa revanche mais autre chose… ".

Il y a de forts passages pour dire le désarroi de Jacques :

" Jacques, élevé dans le mépris des bourgeois et de tout ce qui était bourgeois, n’était pas au diapason dans le milieu d’enfants de bourgeois où il se trouvait.(…) En même temps, il était mal à l’aise avec les autres enfants, les vrais fils de pauvres. "

Cette éducation familiale le conduit à l’impuissance solitaire :

" un gosse seul, dès qu’il franchissait le seuil familial, sans armes parce que sans assises fermes ni dans une classe ni dans l’autre, haïssant l’hypocrisie et le traditionalisme de l’une parce qu’on lui avait appris à les haïr, ignorant les vertus de l’autre parce qu’il en était soigneusement coupé. Et cela durera des années et des années ".

Dans Les Lettres Françaises, André Wurmser évoque ce livre dans une critique qui en dit long sur l’image de Kanapa :

" J’ai double plaisir à vanter ce roman. D’abord parce qu’il est excellent, et neuf, et ensuite à cause des animosités que Jean Kanapa suscite, violentes, injustes, flatteuses aussi.(…) Kanapa est plus détesté, c’est vrai, que beaucoup d’autres. C’est qu’il se bat. Pour des idées, ce qui le rend suspect aux artistes ( des idées ? a-t-on idée…) et le fait mépriser des romanciers ( des idées ? pour quoi faire ?)" . Pour Wurmser, l’ouvrage rappelle " la structure des romanciers américains de la grande époque". Le critique émet une petite réserve –morale- sur le choix " bizarre " de ce " personnage de charmant détective privé…", héros fugace du livre ; mais il oppose tant de romans où

" ventricules, oreillettes et partie inférieure du corps occupent les trois quarts du territoire littéraire",

et celui de Kanapa qui, lui, parle de la "tête", de

" ces questions personnelles - tout ce qui arrive dans le monde- (qui) se posent simultanément à des millions de personnes et si différenciées que soient celles ci, (et) l’individu n’est plus obligatoirement le centre de tout, le centre du roman. " Question personnelle " est un roman rhapsodique".

Trois mois après le XXé congrès, Wurmser a ce commentaire :

" (Pour) l’homme véritable - l’auteur de " Question personnelle ", ses militants communistes - rien de ce qui est humain ne lui est étranger.(…) Il souffre que les meilleurs des hommes et les plus désintéressés aient été conduits à tenir pour coupables des innocents. Il ne confond pas pour autant le monde à qui les sales guerres sont aussi naturelles que les sales profits, et le monde qui, dans sa vertigineuse croissance, connut, comme toute entreprise humaine, des erreurs et des fautes".

Thorez semble apprécier – modérément- l’ouvrage. Il l’écrit à Kanapa, qu’il remercie pour

" les pages si affectueuses où tu donnes trop de part aux influences que j’ai pu exercer sur un militant qui promettait et qui a tenu. Jeannette t’a dit, au fond, ce que nous avions senti. J’avais trouvé le "démarrage" un peu long. Mais je me réjouissais du contenu du livre et du style de son auteur. Je suis persuadé que d’autres suivront. Et j’en suis heureux pour toi et pour le Parti. Comme je suis heureux du succès de La Nouvelle Critique, malgré ses difficultés inévitables. Merci, mon cher Kanapa, pour le livre qui fait penser et pour lequel je ne saurais trop te complimenter" . L’été 1956, Kanapa s’essaie à un autre genre littéraire, la nouvelle. En fait, c’est une forme narrative qu’il a déjà expérimentée, dix ans plus tôt, dans les pages de L’Almanach ouvrier et paysan de L’Humanité et qu’il reprendra en 1962 dans le recueil Du vin mêlé de myrrhe. Il publie en effet dans Les Lettres Françaises une nouvelle intitulée Ceci est arrivé. Il s’agit du journal intime d’une infirmière d’une clinique de San Francisco, en mars 1953. Elle raconte l’agonie d’un scientifique américain, un atomiste, dont le FBI, redoutant qu’il ne livre dans son délire des secrets, précipite la mort. On peut se dire que Kanapa met en scène les services américains alors même qu’autour de lui, tout le monde ne pense qu’à Moscou, de la même manière qu’en 1949-50, il consacrait des dossiers de La Nouvelle Critique au maccarthysme alors qu’il était beaucoup question des camps en URSS. Cela étant, il demeure dans cette façon de faire une ambiguïté : sous un propos politique, Kanapa teste une forme d’écriture très proche du polar américain , dans ce style sec, nerveux de la " littérature noire " tant décriée par ailleurs et cadrant mal avec la rhétorique réaliste. C) Une élection manquée Du 18 au 21 juillet 1956, se tient au Havre, le 14é congrès du PCF. Thorez, fort de cette manière d’arrangement auquel il est parvenu avec les Soviétiques sur la " définition " du culte de la personnalité, d’une certaine résistance aussi des conservateurs moscovites, réussit " à bloquer tout débat d’ampleur et stoppe net toute réflexion " sur la déstalinisation à ce congrès, qui par ailleurs reconnaît l’existence du " fait national algérien ". Roland Leroy se souvient des précautions de Thorez à propos du décorum de la salle : la tribune est moins monumentale, les portraits des grands ancêtres français, de Jaurès, sont de retour. Curieusement, du côté des archives filmiques, on a conservé moins d’images de ce congrès que de celui qui précède ou que du suivant ; un petit film, anonyme, de quelques minutes montre les congressistes qui déjeunent dans une salle adjacente, la caméra s’attarde sur Thorez amaigri, fatigué, Jeannette Vermeersch pétulante, le couple Aragon - Triolet, Billoux, Guyot, Figuères, Marchais ; on dispose aussi de l’enregistrement son des principales interventions mais les images ont disparu . Le XXe congrès avait mis l’accent sur l’importance des voies nationales au socialisme. Thorez au Havre fait observer qu’il a, lui, parlé de cela il y a bien longtemps, en 1946, dans son interview au Times... Il n’empêche que le congrès, dans sa thèse 13, note que " le PCUS montre la voie ".

Les assises du Havre donnent à Kanapa l’occasion de prononcer une intervention remarquée, qui apparaît comme l’exemple du discours de l’intellectuel communiste français aux lendemains du XXe congrès, voire comme un exposé officiel de la direction en direction de l’intelligentsia.

" Aragon avait été chargé du rapport sur les intellectuels, cette éternelle bête noire du PCF, mais, prudent, il s’en déchargea sur Jean Kanapa, trop heureux d’une si belle occasion de se mettre en valeur"

écrit Renaud de Jouvenel . Aragon n’écrivait-il pas alors le poème " La nuit de Moscou", publié dans " Le roman inachevé" : " On sourira de nous d’avoir aimé la flamme Au point d’en devenir nous mêmes l’aliment". Kanapa donc s’adresse, c’est la première fois, aux congressistes, dans une longue allocution, restée assez célèbre ; du moins certaines de ses formulations lui seront longtemps reprochées ; il commence par rappeler que la coexistence pacifique n’est pas la coexistence idéologique ; au contraire.
L’URSS pour lui s’identifie d’abord à des victoires. Pas de regret ni de pardon, dit-il. Certes

" la révélation de certains des actes du camarade Staline et de certaines violations de la légalité socialiste" suscite une peine profonde. Mais il ne s’agit pas à présent de rabâcher ; l’aspect majeur du XXe congrès, ce sont les immenses possibilités nouvelles qu’il entrouvre.

" Quelles qu’aient été les épreuves et les difficultés, les défauts ici, les tâtonnements là, non, nous ne regretterons pas cette belle et dure école à laquelle a été notre esprit de parti ces années passées, notre esprit de combattant du mouvement ouvrier révolutionnaire".

Il évoque, sur le plan de la culture, les batailles passées, par exemple contre la " monstrueuse déviation " de Lecoeur, une variante du " proletkult " ; il rappelle que les textes fondateurs demeurent les interventions de M.Thorez et L.Casanova au congrès de Strasbourg, redit combien il est

" difficile‚ pour les intellectuels, d’harmoniser leur désir personnel et les nécessités de la lutte politique".

Il s’en prend à Hervé, lance ce cri fameux :

" Le jdanovisme, ce n’est rien d’autre que l’esprit de parti dans les questions de la littérature, de l’art, de la culture (…). Cet esprit de parti, ah oui nous le conserverons !".

Il rend hommage à une série de créateurs communistes : Picasso, Aragon – ses récentes études sur Stendhal ou sur la littérature soviétique, Jean-Pierre Vigier, Louis Fruhling, Jean-Toussaint Desanti, le musicien Serge Nigg, les cinéastes Louis Daquin, Le Chanois.
Kanapa s’en prend ensuite à l’aile " gauche ", fustige le dogmatisme, l’étroitesse ; il n’y voit rien de congénital ; la preuve ? c’est que le XIIIe congrès avait déjà procédé à certaines rectifications. Sa "tendance" ( les termes de " réalisme socialiste " ne sont pas prononcés) n’a, il est vrai, pas assez produit d’œuvres convaincantes ; c’est la faute à Lecoeur, à cette idée qu’il y aurait une seule école alors que le parti est pour la coexistence de "divers courants" au sein de la " tendance " ; et puis le réalisme n’a que dix ans d’âge, c’est bien court pour dresser un bilan, pour attendre une reconnaissance ; ce n’est qu’au bout de 50 ans, peut-être, qu’on pourra dire…

Il salue au passage deux bons films de réalisateurs non communistes, " Si tous les gars du monde " et " La meilleure part ", parle de défaite de l’art abstrait, en appelle à plus de dialogues, de confrontations entre partisans du courant réaliste.
Il souhaite enfin que le parti ait une production idéologique plus abondante, en assure une diffusion plus systématique ; il se félicite à ce propos de la tenue d’une Mutualité contre Merleau-Ponty !

L’intervention de Kanapa est remarquée. Du congrès sort d’ailleurs une brochure intitulée " le PC et les intellectuels" où ses propos sont mis en valeur en compagnie de ceux de quatre autres intervenants, M.Thorez, F.Joliot-Curie, R.Garaudy et JP.Vigier.
Une intervention TROP remarquée peut-être ? Guy Besse me parlera même d’un texte "provocateur".
Le fait est que tout le monde s’attend à voir Kanapa être élu au Comité Central. D’ailleurs, il a rempli, le 12 juin, un mois avant le congrès, une nouvelle "bio". Comme celle de 1947, elle figure dans son dossier personnel au secteur APM. Cette notice biographique comporte pour l’essentiel les mêmes questions que le formulaire qu’il avait déjà rédigé neuf ans plus tôt. Kanapa y reprend les indications fournies en 1947, apporte quelques éléments nouveaux.

Domicile ?
31ter, rue des Tournelles, dans le 3e arrondissement.

Déplacements à l’étranger ?
Angleterre ( à 15 ans), Pologne ( Congrès de la paix), Tchécoslovaquie (1949), Bulgarie ( 1952, 1953, 1954 ; vacances), RDA (1955), Suisse ( enfant et 1955).

Situation de famille ?
séparé.

Service militaire ?
Réformé.

Véhicule ?
Moto.

Santé ?
très moyenne.

Parents ?
mère, frère et soeur membres du PC.

Policier ou adversaire dans la famille ?
" un oncle, vraisemblablement adversaire, que je n’ai pas vu depuis 10 ans".

Cellule ?
Bassis dans le 3è.

Responsabilités ?
Rédacteur en chef de La Nouvelle Critique et membre de la Commission centrale des intellectuels près le Comité Central.

Lieux de résidence ?
Paris, Gap, St Etienne, Grenoble, Caussade, Argenton sur Creuse.

Syndicat ?
CGT journalistes depuis 1945.

Associations ?
Comité national des écrivains (CNE) ; Association France-Bulgarie ( Comité directeur).

Qui vous connaît ?
Mes responsables sont les camarades Laurent Casanova et Victor Michaut ( actuellement les camarades Marcel Servin et Fernand Dupuy).

Avec vous lu Maurice Thorez ?
Oui.

Et Marx, Engels, Lénine, Staline ? Beaucoup. Tout le monde, donc, s’attend, lors du congrès, à une promotion de Kanapa ; certains l’appréhendent ; c’est le cas par exemple, au dire de Guy Besse, du personnel des Editions Sociales qu’il dirige alors. Casanova rapporte sur cette question des candidatures. Or Kanapa ne figure pas parmi les promus.
Ils sont, il est vrai, peu nombreux. Thorez a choisi le statu-quo. On reconduit les sortants, histoire de montrer que la direction, unie, assume et affronte, impassible, l’après XXe congrès, alors que beaucoup s’attendaient à des changements notoires.
Cela dit, il y a quelques modifications, à la marge, du côté des intellectuels précisément. Deux d’entre eux sont élus : Frédéric Joliot-Curie, prestigieux scientifique, et Guy Besse, universitaire, philosophe, divorcé depuis peu d’Annie Besse-Kriegel.

Pourquoi pas Kanapa ? Parce qu’il est trop marqué ? qu’il a trop d’ennemis ? Certains parlent d’intrigues. La rumeur circule que son nom aurait été finalement rayé de la liste des promotions.

" Jean Fréville (Schkaff) était, paraît-il, intervenu personnellement auprès de Maurice Thorez pour lui barrer la route du Comité Central "

écrit par exemple Robrieux ; ce dernier estime en outre que Thorez joue les centristes en renvoyant dos à dos sa gauche et sa droite.

Guy Besse donne une autre explication. Le rédacteur en chef de La Nouvelle Critique aurait, peu avant le congrès, refusé de fustiger Pierre Hervé dans les colonnes de L’Humanité, comme le lui demandait François Billoux. Sans doute a-t-il conservé le souvenir cuisant de l’affaire Sartre, deux ans plus tôt ; il doit considérer aussi qu’il en a fait assez sur Hervé dans sa revue ; or Besse, lui, sollicité à son tour par Billoux, accepte ; et il est élu.
Reste que le congrès du Havre, après le choc du XXè Congrès soviétique, et avant le drame de Budapest, déçoit l’intelligentsia.

