Fruit de mer, revue Les Refusés, n°12, septembre 2010

Fruits de mer

« C’est une chose admirable que la nourriture, lorsqu’on a du chagrin ; il est certain qu’elle met du calme dans l’esprit. »
Marivaux

Petit homme rond à courte barbe blanche, « le capitaine », tout le monde l’appelait ainsi dans le bourg, ressemblait à ce personnage qui s’affichait sur une boîte de thon très à la mode dans les grandes surfaces, un marin hilare, casquette vissée et pipe au bec. Hilare, le capitaine l’était de moins en moins ; à mesure qu’il prenait de l’âge, comme on dit, il se laissait volontiers aller à la mélancolie. Jusqu’au jour où cet amateur de polars trouva la recette ; elle figurait noir sur blanc dans un roman d’Andréa Camilleri, « Le tour de la bouée. Une enquête du commissaire Montalbano. » Il y était écrit : « Et il fut pris d’un grand coup de mélancolie. La mélancolie, le commissaire avait deux systèmes éprouvés pour la combattre : le premier consistait à se fourrer au lit en se couvrant jusque par-dessus la tête ; le second à se faire une grande bouffe. »
Le capitaine opta pour cette seconde solution : chaque fois qu’il sentait le bourdon approcher, soit à peu près une fois par semaine, il s’offrait un festin, un peu particulier, à l’occasion d’une sortie en mer.
Il avait en effet conservé un vieux chalut, « Le gueulethon », jeu de mot approximatif dont il était assez fier. L’Europe lui avait versé, il y a des années de cela, une prime importante pour casser son bateau ; c’était au nom du progrès, de la modernisation, du marché libre et non faussé, etc ; il était difficile pour le pauvre pêcheur de passer entre les mailles des casseurs ; cependant le capitaine réussit à encaisser le magot et à garder son rafiot qu’il avait maquillé, camouflé.

Donc une fois par semaine, il sortait en mer, de nuit, pour se faire un repas anxiolytique et revigorant, toujours à base de langoustines et de champagne ; puis il rentrait doucement au port, dans la matinée, rasséréné pour huit jours. Il fut un temps accompagné dans cette virée par de vieux potes mais, imprévoyants, ils avaient tous passé l’arme à gauche ; à présent il faisait sa randonnée culinaire en solitaire.

Ce lundi soir de début février, il sortit donc du port de Menparc’h, dans la baie d’Audierne, sur le coup de onze heure ; il n’avait pas croisé un chat dans les rues ni sur les quais et de toute façon une méchante pluie froide aurait découragé les rares passants. Le capitaine se fit cependant la remarque que tous les chalutiers, il en restait une demi-douzaine en activité, et autres bateaux de plaisance, tous sans exception étaient restés au port ; comme s’ils s’étaient donné le mot. Le parc était plein, la chose était rarissime mais il ne s’en étonna pas autrement.

Ses nuits en mer se passaient selon un scénario précis : il filait à petite allure pendant une heure, stoppait la machine et banquetait, lentement, jusqu’à l’aube ; le repas terminé et quelques bouteilles plus tard, il terminait la cérémonie, sur le pont, en décapitant – avec un sabre qu’il tenait de famille - l’ultime magnum qu’il vidait en trinquant au soleil levant ; ensuite il rentrait, peinard et hagard, son bateau, bon cheval, semblant retrouver le chemin tout seul.

Cette nuit donc, il atteint le large et, après une première bouteille descendue en guise d’apéritif, il passa en cuisine ; il s’aperçut, enfin, que la radio de bord était en panne ; avantage de l’inconvénient : personne ne viendrait l’emmerder…

Le capitaine était un accro de la langoustine mais il testait chaque fois une autre recette ; à raison d’une sortie par semaine, il disposait d’assez d’accommodements différents pour toute l’année. Le crustacé était facile à cuire mais cette nuit il avait compliqué un peu les choses : il s’était programmé un tajine de joues de lotte aux abricots et langoustines ; il avait bien sûr tout préparé à terre, ne restait que la cuisson, trente minutes environ. Aux premières effluves de la marmite, le plat s’annonça raffiné de chez raffiné ; déjà la mélancolie refluait. Il passa à table vers deux heures du matin et dégusta avec application et gourmandise. Les joues de lotte se laissaient faire, la chair des langoustines était juste rebondie, les abricots fondaient en douceur. Sur un vieux magnéto, Nina Simone chantait en boucle « My baby just care for me ». Au troisième champagne, la vie était redevenue relativement belle.

Aux premières lueurs du jour, le capitaine se dit qu’il était temps de finir en beauté sur le pont, comme d’hab. Quoique passablement gris, il fut surpris de ne voir à l’horizon aucun chalutier, pas le moindre rafiot alors que le coin, d’ordinaire, était sillonné en tous sens, ou presque. Ce n’était certes pas la gare St Lazare à l’heure de pointe mis enfin le lieu était fréquenté, ordinairement… Comme si la zone était interdite. Mais le capitaine, à présent tout à fait euphorique, avait d’autre chat à fouetter. D’un mouvement sec, il cassa net avec son arme le goulot de sa dernière bouteille.

Le bouchon s’envola, s’envola et, telle une fusée, zébra bientôt le ciel dégagé d’une interminable traînée blanche. « Whaouuuuuuuuuu ! beugla le capitaine, sidéré, qui regardait alternativement le panache dans le ciel puis le sabre dans sa main droite et sa bouteille étêtée dans l’autre main. Jamais il n’avait poussé si loin le bouchon. « Whaouuuuu ! ». Son cri s’acheva dans un fracas épouvantable ; le second essai venait de pulvériser « Le gueulethon ».

Dix minutes plus tard, très exactement, le ministère de la Défense communiquait : le lancement de nouveaux missiles balistiques M51, à partir du sous-marin nucléaire lanceur d’engin Le Terrible, au large du Finistère Sud est une réussite. L’interdiction de circuler dans la zone est levée.

Gérard Streiff



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