La revue du Projet, novembre 2010 (n°2)

Un nouvel espace critique

On parle depuis 1995 de retour de l’esprit critique, après vingt ans d’hégémonie libérale. Retour à Marx, nouveaux clubs, nouveaux débats, nouveaux éditeurs, travail relancé sur les classes, l’école, l’écologie, l’économie... Meilleure appréhension du nouvel « imaginaire de droite ». Une actualité qui ne peut qu’intéresser le PCF, lequel, à son dernier congrès, a décidé de remettre « les idées au premier plan ». Etat des lieux rapide.

Tempo idéologique et tempo politique ou social sont relativement autonomes. On connaît des périodes où les idées conservatrices gagnent en audience alors que le climat politique est au changement politique, les années 80 par exemple ; en même temps, il est des événements publics qui accélèrent le mouvement des idées ; ce fut le cas en 1995, avec la relance du mouvement social, puis en 2005, lors du référendum sur l’Europe . Un récent article du journal Le Monde datait de 1995 le « retour d’une intelligence radicale » . Il est vrai qu’après vingt années d’hégémonie croissante de l’idée libérale ( le phénomène commence à se manifester au milieu des années soixante dix pour gagner ensuite en force), l’air du temps actuel invite plus volontiers au débat, à la contestation, à la rébellion. Le terme de retour s’impose volontiers. Razmig Kencheyan parle de « Le retour de la pensée radicale. Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques » ; Bernard Jouve signe lui « Ville : le retour de l’esprit critique » ; Howard Zinn écrit « Karl Marx, le retour » , etc. On comprend le message ; pourtant le terme est impropre car il ne s’agit évidemment pas de la reconstitution à l’identique du panorama ancien ; celui ci a explosé et comme l’eau de la rivière, il ne repassera plus. Nous ne sommes plus, pour dire vite, dans les années Sartre, Foucault, Lefèvre, Althusser... Le paysage a radicalement changé et la contestation croissante de l’hégémonie libérale a pris des formes nouvelles. Il y a eu une redécouverte, une réappropriation de la critique marxiste, que résume à sa manière un récent petit pamphlet de Bernard Maris, « Marx, o Marx, pourquoi m’as tu abandonné ? » . Le nouveau se traduit par l’apparition de clubs (Attac, Copernic, L’Appel des appels...) qualifiés parfois de « contre-experts » ; par la revitalisation du débat philosophique avec l’intervention de penseurs comme Alain Badiou, Slavoj Zizek, Toni Negri, Yvon Quiniou, Jacques Bidet ou encore Cynthia Fleury ; par des travaux remarqués de sociologie critique ( Bourdieu publie « La misère du monde » en 1993 et fonde la maison d’édition « Raisons d’agir » en 1995 ; le couple Pinçon-Charlot, voir l’encadré, décortique avec minutie la classe dominante) ou de politistes ( Louis Chauvel qui actualise l’analyse des changements sociaux ) ; par la multiplication ou la réactivation de (petites) maisons d’édition (Amsterdam, Les pairies ordinaires, Zones, Raisons d’agir, La fabrique, Agone, Syllepse, ) ; par l’émergence d’une presse internet dynamique ( Médiapart, Rue 89...). La crise est fortement présente aussi dans la littérature ; le monde de l’entreprise (exploitation, harcèlement, dominations diverses, licenciements, plans sociaux, délocalisation) sert de cadres à de nombreux romans cet automne et Christine Rousseau, dans « Le monde des livres » notait que « la veine sociale est l’une des tendances lourdes de cette rentrée littéraire 2010 » . De grands enjeux comme l’école, l’écologie, le féminisme, le travail, les médias font l’objet de travaux pointus , de belles recherches aussi sont menées sur la décomposition politique, la crise de la gauche et le glissement à droite en France et en Europe. Accordons une mention particulière aux livres de Pierre Musso, « Télépolitique ? Le sarkoberlusconime à l’écran » , du linguiste italien Raffaele Simone, « Pourquoi l’Europe s’enracine à droite » , de Mona Chollet aussi, « Rêves de droite » qui ont le mérite d’explorer l’imaginaire de droite (frénésie consumériste, vacuité du divertissement culturel, populisme, bling-bling et culte du self-made-man) qui a progressivement colonisé les esprits ; ces auteurs posent aussi la question qui fâche : où est l’imaginaire de gauche, à qui Simone, par exemple, reproche d’être passé à côté de « la culture de masse, en la considérant depuis toujours comme marginale par rapport à ce qu’elles présumaient être le vrai pouvoir : le pouvoir politique et le pouvoir économique. » La refondation de la pensée économique est également à l’ordre du jour, réclamée par exemple par « les économistes atterrés » , lesquels constatent que « le logiciel néolibéral est toujours le seul présenté comme légitime malgré ses échecs patents ». Bien d’autres travaux mériteraient d’être cités ici, comme ceux, bien d’autres d’organisations comme Espaces Marx ou la Fondation Gabriel Péri , d’économistes comme Paul Boccara.

