Vu par Gérard Noiriel

extraits de
« Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir : les intellectuels en question » Agone, 2010, collection Elements. Première édition chez Fayard, 2005, sous le titre « Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France ».
Agone, pp 104/107 :

« L’exemple de Jean Kanapa montre que les intellectuels organiques qui n’ont pas exercé de mandat politique ont eux aussi été marginalisés du monde intellectuel en raison de leur allégeance politique. On comprend en lisant la volumineuse biographie que lui a consacrée Gérard Streiff que les ascendances de Jean Kanapa lui donnaient un double motif pour rejoindre le PCF. Issu d’une famille juive ayant quitté la Russie au début du siècle, son père a été ferblantier avant de faire fortune dans les années 1930 en devenant banquier. Bien qu’il ait rompu avec sa religion et sa langue d’origine, son établissement est confisqué par le régime de Vichy en application des lois sur l’aryanisation des biens juifs. Jean Kanapa se situe ainsi à l’intersection du monde des victimes (les juifs) et des « coupables » (les bourgeois). Mais sur cette histoire politique s’en greffe une autre, plus personnelle, où l’enfant est confronté aux comportements violents de son père, notamment à l’égard de sa mère ( dont il aimait à dire qu’elle était une ancienne « ouvrière syndicaliste »). A une époque où il n’existait pas encore de mot pour nommer la « maltraitance », Jean Kanapa a trouvé dans le langage de la lutte des classes l’idiome lui permettant d’exprimer toutes les révoltes intériorisées dès sa prime jeunesse. Elève brillant ( il a un an d’avance), il découvre la philosophie en terminale grâce à un professeur qui n’est autre que... Jean-Paul Sartre. Il refuse alors la carrière de médecin que lui conseillait son père. Victime d’une grave dépression en 1939, atteint de tuberculose, il réussit néanmoins l’agrégation de philosophie en 1943. Comme Péguy et Sartre, Jean Kanapa sera à la fois philosophe et écrivain. Lui aussi dirigera une grande revue : La Nouvelle Critique.
Par la violence inouïe de son style, son obsession de la trahison, son exaltation de l’héroïsme et de la résistance, Jean Kanapa est sans doute l’intellectuel français qui ressemble de plus à Paul Nizan. La grande différence, c’est que, la fidélité aux engagements de jeunesse étant confondue avec la fidélité au Parti, Kanapa sera constamment dans l’obligation de légitimer les drives du communisme, les purges et le Goulag. Les révélations sur la terreur stalinienne, l’occupation de la Hongrie puis de la Tchécoslovaquie aboutiront à le discréditer en tant qu’intellectuel organique du PCF.
Il faut toutefois insister sur le fait que la bureaucratie stalinienne a récupéré à son profit les dispositions initiales pour la révolte et le discours sur la « trahison des clercs » que les intellectuels révolutionnaires avaient commencé à élaborer quand Joseph Djougachvili (Staline) était encore un petit garçon. Les « procès de Moscou » mettent en oeuvre une rhétorique qui n’a pas été inventée en URSS dans les années 1930 mais sur les bords de la Seine au début du XXe siècle : puisque l’intellectuel (de parti) est celui qui dit la vérité au pouvoir au nom des opprimés, celui qui conteste le Parti au nom d’une autre vérité ne peut être qu’un traître, qui fait le malheur du peuple parce qu’il ment. Pour que les choses rentrent dans l’ordre, il faut donc un procès et que le dissident avoue sa trahison. On retrouve ici la matrice de toutes les polémiques qui ont opposé les intellectuels au XXe siècle ; sauf que, lorsque l’intellectuel révolutionnaire est au pouvoir, il peut éliminer physiquement des concurrents qu’il ne détruit habituellement que dans ses discours.
La comparaison entre Nizan et Kanapa permet de mettre en relief un autre changement majeur entre les années 1930 et la période récente. Après la seconde guerre mondiale, les bouleversements économiques et institutionnels consécutifs au triomphe de « l’Etat-providence » ne permettent plus aux intellectuels révolutionnaires de vivre de leur plume. S’ils ne disposent pas d’une fortune personnelle les mettant à l’abri du besoin, ils ont désormais le choix entre deux formes d’allégeance : le Parti (PCF) ou l’Etat (Université).
En mettant au premier plan des raisons d’ordre politique pour expliquer leur désenchantement à l’égard de l’action révolutionnaire, les intellectuels critiques qui sont arrivés sur le devant de la scène dans les années 1970 ont laissé dans l’ombre ce qui les différenciait au premier chef de leurs prédécesseurs. Alors que Péguy, Nizan et Sartre avaient démissionné de la fonction publique pour mettre en cohérence leurs discours et leur pratique, ceux qui leur ont succédé n’ont jamais renoncé à leur statut de fonctionnaire. »


Sciences Po - Centre d’histoire

Présentation du contenu du fonds Kanapa/Streiff composé de documents qui ont servi à l’élaboration de la thèse de doctorat d’histoire soutenue par Gérard Streiff à l’IEP de Paris en 2000, sous la direction de Jean-Noël Jeanneney.

Des archives sont également disponibles aux Archives Départementales de Seine-St-Denis (Bobigny).



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