Nemerovsky

Suite française

Les circonstances qui ont présidé à l’écriture, à la cache, à la sauvegarde de ce manuscrit de 1942 et enfin à son dévoilement en 2004 sont extraordinaires.
Le livre se compose de deux parties, « Tempête en juin » Et « Dolce ». La première est une suite de tableaux sur la débâcle de l’été 1940. On suit une demi douzaine de personnages, pendant quelques jours, dans leur fuite sur les routes de province, des gens pour l’essentiel de la bourgeoisie, un milieu que l’auteure connaissait bien. La famille Pérican(r ?)d ; Langelet, riche et cupide ; Corte, un écrivain vaniteux ; Arlette Corail, actrice arriviste ; enfin un couple d’employés de banque, les Michaud, seules figures aimables. A travers ce kaleidoscope, l’auteure décrit la décomposition de la France,
la débandade de son armée, de ses autorités, de son élite. On découvre une caste de privilégiés, arrogants, égoistes, avares, méprisants
pour tout ce qui n’est pas de leur monde, tout ce qui est le peuple. Au bout du voyage, tous ces gens retrouvent leurs bonnes vieilles habitudes, après
l’armistice et la venue de Pétain.
Némirovski insiste sur les différences de classe, elle sait montrer la vraie vie des riches, à une époque où ces différences, vestimentaires, de comportement, etc, semblaient plus marquées, plus affichées, extérieurement parlant.
Une description impitoyable de l’exode, de la débâcle, de la fuite, cette espèce de gigantesque embouteillage tragique que connut alors le pays.

Chaque chapitre, une trentaine au total, court, est construit comme une nouvelle, un début, une intrigue, une chute, le tout formant ainsi une sorte de feuilleton, nerveux, très agréable à lire.

La seconde partie, Dolce, a une forme plus classique de roman ; il s’agit de l’installation d’un régiment allemand dans une petite ville française et
des conséquences que cette intrusion va susciter. Là encore l’auteure détaille parfaitement les comportements des différentes classes= nobliaux, comte et comtesse, cathos et collabos. Il y a là une famille bourgeoise, aisée, traversée de haines sourdes ; des paysans, plutôt rebelles et l’un d’entre eux qu’on devine communiste. Au cœur de Dolce, une histoire d’amour entre une française dont le mari est prisonnier et un officier allemand, un intello ; une passion évidemment impossible. Cette seconde histoire est un peu déroutante, surtout ramenée au destin de l’auteure, arrêtée quelques semaines –quelques jours peut être- après en avoir écrit le mot
fin ; Nemervsky est arrêtée par la gendarmerie française puis assassinée par les Allemands.

Tout se passe comme si l’auteure faisait preuve d’une grande lucidité sur
la lâcheté française de ces années là et en même temps refusait de voir
l’occupant allemand pour ce qu’il était ; il est décrit un peu comme
le Prussien de la première guerre et non le nazi exterminateur.

Un livre important sur une page noire de l’histoire de France, une France défaite, résignée, inerte, « haissable », sur les inégalités, le marché noir.

Némérovsky est une ukrainienne, juive, née dans une riche famille de financiers ; elle est arrivée France en 1919, à 16 ans, avec sa famille, dans des conditions rocambolesques ; elle possède déjà une solide éducation française et semble s’intègrer parfaitement dans la vie française. Publication à 26 ans de son premier roman chez Grasset, « David Golder », qui rencontre un très grand succès ; une dizaine de livres vont suivre jusqu’à la guerre. Sa famille est riche, reconnue ; elle même s’est convertie au catholicisme en 1939, et semble parfaitement s’intégrer ; c’est une apparence. Némirovsky reste une paria, dans sa famille : sa mère, femme détestable, ne la reconnait pas ( dans la préface, on apprend que cette mère
traverse la guerre sans encombre, vit paisiblement sur la côte azur et quand, à la libération, elle est sollicité par ses petits enfants, les enfants d’irène, elle refuse d’ouvrir sa porte et leur conseille d’aller à l’orphelinat).
Paria aussi dan la communauté juive ; elle entretient avec les juifs des rapports tendus, reprend volontiers sur eux les clichés de l’époque ; en même temps , elle finira par dire que ce sont les siens, « ma famille ».
Paria dans son pays ; la France ne la reconnaît, lui refuse la nationalité française ; sa conversion n’empêche pas les gendarmes français de l’arrêter et la donner aux nazis.
Deux jours avant son arrestation, en juillet 1942, elle écrit à son éditeur :
« Cher ami, pensez à moi, j’ai beaucoup écrit, je suppose que ce seront
des œuvres posthumes mais ça fait passer le temps ».

L’écriture de ce manuscrit enfin est un roman. Il est écrit en 41-42, une petite écriture sur un mauvais papier, et reste dans une valise qui va
accompagner ses deux enfants dans leur fuite à travers la France, des cahiers que, longtemps, ils n’osent pas consulter ; ils les confieront à l’Imec ; ça finira par devenir un livre !

En annexes on trouve deux séries de documents assez exceptionnels. D’abord les notes de travail ( fiches sur la situation française, brouillons...). Exemple, cette première phrase :« Mon dieu ! que me fait ce pays ? puisqu’il me rejette, considérons le froidement, regardons le perdre son honneur et sa vie ». Des notes aussi sur son travail en cours (développer ici, couper là), sur la liste des personnages, leur rôle. Elle commente ses propres écrits, souligne les caractères d’untel ; on voit comment ces deux histoires, Tempête et Dolce, devaient être suivis par trois autres parties, intitulées Captivité, Bataille, Paix, avec les même personnages, un énorme livre qui devait décrire l’épopée de la guerre, la résistance, une libération (?). Une
sorte de « guerre et paix », un roman qu’elle cite volontiers dans ses notes ; elle pensait que ce roman serait « lisible 1952, 2052 ».
C’est en partie réussi.
Une autre série de documents figure en annexe, ce sont les échanges de télégrammes notamment entre le mari d’Irène, Jean Epstein, et les autorités au moment de l’arrestation de l’ auteure. Terrible de lire cette recherche frénétique d’appuis, cette tentative de mobiliser les réseaux pour tenter de toucher l’occupant, les gages à donner ( dire par exemple que l’auteure est sans complaisance dans son œuvre pour les juifs !). Non seulement tout cela ne sert à rien mais Epstein lui même est pris peu après dans la spirale de la destruction nazie.
(Café littéraire 2005).

Denoel



Site réalisé par Scup | avec Spip | Espace privé | Editeur | Nous écrire