Dans le numéro de rentrée de la revue , Kanapa signe un compte rendu sur le congrès du Havre. Il insiste sur la stabilité de la direction : la presse spéculait sur le sort de l’équipe dirigeante du PCF après le congrès du PCUS, écrit-il, mais les communistes français ont pris la décision, annoncée par Laurent Casanova, de " reconduire en bloc le comité central sortant", puisqu’il a su faire preuve de solidité, de cohésion, qu’il a fait preuve de sa " trempe ", en étant " ferme et sans défaillance".
La santé du PC est bonne, ajoute Kanapa, comme le montrerait la courbe des effectifs du parti. S’ils ont baissé entre 1947 et 1954, du fait de la répression gouvernementale, ils se sont stabilisés en 1955 pour reprendre leur essor en 1956, et atteindre 430 000 membres . Le PCF avait demandé au PCUS une "analyse plus approfondie" du " culte ", jugeant " l’explication insuffisante". Est-ce à dire qu’on allait vers l’expression de divergences entre les deux partis ? Non, écrit-il, c’est tout au contraire une confiance accrue qui s’exprime. Souslov, le délégué soviétique au congrès du Havre, a bien parlé du rôle de chaque parti, du besoin de coopération entre eux. Jamais le nom de N.Khrouchtchev n’est évoqué dans l’article.

Kanapa parle encore de la place exceptionnelle faite à la culture et aux intellectuels à ce congrès ; l’accueil que les délégués ont réservé à ces questions est à ses yeux démonstratif de leur intérêt, et Hervé de ce point de vue a tout faux ; Thorez en a parlé mais aussi trois délégués, Garaudy, Vigier et Kanapa, écrit Kanapa, qui signale encore que deux nouveaux élus sont des intellectuels ; il va s’agir de défendre la culture française, de contribuer au rapprochement entre intellectuels et classe ouvrière, de

" corriger nos erreurs et liquider nos insuffisances - et d’abord le dogmatisme et le schématisme".

C’est d’ailleurs sans doute avec cet objectif que les Editions Sociales proposent de mettre au pilon - parmi d’autres ouvrages néo-staliniens- la brochure de Kanapa Le traître et le prolétaire, ou l’entreprise Koestler and co ltd. (1950) et son essai La Bulgarie d’hier et d’aujourd’hui (1953) . CHAPITRE SIX La Nouvelle Critique en crise A) Les débats de février 1957 La rentrée retrouve la rédaction maussade ; les documents de Suret-Canale nous permettent de suivre, par exemple, début septembre, Desanti qui évoque le " numéro de vacances " ; il aligne les remarques sévères sur les différents papiers, trouve que le journal est en " retard sur les événements ", et s’est peu exprimé " sur le XIVe congrès " ; il dit encore :

" contrecoup suites au Xxe congrès : certes interrogations sur les chemins nouveaux ; mais engendre quelques excroissances : mise en cause de l’existence même d’un parti de type léniniste ; la bourgeoisie essaie de profiter du désarroi pour frapper et isoler " . Les débats à la rédaction se densifient, se durcissent ; à la mi-octobre, le rédacteur en chef signale qu’une précédente réunion " n’a pu épuiser l’ordre du jour – l’orientation et les tâches de la revue " et il invite donc à une nouvelle rencontre dans les jours suivants.
En fait, si le XXe congrès a choqué, ce sont surtout les événements de l’été en Pologne, puis la crise hongroise et l’intervention soviétique qui provoquent dans l’intelligentsia un véritable séisme. Une nouvelle vague de contestation, beaucoup plus critique, s’exprime alors. Le 8 novembre, Claude Morgan, Jacques-Francis Rolland, Claude Roy et Roger Vailland signent, avec Sartre et de Beauvoir, une pétition protestant contre l’intervention soviétique ; Hélène Parmelin réunit dix signatures d’intellectuels prestigieux, dont Picasso, Pignon, Wallon qui en appellent, le 22 novembre, à un congrès extraordinaire du parti ; Sartre qui, au printemps encore, gardait un ton mesuré prend ses distances, dans une interview à L’Express puis dans un numéro spécial des Temps modernes intitulé " Le fantôme de Staline".

La direction du PCF comme agaillardie par les assauts anticommunistes, et insistant sur sa position d’agressée, " remobilise en défense du parti " ; elle réagit vivement : Servin contre-attaque dans L’Humanité avec un papier intitulé " Les termites et leurs alliés" , rappelant qu’il n’est pas question de toucher au principe d’organisation du parti. Les pétitionnaires du 8 sont sanctionnés, les dix créateurs sont grondés. Autant La Nouvelle Critique avait réagi à retardement au XXè congrès, autant sa réplique est immédiate aux événements hongrois ; elle sort, courant novembre, en catastrophe, un numéro spécial, en coopération avec l’organe des étudiants communistes Clarté : " Les intellectuels communistes témoignent" ; un premier tirage de 20 000 exemplaires a été " épuisé immédiatement " ; une deuxième édition est nécessaire. Ce numéro en fait permet aux uns et aux autres de se compter. Il comporte les prises de position de près de 50 intellectuels, pas nécessairement des textes inédits : il y a là Aragon, Amblard, Besse, Daix, Daquin, Dobzynski, Fougeron, Garaudy, Guillevic, Kanapa, Kosma, Marcenac, Nordman, Taslitzky, Willard… Mais on remarque beaucoup d’absents, y compris parmi les membres de la rédaction : Lefèbvre, Desanti, Annie Kriegel, Leduc, Beaulieu, Bottigelli, etc…

Le texte de Kanapa s’intitule " Le réflexe socialiste", un terme bien choisi, d’une certaine façon, puisqu’en ces circonstances, il en appelle à l’instinct plus qu’à la raison : certes des erreurs ont été commises en Hongrie, écrit-il, mais la question posée était la suivante : ou la liquidation ou la relance du socialisme ; il n’est pas question de répéter l’Espagne et la non-intervention ; selon lui, le choix est simple. Et le socialisme, c’est quoi ? Ce sont des moyens de production socialisés. Point à la ligne. Kanapa a Sartre dans le collimateur ; sans doute apprécie-t-il la liberté nouvelle qui lui est donnée de repartir en croisade contre le Maître ; il estime que la campagne anticommuniste vise deux objectifs : désespérer – et il cite la pièce " Nekrassov "- et casser l’unité ; le PC n’est pas isolé : certes il va sans doute perdre dans cette bataille des intellectuels dilettantes mais il gagnera en discipline et en sera reconnaissant à Thorez !

Le numéro est bien annoncé dans L’Humanité qui reproduit de larges extraits sur une pleine page . La crise dans l’intelligentsia est longuement évoquée à la session de novembre du comité central. Comme le montre l’enregistrement de cette session, Casanova et Thorez se partagent les rôles à ce propos. Thorez est cassant, autoritaire. Casanova a une façon plus ronde d’aborder le problème, un brin paternaliste. Ce dernier d’ailleurs a signé un long article , dans L’Humanité, sur le 20è congrès du PCUS, où, à sa façon, il laisse entendre que des changements s’imposent dans l’attitude des communistes français. Le climat à la rédaction de La Nouvelle Critique est à présent très tendu ; l’équipe est divisée, les discussions incessantes ; les rédacteurs critiques cessent, à l’automne, les uns après les autres, de signer des papiers dans la revue. Dans le procès-verbal de la rédaction du 11 décembre, il apparaît que l’essentiel du débat porte sur le XXe congrès . Certains disent que " l’aspect critique du Xxe congrès est inséparable de son aspect constructif ", qu’on assiste à la " restauration des normes léninistes dans la vie du parti " ; ils pointent " le schématisme – ou la confusion- de Staline sur questions de guerre et paix ", estiment que " l’Histoire a avancé parce qu’on a dénoncé les erreurs du mouvement ouvrier ", saluent le papier de la Soviétique Fourtreva sur " la déstalinisation " ; notent qu’à " la racine du culte de la personnalité ", il y a " le manque de confiance des masses ", d’où les méthodes autoritaires.

D’autres ne partagent guère ce nouveau volontarisme. Annie Kriegel, dont le ton s’est durci, parle " d’échec ", estime qu’ " on n’ose pas qualifier " ce qui s’est passé à Poznan, refuse l’idée de progrès du mouvement d’unité ouvrière, évoque le " moralisme ".

A la suite de quoi, il est décidé que Suret-Canale fera l’éditorial du numéro de janvier 1957… sur l’Algérie.

Dans ce numéro de janvier 1957, figure un article au titre kanapiste : " Que se passe-t-il ?" . L’auteur part de l’idée que nous vivons une "nouvelle période" dans l’histoire du monde. Signe avant-coureur ? Le XXe congrès, ou le voyage de Khrouchtchev en Inde, ou encore la reprise des contacts entre l’URSS et la Yougoslavie. Un nouveau rapport de forces de classe se dessine ; il faut prendre en compte ce contexte sinon on risque "excès, périls, drames" ; l’éditorialiste se réfère à Thorez au congrès, critique

" la description anecdotique ou le découpage (…) comme les critères moraux abstraits(…) ".

Cette façon de faire est " erronée ". Il admet que la revue par le passé n’a pas toujours su éviter

" la contemplation, les répétitions, la simplification dogmatique"

mais ce n’était pas son dessein ; il se prononce pour la recherche dans un esprit de parti ; pour approfondir ET être responsable ; pas d’impatience, pas d’approximation non plus, pas d’ingérence dans la vie des autres partis ; il y a besoin de contributions réalisées avec sang froid, pour servir au combat ; plus que jamais, il s’agit pour la revue d’une " …prise de parti en politique". Ainsi il faut poursuivre la discussion sur la science dans le cadre du matérialisme dialectique, s’interroger sur les rapports science-idéologie, science-marxisme ; de même que sur l’art, l’esthétique, avec la grille du marxisme-léninisme.

Dans le même numéro, est abordée la question : " Y a-t-il "crise" du socialisme ?". L’adversaire met en cause non pas des défauts du socialisme mais le système lui-même ; or les faiblesses humaines, dénoncées bien avant le 20è congrès, ne mettent pas en cause le fondement du nouveau régime, la dictature du prolétariat :

" le bilan du système soviétique, du système socialiste à l’échelle mondiale, est impressionnant" . Certes des changements sont nécessaires, car le vieil homme pèse… Il y a les pressions extérieures, les défauts personnels ; la planification ? trop centralisée. Ceci dit, les Yougoslaves ont tort : l’Urss s’achemine vers une gestion plus autonome des entreprises ; vers une "extension de la démocratie socialiste" dans l’économie soviétique ; même s’il existait depuis 1917

" une démocratie sans commune mesure avec la démocratie truquée des régimes capitalistes".

Des défauts sont aussi perceptibles dans la politique nationale de Staline ( "certaines pratiques,…certaine mesure") ; pour autant, il faut prendre garde à la campagne bourgeoise sur le "communisme national". L’auteur partage l’opinion des Chinois selon lesquels " chacun (a) sa voie mais la loi est universelle, celle de la Révolution d’Octobre" ; suit une longue citation du " Quotidien du Peuple" sur l’égalité entre partis et le rôle du centre.

On voit donc le positionnement, en ce début de 1957, de la rédaction, de la partie kanapiste de la rédaction, faudrait-il écrire, porte-parole de la direction du parti : désaccord (implicite) avec la méthode khrouchtchévienne ; démarche prudente de réformes dans le cadre de lois générales du socialisme ; préférence pour une centralisation du mouvement communiste. On n’est pas très loin alors de l’option maoïste (d’avant la révolution culturelle) ; d’ailleurs cette communauté est implicitement revendiquée.

Sur cette toile de fond, le débat entre intellectuels communistes s’avive ; Claude Roy, dans une interview à la revue polonaise Nowa Kultura, reproduite dans Les Temps Modernes, condamne le " mysticisme ", la " religiosité ", le " fanatisme " de certains intellectuels communistes ; il fait part de ses doutes sur les événements hongrois ; il critique Kanapa, par exemple son expression, de 1951, selon laquelle " les films soviétiques sont supérieurs à tous les autres".
Kanapa lui réplique longuement dans le numéro de février, " Réponse à Claude Roy". Le socialisme est une exigence morale, dit Roy ; c’est faux, réplique Kanapa, le socialisme, ce sont des rapports de production ; il revient sur son engagement :

" Je suis venu personnellement au communisme par dégoût ( plus encore que par détestation) de la bourgeoisie, de son hypocrisie, de l’asphyxie qu’elle fait peser sur un jeune intellectuel, de ses tares, de sa mesquinerie ; à quoi se mêlait une haine confuse de l’iniquité sociale qui fait qu’il y a des riches et des pauvres" . Le socialisme, comme le communisme, répond à des critères objectifs, à des lois : c’est une science, s’impatiente-t-il. Et s’il faut parler de morale, Kanapa rappelle une sentence de Lénine : est moral ce qui sert la classe ouvrière ! Roy, dit-il, participe à une opération anti-PCF ; c’est un individualiste bourgeois, réticent à l’idée de " se placer sur les positions de la classe ouvrière", opposé à l’"esprit de parti" ; il recourt volontiers à la formule, d’origine yougoslave, de "système stalinien", mais c’est une formule fausse ; en fait ce que Roy reproche à Staline est chez Lénine :

" S’il cite un document du XXe congrès, c’est la critique des fautes de Staline par Khrouchtchev telle que la presse bourgeoise l’a présentée".

