Soutenance de thèse

Gérard Streiff

Soutenance de la thèse sur " Jean Kanapa (1921-1978)"

IEP Paris, le 9 février 2001

Discours d’ouverture (résumé)

Cette introduction portait sur trois séries de questions.

1) LA METHODE

Jean-Noël Jeanneney m’a appelé avec une belle constance à une _mise à
distance_ avec mon sujet, une double mise à distance : à titre personnel,
car j’avais connu l’homme ; à titre citoyen, puisque j’étais en même
temps dirigeant communiste. Je me suis efforcé d’en tenir compte. C’est
un exercice très singulier que d’être dedans et dehors à la fois, mais
ce n’est pas une mission impossible si l’on garde en tête quelques
règles élémentaires du travail d’historien : l’attention aux sources, la
qualité des archives, leur lecture critique, le croisement des
informations, etc...

Ce n’est pas à moi de dire si j’ai réussi ; par contre je peux dire ceci
 : au fil de cette recherche, j’ai gagné en liberté. J’en ai tiré profit
comme historien, comme citoyen, comme individu tout simplement.

Il s’agit donc d’une _biographie_ ; je connais le débat sur la méthode
biographique ; je n’ai jamais eu de réel complexe de ce côté ; ma démarche
était plutôt pragmatique ; non seulement je ne trouvais pas déplacé de
reconstituer l’itinéraire d’un individu dans ce qu’il a d’unique, mais
je considérais, comme l’écrivit Jean-Noël Jeanneney, qu’une biographie
pouvait être un bon poste d’observation pour l’historien ; c’est une
méthode aussi légitime que d’autres.

Lors de ces années de recherche, j’ai pris _goût aux archives_. J’ai
notamment eu accès aux archives du PC, dont l’ouverture est récente ;
j’ai tenu à mettre en scène dans le troisième tome de la thèse tout un
ensemble de papiers souvent inédits, près d’un millier d’éléments.

Encore deux remarques sur les archives : je ferais volontiers de la
recherche historique une de mes activités permanentes ; par ailleurs j’ai
été surpris par le caractère romanesque, voire rocambolesque, de
l’histoire des archives de Kanapa : elles ont été disputées, dérobées,
retrouvées, cachées, etc…. J’ai voulu écrire à ce propos ; non pas comme
historien cette fois mais comme romancier. Parallèlement à cette
recherche, j’ai donc commis un petit roman policier, autour des archives
du Pcf et l’éditeur m’a proposé de créer une collection sur ce thème,
l’archive et le policier, qui sera lancée au Seuil (Baleine) cet automne.

2) L’INDIVIDU KANAPA

C’est évidemment le Kanapa politique qui domine. Mais j’ai veillé à ne
pas oublier le Kanapa philosophe, le journaliste, l’écrivain, le Kanapa
intime. Au commencement, je dirais qu’il y a un homme en guerre ; et
c’est parce qu’il est en guerre qu’il est repéré par le parti ; le parti
(Casanova) se sert de Kanapa qui se sert du parti pour faire sa guerre.
Il y a là une sorte de _pacte initial entre le parti et lui_ : sa
violence, son expertise sont reconnus par le parti, lui assurent une
promotion rapide ; cette formation qui entre en guerre froide a besoin de
cette ardeur ; inversement celui-ci imprime aux campagnes du parti sa marque.

Pourtant son rapport au PC est _contradictoire_ : d’un côté il jouit
d’une étonnante autonomie d’action ; d’un autre côté, il ne sera reconnu
que tardivement, adoubé au Comité central en 1959, promu au Bureau
politique en 1975 seulement.

Cet homme s’est fait un peu un parti sur mesure ; jusqu’au bout il aura
de cette formation, lui qui y a passé sa vie, une image un peu abstraite
d’ailleurs. Son côté un brin aristocratique lui compliquera ses rapports
avec le parti ; à l’inverse ce parti le regardera avec certaine hésitation.

Kanapa n’est _pas un héritier_ ; ses parents, sa culture familiale sont
loin du communisme ; il n’a pas du parti cette espèce de complicité - ou
de possessivité- que pensent avoir ceux qui ont eu la chance d’avoir des
parents communistes, pour reprendre une expression en vogue ; il y voit
d’abord un parti politique.

Plus généralement cet homme a un rapport singulier au monde ; le réel est
pour lui souvent une reconstruction ; c’est _par le roman_ qu’il décrit
ses rapports aux autres ; il passe par le roman pour comprendre certains
enjeux proprement politiques ; et il est lui même un personnage
romanesque : Hugo des "Mains sales" de Sartre, c’est lui, insiste Pierre
Daix.

