Camarades

Camarades

« Vade retro, rouquin ! Putain de merde, tu dégages, oui ? »
Le chat aux reflets de bronze clair, tassé sur un parterre de mousse orangée, était pourtant difficile à voir. Mais Taî Luc l’avait repéré ; il faut dire que l’oreille droite et blanche de la bestiole faisait tache dans le décor, une toute petite tache mais une tache tout de même.
Tai Luc grimpa précipitamment sur le banc, gesticula, appela « Artemise », son infirmière préférée, mais en vain. Pas de doute, le matou l’observait ; c’est bien lui qu’il avait dans le collimateur. Le félin ressemblait à un écureuil devant un très gros gland.
« Artemise, merde ! »

Le cauchemar de Tai Luc avait commencé un mois plus tôt. Le jour même en fait de son arrivée à la résidence Eternitas. C’était un lundi matin. La veille, il avait fait la bringue, une petite bringue, la dernière ; il avait jugé que pour ses 80 balais, c’était bon, il pouvait laisser tomber le monde où il n’avait plus beaucoup de connaissances d’ailleurs. La famille encore un peu mais bon, la famille…

Il avait donc rejoint l’hospice, classieux et pas trop cher à la fois, que lui avait recommandé un de ses anciens producteurs et où sa place était réservée. A peine avait-il franchi la porte qu’il était tombé sur Lucien Manœuvre, dit Lulu. Plus exactement c’est Lulu qui lui avait sauté dessus, en hurlant :
« Tai Luc, le beau gosse ! Le bandana ‘s man ! Taï Luc est là ! Incroyable ! »

Ce qui était incroyable, en fait, c’était la survie de Lulu. Tai Luc n’osa pas lui demander son âge. Ce type avait été LE redac’chef de LA revue rock des années ?? … Merde, il n’avait plus envie retrouver la date, c’était trop loin. Lulu fut, tout un temps aussi, THE animateur d’une émission rock à la télé. Lulu… Il avait toujours la même tronche, en plus froissée, peut-être, la même dégaine : sa banane était un peu moins volumineuse mais elle tenait le coup, gondolant à peine ; inchangées, les lunettes noires comme le long manteau de cuir craquelé descendant jusqu’à terre, masquant ses boots, ou ses charentaises. Seule nouveauté, le déambulateur dont il se servait avec une certaine fébrilité et sur lequel il avait accroché toute une panoplie de flyers promotionnels pour des revues et des concerts rocks, des spectacles de Jimi Hendrix, de Cream ou de Led Zeppelin, très largement caducs.Sa « marchette » comme on dit au Québec était totalement recouverte de ces publicités qui pendouillaient de partout et l’appareil ressemblait à une arme d’apparat de chef sioux, genre « hooked lance » .

« Tai Luc ! S’ils t’ont pris c’est que t ‘as 80 piges, me trompè-je ?

Le règlement en effet réservait désormais l’accès d’établissement comme Eternitas aux octogénaires et plus ; la demande était trop forte, il avait fallu établir un numerus clausus.

« Tu sais que t’es peut-être bien le plus jeune ?
Effectivement, la directrice venait de lui confier qu’il était le benjamin des pensionnaires et qu’il faudrait « fêter ça » ; l’hospice comptait en revanche une armada de centenaires, proprement increvables, qui monopolisait les lits.

« Finalement t’as du bol, beau gosse !

Lulu lui fit faire le tour du propriétaire ; il était incroyablement bavard, et bien heureux de jacter :
« Tu sais, ici, z’aiment pas trop le beau bruit ! La guitare, ça leur fait peur !
Tai Luc pouvait comprendre la frustration de l’aïeul ; en même temps il aspirait lui-même au calme et ne savait plus comment se débarrasser de son cornac.
« Beau gosse, je veux te confier un secret !
« Demain, Lulu, demain ! A chaque jour…, tu connais la suite !

Lulu le prit au mot ; il l’attendait, le lendemain matin, le déambulateur tremblant, à la sortie de la salle commune où Tai Luc venait de prendre son petit déjeuner. L’ex présentateur le conduisit dans la cour, à l’arrière des bâtiments, juste avant la voie ferrée ; le soleil était déjà haut pour une journée d’automne, on avait droit à un bel été indien. Une dizaine de vétérans s’étalaient sur des bancs installés en cercle autour d’une placette de gravillons blancs. Il l’invita à s’asseoir.
« Tu vas voir.