Certes, on a commis des erreurs, dit Kanapa, mais de là à oublier les principes… Et puis, le PCF a bougé, il y a eu le 13è congrès, le refus du sectarisme, le discours d’Aragon contre l’ouvriérisme. Roy n’en dit rien, mais il cite à trois reprises des propos de La Nouvelle Critique datant de 1949 ou de 1951, se plaint Kanapa. Pas question de réviser le système, ni de toucher au léninisme, dit-il ; il a cette formule :

" il existe en effet une différence profonde entre Staline et Claude Roy : le premier mena toute sa vie une lutte intransigeante contre l’impérialisme et contre les ennemis de la classe ouvrière ; du second, le moins qu’on puisse dire est qu’il transige".

Kanapa refuse " sa voie française au socialisme" ; il estime que " la responsabilité du sang versé, ce n’est pas le "système stalinien", c’est la réaction" ; Roy fustigeait le "fanatisme" et donnait en exemple La Nouvelle Critique et Kanapa ; celui-ci lui répond :

" le seul de ses camarades qu’il choisit pour cible, c’est Kanapa(…) C’est vrai, Claude Roy, je n’ai pas de la liberté la même idée que toi".

Sa conception à lui de la liberté, c’est de pouvoir renverser la bourgeoisie ; la direction de cette lutte appartient à l’avant garde de la classe ouvrière, c’est à dire au PCF et " pas aux écrivains petits-bourgeois". Kanapa refuse de se solidariser avec les écrivains hongrois réprimés. Il retrouve son goût de la diatribe : si Roy a La Nouvelle Critique dans le collimateur, c’est parce que la revue œuvre pour le marxisme-léninisme :

" Chacun ses pairs. Les miens ne sont pas les Narcisse pleurnichards qui font carrière sur les fautes de goût d’un peintre soviétique ou sur les plaies du prolétariat hongrois".

L’article est reproduit dans l’hebdomadaire France Nouvelle sous le titre " Je n’ai pas, Claude Roy, la même idée que toi de la liberté… " . Alors que la polémique s’exacerbe entre intellectuels communistes, la crise s’amplifie au sein de la rédaction. Début février, le comité de rédaction est invité à une réunion avec le secrétariat du PCF, au siège du comité central ; la rencontre a lieu le 6 février ; elle est si dense qu’une nouvelle session est nécessaire, le 13.

On dispose de plusieurs fonds d’archives sur ces deux réunions : il existe, dans le dossier Waldeck-Rochet, un " Compte rendu des deux réunions avec le comité de rédaction de la Nouvelle Critique" ; dans les papiers de Suret-Canale, on trouve les convocations et les procès-verbaux, manuscrits, de ces deux séances.

Assistent à ces deux rencontres 21 personnes :
Pour la direction du PCF : Jacques Duclos, Laurent Casanova, Léo Figuères, Gaston Plissonnier, Victor Michaut ( qui est aussi membre de la rédaction).
Pour La Nouvelle Critique : Jean Kanapa, Francis Cohen, Emile Baulieu, Emile Bottigelli, Pierre Daix, Jean-Toussaint Desanti, Jean Fréville, P. Gaudibert (pseudonyme = P. Meren), André Gisselbrecht, Annie Kriegel, Victor Leduc, Henri Lefèbvre, Jeanne Levy, L. Sebag, Jean Suret-Canale, Boris Taslitzky. Soit le comité de rédaction au grand complet.

La discussion montre vite que la rédaction est divisée en deux courants d’égale importance, huit contre huit, qui se font face ; les opposants sont : Leduc, Desanti, Lefèbvre, Kriegel, Bottigelli, Sebag, Gaudibert, Beaulieu ; de l’autre côté, on retrouve : Kanapa, Suret-Canale, Daix, Michaut, Taslitzky, Cohen, Levy, Gisselbrecht.

Leduc ouvre la discussion de la première réunion sur deux questions : les méthodes de direction et la conception du journal. Sur le premier point, il se plaint que " la revue (soit) faite pratiquement en dehors de nous ". C’est alors un faisceau de critiques contre Kanapa :

" Kanapa provoque. (…) Sa présence et ses méthodes créent un malaise persistant " dit Kriegel. " Kanapa nous renvoie nos origines sociales" ajoute Sebag ; " Kanapa doit démissionner" insiste Lefèbvre ; " Il faut un mode de fonctionnement plus collectif " dit Bottigelli Le rédacteur en chef a peu de défenseurs avoués, si ce n’est ce (modeste) propos d’André Gisselbrecht :

" Kanapa n’est pas la cause du mal".

Il s’agit là d’un enjeu annexe, certes, mais on voit combien la personnalité de Kanapa, sa façon de faire sont devenues des questions importantes pour les protagonistes ; certes le rédacteur en chef était sous tutelle ; en même temps, il apportait sa propre marque, son propre rythme, conservait, en dernière instance, une assez forte autonomie dans la conduite des opérations ; c’est en tout cas l’opinion de R. de Jouvenel :

" L’erreur de Casanova, qui semble bien l’avoir considéré comme son héritier spirituel, fut, précisément, de lui laisser si longtemps une liberté d’action presque totale". Le fait est que Casanova couvre systématiquement son protégé : " Le nombre de gaffes aux conséquences désastreuses ( pour son parti) imputables à Kanapa est impressionnant et sans doute se jugea-t-il toujours au-dessus du lot, ce qui dut lui ménager quelques inimitiés solides parmi les collègues de son rang". De Jouvenel rapporte un débat qu’il eut avec Casanova :

" Ou bien tu considères que la Nouvelle Critique est sa revue et qu’il peut y écrire et faire écrire ce que bon lui semble, ou bien tu la vois comme une revue théorique du parti et, dans ce cas, elle doit être dirigée par un comité de rédaction".

Kanapa connaissait ce genre de reproches, et avait fourni des bouts de réponse dans quelques-uns de ses articles récents, invoquant la jeunesse de l’équipe, son inexpérience, son absence d’héritage.

Les rencontres de février manifestent aussi l’importance des divergences politiques qui traversent la rédaction. Leduc, toujours dans son exposé introductif, souligne comme principal désaccord

" l’interprétation du XXe congrès : l’aspect critique est inséparable des aspects positifs ".

Il estime que l’analyse des causes et des conséquences du culte " n’est pas finie ".
A lire le compte rendu de la direction, les désaccords portent également sur : la dictature du prolétariat ; la Hongrie ; la guerre et la paix ; les voies de passage au socialisme ; les rapports entre PC ; les causes du culte de la personnalité ( Leduc, dit la note, "considère comme raisonnables les déclarations de Marcel Servin"…) ; Sartre.

Kanapa fait état à plusieurs reprises des difficultés rencontrées lors de la confection du numéro spécial avec Clarté, à l’automne 1956.
Lefèbvre revient sur la question de la science bourgeoise, de la régression théorique ; il parle de :

" la liquidation du marxisme au profit d’un empirisme qui ouvre la voie à l’emploi de l’autorité ".

Daix et Desanti semblent s’opposer sur l’esprit du congrès de Strasbourg en matière de rapports avec les intellectuels.
Annie Krigel est prolixe ; Suret-Canale relève ce propos :

" (il faut) pousser la discussion politique au fond et s’il y a désaccord politique, en tirer les conclusions pour la composition du comité de rédaction ".

La note de la direction du parti signale "une intervention" de Casanova ; Duclos conclut en réaffirmant le soutien de la direction à la revue, à son contenu : il appelle à ne pas se tromper sur le XXè congrès ; il propose une sorte d’arrangement, demande à la rédaction de continuer le débat pour aller vers un éditorial qui lui soit commun.
Signe de faiblesse, de prudence ou d’ouverture ? Le fait est qu’il n’est pas question de sanction.

B) Deux fers au feu

La crise va durer ; la plupart des rédacteurs critiques prennent leurs distances ; inquiète, la direction a mis sur pied une sorte de système de cogestion de la revue, une " aide " politique plus soutenue, dont on trouve trace en 1957 et 1958 ; fin mai, Kanapa adresse ce courrier à chaque membre de sa rédaction :

" A l’issue des entretiens que le comité de rédaction a eus avec le secrétariat du comité central, nous avions décidé, tu t’en souviens, sans doute, de procéder à un examen critique des trois numéros de la revue qui suivraient ces entretiens " . De nouvelles réunions de la rédaction avec la direction du PC se tiennent en juillet, " salle du bureau politique, 44 rue le Pelletier " ; puis en octobre, au 19, rue Saint-Georges, sous la présidence de Laurent Casanova. A cette rencontre, Kanapa présente un plan de réaménagement de la rédaction, ainsi résumé dans une note de Suret-Canale :

" Que le Comité de Rédaction (CR) soit un confluent d’informations ; plus de responsabilités effectives et part de travail à chaque membre du CR : responsabilités de Rédaction ; alimentation de la revue en articles. Constituer des groupes de travail ; participer à la diffusion (responsabilités d’organisation, diffusion, conférences en province, colloques, etc.). Nécessité de l’extension (du CR) : 25 à 30 membres ? Serait à voir selon compétence et qualification. Plus de temps (pour les réunions). Par exemple le samedi après-midi. 1 ou 2 rédac chef adjoints ( un pour enseignement /sciences ; un pour arts/ lettres…). Nécessité de réorganisation en fonction du travail. Rubriques, modifications CR et explication dans la revue " Si l’actualité française ( essoufflement de la IVè République, guerre d’Algérie) est riche, c’est néanmoins la crise ouverte par le XXe congrès qui demeure au coeur des débats de l’intelligentsia communiste et de sa revue :

" Jamais notre revue n’a reçu autant de lettres de ses lecteurs"

est-il écrit début 1957 ; le journal se veut sur la "contre-offensive" ; Kanapa écrit plus volontiers, il reprend le cycle des conférences à travers le pays, sur trois thèmes : " socialisme et lutte des classes " ; " socialisme et nation " ; " socialisme et culture ". On le voit au premier trimestre 1957 à Nancy, Rouen, Caen, Toulouse ; il participe aux initiatives de lancement de l’Union des étudiants communistes, l’UEC.

On perçoit, au cours de ces mois, dans l’orientation de la revue ce que Pierre Daix appelle la politique des " deux fers au feu" de la direction communiste, de Thorez singulièrement. D’un côté, on laisse se développer un certain débat sur le stalinisme, on concède quelques échanges à l’intelligentsia. Ainsi, deux mois après les réunions, plutôt difficiles, entre la revue et le parti, il est décidé de consacrer un numéro entier à la longue réponse, signée de Daix, à un questionnaire du directeur des Lettres nouvelles, sur le régime soviétique et les responsabilités des écrivains : " Lettre à Maurice Nadeau sur les intellectuels et le communisme" . " J’y pris acte du discours à huis clos de Khrouchtchev - j’ai été le premier communiste à le faire - mais pour justifier ma confiance dans la capacité des partis communistes à frayer l’avenir au-delà du stalinisme. J’y reconnaissais que j’avais eu tort à propos des camps staliniens, mais j’en faisais une affaire du passé, une affaire réglée. Réglée par Khrouchtchev. Bref j’avertissais mes camarades des réalités (…) mais pour faire publiquement la part du feu".

écrira Daix dans ses mémoires . La décision de publier un tel texte avait été prise par Thorez. Le numéro spécial connut un grand succès. Et puis la revue semble participer à une certaine dé-dogmatisation du marxisme. C’est ainsi qu’elle crée un périodique théorique bimestriel : Recherches internationales à la lumière du marxisme . Le premier numéro sort en mars-avril 1957. Jean Kanapa en est le directeur, Francis Cohen le rédacteur en chef ; cette nouvelle publication prend la suite de Recherches soviétiques, une revue qui aura tenu à peine une année ( février 1956-janvier 1957), qui elle-même avait succédé à deux autres cahiers sur la vie intellectuelle soviétique, toujours publiés depuis 1952 par la Nouvelle Critique . Dans une certaine mesure, on s’émancipe de la tutelle soviétique sur la pensée marxiste, en prenant au mot une des thèses du XXè congrès, répétée par Souslov dans son message au congrès du Havre :

" C’est l’œuvre collective ( souligné par nous) de tous les partis communistes que de développer et de perfectionner la grande doctrine immortelle du marxisme-léninisme " . Selon Cohen, le XXe congrès eut un effet paradoxal pour les communistes français : d’un côté, ils ne virent pas (ou ne voulurent pas voir) les nouveaux enjeux ; d’un autre côté, ce congrès fut une "libération", dans la mesure où il déclarait que la théorie était désormais le bien commun de tous les PC, et non plus du seul centre (moscovite) ; il y avait là un encouragement à la recherche, que certains, au secteur intellectuel, prennent au mot ; il est probable aussi que des thoreziens y voient l’occasion de se distancier des options khrouchtchéviennes, de prendre de gauche le PCUS, voire de regarder du côté chinois.
Ainsi Recherches Internationales fait référence, aux côtés d’auteurs soviétiques, à des recherches marxistes à travers le monde.
Kanapa s’occupe de ce dossier dès la fin 1956 ; une circulaire est envoyée aux lecteurs pour les informer du projet . Le rédacteur en chef compose un comité de rédaction international, qui aura une activité plutôt virtuelle, avec des correspondants étrangers prestigieux, l’italien Giuseppe Berti de l’Institut Gramcsi, l’Est-Allemand Stern, recteur de l’Université de Halle, le Soviétique Azoumanian, directeur de l’Institut d’économie mondiale, le rédacteur en chef du quotidien communiste tchécoslovaque Rude Pravo, un Bulgare également.
D’emblée, selon Cohen, de premières incompréhensions vont surgir avec les Italiens, sur la conception du matérialisme historique, sur l’approche du stalinisme en fait.
La revue est lancée à l’occasion d’une conférence de presse.
La présentation du premier numéro part de l’idée que " la méthode dialectique et matérialiste du marxisme joue aujourd’hui un rôle déterminant dans le progrès des sciences de la nature et de la société" et ajoute " Aussi éloignés du dogmatisme que de l’indifférence théorique, ces textes ne prétendent pas épuiser (…) les possibilités de la pensée et de la pratique humaines. Notre conviction est que le choc des idées, la critique, la discussion, sont indispensables au développement de la science et de la culture. En donnant des exemples de l’apport marxiste-léniniste (…), nous entendons contribuer à l’émulation entre hommes de culture, éveiller des idées, susciter des débats qui, à leur tour, seront des ferments de progrès".

