Cause commune,1

Idées>N°1> « Cause commune »

Vote de classe

Un débat étonnant, et symptomatique, sur « le vote de classe » a traversé les « politologues » au printemps dernier, notamment avec la candidature Macron. Un peu comme si ce vote pour En Marche, fait pour brouiller les repères de classe, avait tout au contraire fortement réactivé ce concept.

En février dernier, commentant une série d’études pré-électotales (et en particulier une investigation Kantar Sofres-Onepoint pour lci-Le Figaro-RTL), Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS-Cevipof se montrait catégorique : le vote de classe, c’est fini. Ce commentaire hasardeux était doublement insolite. D’abord parce qu’on y voit un gourou de Sciences-po manipuler le terme de classe avec désinvolture, comme si ce concept était courant jusque là dans ce milieu, alors que les sommités de la politologie l’avaient enterré depuis belle lurette. Ensuite parce que cet empressement semblait trahir un désir, une envie d’en finir une bonne fois avec cet antagonisme entre les classes, avec l’affrontement riches/pauvres, et accessoirement avec l’opposition gauche/droite.
C’est très exactement sur cet axe en effet que le moderne Macron avait construit sa communication et sa campagne, un monde où s’affrontent les progressistes et les réactionnaires, les efficaces contre les désuets, les gagneurs (version française de la Sillicon Valley) et les ratés, la dernière appli contre le Minitel, « Uber face aux taxis, Amazon face aux libraires » (dixite V. Tremolet de Villers).

Le vote, selon Rouban, serait donc de plus en plus individualisé, privatif. Le chercheur est tranchant. Quand on (Le Figaro) lui demande si (avec Macron), c’est « donc » la fin du vote de classe, il répond : « Certainement. Les variables dites « lourdes » comme le patrimoine ou la profession exercée n’expliquent plus que de manière secondaire le choix électoral. Si on décompose le vote Macron, les intentions de vote des enquêtés se positionnant au centre varient entre 26 et 46% selon le niveau de diplôme.(…) Le niveau de patrimoine n’intervient qu’en troisième position . »
Adieu les variables lourdes, vive la légèreté.

Oui mais. Le problème pour Rouban, c’est qu’il est à peu près seul sur ce créneau, et pour cause.
La veille du premier tour, Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion, et Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop, lui donnaient la réplique. Dans un papier pour la fondation Jean Jaures, intitulé « Présidentielle : la lutte des classes a toujours lieu », ils assuraient que le déterminant de classe dans le vote (de 2017) reste pertinent.
« L’analyse des données issues du Rolling Ifop-Fiducial à notre disposition semble indiquer que, dans le paysage politique déstructuré que nous connaissons aujourd’hui – entre recomposition politique, émergence d’une offre radicalement nouvelle au centre de l’échiquier, effondrement d’un candidat représentant un parti de gouvernement et dynamique spectaculaire d’un candidat d’extrême gauche rejetant cette étiquette -, le poids de la classe sociale sur la détermination du vote paraît rester extrêmement pertinent. C’est même, avec les clivages générationnels, un des seuls repères qui ne semble pas vaciller dans cette campagne hors du commun. »