Il fallut attendre une bonne demi-heure pendant laquelle Lulu étala sa science. C’est lui en effet qui avait fait, jadis, la bio de Tai Luc pour « L’encyclopédie du rock » en deux volumes et 3000 entrées de Levavaseur, incontournable bible des amis du riff. Il connaissait tout de lui et de LSD mais à présent, à l’entendre, les infos arrivaient un peu dans le désordre, ou dans confusion. Disons qu’en gros il gardait une bonne mémoire de dates, murmurait pas trop mal les mélodies mais côté titres exacts et paroles, c’était plus incertain.
Lulu lui citait, sans se tromper, la préface de « 12 000 rivières » quand soudain il se figea.
« Le voilà !
Un chat roux, sorti d’un potager voisin, arrivait avec nonchalance ; il avait la démarche paresseuse, presque vaniteuse, et fit le tour de la placette. L’animal était superbe, un fauve miniature avec une belle truffe humide encadrée d’immenses moustaches, les yeux vert clair, une silhouette gracile et un poil orangé, long et souple.
Tous les pensionnaires semblaient le connaître et essayaient de l’attirer avec force gestes et remuements de la bouche mais la bête était totalement indifférente à ces sollicitations. Elle longea les bancs, avec méthode, l’un après l’autre, à deux reprises, selon un rituel qui semblait bien rodé, inspecta en quelque sorte tous les aïeux présents, leur reniflant les basques. Au terme de ce cérémonial, elle sauta non sans grâce, un élancement nerveux, une microseconde de suspension comme un arrêt sur image, puis une réception en douceur, sur les genoux d’une petite vieille, Mlle Lila Bruni, qui d’ailleurs avait été une des rares à ne pas l’appeler.

Lulu était absolument passionné par le spectacle ; ce bavard en restait coi. Il sortit de son apnée pour tirer Tai Luc par la manche :

« T’as vu ?
« Quoi ?
« Mlle Lila Bruni ! Tu l’as bien vue ?
« Bin oui.
« On en reparlera.

Et il s’éclipsa aussitôt, à grands coups de « marchette ». Tai Luc passa le reste de la journée seul, occupé à tapisser les murs de sa chambre d’anciennes affiches de concert de LSD.

Le lendemain, on était mercredi, Lulu, fidèle semble-t-il à une habitude, patientait à la sortie de la salle commune. Il salua à peine Tai Luc, lui désignant de son déambulateur la directrice, accompagnée d’Artemise, l’infirmière en chef. Les deux femmes traversaient le hall d’accueil, importantes et occupées. Il se passait quelque chose. Elles disparurent dans les bureaux d’où, peu après, surgit un factotum qui placarda sur un panneau intitulé « Voyages » (sic) un petit bristol. Lulu invita Tai Luc à aller en prendre connaissance.
« Et toi, tu ne viens pas ?
« Je sais déjà de quoi ça parle.

Tai Luc rejoignit un petit attroupement de pensionnaires qui lisaient l’info ; elle annonçait le décès de Mlle Lila Bruni. Sans autre commentaire.

Lulu le retrouva dans la cour
« C’est la Bruni, non ?
« T’étais au courant ?
« Oui et non..
« Ça veut dire ?
« Je t’avais dit que j’avais un secret…

Silence. Il reprit :
« Le chat.
« Quoi le chat ?
« C’est le chat qui l’a désignée, hier.
« Tu délires ?
« Non, beau gosse, je délire pas du tout ; seulement moi, j’ai compris.
«  ?!
« D’ailleurs, au chat, j’ai donné le nom de ta chanson.
« Ma chanson ?
« Celle de 88 ! 50 ans tout ronds cette année !
« Je nage.
« La camarde ? T’as pas oublié la camarde !

La camarde ? Tai Luc n’avait jamais écrit de texte sur la camarde, Il zozotait le Lulu . « Il me prend pour Brassens ! » se dit-il. Mais l’autre insistait :
« Alors, mon vieux, si j’ose dire, comme ça t’as oublié la camarde ?
Et il se mit à fredonner :

« La voix de toutes les camardes
résonne dans ton crâne
quoi que tu fasses, où que tu ailles
elle sera toujours là »

Tai Luc restait scotché à son banc alors que le voisin insistait :
« Et le refrain, tu te souviens plus du refrain non plus ? :
« La voix de toutes tes camardes
La voix de toutes mes camardes
La voix de toutes nos camardes
Ecoute-la, elle t’appelle ! »

« Alors, ça te revient ? non ? Même pas cette ritournelle de fin : « La camarde, la camarde… »

Tai Luc opinait, réalisant soudain où il se trouvait, la résidence, les pensionnaires et tout le toutim ; il haussa les épaules, résigné. Lulu, lui, creusait son sillon :
« Tu sais, je connais ton œuvre sur le bout des doigts mais je vois que toi… Bin mon vieux, qu’est ce que ça donnera quand tu seras centenaire ?!

Il allait finir par le complexer, le con, lui qui s’était toujours flatté d’avoir une putain de mémoire. Tai Luc allait tout de même pas consulter son site pour retrouver cette putain de chanson. Il avait beau avoir composé quoi…un bon millier de textes, il se souvenait de toutes. DE TOUTES ses chansons, merde ! C’était ses enfants, non ? Et on n’oublie quand même pas ses enfants ! La camarde, la camarde, c’est quoi, ce binz ; en 88, il avait jamais pondu de camarde !