On retrouve l’argumentaire utilisé déjà lors de la création de la collection " essais ". Toujours dans le même ordre d’esprit, La Nouvelle Critique, en décembre 1957, reproduit les propos louangeurs de Casanova à l’adresse d’Aragon ; le poète s’est singularisé avec la publication du " Roman inachevé ", comprenant le fameux poème " Nuit de Moscou ", déjà cité ; il est intervenu pour demander la vie sauve en faveur de deux écrivains hongrois :

" Mais ce poète est critique à votre endroit ! ont dit certains. Et pourquoi pas (…). Nous avons commencé à corriger ce qui devait l’être chez nous et nous continuerons" dit Casanova, qui ajoute que le PCF doit réfléchir aux problèmes nouveaux. Evoquant Aragon mais aussi Daix et sa lettre à Nadeau, Elsa et son roman Le monument, il dit : " Ils ont eu raison. Il faut pousser cette recherche". On essaie donc de rendre visible, dans le courant de cette année 1957, Casanova notamment, les " corrections " de la ligne, lesquelles, assure-t-on, vont continuer. Il y a dans cette démarche tout à la fois une part de calcul, un désir d’arrangement avec un air du temps auquel nombre de communistes sont sensibles, mais souvent aussi, inséparablement, chez les mêmes hommes, un début d’ébranlement, de premières lézardes qui mettent à mal d’anciennes convictions.

Dans le même temps, on perçoit les réticences de la revue à s’engager pleinement dans cette voie, un peu à l’image du double jeu que mène la direction communiste ( ou de la double ligne dans la direction ?), une certaine tendance à justifier coûte que coûte la ligne antérieure.
Alors que Daix évoque la déstalinisation, François Billoux, toujours dans la revue, annonçant la troisième vente du livre marxiste, salue le bilan des Editions Sociales, dont

" 12 titres de Staline avec 318 000 exemplaires" ! Le journal continue de porter un intérêt persistant aux " innovations " et autres expérimentations de la science soviétique : en octobre 1957 , elle consacre un papier substantiel à une histoire de greffe de canards dits " blanche neige", et un certain Mathon revient sur l’hérédité, le mitchourinisme et le mendelo-morganisme. Thorez souligne vivement l’article.

Durant l’été, Kanapa écrit un papier très polémique contre H. Lefebvre , " Sur un bulletin de santé du marxisme en France. Réponse à Henri Lefèbvre" : ce dernier, qui va quitter le parti quelques mois plus tard, s’est exprimé dans la revue polonaise Tworsocz, article que France –Observateur présente comme un bilan " magistral " sur la recherche marxiste. Kanapa continue de défendre " la théorie des deux camps ", trouve les conceptions de Lefèbvre entachées d’idéalisme, le compare – pour le discréditer- à Lukacs ( alors même que ce dernier est l’objet de répression en Hongrie). Lefèbvre critique le Jdanov de 1947 ? Kanapa prend longuement la défense de ce dernier. Lefebvre parle de dégel ?

" (On assiste) sans doute à une certaine détente (…), réplique Kanapa, mais qui oserait affirmer que cette détente infirme quoi que ce soit des bases de l’analyse de 1947 ?".

Lefèbvre sous-estime le travail des marxistes français , estime Kanapa, qui cite traductions, vente de livres, meetings ; salue les travaux de Besse, Garaudy, Caveing, Desanti. Lefèbvre, conclut-il, est un philosophe "abstrait", qui aurait pu apporter une critique constructive mais ne l’a pas voulu. Ce papier fait référence ; avant même sa parution, l’hebdomadaire France Nouvelle en publie des bonnes feuilles . Dans ses écrits, Daix évoque l’attitude de Kanapa durant ces années ; le rédacteur en chef publierait à contre-coeur sa lettre à Nadeau : " Je lui ai abandonné quelques épithètes, mais pas l’expression " crimes de Staline " qui le défrisait. " Daix décrit ainsi son état d’esprit : " A ses yeux, nous passions un mauvais moment. Il convenait de se dérober devant l’adversaire, mais non de lui céder. Kanapa justifiait par la lutte des classes une conception utilitaire de la vérité. La vérité était ce dont l’action du Parti avait besoin. Nous étions obligés de battre en retraite, mais en préparant des contre-offensives. " De Daix encore :

" Je le sentais à vif, en train de se crisper à son passé. (…) Je ne le comprenais plus. Il ne pouvait identifier le Parti à ce qu’on savait qu’il avait été sous Staline (…)." Tu récrirais ton article contre Sartre ?" lui demandai-je à brûle-pourpoint. Il leva ses yeux clairs :" Lequel ?" Je lui dis d’oublier ma question. Et il l’oublia".

Kanapa aveugle ? imperturbable ? cynique ? Le personnage est plus contradictoire. Divers indices et témoignages indiquent en effet que lui aussi est touché ; mais il laisse peu percevoir ses émotions. Un livre le déstabilise : Le monument d’Elsa Triolet. Ce texte paraît en feuilleton dans Les lettres françaises en avril 1957 et le même mois en volume à la NRF . Il part d’un fait réel, le suicide, après le XXè congrès, du sculpteur du monument à Staline érigé à Prague. L’auteur met en scène, dans un pays " du centre de l’Europe ", les rapports tumultueux entre un artiste, Lewka, et un dirigeant communiste, Torsch. Le livre parle du stalinisme, et dénonce plus particulièrement la soumission de l’art au parti. La mystérieuse ville évoquée par Triolet est une fiction ; elle peut être tout aussi bien Prague, Moscou ou Paris. Torsch peut incarner Staline mais peut-être Thorez. Et Lewka ? Maïakovski ? Erhenbourg ? Aragon ? Triolet reconnut avoir ce sujet en tête depuis le scandale suscité par le portrait de Staline par Picasso.
Le livre touche à une question taboue, et suscite de l’émotion parmi les communistes, des réactions tranchées d’approbation ou de rejet ; il est tenu à distance par le parti et sa direction, non pas censuré mais marginalisé, occulté. . Kanapa fait partie des lecteurs qui non seulement sont bouleversés par le roman, mais l’écrivent à l’auteur ; celle-ci publie en septembre 1957 un court essai, toujours dans l’hebdomadaire d’Aragon, sur les remous autour de son ouvrage, intitulé " La lutte avec l’ange " . Commentant le courrier considérable qu’elle a reçu, elle donne à plusieurs reprises comme exemple du déchirement intérieur provoqué par le conflit Lewka/Torsch… Kanapa. Elle évoque

" ce drame intérieur qui est la difficulté de faire coïncider Lewka et Torsch dans un même homme, comme le dit Jean Kanapa lorsqu’il parle de TORSCH RELAYANT LEWKA EN NOUS MEMES, EN CHACUN DE NOUS " . Elle insiste même sur sa proximité avec le rédacteur en chef : " Je suis avec ceux qui m’écrivent : L’AGONIE DE LEWKA EST MON AGONIE…C’EST MON DRAME…NOUS AVONS TOUS NOTRE " MONUMENT " ET CE N’EST PAS FORCEMENT NI UNE STATUE, NI UN ROMAN…comme l’écrivent Roger Chastel, Moussinac, Kanapa et d’autres encore… " . Kanapa va à proprement parler vénérer ce livre ; et durablement. Dans les archives personnelles de Kanapa , on trouve plusieurs versions de lettres ( ou de projets d’articles) sur le roman. Dans le fonds mis à notre disposition par Danièle Kanapa, figure notamment un manuscrit d’une dizaine de feuillets, sorte de prémices d’un futur roman ; dans un avenir lointain, au temps de la " Reconstruction ", le héros discute de littérature ancienne avec un " recteur ". Ce dernier " ne lisait jamais qu’un seul livre, toujours le même, un roman ancien… " et déclare :

" Pour en revenir à ce livre ancien, c’est une chose tout à fait extraordinaire. Un roman. Ou peut-être une forme supérieure de la fable. Beaucoup de nos écrivains auraient intérêt à s’inspirer de ce genre, tout à fait nouveau à mon avis. Oui, oui, même aujourd’hui, il reste nouveau…C’est une femme qui l’avait écrit et cela s’appelait Le Monument. Cela ne se passait nulle part et pourtant il paraît que ce livre avait fait scandale. Tout à fait extraordinaire "
Le Professeur eut un rire bref.
" Ne le cherchez pas, cher camarade, vous ne le trouverez pas. On l’a oublié, enterré. Il faudra encore quelques siècles avant qu’on le déterre. Mais moi, je sais une chose : on n’a jamais rien écrit de plus vrai. Vous comprenez : de plus vrai…" . Un peu plus loin, le héros commente : " Il paraît que le roman traite des rapports, en ce temps là, de l’art et de la politique. Je ne comprends pas le recteur : il est vrai que cette question ne se pose plus, et depuis déjà longtemps. Peut-être le Recteur y trouve-t-il un intérêt historique…Pourtant l’histoire passée ne l’intéresse généralement pas ; seule le préoccupe l’histoire à venir " .

Ces pages ne sont pas datées. Elles se trouvaient parmi des textes contemporains de ses séjours à l’Est, au début des années soixante. Informé de l’existence de ce manuscrit, Michel Appel-Muller m’écrit : " Voilà qui ne m’étonne pas… C’est tout de même bigrement intéressant " . Ses proches aussi confirment que Kanapa fut bien un fervent adepte du Monument ; Francis Cohen par exemple se rappelle que :

" Kanapa se jeta dans le soutien de " Monument ", le roman prophétique de lucidité d’Elsa Triolet. " Pourtant, le rédacteur en chef ne traite de ce livre dans sa revue qu’en mai 1958 , soit un an après sa parution ! Plus exactement, il se contente de retranscrire un débat public sur l’ouvrage, auquel il participait, organisé par l’Union des étudiants communistes. Cet " Entretien sur l’avant garde en art et " Le monument " d’Elsa Triolet" figure d’ailleurs en post-face du roman lors de sa réédition, en 1965.
Autour de Pierre Daix, l’animateur, se trouvent Elsa Triolet, Arthur Adamov, Jean Deroche, Eugène Guillevic, Joseph Kosma, Vladimir Pozner, Boris Taslitzky ( qui déclare : " Lewka, c’est moi") et Kanapa ; Marcel Cornu participait à la rencontre mais refusa de donner son texte à La Nouvelle Critique.

Dans la présentation, le rédacteur en chef déclare publier cet échange

" d’autant plus volontiers que nous n’avions jamais encore eu la possibilité de faire sa place dans nos pages au Monument et aux problèmes que ce roman abordait".

Il reconnaît pourtant avoir écrit à Triolet, dès la lecture du roman, un an auparavant :

" J’ai été de ceux qui firent part à Elsa Triolet du sentiment d’encouragement qu’ils puisaient dans son livre ".

Il ajoute même qu’il y a puisé un certain " optimisme " alors que de nombreux communistes avaient eu une réaction de refus du livre, dit-il. Pour lui, il ne s’agit pas de nier le mal mais le dépasser. Il semble attentif, lors de ce débat, à " dépolitiser " les enjeux ; c’est un "mauvais procès" que de confondre l’histoire d’un artiste et celui d’un pays socialiste ; il estime que l’artiste du roman est trop personnel, manque de courage alors que le dirigeant politique, lui, assume. Répondant à une question sur un éventuel échec de l’Est, il dit :

" Si le roman mettait en cause l’exercice du réalisme socialiste dans la société socialiste, il faudrait désespérer ".

Or, rassure-t-il, ce n’est pas le cas : le livre montre un " échec personnel " qui n’est " pas imputable " au régime . Où est le " vrai " Kanapa dans cette affaire ? Celui qui, en privé, est un des plus chauds partisans de ce roman qui, dans la famille communiste alors, sent le soufre ? qui d’emblée se solidarise avec Triolet, lui dit son émotion ? ou celui qui hésite à en parler publiquement, qui tente d’atténuer les enjeux, qui lisse ses propos dans son expression publique ? est-il l’un, ou l’autre, ou les deux ? plus généralement, que peut-on dire du Kanapa de l’après vingtième congrès ? Il apparaît intraitable dans ses écrits politiques, défend coûte que coûte la " ligne " contre toute forme de déviance ; rien ne laisse entrevoir le moindre infléchissement ; dans le même temps des traces, plus intimes, montrent que l’homme est troublé ; un proche comme Francis Cohen peut même déclarer :

" Depuis le XXe congrès il n’a pas connu le repos " . Est-ce un simple double jeu ? n’est-ce pas plutôt un double JE ? on peut trouver dans ses romans, parfois aussi dans quelques discours, des formules sibyllines sur l’écart entre désir et contrainte, souhait personnel et engagement politique, qui traverserait l’intellectuel communiste. En fait, Kanapa est en crise.

Fin 1957, il publie un nouvel essai, Critique de la culture . Il s’agit d’un gros ouvrage en deux tomes. Le premier évoque la situation, économique, sociale, idéologique, de l’intellectuel, surtout du jeune intellectuel, dans les pays capitalistes ; sont repris là, et réécrits, un certain nombre de ses articles de la revue - l’ouvrage est d’ailleurs daté " janvier 1950-juin 1957".