Peu après, Jérôme Sainte-Marie, directeur de Polling Vox, auteur de « Le nouvel ordre démocratique » (Editions du moment) est tout aussi catégorique. Dans une étude intitulée « Macron, révélateur du vote de classe », il déclare « Fin du vote de classe ? L’analyse des données disponibles (sur le vote Macron) révèle bien au contraire que la nouvelle offre politique qu’il incarne revivifie et accentue les clivages sociaux que son discours prétend transcender ». Partant lui d’une étude de BVA pour Orange et la presse quotidienne régionale, il note : « Cette question du vote de classe ne se réduit pas à de simples différences de niveau dans le choix électoral exprimé selon la catégorie sociale dans laquelle on situe les individus. La pluralité objective des positions dans la hiérarchie professionnelle, celle des revenus ou celle du patrimoine, ne devient un puissant facteur politique que lorsqu’elles sont perçues par les intéressés comme les assignant à des groupes différents. C’est pourquoi il faut aussi considérer la classe sociale subjective, c’est à dire le sentiment que l’on peut avoir d’appartenir à un des grands ensembles identifiés au sein de la société, par exemple les catégories populaires ou bien les gens aisés. »
En vérité Jérôme Sainte-Marie reprend ici, sans le vouloir ou sans le savoir (?), la différence qu’établissait déjà Karl Marx entre classe en-soi et classe pour soi.
Ceux qui pensent appartenir aux classes « privilégiées », « aisées » ou « moyennes supérieures », ensemble qui représente un peu moins du tiers de l’électorat, se sont retrouvées en force dans l’électorat Macron du premier tour.
Le Figaro (4 mai 2017) esquissait peu après la géographie du vote Macron : ses bastions sont des zones aisées ou de villégiature notamment balnéaire, genre Le Touquet, Trouville, Deauville, Honfleur, Granville, le golfe du Morbihan, La Baule, la côte atlantique, les Hauts de Seine, une partie des Yvelines, Fontainebleau, l’Ouest lyonnais, les bords du lac Léman : « L’effet richesse ou le vote de classe que laissent entrevoir ces exemples et les données des sondages (…) se vérifient quand on calcule le niveau de ce vote selon la proportion de foyers fiscaux de la commune assujettis à l’impôt sur le revenu (IR). Plus la part de foyers fiscaux payant l’IR est élevée et plus l’ancien ministre de l’Economie a obtenu des résultats élevés ».
L’objectif affiché avec Macron était de renouveler de fond en comble l’offre électorale, de vanter un électeur-consommateur qui suit la mode et son caprice individuelle. En vérité, ce vote a « réactivé le vote de classe. La seule surprise tient à ce que celui-ci, aujourd’hui, ressemble beaucoup à l’ancien » (Jérôme Sainte-Marie). Ce n’est pas le moindre des paradoxes de ces élections présidentielles 2017.

Gérard Streiff

Extraits
Un mouvement esquissé dès 1992

« Emmanuel Macron et François Fillon obtiennent tous deux des scores situés entre 24 et 30% parmi les classes moyennes supérieures, et même supérieures à 30% chacun chez les catégories aisées. Au total les classes moyennes supérieures votent à 50% pour le candidat d’En marche ! ou pour celui de la droite et les deux tiers des catégories aisées votent pour l’un de ces deux candidats. A l’inverse, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen totalisent à eux deux 56% des voix exprimées par les catégories pauvres et 52% des voix des catégories modestes. L’écart des scores obtenus par chacun des quatre candidats susceptibles d’accéder au second tour s’étale sur plus de dix points voire plus dans le cas de François Fillon : il obtient 25 points d’intentions de vote de plus chez les plus aisés que parmi les catégories les plus pauvres. Il est vrai qu’une partie de cet écart recouvre un autre clivage : celui qui sépare les générations – plus de 50% des retraités accordent ainsi leur suffrage à François Fillon ou à Emmanuel Macron. Mais l’examen des intentions de vote des seuls actifs révèle lui aussi la persistance d’un vote de classe : les CSP+ votent à 50% pour Emmanuel Macron ou François Fillon, alors que 53% des CSP- votent soit pour Jean-Luc Mélenchon soit pour Marine Le Pen. Esquissée dès le référendum de 1992, amplifiée avec celui de 2005 marqué par le basculement dans le camp noniste des classes moyennes et du salariat, la structuration d’un vote de classe s’est imposée. En 2012, on observait déjà un clivage important : la candidate du Front national et le candidat du Front de gauche totalisaient à eux deux 44% des voix des CST- et seulement 22% des CSP+ Les deux finalistes de droite et de gauche de gouvernement rassemblaient, quant à eux, 57% des voix des CSP+. Parallèlement, Nicolas Sarkozy et François Hollande parvenaient à rallier 42% des CSP- au premier tour. »
Frédéric Dabi, Chloé Morin, « Présidentiele : la lutte des classes a toujours lieu ».



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