Puis il comprit. L’autre zèbre avait confondu, il avait dû se passer un petit mastic dans son crâne. Sa chanson de 88, sa vraie chanson, c’était « Camarades ». L’agité du déambulateur mélangeait camarade et la camarde, putain le lapsus !

Mais Lulu ne voulait pas en démordre et l’octogénaire renonça à le faire changer d’avis.

« Admettons, dit le sage Tai Luc. Mais revenons à ton chat. Pourquoi veux-tu l’appeler la camarde ?
« Alors, t’as pas compris ?
« Bin non !
« T’as pas compris que ce chat, il sent la mort !
« Il pue ?
« Non, il pue pas ; il sent la mort des autres.

Ils étaient arrivés sur la placette entourée de bancs. Lulu prit une longue inspiration, signe qu’il allait délivrer un message important. Depuis l’été, c’était la troisième fois - « la quatrième fois en fait avec Mlle Lila Bruni » rectifia-t-il - qu’il était témoin du manège de la bestiole.
« Ici même ! La créature apparaît quand les vieux se prélassent, elle fait un petit tour de piste, repère les ancêtres et choisit sa proie. Oui, oui, elle choisit sa proie, s’invite sur son plaid ; et crac, tu peux être sûr, dans les 48 heures, le ou la nominé-e s’éteint ! »

La première fois qu’il avait observé le cérémonial du félin, il n’avait évidemment fait aucun lien avec la mort, peu après, du pensionnaire en question ; la seconde fois, il s’était amusé de la coïncidence ; au troisième coup, une illumination le glaça de terreur : ce chat sentait la mort.

Troublé, Tai Luc tentait de pinailler. Lulu aurait été le seul à faire ce constat ? Etrange, non ? Oui, apparemment, personne d’autre n’avait mentionné ce genre d’ « incident » et lui même s’expliquait mal cet aveuglement. « Faut dire que je suis le seul à fréquenter, chaque jour, ces bancs ; le public ici change volontiers ; moi j’ai pris mes habitudes, je peux comparer, môa, je ne sais pas quoi te dire ?

Puis il reprit son air :

« La voix de la camarde
résonne dans ton crâne
quoi que tu fasses, où que tu ailles
elle sera toujours là »

Tai Luc était sidéré ; c’était de la magie noire, ce truc, une diablerie.

« Tu crois que je délire, pas vrai ? Moi aussi, je me suis dit ça, figure toi ; pis je me suis rencardé ; alors, je te dis, cher rocker de mon cœur, faut pas prendre les bêtes pour des truffes !?
« Non mais…
« T’as peut-être jamais entendu parler des chiens bergers capables de sentir le cancer de la prostate ?
« …
« Ni de labradors qui dépistent le cancer du colon ? Ni des rats qui repèrent la tuberculose ? Alors pourquoi pas un chat qui sent la mort ?
« Et comment ?
« Il sent son odeur, vieux, l’odeur des cétones. Tu sais, ou tu sais pas, mais en fin de vie, on a des petites cellules qui dégagent des produits chimiques ; et notre rouquin du jardin, lui, il doit avoir un flair pour ça, il doit aimer ça !

Tai Luc en avait assez entendu. Il quitta son nécrologue déambulant. L’autre les lui brisait menu avec son histoire de chat tueur. Non seulement il le quitta mais désormais il l’évita. C’était pas trop difficile, l’ex rédac’chef avec son échafaudage de cannes avait tout de même du mal à suivre. Puis il ne le vit plus, n’entendit plus le martèlement si étrange de son déambulateur.

Il voulait l’oublier mais il pouvait pas et finit par demander de ses nouvelles. La directrice s’étonna que Tai Luc ne consulte pas le panneau des « voyages ».
« Mr Lucien Manœuvre nous a quitté, il y a peu, je croyais que vous étiez au courant ! Vous aviez l’air de vous entendre pourtant !
Artemise confirma. La dernière fois qu’elle avait vu Lulu, c’était sur un banc de la placette, il avait un chat sur les genoux. « Il m’a semblé qu’il pleurait. »

« Artemise ! »
Sous les regards étonnés ou amusés de ses voisins et surtout du chat roux, Tai Luc, dressé sur le banc, agitait son bandana comme un signal de détresse.
« Artemise ! merde ! »

Gérard Streiff

Nouvelle parue dans "La souris déglinguée. 30 nouvelles lysergiques. Préface de TaiLuc", sous la direction de Jean-Noel Levavasseur, éditions Camion Blanc, décembre 2011

Critique dans le fanzine "442e rue", n°93
http://www.la442rue.com


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