" (L’intellectuel) regarde vers la bourgeoisie, laquelle le pousse vers le prolétariat " . Il y examine le cheminement de l’idéologie " de Paul Valery à François Mauriac ", traite de l’évolution des sentiments ( " De l’amour et de la mort "). Le tome deux, " Socialisme et culture", parle des pays de l’Est : on y retrouve son étude sur ( contre) le "proletkult", une enquête de terrain, inédite.
On peut y retrouver cette sorte de duplicité ambiante, puisque d’un côté, il n’y est pas fait état du XXe congrès, et Kanapa conclut plusieurs de ses démonstrations avec la formule :

" comme l’a montré Staline" . Dans le même temps, l’essai cite souvent Aragon ; l’auteur prévient d’ailleurs dans la préface qu’ " on trouvera dans ces deux volumes d’abondantes références à certains ouvrages d’Aragon." L’étude, que l’auteur signe à la vente du CNE le 14 décembre, est saluée par la critique communiste. Jean Fréville en rend compte dans L’Humanité. Georges Cogniot, celui-là même qui accompagnait Thorez au XXe congrès, en parle longuement dans La Nouvelle Critique : elle montre bien, dit-il en substance, que c’est la révolution qui amène la culture au peuple ; l’ouvrage est un trésor d’arguments, sur des questions telles que le rapport entre profit et culture ; l’appauvrissement des intellectuels ; leur conscience contradictoire de cet état car la réalité de leur prolétarisation est masquée par l’idéologie ; la critique du contenu idéologique de la culture ; la perversion en art, alors que

" le communisme est au sens le plus large du mot une morale".

Selon Cogniot, l’essai insiste sur la nécessité pour les intellectuels de reconnaître le rôle dirigeant du prolétariat ; sur la position communiste en faveur d’une variété de styles dans le cadre d’une tendance commune, le réalisme socialiste ; il souligne l’intérêt de l’enquête menée en Bulgarie sur la vie culturelle ; celle-ci se caractérise par la démocratisation, la participation, la modification du contenu même de culture.

" La nouveauté radicale (…), ce n’est surtout pas dans une abolition avant-gardiste de l’acquis culturel du passé"

écrit Cogniot. Pour lui, le principal mérite du livre est de montrer qu’avec le socialisme, la culture devient un concept nouveau. Michel Schuwer dans France Nouvelle voit dans cet essai " une arme maniable et aiguisée " . Jacques Chambaz dans Les Cahiers du Communisme expose, sur sept pages, l’argumentation kanapiste qu’il qualifie à plusieurs reprises d’ " enrichissante ".

Interviewé par son ami Régis Bergeron dans L’Humanité, l’auteur observe :

" Ce livre est lié à mon évolution. J’y procède à un essai d’analyse, à ambition scientifique, de la situation de l’intellectuel, contradictoire dans la société actuelle, et des racines matérielles de cette situation " . La formule, " mon évolution ", peut être entendue de plusieurs façons. Elle concerne à la fois la méthode d’investigation et le regard sur l’intelligentsia. L’ouvrage, s’il comporte des outrances, n’est pas tant un travail de polémiste : il tente une véritable analyse de l’intelligentsia, offre une approche moins idéologique, plus problématique, plus ouverte de ce milieu.
D’autre part, il scrute les intellectuels tels qu’ils sont, reconnaissant leur place, leur diversité, leurs contradictions, non plus comme simples supplétifs d’une avant garde prolétarienne.
C’est un des rares essais du Kanapa de cette époque dont des intellectuels communistes, rencontrés quarante années plus tard, se souviennent avec un certain intérêt. C’est le cas par exemple de Michel Simon, ou des avocats Roland et Monique Weyl, qui m’écriront :

" Rien ne nous paraît mieux pouvoir rendre compte de la personnalité de Jean que ce qu’il en a écrit lui-même avec son livre sur l’intellectuel communiste : il y rend compte de ce qui a sans doute marqué toute notre génération, le souci, le scrupule, la vigilance qui mettait en garde permanente contre la pression extérieure, ses multiples formes de corruption et de séduction et le terrain d’élection qu’elle trouvait dans la formation idéologique " bourgeoise " d’origine " . Francis Cohen, dans un article nécrologique, en 1978, salue cette " série d’études sur la situation et le rôle des intellectuels et de la culture, entreprise par Kanapa, avec son acharnement au travail et sa minutie exigeante" . Marchais enfin dans son oraison funèbre de Kanapa citera cet ouvrage, où se trouve cette devise empruntée à Eluard : " Je ne regrette rien
J’avance… "

Kanapa ne regrette peut-être rien mais il s’interroge.
Dans le même entretien avec Bergeron, il dit :

" J’avais d’abord conçu cette étude comme un travail universitaire " . Qu’est-ce à dire ? s’agit-il simplement de rigueur universitaire ? ou d’un travail "recyclable" dans l’Université ? songeait-il à revenir à l’Université, à abandonner son statut de permanent ? De fait Kanapa est perplexe. Il sent aussi que son poste n’est plus assuré. Son ami de Jouvenel rappelle : " A l’époque, Kanapa évoquait de temps à autre l’éventualité de son retour à l’enseignement, voie qui me semblait devoir lui convenir parfaitement." C) Le départ La réorganisation de l’équipe de La Nouvelle Critique donne lieu à de nombreuses réunions dans le courant de 1957 ; la question est à nouveau évoquée par Kanapa en octobre ; le processus s’accélère à la fin d’année. Dans le numéro de décembre, il présente aux lecteurs la situation du journal ; il parle du climat anticommuniste de l’automne 1956, du fait que de nombreux intellectuels ont " cédé ", de la riposte avec le numéro spécial ; mais la bourgeoisie tente toujours d’isoler le PC des intellectuels :

" C’est alors qu’une discussion, latente depuis quelques mois, s’instaura au sein de notre comité de rédaction ; il apparut bientôt qu’elle touchait à la conception de cette revue, mais aussi à ses assises théoriques et politiques" . Il résume ainsi l’histoire du " mouvement révolutionnaire " : ou ce mouvement a commis des erreurs sur une ligne juste ; ou la ligne était fausse et les erreurs dans ce cas concernent toute la politique suivie ; il trouve que les discours antidogmatiques à répétition finissent par " porter une appréciation essentiellement négative" ; il voit dans le XXe congrès un enrichissement, des "leçons" à tirer ; on nous pressait de devenir "indépendants", "objectifs", "pour le marxisme mais sans, voire contre le PC", ajoute-t-il : tout cela relève du révisionnisme. La discussion dans la rédaction a duré un an :

" Ces divergences ne pouvaient constituer en aucun cas un motif suffisant pour s’éloigner du travail de la revue".

C’est pourtant ce qui s’est passé, regrette-t-il : les membres de la rédaction qui avaient une position critique ont multiplié les préalables, puis ont pris leur distance ; il convient de corriger les erreurs :

" Nous avons entrepris de le faire, et nous voulons aller beaucoup plus loin et beaucoup plus vite sur ce chemin".

Il s’agit par exemple de poursuivre la série d’études sur les " problèmes du socialisme contemporain" ; de multiplier les formes de dialogue ; de travailler la question du marxisme et de la connaissance ; mais les opposants ont fait preuve d’une mauvaise volonté manifeste ; le choix ne pouvait être : révisionnisme ou paralysie. Le comité central a donc relevé de leurs responsabilités plusieurs camarades ; " deux autres", trop conciliants, ont décidé de ne plus faire partie du collectif ; on va vers une équipe renforcée, diversifiée, ouverte aux collaborateurs de province et aux étudiants.

Le 22 décembre, un nouveau comité de rédaction se met en place ; la réunion est présidée par Casanova, qui parle, dans son introduction, de " remise en ordre de la situation sur le plan politique (avec) la déclaration de Moscou ; mais les difficultés subsistent et restent à surmonter sur le plan idéologique " . On y évoque un certain nombre de mesures d’organisation : fréquence des réunions, fixation collective du sommaire, amélioration des rubriques, contrôle des articles, dépouillement des autres revues, effort de diffusion, cycle de conférences, nomination d’une rédaction permanente.

Le comité de rédaction est notablement étoffé ; il fait plus que doubler, comprenant désormais 25 membres ; du comité sortant, on retrouve Jean Kanapa, Francis Cohen, Pierre Daix, Jean Fréville, André Gisselbrecht, Jeanne Levy, Jean Suret-Canale, Boris Taslitzky ; arrivent Jacques Arnault, Jacques Chambaz, Henri Claude, Marcel Egretaud, François Hincker, François Lurcat, Antoine Pelletier, Jean Rollin, Christiane Singher, Jean Deroche, Gérard Ledenmat ; à ces 19 " Parisiens " s’ajoutent 6 correspondants de province Ibarola (Grenoble), Jacques Milhau (Lille), Jean Marie Auzias (Lyon), Lucien Sève (Marseille), Michel Verret (Nantes), Louis Fruhling (Strasbourg).
L’équipe est rajeunie : cinq des nouveaux promus sont des étudiants.

Qu’en est-il de Kanapa ? Vivement contesté lors des réunions de début 1957, l’homme, dit-on, Daix le confirme, serait sur le départ. S’il conserve le titre de rédacteur en chef, est nommé à ses côtés un rédacteur en chef adjoint, Jacques Arnault, un secrétaire de rédaction, Rollin, et une secrétaire générale, Evelyne Meyer.

La restructuration du journal participe d’une tentative plus générale de la direction communiste de reprendre l’initiative dans le monde intellectuel. Un document permet de s’en faire une idée assez précise. Il s’agit d’une " Note aux membres du Bureau Politique", de 13 feuillets tapés serrés, de janvier 1958, sur " La situation actuelle parmi les intellectuels" ; elle est signée par Léo Figuères, membre du secrétariat. Elle témoigne d’une attitude de défiance de principe, pourrait-on écrire, à l’égard de l’intelligentsia, considérée comme consubstantiellement fragile :

" Du fait même de leur situation sociale, les intellectuels ne sont pas directement liés à la lutte des classes. Ils ont rallié ou s’efforcent de rallier les positions révolutionnaires de la classe ouvrière mais restent d’une façon ou d’une autre liés à la bourgeoisie et à la petite bourgeoisie (…)". Figuères montre la gravité de la crise qui frappe l’intelligentsia communiste :

" Ces éléments permanents de difficultés se sont trouvés aggravés ces deux dernières années. Le fait nouveau est qu’un assez grand nombre d’intellectuels ont été troublés, ébranlés dans leur confiance envers leur Parti et sa politique. Et cela par les révélations des fautes de Staline et de leurs conséquences, aussi bien que par les événements de Pologne et la contre-révolution en Hongrie. (…) Les rapports entre le Parti et bon nombre de ses intellectuels s’altérèrent alors sérieusement. Dans tous les domaines surgirent des oppositions sérieuses, surtout à Paris, elles s’exprimèrent dans les organisations du Parti avant le XIVè Congrès et se développèrent ensuite".

L’auteur, pour qui l’origine des difficultés remonte donc aux " révélations des fautes de Staline " énumère les grandes étapes de la contestation au sein de l’intelligentsia communiste ( Pologne en octobre, Hongrie en novembre, lettre de 10 personnalités à la session du Comité central fin novembre, les activités fractionnelles dans certains organes de presse, les divisions au sein même du secteur de travail parmi les intellectuels). Il précise les principales objections des contestataires, qu’il commente :

" 1) " Le XXè Congrès doit amener une révision de toutes les méthodes passées du Parti. " Ce qu’ils entendent par là en vérité c’est la remise en cause des bases théoriques et d’organisation du Parti.

2) " Le Parti n’a pas fait son autocritique pour les erreurs du passé, par exemple celles commises dans le domaine du travail parmi les intellectuels ". Ils oublient ce qui a été dit à ce sujet dès le XIIIé congrès et quand ils n’ont pas pareilles erreurs, ils les inventent.

3) " Le Parti ne doit plus intervenir autoritairement dans les questions artistiques et scientifiques ". Au vrai, ils entendent dénier au Parti le droit d’avoir une opinion sur ces questions.

4) " L’entêtement avec lequel le Parti se tient sur ses vieilles positions, c’est du dogmatisme qui a des conséquences politiques car il gêne la réalisation de l’unité avec les socialistes et d’autres démocrates ". En réalité ils voudraient que le Parti s’aligne sur les positions des autres. C’est l’attitude d’opportunistes qui sont impatients de sortir de "l’opposition". Ce qu’ils appellent "dogmatisme" : c’est la fermeté de principe.

5) " Le Parti n’a pas dit la vérité sur ce qui se passait en URSS et dans les autres pays socialistes. Il a menti ou mal informé à ce sujet. Il est responsable dans cette mesure des répressions injustifiées commises là-bas ". Avec la calomnie pure et simple, c’était la tentative de porter un coup aux sentiments d’internationalisme prolétarien et de solidarité avec l’URSS.

6) " Il n’y a pas de démocratie au sein du Parti. Sous prétexte de centralisme démocratique, l’on empêche toutes discussions ". Ce qu’ils voudraient, c’est un autre Parti, où les discussions iraient leur train dans n’importe quel sens, où se cristalliseraient les tendances et les fractions. "

Figuères détaille le travail de "reprise en main", discipline après discipline, des différents secteurs ( universitaires, scientifiques, cinéastes, ingénieurs, architectes, gens du spectacle, juristes...) :

" Faisant le bilan un an après les décisions et quelques semaines après la rentrée de 1957, on peut dire que la ligne déterminée par le Bureau Politique pour le travail parmi les intellectuels a été juste, qu’elle nous a permis d’obtenir des résultats. Certes tous les problèmes n’en sont pas pour autant réglés. Mais l’essentiel est que la rupture entre le Parti et bon nombre de ses intellectuels n’a pas eu lieu contrairement aux espoirs nourris par l’ennemi".

Dans cette note, Figuères évoque à plusieurs reprises La Nouvelle Critique, où s’était formée, écrit-il, une "opposition concertée". Il rappelle les mesures envisagées :

" aux 4 camarades qu’il a fallu écarter, se sont solidarisés plus ou moins ouvertement 3 autres camarades . Un autre comité de rédaction, fort présentable, va être mis en place". Figuères regrette cependant de " perdre des camarades de grande valeur".

