Grigny3

Ecole de l’écrivain / Grigny 2012 : bien mais court.

Grigny, on croit connaître, la banlieue, le RER, le centre commercial, les cités. Il y a le cliché et il y a la réalité.
Par exemple : en sortant de la gare Grigny centre, station à demi enterrée, si vous prenez à droite toute, vous descendez un long escalier puis un petit chemin pentue, vous traversez bientôt le parc de l’arbalète. Un promeneur vous interpelle : « Attention, écureuil ! ». Exact, un rongeur, tout près, vous observe.
Vous poursuivez sur une petite sente et vous vous trouvez, plutôt ébaubi, devant un alignement d’étangs qui, ce matin là, lumineux, printanier, étaient éblouissants. Dans l’ordre : l’étang de l’arbalète, l’étang de la plaine basse, l’étang de la place verte, l’étang de la justice et un cinquième étang encore dont je n’ai pas retenu le nom. Et il y a du monde dans le coin, des bergeronnettes, des canards colvert, un héron cendré. Ça croule, ça cancane, ça coasse. On se croirait au milieu du Perche, alors qu’on a le RER dans notre dos.

Demi-tour, vous remontez par la rue des lacs, vous traversez le rond point, vous arrivez au collège Pablo Néruda (au fait la presse, ce matin-là, signalait que la justice chilienne réouvrait le dossier du décès du poète, elle avait des doutes sur la piste d’un cancer, fatal, une semaine après la venue de Pinochet).
Néruda est un ensemble tout en rondeurs, rondeurs des murs d’enceinte, du hall d’accueil, des couloirs, des hublots.
Premier étage, au fond du large couloir, à gauche (dans le sens de la marche), le CDI. La salle est vaste, claire, les livres et les brochures nombreuses, bien présentées. C’est l’heure de la récré ; il y a un monde fou qui se presse, choisit, hésite, demande conseil. La sonnerie de reprise des cours retentit, les collégiens signalent, fébriles, le titre du livre retenu à la bibliothécaire et disparaissent. La salle est à nous, à la classe de 3e de Mme Stéphanie Pelerin. On se connaît, l’an passé, on s’était déjà rencontré.

Elle a sur ces élèves une autorité indiscutable et en même temps noue avec eux une totale connivence ; j’aime ce genre de rapports directs et affectueux, rudes et efficaces.
Lors de ce premier rendez-vous, les élèves, jeunes gens de cette ville-monde, qui ont lu mon dernier opus ( « Les marques du fouet », La Manufacture de livres, 2011) manifestent une attention touchante. On me dira plus tard que leur première réaction fut : un écrivain ? vivant ? à Grigny ? Ils sont assis serrés les uns contre les autres, ils font bloc, non pas pour s’opposer mais pour s’encourager. On parle écriture ; pourquoi ? depuis quand ? où je travaille ? combien de temps ? où je trouve mes idées ? quelle différence entre littérature « jeunesse » et l’autre ? Entre la « noire » et la « blanche » ? le rapport à l’éditeur ? Peu de questions d’argent (droits d’auteur, etc), thème qui d’habitude revient assez souvent. L’écriture encore : mon livre préféré ? ( le dictionnaire !) c’est quoi, le genre policier ? Ils parlent de mon roman, ce qui leur a plu, les parties qu’ils auraient aimé voir développées. Les critiques visent juste.
On sent qu’ils aiment les mots, qu’on leur en a donné le goût ; je crois qu’ils travaillent en ce moment le roman autobiographique, ses différentes écoles.
Le temps passe vite.

On se retrouve une semaine plus tard. On entame ensemble l’écriture d’une nouvelle noire. Les élèves se répartissent par table de quatre, un écrivant par tablée. On a trouvé une phrase d’ouverture ( il y avait plusieurs options, on a voté...), ils se mettent au travail. Ils sont un peu intimidés, chaque table propose un demi-feuillet de récit, c’est modeste. Je pars avec leurs productions, je synthétise. Tout est de leur cru, idées et expressions, j’ai simplement retiré les doublons.

Je lis ce texte (voir annexes) au début de notre troisième rencontre. Ils écoutent, se reconnaissent, applaudissent. S’applaudissent. Le plaisir, la fierté de voir leurs propres mots pris au sérieux sont évidents. On poursuit le récit. Cette fois, plus d’hésitation, la confiance est là, l’imaginaire fonctionne. Tout le monde désire prolonger l’histoire. L’espèce de réserve qu’on avait pu ressentir lors de la rencontre précédente a disparu ; on joue sur les mots. On réalise, par table, un, deux ou trois feuillets. La sonnerie annonce la fin de partie mais les élèves restent en place, traînent, peaufinent…
Et déjà un regret : c’est fini ? On ne pourrait pas poursuivre un peu l’expérience ?

De toute façon, on ne va pas se quitter comme ça . A Grigny, on a le sens de l’hospitalité ; des élèves sont venus avec d’énormes gâteaux et biscuits, du fait-maison. Une maman a même préparé un « tieboudien », le plat malien fait de poisson et de riz, que se réservent, c’est le privilège du rang, la bibliothécaire, la professeure et l’écrivain.

Gérard Streiff
15 avril 2012

Texte issu de la seconde rencontre :
Le journal de l’internat annonçait un mort : mon meilleur ami, Joey. Selon la police, c’était un accident...
Moi, je n’y croyais pas à leur histoire.
Joey était un ami vraiment formidable, toujours présent pour moi. Ensemble, on a partagé les pires et les meilleurs moments.
Je me sens coupable, coupable de n’avoir pas su l’aider comme lui m’avait aidé auparavant.
Je sentais bien qu’il avait des problèmes ces derniers jours ; on avait essayé d’en parler mais ça n’aboutissait à rien.
Un suicide ? Non, Joey n’était pas du genre à faire ça ; c’était pas un type désespéré. Il était d’ordinaire joyeux, cool, très aimé des élèves et des profs. Alors ?
Alors, c’était quoi ses problèmes ? Ici on raconte un peu tout et n’importe quoi. On raconte que c’était tendu avec ses parents, je le savais, mais bon... On raconte aussi qu’il avait des problèmes au niveau de sa scolarité. On meurt pas pour ça. On dit qu’il avait rendez vous avec un mec qui vendait du chit. On parle d’une histoire d’amour cachée, de relation avec une prof ? On parle d’un vol, de scooter, de vengeance. On parle même d’un tueur à la violette : paraît que c’est un code.
Et puis on dit : accident mais quel genre d’accident ? A l’internat, les uns annoncent qu’il s’est jeté par la fenêtre ; d’autres qu’il est mort noyé, dans le lac – et on sait bien qu’il ne savait pas nager ; ou alors il paraît qu’on l’a retrouvé allongé sur le sol des vestiaires, le crâne défoncé ; il aurait trébuché et se serait cogné.
Il y a une semaine encore, j’étais avec Joey. Je m’en souviens, c’était très tôt le matin, on était dans sa chambre, la lune venait de laisser place à un soleil royal, des faisceaux de lumière traversaient la pièce ; on était chacun enveloppé dans nos couvertures, sur nos lits délabrés. On allait, comme tous les matins, se préparer, se doucher, s’habiller. Joey m’avait dit qu’il devait sortir tout le week end suivant avec sa copine.
Sa copine ! Faut que je trouve sa copine ; elle, elle sait sans doute. Elle s’appelle, je crois, Jennifer.



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