Une autre caractéristique de cet homme universellement vu comme un
croquemitaine, un être cassant et tranchant de tout : Kanapa est un
_homme flou_ ; s’il était un tableau, ce serait un personnage de Bacon
bien plus qu’un militant de choc de Fougeron. On dispose de plusieurs
brouillons de romans ou de nouvelles demeurées inédites : qui sont ses
personnages, ainsi dessinés en secret ? des hommes qui doutent, des
hommes double, des hommes sans personnalité, des hommes vides emplis du
désir des autres, des hommes pris pour des autres...

3) enfin LE PARTI COMMUNISTE

Ce poste d’observation qu’est l’itinéraire de Kanapa offre,
successivement, trois points de vue : sur le monde des intellectuels
communistes de 1947 à 1958 ; sur celui de l’international, à partir de
1958 ; enfin sur le premier cercle dirigeant à partir de 1968. De manière
générale, on peut peut-être mieux appréhender _comment le PC
fonctionne_, comment "ça marche", c’est à dire comment en permanence
s’élabore la ligne, se recomposent les sphères de direction, se négocie
le rapport à Moscou.

_L’élaboration de la ligne_ est l’objet d’incessantes discussions,
rarement publiques ; la décision arrêtée, le débat est souvent rude pour
la faire passer en bas - et parfois, elle ne passe pas.

Chaque strate du PC - la direction, l’encadrement, les militants - a sa
force d’inertie ; quand tout va bien, on a l’impression d’une synergie ;
quand il y a crise, on s’aperçoit que chacun travaille pour "soi".
S’ajoute un quatrième élément : le peuple, ou l’électorat, communiste a
lui aussi son quant à soi, ses valeurs, ses émotions propres.

Dans le cadre de cette permanente redéfinition, on constate l’existence
d’un (fort) tropisme radical, voire néo-gauchiste du communisme
français ; la force de ce courant est telle qu’elle risque de
déséquilibrer l’ensemble dès qu’il y a flottement.

Dans le même esprit, _le périmètre du pouvoir_, de l’équipe
directionnelle, se compose et se recompose en permanence ; derrière
l’apparente présence du chef, s’effectue une constante redéfinition des
zones, des tâches, des équipes ; avec - entre autres- une double limite,
ou une double permanence : si le Bureau politique et surtout le Comité
central ont peu de pouvoir de décision, si celui-ci est toujours autour
du secrétaire général, cet autocratisme implique aussi une attention
constante aux organisations départementales, dites fédérations ; ce
"démocratisme" participe beaucoup à l’équilibre de la ligne. Il y a
aussi le poids intouché du thorezisme ; ses hommes, ses idées, son
moralisme restent en place ; ce thorezisme de fait nourrit des nostalgies
puissantes ; jusqu’à ce jour.

_Les rapports avec les Soviétiques_ : une bonne partie de la thèse est
consacrée à cet enjeu. L’itinéraire de Kanapa nous renseigne sur le
mouvement communiste international de la troisième phase : après le
Komintern et le Kominform, c’est l’ère des confèrences et de la revue de
Prague. On y retrouve les hésitations de Thorez à l’égard de
Khrouchtchev ; la tentation chinoise qui fut forte au sein du PCF ; les
illusions sur la restauration brejnevienne ; la distenciation à l’oeuvre
dès Waldeck Rochet ; la véritable guerre que mène le Pcus au Pcf, surtout
pour des raisons idéologiques (l’eurocommunisme).

Le poids du soviétisme ambiant au sein du Pcf est fort, mais ce
soviétisme n’est pas acquis une fois pour toutes ; il a fallu constament,
pour la direction, re-fabriquer cette image(rie) soviétique, la
reconstruire ; c’est patent en 1947-48 ; après 1960 ; en 1971 ; en 1978-79.
Le soviétisme du Pcf est donc une construction permanente.

Et Kanapa là-dedans ? Il donne l’impression de vouloir détricoter dans le
deuxième partie de son existence politique – les années 60- le maillage
dogmatique très serré qu’il a lui même tressé dans une existence
antérieure. Dans l’un et l’autre cas, il va mettre la même
détermination ; et chaque fois _il finit par s’isoler_. Comme si toujours
entre lui et le Pc devait exister un certain malentendu.

Gérard Streiff


Sciences Po - Centre d’histoire

Présentation du contenu du fonds Kanapa/Streiff composé de documents qui ont servi à l’élaboration de la thèse de doctorat d’histoire soutenue par Gérard Streiff à l’IEP de Paris en 2000, sous la direction de Jean-Noël Jeanneney.

Des archives sont également disponibles aux Archives Départementales de Seine-St-Denis (Bobigny).



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