Dès janvier 1958, le nouveau comité de rédaction est opérationnel ; il est possible d’en suivre précisément le travail car ses réunions donnent lieu désormais à des comptes rendus dactylographiés, envoyés à ses membres ; en fait cette nouvelle équipe est à deux vitesses : elle siège le plus souvent en " réunion ordinaire ", soit le groupe des Parisiens, et tous les trois mois en " réunion générale " avec " les membres correspondants du comité habitant en province " ; première réunion " ordinaire " le 9 janvier ; 13 présents sur 25 . On décentralise les responsabilités ; un membre, chaque fois différent, est chargé d’ouvrir la discussion ; les différents rédacteurs prennent en charge un thème et contactent directement les auteurs ; des rubriques sont créées : sciences, arts plastiques, cinéma, littérature ; les responsables, respectivement Lurçat, Taslitzky, Deroche, Gisselbrecht, s’entourent d’un collectif de travail, organisme d’information et non de décision, ouvert à des non-communistes

" pour peu qu’ils admettent la base théorique marxiste-léniniste de la revue ".

Après un échange de vues,

" le Comité de Rédaction a abouti à un avis unanime notamment sur la nécessité de favoriser AU MAXIMUM la discussion dans les pages de la revue et des confrontations avec les autres courants de pensée ".

Le procès-verbal d’une nouvelle réunion, début février, permet de pointer la préoccupation politique de l’heure, à savoir

" le développement de l’action des masses populaires, suivant la ligne donnée par le Manifeste pour la Paix adopté à Moscou par les représentants des six partis communistes et ouvriers ". Il donne quelques indications sur l’état d’esprit de l’intelligentsia : " L’offensive contre les intellectuels se développe avec un cynisme grandissant, ce qui est un signe d’impatience et de faiblesse de la part de la bourgeoisie. Mais (sur l’Algérie, les luttes universitaires, NDA) le rassemblement des intellectuels s’opère(…) avec la contribution active des communistes. D’autre part, on assiste à un certain essoufflement de l’anticommunisme chez les intellectuels. Et les efforts que nous avons poursuivis commencent à affaiblir les réticences à l’égard de notre revue ".

Sur l’Algérie : " Beaucoup d’étudiants s’interrogent sur les moyens de répondre à la mobilisation pour l’Algérie : comment les aider ? Ne pas laisser sans riposte les articles d’ Esprit visant à dénigrer la proposition de " compromis " et à laisser croire qu’il n’y a rien à faire avec les communistes ".

Un accent nouveau est mis sur le désarmement. La question européenne est d’actualité :

" Etudier plus à fond les problèmes posés par le Marché Commun et détruire l’idée répandue par la SFIO et le MRP qu’il ouvre la voie au bien-être ".

Les mesures de réorganisation de la rédaction et de recentrage de la revue ne donnent cependant pas entière satisfaction ; le journal se voit reprocher à présent une tonalité trop " technocratique ", au détriment de sa fonction politique ; le 13 mars, le comité de rédaction adopte un court mais sévère communiqué où il

" constate, d’une façon générale, une absence de reflet politique suffisant dans la revue. Il a souligné la nécessité de procéder sans délai à une sérieuse réorientation sur ce point et a convenu de confier au camarade Jacques Chambaz la responsabilité de constituer un collectif chargé de l’étude de cette question et de fournir au Comité des propositions concrètes pour l’immédiat et pour l’avenir " . Depuis février, Kanapa ne participe plus guère aux réunions ; bientôt, il ne signe même plus les convocations ; hormis le débat sur Le monument d’Elsa Triolet, il n’apparaît plus non plus dans le sommaire ; le rédacteur en chef a la tête ailleurs ; en effet, il vient d’être désigné, avec Billoux,

" pour représenter le Parti à Prague les 7 et 8 mars concernant les problèmes relatifs à l’édition d’une revue théorique internationale " . Le mouvement communiste, dans le prolongement de la conférence mondiale de 1957, entend se doter d’une revue dont le siège serait à Prague. Suite à la réunion de début mars, le Bureau Politique donne son accord pour

" le lancement de la revue théorique internationale avec Kanapa membre du comité de rédaction ; rechercher un remplaçant comme rédacteur en chef à La Nouvelle Critique" . Comment interpréter ce choix de Kanapa : promotion ou exil ? Il y a un peu des deux dans cette nomination. Exil parce que Kanapa avait " fait son temps " à la revue ; promotion car cette place est un poste de confiance, dans un lieu qu’on imagine à Paris aux mains des khrouchtchéviens. Les proches de Kanapa, des témoins, soulignent cette double caractéristique.

Selon une expression d’Appel-Muller, Kanapa était " grillé ". Pour nombre d’intellectuels, communistes ou anciens communistes, il est devenu une figure emblématique de l’outrance sectaire. Certains sont à son égard d’une rare violence ; c’est le cas de Dionys Mascolo par exemple. Dans sa " Lettre polonaise " , il écrit :

" Les Thorez (ou Rakosi), les Casanova ( ou Revaï) et leurs chiens dressés à sauter à la gorge ( les Kanapa) ont commis tous les crimes. Ils ont absolument trompé la classe ouvrière, absolument réduit à la misère les intellectuels, absolument trahi le mouvement révolutionnaire, sur tous les plans. Ils savaient tout. Ils voulaient régner, voilà tout. Aragon a régné, Casanova a régné, Kanapa, Courtade, Wurmser, Leduc…ont régné. On ne règne pas innocemment ". Edgar Morin, dans " Autocritique ", qui paraît quelques mois plus tard, brosse, au chapitre " Portraits d’époque " un terrible tableau de Kanapa, dont on a déjà fait état. Il mérite d’être encore cité :

" (…) Le jdanovisme fige Kanapa dans une fureur qui aurait dû n’être que passagère. Kanapa applique à la littérature les schémas de la pensée magico-policières et dénonce Gide, Camus, Queneau. Kanapa est ce que cherchait Laurent Casanova. Kanapa monte. Kanapa devient puissant personnage. Kanapa est rédacteur en chef de la Nouvelle Critique. Kanapa s’est kanapisé. Les attaques imbéciles contre Gide, Queneau auraient pu simplement, dans un autre contexte, se limiter à un moment de mue intellectuelle, de purge d’aigreurs, à une sorte de fureur adolescente mal digérée. La méchanceté de Kanapa aurait pu se résorber ou se minimiser. Mais le parti devait au contraire lui faire accoucher définitivement, entretenir et magnifier sa bêtise et sa méchanceté, et cette bêtise et cette méchanceté devaient l’officialiser, lui faire gagner ses médailles de héros idéologique. Personne n’aimait Kanapa dans le parti, mais Kanapa appliquait la politique de Casanova, qui était celle de Thorez, qui était celle de Moscou. Kanapa est devenu une cible facile pour la presse bourgeoise : Casanova y voit la preuve que les traits de Kanapa font mouche à tous les coups. On rit de Kanapa : Casanova entend les cris de rage de l’adversaire, durement touché. Ce lanceur de boules puantes est à chaque coup félicité comme un artilleur d’élite. Délégué à l’injure aveugle, Kanapa fut du même coup enfermé dans le plus mesquin de lui même et promu aux grandes responsabilités politiques " . On a beau aimer la posture du supplicié, il doit être assez effrayant de s’entendre ainsi cataloguer. Daix précise de son côté : " Comme je le prévoyais, Kanapa fut remplacé à La Nouvelle Critique dès l’été 1957, dans des conditions qui ressemblaient à un désaveu. Il les accepta et partit pour Prague représenter le Parti à l’organe du Kominform." Et le même poursuit : " J’eus avec Kanapa une discussion passionnée, mais je m’aperçus qu’il entrait dans ce sérail international en connaissance de cause. Il choisissait la filière qui ferait de lui un dignitaire. Mais alors, il avait aussi écrit l’article que lui demandait Billoux en connaissance de cause…" Tu veux vraiment faire carrière ?" lui demandai-je. Il haussa les épaules et avec son éternel sourire ironique et son intonation la plus affectueuse : " Je veux servir le Parti où il me demande de le faire…". Je n’étais plus du même bord que lui."

Son ami de Jouvenel ajoute :

"Je tentai de le dissuader d’accepter ce poste (de Prague), lui remontrant qu’au temps où paraissait la revue de la IIIè Internationale, celle-ci était un recueil assez ouvert de textes très divers alors que la nouvelle ne se distinguerait que par une inévitable uniformité de ton, secrétant un ennui tout aussi inévitable, mais la tentation du pouvoir fut plus forte que la simple raison" . Néraud de Boisdeffre de son côté, confondant quelque peu les années, m’écrit que : " Kanapa (lui) avait fait part, confidentiellement, de ses difficultés à l’intérieur du Parti et je lui avais donné le conseil d’aller passer un an à Moscou, comme l’avait fait Aragon vingt ans plus tôt : ainsi il deviendrait "intouchable". Conseil qu’il a fini par suivre puisqu’il est allé à Moscou comme correspondant de presse de l’Humanité. La route du Comité Central était ouverte" . Jacques Arnault, qui assure l’interim, se souvient : " Lorsque j’hérite de son bureau en 1958, il y a, accroché au mur, un portrait encadré de Maurice Thorez et sur la table de travail une grande photographie sous-verre de Laurent Casanova ".

A partir du printemps 1958, Kanapa se partage entre Paris et Prague. Il est déjà un peu hors-jeu alors que la IVè République s’effondre, que s’installe de Gaulle et que La Nouvelle Critique mobilise contre " le péril fasciste ". On le retrouve en Italie, avec Aragon et Casanova, pour une rencontre – sans suite - avec le PCI sur les questions culturelles . Puis il tient encore à apparaître, symboliquement, dans le journal au second semestre, quand celui-ci célèbre son centième numéro dont la sortie coïncide à peu près avec les dix ans d’existence de la revue. Il est l’auteur de l’éditorial, intitulé " Pour un anniversaire". L’équipe avait envisagé, écrit-il, un numéro spécial sur l’intelligentsia depuis la Libération, mais l’actualité a bousculé ce projet :

" Nous écrirons donc une autre fois notre histoire".

Le projet des fondateurs de La Nouvelle Critique était le même que celui de Marx créant " Les annales franco-allemandes ", ajoute-t-il. La bourgeoisie française,

" (…) la grande, la vieille, la très intelligente, celle qui calcule à échéance et qui est parfaitement capable, quand elle voit la possibilité de réaliser un profit de 100% en cinq ans, de taper sur les doigts des gros boutiquiers du bas bout de la table pressés de réaliser 10% en cinq mois",

cette bourgeoisie rêve de repartir d’un nouveau pied dans la course entre impérialismes. Le problème est que son territoire se rabougrit, que la concurrence s’exacerbe, l’autoritarisme aussi. Elle se maintient en place grâce à ses médias, à la trilogie du défilé militaire, du préfet de police et de la pin-up. En matière de démocratie, l’apprentissage est long alors qu’on s’en déshabitue vite. Kanapa dénonce les dangers de l’abêtissement, de l’indifférence, l’idéologie des nouveaux dirigeants qui en appellent à déléguer à une petite caste, "les élites".

Le 30 octobre, une réception est donnée en l’honneur de la revue , en présence de la direction communiste. Servin souligne le bon bilan du mensuel malgré " d’inévitables faux pas" ; il salue la rédaction

" et singulièrement Jean Kanapa, qui dès l’origine en fut l’animateur".

Lequel répond, souligne l’aide constante de la direction, plus particulièrement de M.Thorez, de L.Casanova, de L.Aragon ; et, non sans coquetterie, il souhaite bon vent à La Nouvelle critique de la part de La Nouvelle Revue Internationale de Prague.