A son 35è congrès, le PCF a notamment choisi de remettre « les idées au premier plan », de « redonner toute sa place au combat d’idées ». C’est dans cet esprit qu’est annoncé un colloque, fin novembre, sur « le projet », à l’initiative du « Lieu d’étude sur le mouvement de la connaissance et des idées » (LEM) où devrait rebondir le débat sur tous ces enjeux au coeur des affrontements d’idées d’aujourd’hui, nouveaux modes de développement, financements, migrations, institutions, citoyenneté, Europe, travail, fiscalité, féminisme, énergie, ressources naturelles, croissance-décroissance, industrie, culture, éducation. Une place est à prendre dans ce foisonnement d’idées, une manière aussi de faire écho à l’appel sur lequel Gilles Châtelet concluait son ultime essai : « Et si le cyber-bétail redevenait un peuple, avec ses chants et ses gros appétits, une membrane géante qui vibre, une humanité-pulpe d’où s’enrouleraient toutes les chairs ? Ce serait peut-être une définition moderne du communisme : A chacun selon sa singularité. De toute manière, il y aura beaucoup de pain sur la planche, car nous devrons vaincre là où Hegel, Marx et Nietzsche n’ont pas vaincu. »

Gérard Streiff

Encadré :
Les Pinçon
Deux sur neuf cents

Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon explorent depuis une vingtaine d’années (« Dans les beaux quartiers » est sorti en 1989) le continent de la grande bourgeoisie dans des ouvrages savants et populaires. A une époque où enquêter sur le riche était malvenu, ils ont creusé leur sillon avec ténacité et ils ont persévéré, seuls ou presque. Dans un récent entretien pour la revue « Cassandre », MPC note : « Pour vous donner une idée de la bataille idéologique, sur 900 sociologues en France, nous sommes deux à travailler sur la classe dominante ! »
On retiendra notamment leurs recherches sur « la chasse à courre » (1993), « les « Grandes fortunes » (1996), « Voyage en grande bourgeoisie » ( 1997), « Nouveaux patrons » (1999), « Châteaux et châtelains » (2005), « Les ghettos du Gotha » (2007) ou « Les millionnaires de la chance » (2010).
Leur dernier opus « Le président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy » (Zones) n’est pas qu’une « promenade en Sarkozie » ; il situe bien l’actuelle crise de société (« De la lutte à la guerre des classes » dit l’introduction) et propose, en conclusion, quelques pistes alternatives, telles que « restituer l’intelligibilité des rapports de classes » ou « mettre fin à l’oligarchie politique, économique et financière ». Retenons encore cet épilogue : »Que faire des riches ? La réponse tient en peu de mots : il faut faire des riches notre exemple. Leur puissance est due à leur solidarité. » A lire, d’urgence.

Gérard Streiff

Voir aussi le sondage sur la banalisation du FN.

http://projet.pcf.fr/5628



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