Voir sa biographie dans le " Maîtron ". Sur l’histoire de la revue La Pensée, lire MILHAU, Jacques, BESSE, Guy. Le rationalisme moderne selon La Pensée. In Collectif. Les chemins de la raison. Paris : L’Harmattan, 1997, pp 243-2664.
BESSE, Guy. " Naissance d’une revue. " La Nouvelle Critique n°130, janvier 1980, pp 34-35. MATONTI, Frédérique, op cit. BOTTIGELLI, Emile, " La Nouvelle Critique. Revue du marxisme militant ", Cahiers du communisme, n°4, avril 1948, pp 454-455. Archives nationales, Série " Services de l’Information ", Sous-série " Dossiers des autorisations de paraître des journaux et périodiques 1940-1962 ", F41/1456.
CAUTE, David. Le communisme et les intellectuels français , p 220. Voir son article déjà cité de Politique aujourd’hui sur l’histoire d’Action. DAIX, Pierre. J’ai cru…, op cit, p 227. DESANTI, Dominique. Les staliniens. Paris : Fayard, 1975, p 362. Ibidem p 363. Pour une biographie détaillée de ces personnes, voir la thèse de Frédérique Matonti, " La Nouvelle Critique , une revue du PCF", op cit, pp 34-38. Devenue Annie Kriegel en 1955. Lui-même alors collaborateur de la revue. Entretien déjà cité.
Voir la photographie, extraite des Mémoires d’A. Kriegel, en annexe. KRIEGEL, Annie. Ce que j’ai cru comprendre. Paris : Laffont. DAIX, Pierre. J’ai cru…, op cit, p 227. DESANTI, Dominique. Les staliniens, op cit p 361. Sur Rist, lire RIST, Charles. Une saison gâchée. Paris : Fayard, 1983, 468p. Journal de guerre commenté par Jean-Noël Jeanneney. BOSCHETTI, Anna. Les Temps Modernes. Paris : Editions de Minuit, 1985, p 218. Voir les annexes. Voir les annexes. Archives nationales, dossier F41/1456.
ibidem, note de 1951. Dans ses Mémoires. Information donnée par Francis Cohen. Singulière initiative pour un premier numéro de correspondre avec ses lecteurs… " Présentation ", La Nouvelle Critique, n°1, décembre 1948, pp 1-18. LEDUC, Victor. Les tribulations d’un idéologue. Paris : Syros, 1985, p 116. Ibidem, p 116. " Présentation ", op cit, p 11. BESSE, Annie, " Le 15 décembre, une nouvelle arme idéologique pour les étudiants ", L’Humanité, 13 décembre 1948. JOANNES, Victor, " Une nouvelle revue idéologique : La Nouvelle Critique ", France Nouvelle, n°156, 11 décembre 1948.
FREVILLE, Jean, " Contre les ennemis du marxisme : La Nouvelle Critique", L’Humanité, 15 décembre 1948. WALLON, Henri, " Le marxisme militant ", L’Humanité, 20 janvier 1949. BIEGON Daniel, " Le premier assaut de La Nouvelle Critique ", Action, n°221, décembre 1948. Sur les numéros 1 et 2 de la revue, on lira avec profit la note publiée dans Les cahiers d’histoire sociale, Hiver 1998/1999, n°11, pp 163-167, " Les premiers numéros de La Nouvelle Critique ".
DAIX, Pierre. J’ai cru…, op cit, pp 227-228. KANAPA, Jean. La Nouvelle Critique. Editorial du n°4. Décembre 1949. Voir annexe. Alexandre Alexandrovitch Malinovski, dit Bogdanov (1973-1928). LABICA, Georges ; BENSUSSAN, Gérard. Dictionnaire critique du marxisme. Paris : PUF, 1982, p1043-1045. La Nouvelle Critique, n°5, avril 1949 (pp 45-54) et n°8, juillet-août. DESANTI, Dominique. Les staliniens, op cit, p 362. BESSE Guy, " Avec la nouvelle critique, s’armer, se battre ", L’Humanité, 5 mai 1949, p 4.
La Nouvelle Critique, " Spécial Dernier ", janvier 1980, p3. GARAUDY, Roger. " La Nouvelle Critique a un an ", Les Cahiers du Communisme, n°1, janvier 1950. CASANOVA, Laurent. Responsabilités de l’intellectuel communiste. Paris : Editions de La Nouvelle Critique, 1949, 32 p. DELIGNY, La Nouvelle Critique, n°13, 1950 La Nouvelle Critique, n°17, 1950 KANAPA, Jean. La Nouvelle Critique, janvier 1950. ROUSSET, David. Pour la vérité sur les camps concentrationnaires. Paris : Ramsay, 260p, 1990.
KANAPA, Jean. La Nouvelle Critique, 1950, n°12. COHEN, Francis, La Nouvelle Critique, " Spécial Dernier ", janvier 1980, p2. de JOUVENEL, Confidences…, op cit. DESANTI, Dominique , op cit. Correspondance, 14 mai 2000. COLOMBEL, Jeannette, op cit. Archives Francis Cohen. Francis Cohen, entretien du 12 mai 1998. CASANOVA, Laurent. Discours de la salle des sociétés savantes, France Nouvelle, n°214, 21 janvier 1950, p 10.
Nous en reparlerons un peu plus tard. Lettre du 14 juin 1949, qui nous a été transmise par son fils Jérôme. Voir Annexe. Correspondance, 14 mai 2000. Décisions du secrétariat du 27 septembre et 6 décembre 1949, du 11 septembre 1950, du 20 octobre 1952, du 12 mai, 21 juillet et 28 octobre 1953. KANAPA, Jean. " La liberté de l’esprit ", La Nouvelle Critique, n°9, 1949. L’Humanité, 12 janvier 1950. L’Humanité du 13 janvier 1950. Le quotidien annonce la publication prochaine du discours de Kanapa. Mais il n’y aura pas de suite.
Voir les annexes. La Nouvelle Critique, n°13. Le Monde, 17 janvier 1950. Voir le chapitre 6 de la Première Partie. STREIFF, Gérard. Procès stalinien à Saint-Germain-des-prés. Paris : Syllepse, 1999, 140p. La revue Lignes n°21 et 33. ADLER, Laure. Marguerite Duras. Paris : Gallimard, 1998. 17 et 19 janvier 1950. Le Monde des 26 juin et 8 juillet 1998. Laure Adler, Marguerite Duras, op cit, p 254. SEMPRUN, Jorge. Le Monde, 26 juin 1998.
Cette citation et les suivantes sont extraites du fonds. Frère de Kriegel-Valrimont, futur époux d’Annie Kriegel. Correspondance d’avril 1999. Gilbert de Jouvenel, collaboratrice de La Nouvelle Critique. Dossier d’archives Duras-Antelme-Mascolo, document n°17, rapport de Roger Montchanin, p 10-11. Entretien en juin 2000. L’expression est de Caroline Ibos, " L’intellectuel communiste comme intellectuel défiguré " in Les écrivains face à l’Histoire, BPI, 1998. ADLER, Laure, op cit, p 249. MASCOLO, Dyonis. Autour d’un effort de mémoire. Paris : Editions Maurice Nadeau, 1987.
L’Humanité, 5 mai 1950, p 7. Sur Kanapa et la littérature américaine à cette époque, voir Philippe Roger, Rêves et cauchemars américains. Les Etats Unis au miroir de l’opinion publique française. 1945/1953. Lille : Editions du Septentrion, 1998, p 278 ; voir également KANAPA, Jean, Littérature américaine. Les Lettres Françaises, n°356, 26 mars 1951, p3. STIL, André. Une vie à écrire. Entretiens avec Jean-Claude Lebrun. Paris : Grasset, 1993, p 76.
Il sera confirmé à ce poste par le secrétariat du 28 juillet 1953, n°28. Voir les annexes. Cette lettre nous a été aimablement communiquée par M. André Bendjebbar. L’Humanité, 5 septembre 1949. KANAPA, La Nouvelle Critique, n°16, p 31. KANAPA, Jean, Nous pouvons être fiers du spectacle français, L’Avant Garde, n°spécial (357), 29 août 1951, p2. Archives Jeannine Vanier. KANAPA, Jean. La Nouvelle Critique, n°15, 1950. C’est le cas des n°5, 8, 10, 11 et 13 de La Nouvelle Critique.
KANAPA, Jean. La Nouvelle Critique, n°15, 1950. KANAPA, Jean. Février 1950. KANAPA, Jean. Le traître et le prolétaire ou l’entreprise Koestler and co.ltd ; suivi d’inédits sur Les procès de Mathias Rakosi. Paris : Editions Sociales, 1950, 63p. KOESTLER, Arthur. Œuvres autobiographiques. Paris : Laffont, collection Bouquin. Préface de Phil Casoar, 1994. BENETT, John. Aragon, Londres et la France Libre. Paris : L’Harmattan, 270p. Voir le chapitre XIV, " L’hiver 1943 ". LOTTMAN, Herbert R. La rive gauche. Paris : Seuil, 1981, p 345.
KANAPA, Jean. Le traître…, p 38. Ibidem, p 48. Ibidem p 51. WURMSER, André. Le traître et le prolétaire, L ’Humanité, 7 juillet 1950, p 5. La Pensée, janvier 1951. KANAPA, Jean. L’état de siège, voilà le dernier mot de votre civilisation. Paris : Editions de La Nouvelle Critique, 13p, 1950. Ibidem, p 11. L’Humanité 21 avril 1950, p5. FIGUERES, Léo, " La Nouvelle Critique dans le combat pour l’indépendance nationale et la paix , pour le socialisme", Les Cahiers du Communisme, n°11/12, décembre 1952.
Mai 1998. NIZAN, Paul. Aden Arabie. Préface de J.P. Sartre. Paris : Maspéro, 1960. SURET-CANALE, Jean, correspondance du 10 août 1999. Dans Je me souviens, où Georges Perec égrène ses souvenirs, il est question (143) de la demande des députés communistes d’interdire le Coca-Cola en février 1950. Cf Roland Brasseur, Je me souviens de je me souviens, Castor Astral, 304p, Paris, 1998. Jean Mijema, Action, n°191. Action n°192.
Action n°193. ARAGON, Louis. La mise à mort,Paris :Gallimard, 1965 GORKI. Les petits bourgeois. Paris : Editions de la Nouvelle Critique, 1949.Préface de Kanapa. Ibidem, p 7. THOREZ, Maurice. Discours de conclusion à la conférence de la Seine, 6 février 1949. Lettre du 16 décembre 1949. Voir les annexes. L’Humanité du 23 décembre 1949. Entretien en 1998. Dédé d’Anvers, personnage éponyme d’un film d’Allegret et Sigurd (1950), prostituée sublimement incarnée par Simone Signoret . P. Vaillant-Couturier devant le comité central du 16 octobre 1936.
Etienne Fajon devant le comité central du 13 septembre 1947 à Aubervilliers. La Nouvelle Critique, n°8, juillet-août 1949. La Nouvelle Critique, n°9/1949. La Nouvelle Critique, n°12, janvier 1950, pp 122-128. Ibidem, p 125. Ibidem p 128. KANAPA, Jean. " Gendarme et sirène ", La Nouvelle Critique, n°12, 1950. La Nouvelle Critique n°24, 1951. Correspondance. La Nouvelle Critique, n°17, 1950. La Nouvelle Critique, n°17, 1950.
La Nouvelle Critique, n°18, 1950. Dictionnaire critique du marxisme, op cit , p 1045. La Nouvelle Critique, novembre 1950. CASANOVA, Laurent. La Nouvelle Critique, n°30, novembre 1951, pp 9-16. COHEN, Francis. La Nouvelle Critique, janvier 1980, p3. La Nouvelle Critique, n°24, 1951. La Nouvelle Critique, n°25, 1951. Voir les annexes. Un mode d’emploi de ces conférences-débats est donné dans La Nouvelle Critique, n°30, 1951. La Nouvelle Critique, n°31, 1951. Kanapa est alors domicilié 6 rue du Conventionnel Chiappe, dans le 13é.
Les Cahiers du Communisme, décembre 1952. KANAPA, Jean, La Nouvelle Critique, n°26, 1951. KANAPA, Jean. La Nouvelle Critique, n°27, 1951. La Nouvelle Critique, n°41, 1952. La Nouvelle Critique, n°40, 1952. En hommage (?) à Raymonde Dienne, jeune militante communiste qui s’était alors couchée sur les voies, en face d’un train convoyant du matériel de guerre pour l’Indochine. La Nouvelle Critique, n°34, mars 1952. La Nouvelle Critique, n°28, 1951. La Nouvelle Critique, n° 25, 1951.
La Nouvelle Critique, n°30, 1951. La Nouvelle Critique, n°30, 1951. La Nouvelle Critique, n°33, 1952. RAPOPORT, Iakov. Souvenirs du procès des blouses blanches, traduit du russe par Antoine Pingaud. Aix : Alinéa, 1989, 115p. La Nouvelle Critique, n°43, février 1953. Le 5 mars 1953. La Nouvelle Critique, n°44, 1953. Que Libération reproduira lors des obsèques de Kanapa en 1978. Mme Choury, belle sœur de Casanova, nous a parlé d’un meeting, ces semaines là, présidé par Casanova, sur " le complot des blouses blanches " où les médecins communistes français récalcitrants vis à vis de cette campagne seraient critiqués.
Thorez est de retour de Moscou le 10 avril 1953 ; il y séjournait depuis le 12 novembre 1950. La Nouvelle Critique n°45. Voir le compte-rendu dans France Nouvelle, du 4 avril 1953, n°381, p 6. La Nouvelle Critique, janvier 1980, p 3. La Nouvelle Critique n°46, mai 1953. Le scandale du portrait de Staline par Picasso dans Les Lettres Françaises d’Aragon s’était passé quelques semaines plus tôt. Voir à ce propos Lucie Fougeron, "Une " affaire " politique : Le portrait de Staline par Picasso", Communisme, n°53/54, 1998, pp 118/149.
Cohen Francis, La Nouvelle Critique, octobre 1978, pp 2-4. Décision du secrétariat du 21 juillet 1953, n°30. Décision du secrétariat du 23 septembre 1954, n°10. Dossier personnel. APM, pièces n°7 et 8. SIGNORET, Simone, op cit, p.198. Dans cette correspondance de Kanapa, les noms des responsables comme des collaborateurs sont systématiquement escamotés ; cette invocation des seuls prénoms participe de l’idée d’une grande famille communiste.
Lettre du 23 août. KANAPA, Jean. Bulgarie d’hier et d’aujourd’hui. Le pays de Dimitrov. Paris : Editions Sociales, 1953. Ce livre sera mis au pilon en 1956. Il disparaîtra de la bibliographie de Kanapa. VAPTZAROV, Nicolas. Poèmes choisis. Avant-propos de Jean Kanapa. Adaptation par Pierre Seghers. Paris : Seghers, 1953. Décision n°25 du secrétariat du 6 octobre 1953.
Le Kominform se réunit les 12-14 juillet 1953. Décision du secrétariat, décembre 1953. Décision du secrétariat, avril 1954. ARAGON, Les Lettres Françaises, 12 novembre 1953. PERROT, Raymond. " Un manifeste retrouvé : Civilisation Atlantique ". Revue Manifeste, mensuel des Arts Plastiques, n°9, mars 1986. La Nouvelle Critique, n°50, décembre 1953, pp 6-16 ; voir sur ce débat " Gérard Singer " de Bernard Ceysson, Jean-Luc Daval et Daniel Abadie aux éditions Skira, 1995. Fougeron. Lettre à Kanapa de décembre 1953.
Auguste Lecoeur est mis en accusation devant le Comité central le 5 mars 1954. La Nouvelle Critique, n°52, 1954. Respectivement les numéros 30, 35 et 45 de la revue. notamment HERVE Pierre, " De Trotski à Tito ", La Nouvelle Critique, n°47, juillet-août 1953. Citée dans HERVE Pierre, Lettre à Sartre et à quelques autres par la même occasion. Paris : La Table ronde, 1956, p 64. Notamment les numéros 50, 52 et 53 de La Nouvelle Critique. La Nouvelle Critique, n°55. Voir les annexes.
La Nouvelle Critique, n°28, 1951. SARTRE, Jean Paul. Situations IV, pp 248-249 . CONTAT, Michel. RYBALKA, Michel. Les écrits de Sartre. Chronologie. Bibliographie commentée. Paris : NRF/Gallimard, 1970 ( rééd. 1980), p 273. KANAPA, Jean. " Jean-Paul Sartre, les communistes et la paix ", La Nouvelle Critique, n°39, 1952 . Sartre, Les Temps Modernes, août 1952 ; il y critique " L’homme révolté " de Camus. Voir le chapitre " Des pigeons et des chars " de la biographie de Sartre par Cohen-Solal, op cit, pp 555/606.
Sur Mascolo, voir Edgar Morin, Le Monde, 23 août 1997. BESSE, Annie. " Le communisme selon Mascolo et selon…les communistes ", La Nouvelle Critique, n°52, février 1954, pp 50-73 . KANAPA, Jean, " Le Populaire Dimanche et les intellectuels communistes ". L’Humanité, 13 janvier 1954. DAIX raconte longuement cet épisode dans son ouvrage " J’ai cru au matin… ". Amalgamer " Preuves " et " Les temps modernes " était d’autant plus insolite que Sartre combattait durement cette revue. Sur la revue " Preuves ", lire GREMION, Pierre. Intelligence de l’anticommunisme. Paris : Fayard, 1995, p.303, note 2.
Entretien avec Boris Taslitzky, août 1999. SARTRE, Jean Paul. " Editorial ", Les Temps Modernes, mars 1954, n°100, pp 1723-1728. Repris dans Situations, VII. Paris : Gallimard, 1965, 345p. L’éditorial de Sartre est daté du 28 février. L’Observateur, 11 mars 1954. CONTAT M., RYBALKA M., op cit, p 273. KANAPA, Jean. " A propos d’un article de Jean Paul Sartre ", L’Humanité, 24 mars 1954.
BARILLON, Raymond. Le Monde. CONTAT, Michel, Le Monde, 1998. Voir Kanapa après Kanapa. Libération, 6 septembre 1978. On en a eu un exemple, quelques mois plus tôt, à propos de l’affaire du portrait de Staline par Picasso. La Nouvelle Critique, n°59, p 20-21. Décision du secrétariat du 7 janvier 1954, n°10. Décision du secrétariat du 23 septembre 1954, n°10. L’attention de Kanapa pour la culture à l’Est ne donnera pas lieu à une thèse mais à un livre, en 1957 ( tome 2 de son essai sur la situation des intellectuels).
COHEN, Francis. La Nouvelle Critique. Janvier 1980. La Nouvelle Critique, n°58. La Nouvelle Critique, n°59. La Nouvelle Critique n°63. Sartre, invité, n’a pu se rendre au Congrès. ARON, Raymond. L’opium des intellectuels. Paris : Calmann-Lévy, 1955, 334p. ARON, Raymond. Mémoires. 50 ans de réflexion politique. Paris : Julliard, 1993. Voir le chapitre " L’opium des intellectuels ", pp 307-331. Décision du secrétariat du 23 septembre 1954, n°13.
Décision du secrétariat du 13 janvier 1955, n°13. La Nouvelle Critique n°67. Par exemple par Jacques Pondeyres , Les Lettres , 12 janvier 1956. KANAPA, Jean. Situation de l’intellectuel. Paris : Editions de la Nouvelle Critique, 1957, 330p. KRIEGEL, Annie. Ce que j’ai cru comprendre. Op cit p 484. Dialogue entre G.Gurvitch et H. Lefebvre " Le concept de classe ", Critique, n°11, p 559 et sq ; Lefebvre Henri, " Une discussion philosophique en Urss, logique formelle et logique dialectique ", La Pensée, n°59, p 80 et sq.
Archives privées de Claude Souef. ibidem, p 2 . Souef avait écrit " accès " de fixation. Le philosophe André Comte-Sponville rend hommage, dans L’Humanité du 31 décembre 1999, p. 12-13, à P. Hervé qui fut son professeur de philosophie de terminale. " Il critiqua le stalinisme trop tôt " écrit-il. HERVE, Pierre. La révolution et les fétiches. Paris : La Table ronde, 1955. Le livre sort en fait en librairie le 20 janvier . Archives privées de Suret-Canale, 27 janvier 1956.
Correspondance du 10 août 1999. SURET-CANALE, Jean ; KANAPA, Jean. " Une apologie du réformisme ", La Nouvelle Critique, n°72, 1956. Archives privées de Suret-Canale. La Nouvelle Critique, n°71. KANAPA, Jean. " Situation de l’intellectuel, III. " La Nouvelle Critique, n°71, 1956, p 45. Archives privées de Suret-Canale. Réunion du 7 janvier 1956. Ibidem. Archives privées Claude Souef. DESANTI, Jean-T. Introduction à l’histoire de la philosophie. Paris : Editions de la Nouvelle Critique, Collection Les Essais, 1956, 312p.
Ibidem, troisième page de couverture. Archives privées Claude Souef. LAZAR, Marc. Maisons rouges. Les PC français et italien de la Libération à nos jours ", Paris : Aubier, 1992, p 90 ; sur cet événement voir aussi MARTELLI, Roger, 1956. Le choc du XXe congrès, Paris : Editions Sociales, 1982. Voir la Cinquième Partie. LAZAR, Marc, op cit, p 93. Voir à ce propos le témoignage de Jean Pronteau dans Politique Hebdo du 11 mars 1976, p 18. La Nouvelle Critique n°73/ 74.
Le PCF avait voté les " pouvoirs spéciaux " à Guy Mollet le 12 mars. La Nouvelle Critique, n°75. La Nouvelle Critique, n°76. Collection privée Maurice Thorez/NC. Bibliothèque SND PCF. Archives privées Suret-Canale. Sur le premier papier des Temps Modernes, voir GARAUDY, Roger, " A propos d’un article de Jean-Paul Sartre sur Pierre Hervé ", La Nouvelle Critique, n°76. Archives privées Suret-Canale. HERVE Pierre, Lettre à Sartre et à quelques autres par la même occasion. Paris : La Table ronde, 1956, 252p.
ibidem, p 61. ibidem p 65. ibidem p 69. La Nouvelle Critique, juin 1956, n°76. Archives privées Suret-Canale. KANAPA, Jean. La Nouvelle Critique, juillet-août 1956, n°77, pp 13/20. La Nouvelle Critique, n°76. Entretien, 26 juin 2000. KANAPA, Jean. Question personnelle. Paris : Editeurs Français Réunis, 1956, 387p. Tennessee Williams ? Correspondance 14 mai 2000. ROBRIEUX, Philippe, op cit , tome 4, p 381. Témoignage de Patrick Le Mahec. KANAPA, Question personnelle, op cit, p 385-387.
Ibidem, p 18-19. ibidem p 19. Les Lettres Françaises, 24 mai 1956. Lettre de Maurice Thorez, 25 juin 1956. Archives de Jérôme Kanapa. Voir annexe. Les Lettres Françaises, 30 août 1956. Le texte original, dactylographié, se trouve dans le fonds "Collections privées". Un genre que Kanapa affectionnera toute sa vie . LAZAR, Marc. Maisons rouges . op cit, p.94. Documents de Ciné-Archives. Il rentre de Roumanie où il participait au congrès des écrivains (juin 1956).
Confidences...op cit. KANAPA, Jean. Intervention au XIVe congrès du PCF, Les Cahiers du communisme, juillet-août 1956, pp 173/182. Cette question et la précédente n’existaient pas dans le formulaire de 1947. ROBRIEUX, P, op cit. La Nouvelle Critique, n°78, septembre-octobre 1956. Les chiffres de Marc Lazar et Stéphane Courtois sont plus proches de la réalité. VERDES-LEROUX, Jeannine. Le réveil des somnambules. Paris : Fayard, 1987, p.53. Archives privées Suret-Canale. COURTOIS, Stéphane, LAZAR, Marc. Histoire du Parti Communiste Français : Paris, PUF, 1995, p 295.
Sartre, L’Express, 9 novembre 1956. Les Temps Modernes, novembre/décembre 1956, janvier 1957, n°129-131. SANTAMARIA, op cit, p 67. 12 novembre, L’Humanité . " Les intellectuels communistes témoignent ", Clarté/ La Nouvelle Critique, supplément 58, novembre 1956, 20p ; ce numéro ne figure pas nécessairement dans les collections de la revue ; on le trouve à la Bibliothèque marxiste. L’Humanité, 29 novembre 1956
Voir aussi à ce sujet VERRET, " Jean-Paul Sartre ou le compte des responsabilités ", La Nouvelle Critique, n°80, 1956. L’Humanité, 29 novembre 1956, p2. L’Humanité du 30 novembre 1956. Archives privées Suret-Canale. La Nouvelle Critique, janvier 1957, n°81. ibidem, p 28. La Nouvelle Critique, février 1957, n°82, p 80. KANAPA, Jean, "Je n’ai pas, Claude Roy, la même idée que toi de la liberté…", France Nouvelle, 7 février 1957, n°582 p 7. Fonds Waldeck Rochet . Archives privées Suret-Canale.
de Jouvenel, op cit. Archives privées Suret-Canale. Ibidem. DAIX P, op cit, pp 368/370. La Nouvelle Critique, avril 1957, n°84, pp 9/194. DAIX, Pierre. J’ai cru au matin, op cit, p.368. Cette revue existe toujours. Voir à ce propos Charles Haroche, Un événement important de la vie culturelle française : la publication d’une nouvelle revue : " Recherches Soviétiques ", France Nouvelle, n°546, 2 juin 1956. Questions d’Histoire et Questions de philosophie. SOUSLOV, Discours au XIVe congrès, Cahiers du Communisme, numéro spécial, juillet-août 1956, p 291.
En décembre 1956. Recherches internationales, n°1, mars-avril 1957, pp 3-6. " Aragon, prix Lénine ", La Nouvelle Critique, n°91, 1957. La Nouvelle Critique, n°83, mars 1957. La Nouvelle Critique, n°89. La Nouvelle Critique, n°87/88. Ibidem, pp 242-243. France Nouvelle, n°603. DAIX P, op cit, p 369. TRIOLET, Elsa. Le monument. Paris : Gallimard, 1957, rééd 1965. On lira avec intérêt la conférence de Michel Appel-Muller, directeur de la fondation Aragon-Triolet, sur " Le monument " en février 2000.
Les Lettres Françaises, 5 septembre 1957 ; de larges essais sont reproduits dans la post-face de l’édition de 1965 du roman. TRIOLET, Elsa. Le Monument. Paris : Gallimard, 1965, p 212. Ibidem, p 212/213. Collections privées. Archives privées Danièle Kanapa. Voir les annexes. C’est une époque où Kanapa pratique le russe. Son texte parle beaucoup de " Reconstruction ". Qui se dit en russe " Perestroika ". Rapprochement hasardeux mais jeu de mot tentant.
Correspondance, 4 avril 2000. Cohen Francis, La Nouvelle Critique, octobre 1978, éditorial, pp 2-5. La Nouvelle Critique, n°96. ibidem p 127. Cohen Francis, La Nouvelle Critique, octobre 1978, pp 2-5. Cité in Kremlin-PCF, p 18. KANAPA, Jean. Critique de la culture. Paris : Les essais de la Nouvelle Critique, 1957. Tome 1 : Situation de l’intellectuel, 331p ; Tome 2 : Socialisme et culture, 241p. KANAPA, Jean. L’Humanité, 13 décembre 1957. Ibidem, tome 2, p 179.
Ibidem, tome 2, pp 233-238. COGNIOT, Georges, " Socialisme et culture. A propos d’un essai de Jean Kanapa ", La Nouvelle Critique, n°94, 1958, pp 44-54 . SCHUWER, Michel, "Civilisation occidentale et culture socialiste", France Nouvelle n°629, 12 décembre 1957. KANAPA, Jean. " L’intellectuel au carrefour ", L’Humanité, 13 décembre 1957. Correspondance, 14 mai 2000. Cohen Francis, La Nouvelle Critique, octobre 1978, éditorial, pp 2-5. ibidem. de JOUVENEL, Confidences…, op cit.
KANAPA, Jean, " Vers une nouvelle étape ", La Nouvelle Critique, décembre 1957, n°91. Il s’agit de la conférence internationale des PC . Archives privées Suret-Canale. Il est rendu public dans le numéro de janvier 1958, La Nouvelle Critique, n°92. L’équipe sera à nouveau recomposée en mars 1959. Fonds Waldeck Rochet. Suite à une erreur de frappe, le tapuscrit est daté de janvier 1957. Il s’agit respectivement d’Annie Kriegel, Jean-Toussaint Desanti, Victor Leduc, Henri Lefebvre et de Emile Baulieu, Emile Bottigelli, Pierre Meren-Gaudibert.
Archives privées Suret-Canale . Ibidem. Cette question algérienne est à la fois très présente dans la revue et assez peu significative dans les écrits de Kanapa. Archives Suret-Canale. Décision du Bureau politique du 25 février 1958. Décision du Bureau politique du 11 mars 1958. MASCOLO Dionys. Lettre polonaise sur la misère intellectuelle en France. Paris : Editions de Minuit, 1957, 96p. MORIN Edgar. Autocritique. Paris : Seuil . Edition de 1994, p 109.
DAIX, Pierre, op cit, pp 371,372. de JOUVENEL, Confidences..., op cit. Correspondance . Décision du secrétariat du 24 janvier 1958. La Nouvelle Critique, décembre 1958, n°101.


Sciences Po - Centre d’histoire

Présentation du contenu du fonds Kanapa/Streiff composé de documents qui ont servi à l’élaboration de la thèse de doctorat d’histoire soutenue par Gérard Streiff à l’IEP de Paris en 2000, sous la direction de Jean-Noël Jeanneney.

Des archives sont également disponibles aux Archives Départementales de Seine-St-Denis (Bobigny).



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